Éditorial

1 Le double numéro 85/86 de Rue Descartes présenté ici est une des quatre publications [1] des Actes d’un colloque international et d’autres activités organisées à Istanbul en mai 2014 par le Programme Exil, Création, Philosophie et Politique. Philosophie et Citoyenneté contemporaine[2] du Collège international de philosophie (CIPh) basé à Genève et à Paris. Nous avons cherché une cohérence d’ensemble tout en respectant la diversité des lieux, des moyens d’édition, des langues [3] et des auteurs. Nous désirons travailler dans la perspective d’une « migration des idées », thème de recherche d’une collègue du CIPh, Seloua Luste Boulbina en tenant compte du fait que la philosophie ne se fait pas forcément dans les institutions académiques patentées. Nous nous inscrivons ainsi dans un des objectifs que Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye, Dominique Lecourt et François Châtelet, les quatre fondateurs du CIPh, lui assignaient.

2 Toute recherche philosophique et interdisciplinaire est située dans l’espace, le temps, l’histoire, l’actualité, les langues. Dès lors qu’elle cherche à se situer dans le monde d’aujourd’hui – à l’une des frontières de l’Europe ici – elle implique une multiplicité d’actrices et d’acteurs, d’institutions, de réseaux sociaux. Toute lecture philosophique faite à plusieurs, depuis plusieurs domaines de savoirs, de langues, de générations, de sexe/genre, de lieux, d’expériences, est fondamentale. En outre, à la base d’une action, il y a toujours des personnes concrètes qui s’engagent à partir de responsabilités très diverses. Finalement, une réflexion philosophique à la fois individuelle et collective dans des temporalités, des lieux divers peut être facilitée par une pédagogie basée sur un modèle où celles et ceux qui la mettent en œuvre donnent une importance primordiale à la relation qui est l’invention de la démocratie vivante à tous les niveaux et en tissant des liens ouverts. C’est l’une des formes de création d’un espace public philosophique et de citoyenneté/civilité. Cela constitue un des points centraux de la réflexion d’Étienne Balibar sur la civilité, que nous avons tenté de traduire dans le modèle pédagogique en préparant [4] et en mettant sur pied des activités, en diffusant ce qui a pu être connu et appris en Turquie, en Europe et ailleurs. Une séance de formation continue [5] et de débat public et gratuit articulée à la diffusion des Actes est ainsi organisée à Genève le 5 novembre 2015 [6].

3 L’événement a pu avoir lieu grâce à l’appui financier du CIPh, de l’Institut français à Paris, (SHS, avec l’appui efficace de l’ancien président du CIPh, Mathieu Potte-Bonneville), de l’Institut français à Istanbul (avec l’aide très active et l’enthousiasme de sa directrice Bérénice Gulmann, d’Ekim Oztürk, responsable de l’Action culturelle), de l’Université de Galatasaray, de son Recteur-adjoint Jean-Jacques Paul, de la professeure de philosophie Zeynep Direk, de Seçkin Serdemir Özdemir, Dr. en philosophie, de collègues philosophes, d’étudiant.e.s de cette Université, des Éditions Iletisim, et Metis à Istanbul, des Éditions Galilée, l’Harmattan et iXE à Paris, de l’Helsinki Yurttaslar Dernegi, du café Cezayir à Istanbul, d’Étienne Balibar présent à Istanbul durant cinq jours, des trente intervenant.e.s participant.e.s au colloque, dont des collègues philosophes qui ont pris en main des tâches de traduction, Zeynep Savaşçın, Gaye Çankaya Eksen, Erinç Aslanboğa, Umut Öksüzan, Yusuf Yıldırım, Alber Nahum, Arif Yıldız et de Véronique Christol, Astrid Sylvain, Élisabeth Lemirre, de la cellule administrative du CIPh ; le projet a eu l’appui de l’ambassade de France, du Service de Coopération et d’Action culturelle à Ankara, du Consul de Suisse à Istanbul ; Omar Odermatt et Mariana Nanzer de l’Association Savoir libre à Lausanne ont assumé l’enregistrement et la retranscription de l’entretien ; des appuis d’institutions et d’associations en Turquie, en Europe et en Suisse (dont la Ville de Genève, la Commission fédérale pour les questions de migration) et du mouvement social en Turquie, en Europe et en Amérique latine [7] et même du Japon ont été obtenus. Le projet a aussi compté avec la présence active d’exilé.e.s, d’artistes autour d’un « groupe de lecture » coordonné par Pauline Milani co-présidente de Solidarités sans Frontières, Berne et Graziella de Coulon, Association Droit de rester, Lausanne. Le projet a pu aussi compter avec l’aide de Patricia Grime pour les poèmes, que nous avons rencontrée dans une Marche pour les Réfugiés en Lozère (France) en juillet 2015.

