Civiliser la violence ? L’Europe comme « médiation évanouissante »
1Dans Violence et civilité, Étienne Balibar invoque trois « stratégies de civilité » (hégémonique, majoritaire et minoritaire [1]). Pourtant, ses travaux sur l’Europe se réfèrent plutôt à une « anti-stratégie » civilisatrice. En s’appuyant notamment sur la première des « Mosse Lectures » pour l’année 2002-2003, donnée le 21 novembre 2002 à l’Université Humboldt de Berlin et reprise dans L’Europe, l’Amérique, la Guerre [2], cette communication évoquera la nouvelle mission civilisatrice conférée à l’Europe. Il s’agira de mettre en lumière les ressorts de « l’anti-stratégie » conçue par Étienne Balibar dans le cadre d’une réflexion sur l’Euro-Méditerranée et sur la démocratisation du monde « arabo-islamique ». Sortir de la logique de l’Empire suppose en effet l’institution d’un nouvel ordre civilisateur de sécurité collective où l’Euro-Méditerranée est appelée à jouer un rôle de tout premier plan.
2Comment interpréter cette nouvelle version de l’exceptionnalisme européen ? Peut-on dépasser l’opposition canonique de l’Occident et de l’Orient et remédier aux failles de la théorie classique de la « civilisation » ? Doit-on se prévaloir encore de la notion d’un « modèle » de civilité (droits sociaux, laïcité, démocratie conflictuelle) ? Le concept de « médiateur évanouissant » sera au cœur de notre analyse. Selon É. Balibar, si l’Europe peut contribuer de façon décisive à infléchir le cours de l’histoire, c’est à la condition de « s’évanouir » à mesure que sa médiation se fera plus déterminante – à condition de récuser les mythes identitaires et de contribuer à la réduction des fractures entre civilisations. Mais ce nouveau régime de la puissance peut-il s’imposer aujourd’hui ?
I – Un nouvel exceptionnalisme européen
3Dans « L’Europe, une médiation évanouissante », Étienne Balibar analyse les contradictions et les illusions dans lesquelles l’Europe se trouve prise entre plusieurs demandes : d’une part, l’Europe pourrait servir de contre-pouvoir à l’hégémonie états-unienne en Occident, comme le souhaite notamment une partie de la gauche radicale [3] ; d’autre part, elle pourrait sortir de la logique même du rapport de force et de l’affrontement des puissances. É. Balibar privilégie cette seconde voie : « un tel projet ne consiste pas tant à faire émerger une nouvelle puissance (voire une nouvelle “superpuissance”) qu’à faire entrer en jeu un nouveau régime de puissance » dont nul ne serait détenteur exclusif [4]. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de trouver un contrepoids à la puissance états-unienne et au leadership qui n’a plus de sens hors du contexte du « monde libre » ; il s’agit également d’introduire l’Europe comme médiatrice au sein d’un « conflit des civilisations ». Au-delà de la logique stratégique des rapports de forces, il s’agit pour Balibar de penser une nouvelle vocation ou une nouvelle « mission civilisatrice » pour l’Europe.
4À cet égard, É. Balibar mentionne l’appel à l’Europe des libéraux (progressistes) états-uniens en réponse à la polémique lancée par Robert Kagan en 2002 dans la Policy Review. Selon Kagan, le tort de l’Europe, campée en Vénus face au Mars américain, serait la croyance en une nouvelle ère de négociation et de coopération transnationale. Alors que les États-Unis continueraient à « patauger dans la boue de l’histoire » et à combattre dans les déserts, l’Europe serait entrée dans un « paradis post-moderne », réalisation du rêve kantien de la « paix perpétuelle ». Hobbes contre Kant, donc, l’affrontement des Léviathans contre l’espoir d’une République pacifique ou du moins d’une alliance des peuples, répugnant à l’usage de la force. Selon Kagan, cette mission historique de l’Europe n’est en rien liée à une identité d’essence : tout au contraire, l’Amérique de Wilson lui aurait cédé le flambeau – celui de la mission civilisatrice entendue ici en un sens pacifique. Mais aux yeux de Kagan toujours, les Européens ne peuvent se payer le luxe d’être kantiens que parce que les États-Unis sont toujours hobbesiens… La posture européenne, celle de la « religion du droit », est à la fois impuissante (elle n’existe que sous le parapluie militaire états-unien), illégitime et auto-destructrice, puisque les menaces demeurent.