4 Cette longue énumération illustre l’exigence posée par notre projet afin de pouvoir articuler le thème choisi pour les « Activités autour de Violence et Civilité dans le monde d’aujourd’hui [8] », lors du colloque international, des débats publics avec les questions problématiques de la « société civile [9] ». Après Istanbul lors de la diffusion et de l’intégration des résultats par la formation continue et des ateliers de débats publics, dans les pratiques sociales et la recherche. Il faut encore imaginer que les directrices et directeurs de Programme du CIPh engagés dans les activités et l’important travail de préparation du numéro Rue Descartes sur Istanbul ne sont pas salariés. En plus de la responsable du projet, Marie-Claire Caloz-Tschopp, Yala Kisukidi (a relu des textes et coordonné le travail de relecture avec Jean-Philippe Pénasse de la cellule administrative du CIPh), Franck Jedrzejewski, Carlos Lobo, Xavier Papaïs, Seloua Luste Boulbina, Saafa Fathy ; Diogo Sardinha, Luca Paltrinieri et Paolo Quintili (aide pour l’entretien). Un merci spécial à Élisabeth Lemirre pour la mise en forme du manuscrit.

Un contexte de violence (et de « violence extrême » ?)

5 La démarche implique ensuite la prise en compte d’un contexte de violence au moment où elle se déroule avec les tensions, la peur, l’incertitude, et elle suscite le désir de connaître, de débattre. En mai 2014, lors du colloque d’Istanbul, le contexte international était intense et incertain (guerre au Moyen-Orient, question des réfugiés et émergence de diasporas, crise économique, politique, culturelle), le contexte européen était en difficulté (blocage du débat sur la construction de l’Europe politique visible dans l’échec de l’Europe sociale, l’inadéquation des politiques migratoires et du droit d’asile face aux réfugiés syriens, érythréens, irakiens, obligés de fuir des situations de guerre ouverte, etc.). Il y avait aussi d’autres réfugiés d’Afrique du nord, des zones de post-conflit [10] (personnes déplacées, misère économique, reconstruction, désarmement, séquelles multiples des guerres) d’Ex-Yougoslavie, du Kosovo, des frontières gréco-albanaises, du Congo-Brazzaville, du Sri Lanka, du Soudan, de Beyrouth, des Grands lacs en Afrique centrale, etc.).

6 En Turquie la situation était tendue (manifestations de la Place Gezi en 2013, aléas du processus de paix, tabou du génocide arménien – et d’autres massacres d’Assyro-Chaldéens, des yézidis, de Grecs orthodoxes, de juifs et les massacres subis par les Kurdes et les Alévis – dont le centième anniversaire ne présageait pas sa pleine reconnaissance par la Turquie, conflit au Moyen-Orient, guerres d’Irak et leur suite imprévisible). La situation a invité les organisateurs du colloque à choisir une ville frontière de la Turquie – Istanbul – pour réfléchir à la violence, à partir du livre d’Étienne Balibar, Violence et Civilité.

7 La grande ville d’Istanbul est installée sur trois continents, carrefour géographique et culturel sans égal, mosaïque de peuples, terre de trois grandes religions monothéistes, port entre trois mers dans le Moyen-Orient en éclats au bord de la Méditerranée et de ses « révolutions », aux frontières de l’Europe. C’est une ville avec une histoire millénaire étroitement liée à l’Europe. C’est une ville de mélanges, de brassage de cultures, de langues, de passages. Elle fait partie d’un pays qui a passé de l’Empire ottoman durant des siècles à un État-nation, dans une vaste région stratégique du monde.