5En réponse à Kagan, É. Balibar entend s’interroger, en termes schmittiens, sur « la notion de politique » qui permettrait d’évaluer la nouvelle mission historique de l’Europe. Il défend la thèse suivante : d’un côté, l’Europe n’est pas un sujet politique, apte à agir comme un contre-pouvoir ; de l’autre, l’Europe peut bel et bien être médiatrice en un sens noble et prometteur, si l’on prend la peine de redéfinir la politique autrement, sans recourir aux vieilles notions d’affrontement des puissances, pour ne pas dire des « blocs ».
6La proposition est forte. L’Europe doit de nouveau rassembler ses forces matérielles sous un projet universel, ou pour le dire autrement :
À défaut de vouloir recoloniser le monde, car l’histoire ne se recommence pas et le prix en serait inacceptable, à défaut de vouloir le révolutionner par l’exemple messianique de la création d’un « homme nouveau » selon le modèle chrétien ou communiste, l’Europe ne peut effectivement que vouloir chercher à exercer en son sein une influence civilisatrice [5].
8La vision cynique d’une Europe pacifiste, uniquement préoccupée de ses intérêts matériels, de sa propre sûreté et prospérité, sonnerait le glas de l’histoire et présenterait une vision proche de la représentation nietzschéenne du « dernier homme ». L’Europe ne doit pas abandonner l’espoir de contribuer à la pacification des relations entre les nations, aux limites de son territoire (comme en Tchétchénie ou plus récemment dans ces confins intérieurs/extérieurs qu’est l’Ukraine) ou dans des lieux plus lointains (au Moyen-Orient notamment).
9En disciple de Spinoza, mais aussi de Marx, d’Althusser et de Foucault, Balibar propose ainsi de repenser les rapports entre « stratégie », « puissance », « action » et « identité », de façon à sortir du cercle vicieux d’une stratégie qui présupposerait la puissance autonome d’un « sujet » qui la conçoit et l’exécute, alors qu’il s’agit précisément de modifier la façon dont sont imputés et institutionnalisés les rapports de puissance. Contre Kagan qui évoque la Machtpolitik (comme si la politique d’une puissance était par nature une politique de puissance), Balibar souligne la nécessité d’une déconstruction ou d’un déplacement de la puissance [6]. Il est impératif de critiquer le noyau ontologique de l’idée de puissance ou de pouvoir – ce à quoi la philosophie contemporaine s’essaye depuis Arendt et surtout Foucault. La conception relationnelle de la puissance fait ici système avec une thèse stratégique sur les relations de pouvoir dont la clé de voûte est l’analyse des résistances : « dans la perspective de Foucault, aucune puissance se manifestant socialement comme pouvoir n’est en tant que telle la “propriété” ou la caractéristique, même historiquement produite, d’une individualité ou d’un sujet. Mais elle est l’effet intrinsèquement fragile d’une relation constitutive à des résistances, voire à des virtualités de résistance dont elle sait ou non tenir compte [7] ».
10Donner un contenu réaliste à un projet de « médiation européenne » suppose donc de dés-identifier ou de dé-substantialiser l’Europe, ce qui n’est possible que si l’on récuse le postulat des politiques de puissance qui entendent penser la mise en œuvre, par un sujet politique souverain, de ressources qui lui appartiennent en propre (ressources financières, militaires, ou culturelles). Selon Balibar, l’identité collective n’est pas un présupposé mais une qualité de l’action collective. Or l’Europe jouit dans le monde contemporain d’une situation singulière, dans la mesure où elle a été conduite à un degré de reconnaissance des droits sociaux sans équivalent dans le monde – de même qu’elle présente un niveau de sécularisation plus avancé. Cela conduit à défendre l’idée d’un modèle européen, celui de la démocratie conflictuelle, qui n’est pas seulement formelle, mais aussi sociale ou substantielle.
11Certes, il ne faut pas idéaliser ce qu’il convient d’appeler le modèle politique, social et laïque européen, qui n’est pas exempt de contradictions. Mais selon Balibar, l’Europe reste bien placée pour faire entrer en jeu, dans l’histoire, un nouveau régime de puissance, assorti de ce que l’on peut nommer une forme « d’anti-stratégie » pour la distinguer de la Realpolitik et de ses sombres calculs. L’Europe pourrait notamment proposer un nouveau modèle de sécurité collective en refusant de se contenter d’une lutte contre le terrorisme, pour contribuer en profondeur à la démocratisation des régimes politiques dans le monde « arabo-islamique » – démocratisation qui ne peut certes pas être imposée de l’extérieur mais qui peut être encouragée en complicité avec des mouvements sociaux intérieurs. De la même façon, l’Europe pourrait contribuer à relancer les politiques de désarmement, ou encore défendre un principe d’intervention sur le mode privilégié de l’interposition. En un mot, il s’agirait de pratiquer des interventions multilatérales qui aideraient les acteurs des conflits à construire un espace de coexistence en présence d’observateurs, de garants et de médiateurs. Enfin, Balibar encourage l’initiative de l’Euro-Méditerranée contre la vision huntingtonienne du « choc des civilisations [8] » :
C’est ici, me semble-t-il, que la conceptualisation de Huntington peut nous aider a contrario : le concept central de son livre sur le « choc des civilisations » est celui de frontière […], entendue comme une « ligne de faille » ou une « fracture » (fault line). La thèse de Huntington est qu’il est impossible de réduire de telles fractures, et qu’il faut par conséquent chercher à structurer « l’ordre mondial » autour de la concurrence, voire de l’incompatibilité, des « civilisations » qu’elles séparent. Une telle thèse est clairement d’ascendance schmittienne, elle revient à appliquer dans un cadre supra-national la fameuse distinction « ami-ennemi » dont le juriste allemand du XXe siècle faisait le critère du « politique » après la première guerre mondiale et la Révolution russe. Mais on voit bien aussi que l’idée de l’ensemble euro-méditerranéen repose exactement sur le postulat inverse : non pas que les fractures sont inexistantes, ou qu’elles ne comportent aucune dimension d’hostilité, mais que l’espace de l’institution politique et de la civilité se construit précisément en les prenant comme point de rencontre et d’élaboration d’intérêts communs [9].
13L’Euro-Méditerranée est virtuellement un espace sans frontières externes fixées a priori, mais doté d’un réseau ancien et dense de circulation d’hommes, d’idées et de marchandises, dans lequel se posent à la fois les problèmes de droits sociaux et de droits au développement et à la culture. À cette occasion, Balibar mentionne les récentes polémiques à propos de l’entrée éventuelle de la Turquie dans l’Union européenne, même si le cas de la Turquie n’est pas isolé (c’est tout le Sud de la Méditerranée qui est appelé selon lui à construire avec l’Europe un ensemble interdépendant, un creuset de nouvelles relations entre pays « développés » et « en voie de développement », entre cultures imprégnées de traditions religieuses monothéistes antithétiques). Un tel ensemble constituerait à la fois un facteur d’égalisation des capacités de développement, un relais de l’action politique des Européens dans les affaires du monde et une puissante incitation à la démocratisation des régimes du monde arabe. Il permettrait de dépasser l’opposition invétérée entre « l’Occident » et « l’Orient [10] ».