8 Le choix d’Istanbul a notamment impliqué des interrogations sur le rapport entre la violence, la civilité et la crise de l’État-nation lisibles dans les catégories philosophiques et administratives en vigueur que l’on trouve dans la pensée xénophobe et raciste, non seulement en Turquie mais en Europe. Pour certains participants, la Turquie a évoqué des questions liées à la « guerre civile [11] », à la peace building ; le débat sur la paix en Turquie rejoint sous certains aspects les débats autour du processus de paix en cours en Colombie par exemple [12].

9 Les États, les organisations internationales (ONU, ONG), la recherche académique, les mouvements sociaux sont interpelés par la violence et les incertitudes du présent. Le colloque s’est déroulé pour une bonne part à deux pas de la place Gezi, qui évoquait bien d’autres places et espaces publics de révolte dans le monde. La « société civile » manifeste sur les places publiques de Turquie, d’Europe, d’Afrique du nord, de Chine, du Brésil, etc.

10 Comme l’expliquent bien Étienne Balibar et Ahmet Insel dans l’entretien final de la Revue Rue Descartes, et sous d’autres angles, Hamit Bozarslan (Paris), « Quand la violence domine tout mais ne tranche rien. Réflexions sur la violence, la cruauté et la cité », Céline Spector (Bordeaux), « Civiliser la violence ? L’Europe comme “médiation évanouissante” » et Zeyneb Ben Said (Tunis, en arabe), « Révolution, violence et civilité », dans la première partie du numéro. Il nous faut prendre acte, comme le dit l’historien Achille Mmembe que l’Europe n’est plus le centre du monde. À partir de là, il devient possible de dessiner une Europe « polycentrique », une Europe avec plusieurs centres, ce qui permet, en se déplaçant, d’élargir le regard au nord, au sud, à l’est, à l’ouest. Alors d’autres horizons se dégagent. Suivant le centre où l’on se place, par exemple à Istanbul, ce que nous avons fait en mai 2014. On invente alors une Europe entourée à l’est et au nord par la Russie qui représente une partie de l’histoire européenne déniée. Le conflit russo-turc a contribué à façonner non seulement la Turquie, mais l’histoire européenne. La question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne se déplace. On peut parler plutôt de « déprovincialisation » de la France [13] et de l’Europe. La ville d’Istanbul entourée de mers et prise dans le réseau des villes du monde, nous invite à nous éloigner d’une pensée des frontières dessinées par des régimes autoritaires où se cristallisent les haines, les passions xénophobes, pour nous intéresser à une pensée des relations, des échanges, des débats, du mouvement.

11 D’autre part, la Turquie construite historiquement au début du XXe siècle, après la fin de l’Empire ottoman, dans le cadre d’un modèle d’État-nation en excluant des peuples par la terreur (Kurdes, juifs, chrétiens, etc.), voire en les exterminant (génocide arménien, guerre contre les Kurdes, nettoyage ethnique des Grecs orthodoxes et des Assyro-Chaldéens) posait ouvertement la question de la violence politique liée à une forme de « guerre civile », la violence exterminatrice dans un modèle d’État-nation en crise, violence qui se mêle aujourd’hui à d’autres formes de violence et de cruauté que Balibar appelle « d’extrême violence ». Après le XXe siècle où ont culminé des couches de violence accumulées, elle prend des formes multiples à cette étape de la globalisation économique, technique, culturelle, politique, géopolitique. On assiste, par exemple, à un processus en tension entre ce qu’Ahmet Insel appelle une « démocratie sécuritaire » et l’invention d’un nouveau modèle politique qui se cherche. Le contexte de guerre au Moyen Orient, et en Irak, en Syrie, a rendu les choses plus complexes. Son cas n’est pas unique dans le monde. Pensons à la Russie de Poutine, à la Hongrie, à la Colombie, ses paramilitaires et sa nouvelle Constituante, son processus de paix, etc. Pensons aussi au contexte des révolutions en Afrique du nord (surtout en Tunisie) qui fait rêver à des changements, à la révolution.