14Selon Balibar, l’Europe doit donc assumer sa vocation de médiateur évanouissant : elle peut contribuer de façon décisive, sinon à « transformer le monde », du moins à en infléchir les évolutions annoncées, à condition de « s’évanouir » à mesure que sa médiation dans les conflits mondiaux se ferait plus déterminante.
15Il va sans dire que ces propositions théoriques sont extrêmement fortes et séduisantes. Mais elles appellent sans doute une triple réflexion, philosophique, historique et politique, que nous ne ferons qu’esquisser ici :
- Philosophique d’abord : comment comprendre le concept de « médiateur évanouissant » ? S’applique-t-il de manière pertinente à l’Europe ?
- Historique ensuite : peut-on encore faire usage, même de manière critique, du concept de « mission civilisatrice » associé à l’exceptionnalisme européen ? Peut-on penser l’Europe hors de la dialectique civilisation-colonisation et espérer une forme nouvelle de « décolonisation » qui permette à l’Europe d’éviter la provincialisation ? Peut-on réellement penser l’exceptionnalisme européen sans présupposer un concept d’universel dont l’Europe ferait une fois encore sa propriété [11] ?
- Politique enfin : les peuples européens veulent-ils réellement que l’Europe assume une telle mission civilisatrice ? Sont-ils prêts, comme le souhaiterait Étienne Balibar, à s’émanciper du concept classique de « puissance » ou de « frontières » ?
II – Qui est le « médiateur évanouissant » ?
16Le concept de « médiateur évanouissant » est original. Balibar l’emprunte à Fredric Jameson. Au moment où il esquissait pour la première fois la thématique de cette réflexion sur l’Europe à la New School for Social Research de New York à l’invitation de Nancy Fraser et de Jay Bernstein, il venait de lire, à l’instigation de l’un de ses étudiants, l’essai de Fredric Jameson intitulé « The Vanishing Mediator ; or, Max Weber as Storyteller » (publié pour la première fois en 1973). Pour Max Weber relu par Jameson, le protestantisme constitue la condition d’émergence du capitalisme ; mais le capitalisme une fois apparu accélère la disparition du protestantisme, car il favorise le processus de sécularisation. Le protestantisme est donc un « médiateur évanouissant » pour le capitalisme [12]. Balibar est manifestement sensible à l’esprit althusserien du concept : l’« ascétisme mondain » renverse de l’intérieur la signification de la croyance religieuse pour mettre en place les conditions d’un comportement économique et social sécularisé des individus, et faire surgir des subjectivités « rationnelles », ce qui revient à « disparaître dans son intervention », selon la formule d’Althusser.
17Balibar applique ce concept de « médiateur évanouissant » à l’Europe. Celle-ci pourrait
contribuer de façon décisive, sinon à « transformer le monde », ou même à l’arrêter au bord de la catastrophe, du moins à en infléchir les évolutions annoncées, mais à la condition de « s’évanouir » à mesure que son intervention, ou sa médiation se ferait plus déterminante : c’est-à-dire à la condition de se distinguer de plus en plus des images et des mythes de son « identité » enserrée par des frontières imaginaires, et de pénétrer de plus en plus profondément dans la logique des conflits qui déchirent le monde « commun » d’aujourd’hui, dont elle porte elle-même une part de la responsabilité historique, de s’engager de plus en plus activement dans la recherche de leur solution, à commencer par son voisinage immédiat [13].
19Mais le « médiateur évanouissant » n’est pas seulement l’Europe en tant qu’entité politique apte à faire contrepoids aux stratégies hégémoniques (celle des États-uniens en particulier). Il désigne aussi l’intellectuel, en tant qu’il peut encore peser sur le cours des choses – non prédire l’histoire, mais la faire accoucher de ce dont elle est porteuse. Balibar souligne l’ambiguïté de son usage du concept : ce qui semble être une « expression spéculative d’un cours de l’histoire à venir », qui désigne « ce que l’histoire aura été si elle suit, peu ou prou, le cours que nous anticipons et sur lequel nous “parions” », peut également avoir une portée politique pour peu que l’on identifie la nouvelle fonction de l’intellectuel comme traducteur ou passeur [14]. C’est à l’intellectuel qu’il revient d’accélérer le cours de l’histoire, de faire advenir cette Europe désirée et encore utopique, de contribuer à faire tomber les murs qui, à la différence de celui de Berlin, subsistent encore entre les peuples et les cultures. C’est à l’intellectuel – et l’on reconnaît ici la fonction militante qu’É. Balibar assume avec courage – qu’il revient de rappeler à l’ordre les politiques oublieux de la mission historique de l’Europe, qui consiste, après des siècles de guerre sur son territoire, à neutraliser le « choc des civilisations ». Ainsi concernant le conflit israélo-palestinien (l’article date de juillet 2013) :
Si nul ne croit qu’un règlement puisse être imposé de l’extérieur, personne non plus ne pense qu’il puisse se passer d’une médiation internationale. En plus des Nations Unies, qui y jouent leur crédibilité historique, beaucoup dépend de l’Amérique, de l’Europe et du monde arabe. […] L’Europe occupe une position-clé, non seulement pour faire valoir son point de vue autrement qu’en paroles, mais aussi pour imposer la participation des Pays arabes aux procédures de médiation. Aucune « feuille de route » ne peut se passer de ce rééquilibrage démocratique dont dépendent la confiance des Palestiniens, l’implication de toute la région et la neutralisation des logiques de « choc des civilisations ». Aucune médiation n’est possible si les « médiateurs » sont les protecteurs des envahisseurs [15].
21In fine, Balibar entend donc subvertir la distinction marxienne entre une fausse politique de l’interprétation du monde et une vraie politique de sa transformation, en faisant de l’Europe, pour un temps au moins, le traducteur ou la traductrice du monde, son « interprète [16] ». Le caractère relationnel du « nouveau régime de puissance » que Balibar appelle de ses vœux se traduirait par cette vocation nouvelle.
22Il reste toutefois plusieurs questions en suspens. Si le concept de civilisation et de « mission civilisatrice » peut sans doute être utilisé à bon escient comme le fait É. Balibar, peut-on espérer qu’au terme de la décolonisation, l’Europe soit mieux à même que d’autres grandes puissances (les États-Unis, la Russie ou la Chine notamment) d’assumer ce rôle pacificateur de « médiateur évanouissant » ? Surtout, peut-elle exercer ce rôle hors de la logique des puissances et des territoires, hors du champ clos des frontières ?
III – Civilisation et frontières
23L’idée de « mission civilisatrice » est à la fois tentante et dangereuse. La persistance du schème de « l’empire » (fût-il « post-hégémonique [17] ») appliqué à l’Europe est un témoin de ce que la tentation du modèle impérial – longtemps associé en Europe à un modèle territorial, celui de la « monarchie universelle » – résiste. Certains considèrent au demeurant que l’élargissement de l’Union européenne à l’Est a constitué une forme de « conquête » des anciennes démocraties populaires ; il s’agissait, grâce à la conditionnalité de l’entrée dans l’Union, d’imposer un modèle économique et politique aux anciennes sociétés communistes [18]. La récente crise ukrainienne peut évidemment se comprendre elle aussi comme une crise entre sphères d’influence, et comme une résurgence de la « guerre froide ».