Déplacement physique et épistémologique

12 La démarche implique un déplacement physique, géographique et épistémologique. Elle transforme la position dans le travail philosophique au sens le plus général. Lire Étienne Balibar en se déplaçant de France, d’Italie, de Suisse, d’Espagne, de Tunisie, de Colombie, du Chili, d’Uruguay, etc. au colloque à Istanbul a été une expérience de vie, philosophique, individuelle et collective au sens fort du terme. Expérience pleine d’étonnement, d’imprévus, de découvertes, de surprises. Réveil de la pensée par la mise en mouvement, le déplacement des frontières dans une ville riche d’histoire, de culture, de langues, située entre des continents, port baignant dans trois mers. Nous avons parié sur le réveil de la pensée, de la philosophie pour que l’Europe impériale s’endorme, que l’Europe technocratique, bureaucratique, lourde d’histoire coloniale et impériale s’assoupisse et qu’une autre Europe se réveille. Que les positions figées se mettent en mouvement en rencontrant des résistances, des luttes, des conflits, des apories. Qu’une autre Europe puisse s’imaginer, dont la Turquie fait partie. Pour que cela soit possible, en quoi le fait de penser la Violence et la Civilité transforme l’activité théorique, philosophique elle-même ? (notamment au sens d’une totalité moniste ou alors d’une logique plurielle, ouverte et d’une dialectique à transformer ; pensée de la contradiction et de la complexité ouverte évoquée par Balibar dans son livre). Après Platon, Hegel et Marx, quelle dialectique aujourd’hui ? Dans une pratique nouvelle de la dialectique, que Balibar ne théorise pas dans son livre. Il ouvre cependant la voie.

13 En outre, pour élaborer une position dans le travail, nous sommes à la recherche d’une méthode de connaissance apte à saisir la complexité du réel, caractérisé par la violence pouvant basculer à la « violence extrême » (Balibar). Le contexte met en valeur une nouvelle fois des difficultés, des limites, les impuissances de la pensée, voire les apories du rapport théorie/pratique, du rapport entre expériences nouvelles et conceptualisation, y compris pour penser la révolution, la contre-révolution et l’action politique. Nous cherchons des modes de travail où la philosophie développe la capacité (ou non) d’éprouver, d’être affectés par les expériences de la violence, de violence « extrême » et de pouvoir la penser, la vivre. Ces questions posées par des membres du réseau de lecture, parmi d’autres, méritent d’être évoquées pour ouvrir l’horizon pour la suite de la recherche.

14 La philosophie est traversée, bousculée par la violence et elle le dénie pourtant. Balibar, dans une des citations au début de la troisième partie du numéro de Rue Descartes, parle du fait que les intellectuels sont impliqués dans l’économie de la violence, qu’ils la pratiquent dans le travail et qu’il faut qu’ils cessent de l’observer sans prendre conscience qu’elle les traverse et sans agir pour transformer la violence en civilité.

Choix d’un thème de réflexion et de recherche

15 La démarche implique le choix d’un thème de recherche et de réflexion qui puisse être analysé, débattu, évalué à partir d’un texte philosophique. La lecture du livre d’Étienne Balibar, Violence et Civilité[14] traduit entièrement en turc a été le principal matériau de référence mais pas le seul. Le livre, résultat d’un long travail, est d’une très grande richesse. La liste des problèmes et des questions évoqués à plusieurs niveaux est très longue. Confrontées au contexte, les interrogations, la démarche, sa réflexion « après coup » à la fin du livre n’en prennent que plus de poids. Sa démarche et les couches de problèmes élaborés par l’auteur invitent à une lecture complexe, non linéaire. Le livre contient des analyses dans l’histoire et l’actualité entre 1990-2010, en retravaillant des références philosophiques, des faits, des questions. Il est impossible de faire état ici de la richesse des échanges et des débats à son propos.