24Résolument émancipé de tout modèle impérial, É. Balibar soutient pour sa part que l’Europe est une région frontière (borderland), ou plutôt une superposition de frontières, et donc de relations entre les histoires et les cultures du monde [19]. Schmitt avait prétendu que dans le droit public européen, le territoire prime pour définir la souveraineté. Est souverain celui qui contrôle le territoire et les populations qui y circulent. Le « nomos de la terre » est la normativité qui procède de la perte de contrôle du territoire – d’où le caractère déterminant des frontières. Or la construction européenne, selon Balibar, met en crise ce paradigme de la souveraineté, tributaire d’une vision caduque de la « substance » et de la puissance : que devient en effet le « nomos de la terre » lorsque les États sortent du système de l’équilibre entre souverainetés indépendantes pour entrer dans un processus d’unification politique ? Le statut du territoire et des frontières s’en trouve fondamentalement bouleversé. C’est pourquoi il ne faut pas poser le problème de l’entrée de la Turquie ou de la Russie dans l’Europe en terme de « vocation », ce qui reviendrait à essentialiser l’appartenance. En refusant de penser que la citoyenneté repose sur une règle d’exclusion, Balibar entend promouvoir une forme nouvelle de citoyenneté démocratique associée à un principe d’ouverture, une appartenance non exclusive et non territoriale [20].
25La tonalité du propos est déridéenne. Dans L’Autre cap, Jacques Derrida soutient que le propre d’une culture est de n’être pas identique à elle-même, de ne pouvoir s’identifier, de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi. Glosant les « Notes sur la grandeur et la décadence de l’Europe » écrites par Paul Valéry entre les deux guerres, Derrida s’interroge sur l’avènement singulier de l’Europe, au-delà de l’alternative entre eurocentrisme et anti-eurocentrisme [21]. De quelle identité culturelle devons-nous répondre ? Devant quelle mémoire ? Pour quelle promesse ? Comme toute histoire, l’histoire d’une culture suppose un cap identifiable, un telos vers lequel le mouvement, la mémoire et la promesse, l’identité, fût-ce comme différence à soi, rêve de se rassembler ; mais l’histoire suppose aussi que le cap ne soit pas donné, identifiable d’avance et une fois pour toutes. Que dans sa géographie physique comme dans sa géographie spirituelle, l’Europe se soit toujours reconnue comme un cap, c’est-à-dire comme l’extrême avancée d’un continent, le point de départ pour la découverte, l’invention et la colonisation, c’est ce qui doit être questionné à présent [22]. Derrida tente donc d’identifier, avec le cap, l’idée de l’idée européenne [23]. S’il faut se faire les gardiens d’une idée de l’Europe, c’est d’une Europe qui ne se ferme pas sur sa propre identité et s’avance exemplairement vers ce qui n’est pas elle, vers l’autre cap.
26Étienne Balibar est tributaire de cette vision de l’Europe comme frontière ; il est solidaire de ceux qui entendent penser une Europe « post-identitaire [24] ». Mais jusqu’où peut-on se dessaisir du concept classique, territorial, de frontières, en soulignant sa contingence et son arbitraire ? Un corps politique peut-il subsister sans frontières ? En France, Marcel Gauchet et Pierre Manent ont récusé une telle vision des choses : le politique suppose le tracé des frontières ; l’indétermination territoriale plonge l’Europe dans une maladie de langueur. Pour P. Manent en particulier, l’extension illimitée traduit l’incapacité d’une véritable définition politique – et non simplement juridique ou économique – de l’Europe [25]. Déterminer la frontière de l’Europe par rapport à l’Est (Ukraine et Russie) et au Sud-Est (la Turquie) serait à cet égard urgent. Car si la garantie des droits de l’homme peut se concevoir à l’échelle de l’universel, il n’en va pas de même de l’exercice de la volonté générale : l’Europe organisée sur la base des droits de l’homme est un « vaste espace de civilisation » soumis à des règles uniformes, et non un corps politique ouvrant à ses citoyens une communauté de destin [26]. Si l’Europe peut devenir un véritable corps politique, elle peut aussi signifier la dépolitisation, par dénationalisation, de la vie des peuples, c’est-à-dire leur réduction aux activités de la société civile et aux mécanismes de la civilisation – soit à l’économie et à la culture. La construction européenne, selon P. Manent, n’a progressé qu’à la faveur de cette ambiguïté, qui ferait de l’Europe une chose à la fois « prosaïque » et « sublime [27] ».