16 La deuxième et la troisième partie des articles de Rue Descartes (et des autres revues en ligne de Florence et de Genève) donnent un aperçu d’une partie des travaux, de leur étendue, de leur diversité. Politique et philosophie, violence extrême (deuxième partie) : Nicos Sigalas, « Par delà l’antagonisme et l’accord. Essai de théorie de la violence extrême » ; Zeynep Direk, « Une réponse féministe à Violence et Civilité (Balibar) » ; Melih Basaran, « Une violence sans revers, sur une bande de Moebius » ; Marie-Claire Caloz-Tschopp, « “Extrême violence” et “citoyenneté/civilité” (Balibar). Le pari tragique de la convertibilité/inconvertibilité ». Politique et philosophie, civilité et anti-violence (troisième partie) : Pinar Selek, « Les possibilités d’inventer la politique malgré la “violence extrême” (Balibar) » ; Cécile Lavergne, « Les stratégies de civilité : une politique des identités ? » Gaye Çankaya Eksen, « Problème d’expression de l’unité de la société politique : Balibar et Spinoza » ; Seçkin Sertdemir Özdemir, « La temporalité et la civilité chez Balibar » ; Zeynep Gambetti, « Au-delà de la violence institutionnelle et insurrectionnelle : Balibar, Arendt et l’agôn » ; Ilaria Possenti, « Violence sociale et crise du sujet : flexibilité, précarité, politique ». Après l’Entretien entre Étienne Balibar et Ahmet Insel, une dernière partie, Traverses, contient des poèmes, des textes sur le génocide arménien dans le contexte historique et actuel de la Turquie.

17 Pour entrer dans le thème Violence et Civilité, retenons l’avertissement de Balibar pour réfléchir à la violence, à la violence extrême, à la cruauté, à la civilité : « la politique n’est jamais acquise, ni du fait de ses idéaux, ni du fait de ses institutions, mais constamment exposée à la nécessité (qui est un défi ou un pari) de se reconstituer à partir de ce qui la “détruit”. Elle est donc essentiellement déterminée (ou surdéterminée) par le glissement de la violence vers l’extrême violence, qui lui confère une dimension tragique ainsi que l’avait parfaitement vu Max Weber [15] ».

18 Balibar apporte des éléments importants pour que l’on puisse déplacer la réflexion et saisir l’enjeu de sa démarche sur plus de dix ans quand il explique plus loin, qu’il s’est éloigné de la question du « mal » qui habite l’histoire de la philosophie (Kant, Arendt), de l’anthropologie, du marxisme, de la philosophie, de la politique. Il se déplace pour s’atteler à une phénoménologie différentielle pour saisir une logique de surdétermination dans la violence « ultra-subjective » et « ultra-objective ».

19 La « civilité » est précisément l’introduction d’une telle prise de conscience dans le travail politique et philosophique. La notion de « civilité » est différente de celles de civilisation et de politesse, de toutes intentions civilisatrices ou moralisatrices. En revanche, la civilité est très proche de la notion de citoyenneté, mais elle s’en différencie, parce que, pour Balibar, elle excède le cadre institutionnel et juridique : elle renvoie au champ de l’action politique et du conflit politique (on pourrait dire, peut-être, elle renvoie à la dimension participative et réflexive de la vie politique) qui peut protéger la cité et les citoyens de l’extrême violence.

20 Le travail de la civilité ne se réduit pas pour Balibar à une non-violence, à une contre-violence, mais à ce qu’il appelle une « anti-violence » ou civilité. Le défi est alors de ne pas participer à la diffusion de la violence, en prenant en compte dans la philosophie et la politique « l’inhumain au cœur de l’humain », dont l’imprévisibilité en terme de destruction implique un renouvellement de la tragédie.

21 L’enjeu, comme l’explique bien Balibar, est de sauvegarder la possibilité de la politique et de la philosophie, qui est le critère pour mesurer « l’extrême violence » dans les conditions d’aujourd’hui qui ne sont pas celles d’Aristote, de Spinoza, de Hobbes, de Kant. La question n’est plus « comment s’en sortir », mais que faire quand on ne peut pas s’en sortir… quand la destruction est possible ? On pourrait décrire la démarche de Balibar comme le passage d’une pensée métaphysique de la limite à une pensée du tragique. Il inscrit son anthropologie politique située dans la dialectique du possible/impossible, de la toute-puissance et de « l’im-puissance ». On peut parler d’un nouveau paradigme pour continuer à créer la philosophie et la politique en prenant toute la mesure de la violence et de « l’extrême violence » et l’enjeu de la civilité.