27Répondre à cet argument n’est pas chose facile. Pour sa part, É. Balibar distingue toujours l’utopie européenne et sa réalisation contemporaine – l’enthousiasme à l’égard de la première ne pouvant être terni par la déception à l’égard de la seconde. Depuis Maastricht au moins, l’Union a trahi les promesses d’émancipation associées à l’idée d’une citoyenneté déliée du principe de nationalité ; le principe inclusif de participation civique, associé à la résidence, n’a pas prévalu sur la logique exclusive du statut, ancrée dans l’État-nation. Loin d’être plus démocratique, la citoyenneté européenne s’avère porteuse de nouvelles discriminations [28]. Pour de nombreux intellectuels, le désenchantement est de rigueur : les logiques sécuritaires à l’œuvre en Europe ne cessent de se renforcer et la citoyenneté européenne d’exclure les non-ressortissants des États-nations de l’Union de l’accès aux droits politiques, aux droits sociaux voire aux droits civils les plus élémentaires. Le rapport au monde non-européen (et notamment au Maghreb, ou à la Turquie) demeure régi par des logiques néo-coloniales ou purement commerciales. Surtout, il semble qu’un populisme nationaliste, qu’É. Balibar n’a eu de cesse de combattre, se trouve conforté par la crainte d’une dissolution identitaire associée à l’ouverture des frontières. Ce nouveau « péril sécuritaire » est partiellement ancré dans une mystification identitaire ; mais il peut aussi s’adjoindre des réflexions plus « solidaires » sur la fragilité d’un modèle social ouvert à tous les vents.
28Les difficultés résiduelles, à mes yeux, ne sont pas minces. À l’intérieur de l’Euro-Méditerranée d’abord, peut-on espérer sortir de la contradiction – instaurer l’illimitation démocratique – sans renier les conditions réelles de la démocratie, qui plus est de la démocratie sociale jusqu’ici associée à l’État-Providence ? Il semble délicat de convaincre un aussi vaste ensemble de populations de la nécessité de la redistribution. Au plan extérieur aussi, la difficulté de l’« exceptionnalisme » européen demeure. Ainsi doit-on interroger la conjoncture présente (en Ukraine notamment), celle où l’Europe assiste, impuissante, aux grandes manœuvres de ses rivaux. Peut-on, face au rêve de grandeur russe autant qu’au désir hégémonique états-unien ou chinois, parier sur l’échec du réalisme politique et désirer, à l’extérieur comme à l’intérieur, une politique de l’im-puissance [29] ?
Notes
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[1]
É. Balibar, Violence et civilité, Paris, Éditions Galilée, 2010.
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[2]
É. Balibar, L’Europe, l’Amérique, la Guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Paris, Éditions de La Découverte, 2003. Voir http://stl.recherche.univ-lille3.fr/textesenligne/auteursdivers/BalibarEurope.html.
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[3]
Voir aussi A. Negri, Empire and Beyond (d’abord publié en italien : Movimenti nell’impero, 2006), Cambridge, Polity Press, 2008, chapitre 17 ; et le dialogue avec É. Balibar : http://www.generation-online.org/p/fpbalibar3.htm.
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[4]
L’Europe, l’Amérique, la Guerre, op. cit., p. 42.
-
[5]
Ibid., p. 31.
-
[6]
Ibid., p. 103. Balibar dit s’inspirer librement de l’im-politique pensée par Roberto Esposito, Categorie dell’impolitica, Bologne, Il Mulino, 1988.
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[7]
Ibid., p. 104 (Voir M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », 1982, in Dits et Écrits, IV, p. 222-243). On se reportera aux pages passionnantes sur la possibilité de retourner la puissance américaine (et sa doctrine, Monroe) contre elle-même, en dialogue avec Schmitt, p. 109-114.