22 Istanbul nous a apporté un souffle nouveau, des relations riches et passionnantes, un apport d’Étienne Balibar qu’il a partagé et soumis à la critique, pour continuer nos activités de réflexion et de recherche. Nous désirons partager ces richesses avec les lectrices et lecteurs de Rue Descartes. Nous leur souhaitons bonne lecture.

Notes

  • [1]
    Ces quatre publications regroupent l’ensemble des textes des conférenciers et des membres du réseau de lecture organisé depuis Genève. Un livre : Balibar Étienne, Caloz-Tschopp Marie-Claire, Insel Ahmet, Tosel André, Violence, civilité, révolution. Autour d’Étienne Balibar, Paris, Éditions La Dispute, 2015 (textes introductifs) ; revue en Ligne Rue Descartes à Paris ; Revue en ligne Repenser l’exil n°. 5, Genève, http://exil-ciph.com/revue-en-ligne/ ; Revue en ligne Jura Gentium Special issue, nov. 2015, ISSN 1826-8269, http://www.juragentium.org/Centro_Jura_Gentium/la_Rivista_files/JG_2015_Balibar_special_issue.pdf, Italie (Université de Florence). Ces trois revues en ligne seront accessibles début novembre 2015.
  • [2]
    Pour les détails du Programme, voir le site : www.exil-ciph.com.
  • [3]
    Les divers articles dans le livre et les trois revues sont en français, turc, italien, espagnol, anglais, arabe.
  • [4]
    Voir Caloz-Tschopp Marie-Claire (dir.), Violence politique et civilité aujourd’hui. La Turquie aux prises avec ses tourments, avec des textes de Pinar Selek, d’Ahmet Insel et d’Étienne Balibar, Paris, Éditions L’Harmattan, 2014 ; le livre a été traduit en turc et édité aux Éditions Iletisim, sous le titre : Siddet, Siyaset ve Medenilik ; Karabasanlar Içinde Türkiye. Voir aussi les matériaux préparatoires sur le site : www.exil-ciph.com.
  • [5]
    Soulignons que la formation, la formation continue et la recherche sont des activités en lien dans notre travail.
  • [6]
    Pour le programme détaillé, voir site : www.exil-ciph.com.
  • [7]
    En plus des personnes en Suisse et en Europe, des personnes de l’étape précédente du Programme Exil à Concepcion au Chili en 2012 se sont intégrées à distance au projet, y compris par des textes.
  • [8]
    Voir le programme détaillé des activités et les matériaux de préparation, les enregistrements effectués (dont l’intervention d’Étienne Balibar) sur le site : www.exil-ciph.com.
  • [9]
    Ce concept, comme celui de « civilité » et aussi celui de « violence », soumis à la traduction dans d’autres langues (en turc, en italien, en espagnol, par exemple), a rendu évidents des problèmes théoriques du langage philosophique qui ont pu en partie être abordés lors des activités. Voir ce que dit Étienne Balibar, par exemple dans l’entretien à propos de Gewalt (violence) et aussi de « civilité ».
  • [10]
    Voir le numéro de la revue Hérodote, automne 2015.
  • [11]
    À ce propos, voir notamment, Grangé Ninon, Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition, Paris, Éditions Vrin-EHESS, 2015.
  • [12]
    Des Colombiens ont ainsi participé aux activités d’Istanbul.
  • [13]
    À propos d’histoire d’empire colonial qui est en quelque sort l’envers de la Province, voir notamment, Duval Guillaume, La France ne sers plus jamais un empire. Tant mieux, Paris, Éditions La Découverte, 2015.
  • [14]
    É. Balibar, Violence et civilité, Paris, Éditions Galilée, 2010, et traduit en entier à l’occasion du colloque sous le titre : Siddet ve Medenilik (trad. Sevgi Tangüç).
  • [15]
    Extrait de Violence et Civilité, 2010, p. 14. Voir aussi les pages 15 et 16 où Balibar présente sa thèse.