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[8]
S. Huntington, Le Choc des civilisations, trad. fr., Paris, Éditions Odile Jacob, 1997. Sur l’affinité entre Huntington et Schmitt, qui s’accompagne néanmoins d’une distance dès lors qu’il s’agit d’essentialiser l’ennemi civilisationnel, voir M. Crépon, L’Imposture du choc des civilisations, Nantes, Éditions Plein Feux, 2002.
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[9]
L’Europe, l’Amérique, la Guerre, op. cit., p. 53-54.
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[10]
Sur ce sujet, on peut notamment se reporter au dossier « L’Europe : quel avenir ? », in Qu’est-ce que la culture ?, Y. Michaud (dir.), Paris, Éditions Odile Jacob, 2001, p. 198-283.
-
[11]
Voir Rada Ivekovic, « Traduire les frontières ? Traduction et subjectivation », in Genre et post-colonialisme. Dialogues transcontinentaux, A. Berger et E. Varikas éds., Paris, Éditions des archives contemporaines, 2011, p. 229-243.
-
[12]
Voir F. Jameson, « The vanishing mediator ; or Max Weber, as story teller », in The Ideologies of Theory, Londres, New York, Éditions Verso, 2008, Part II, p. 309-343. Pour une lecture lacanienne de cette notion, voir S. Zizek, Ils ne savent pas ce qu’ils font, Éditions Éres, collection « Point, Hors Ligne », 1991, chap. 5 et Enjoy your symptom !, New York, Routledge, 1992, chap. 3.
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[13]
L’Europe, l’Amérique, la Guerre, op. cit., p. 58-59.
-
[14]
Sur la difficulté de cette posture, voir l’entretien avec Hubert Védrine, Philosophie magasine, n° 42, août 2010, Dossier, « Le déclin de l’Empire européen », 2010, http://www.philomag.com/lepoque/dialogues/etienne-balibar-hubert-vedrine-au-chevet-de-leurope-2534.
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[15]
« L’universalité de la cause palestinienne », Le Monde diplomatique, 16 juillet 2013.
-
[16]
L’Europe, l’Amérique, la Guerre, op. cit., p. 61.
-
[17]
Ulrich Beck, Edgar Grande, Pour un empire européen, trad. A. Duthoo, Paris, Éditions Flammarion, 2007, p. 13. Voir aussi U. Beck, Non à l’Europe allemande. Vers un printemps européen ?, trad. N. Huet, Paris, Éditions Autrement, 2013.
- [18]
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[19]
É. Balibar, « Europe, pays de frontière », in Europe Constitution Frontière, Bègles, Éditions du Passant, 2005, p. 93-104.
-
[20]
É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, Paris, Éditions de La Découverte, 2001. Voir aussi Martin Deleixhe, Étienne Balibar. L’illimitation démocratique, Paris, Éditions Michalon, collection « Le bien commun », 2014.
-
[21]
J. Derrida, L’Autre cap, Paris, Éditions de Minuit, 1991. Voir aussi M. Crépon, Altérités de l’Europe, Paris, Éditions Galilée, 2006.
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[22]
Ibid., p. 24-25.
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[23]
Ibid., p. 28-29.
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[24]
Voir par exemple Y. Citton, « Vers une Europe post-identitaire », Multitudes, 2003/4, n° 14, p. 61-71.
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[25]
P. Manent, « Frontières culturelles, frontières politiques », Commentaire, hiver 2005-2006, vol. 28, n° 112, p. 821-824.
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[26]
P. Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Éditions Gallimard, 2001, p. 106.
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[27]
Ibid., p. 107. Voir Justine Lacroix, La Pensée française à l’épreuve de l’Europe, Paris, Éditions Grasset, 2008.
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[28]
É. Balibar, « Le droit de cité ou l’apartheid ? », in Nous, citoyens d’Europe, op. cit., p. 83.
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[29]
Ibid., p. 75.