Par-delà l’antagonisme et l’accord. Essai de théorie de la violence extrême

1Notre expérience de la politique bute constamment sur la violence, qui constitue, selon deux conceptions qui s’opposent tout en s’enchevêtrant, aussi bien la limite de la politique que son centre occulté (voire occulte). Mais l’expérience, on le sait bien depuis Hume, n’est pas indépendante des catégories dont on dispose pour la saisir. Plus encore : nous savons également aujourd’hui que ces catégories ont une dimension performative, qu’elles participent de l’action – qui ne manque pas cependant, en retour, de les tenir en échec. D’où un mélange réaliste du penser et de l’agir – mélange de plus en plus embrouillé, qui décourage l’action politique. Autant donc notre expérience de la politique se fait-elle de plus en plus chaotique, autant devient-il nécessaire, et même urgent de revisiter les catégories dont nous disposons pour comprendre la violence.

2Nous revisitons ici – au risque de les schématiser à l’extrême – trois discours philosophiques modernes qui tiennent un rôle prépondérant aussi bien dans notre conception de la politique que dans notre action politique : la philosophie politique, l’économie politique et la philosophie de l’histoire. Ils constituent en même temps trois modes différents de formulation du problème de la violence.

3Ces discours, nous essayons de les mettre en rapport avec deux traditions (ou directions) opposées, que nous supposons être à l’origine de la pensée politique moderne. Nous les appelons tradition de l’anti-domination et tradition de la légitimité. Celles-ci transgressent les frontières entre les trois discours philosophiques susmentionnés. Leur antinomie radicale (qui se refuse catégoriquement à toute dialectisation) nous conduit à reconsidérer la généalogie du rapport de la violence et de la politique et à ébaucher un système, ou plus précisément une « topique » (dans le sens de Freud et d’Althusser), susceptible de rendre compte des modalités de ce rapport [1]. Enfin (mais ce fut en vérité notre point de départ), dans la même topique nous situons les deux formes de violence distinguées par Étienne Balibar dans son livre Violence et civilité : la violence ultra-subjective et la violence ultra-objective [2].

I – Philosophie politique : la projection de la violence en dehors du sujet

4Supposons que la philosophie politique moderne soit synonyme d’un effort pour tenir la violence, et plus précisément la guerre, à l’écart de la société [3]. Cette hypothèse a pour corollaire le fait que parler de la violence sera toujours parler de la politique en négatif : de mauvaise politique, ou des fêlures du politique par lesquelles la guerre est susceptible de pénétrer dans la société. Parler de la violence elle-même, indépendamment de la politique, n’a en effet qu’un sens très limité dans nos sociétés profondément marquées par la philosophie politique et par ses différentes définitions de la nature humaine. Ce serait peut-être l’une des raisons de l’irreprésentabilité de l’extrême violence, de cette violence qui a raison de la raison : notre expérience du politique – et, partant, de l’humanité – ne peut la cerner, même en négatif.

5Mais ce repoussement de la guerre en dehors de la société, cette « projection [4] » que nous supposons consubstantielle à la philosophie politique, implique la possibilité immanente d’un retour de la guerre à l’intérieur de la société ; d’où le fait que la politique aura pour objectif ultime de la déloger, au prix de nouvelles projections, qui ne manqueront pas de préparer de nouveaux « retours du refoulé ». Tandis qu’inversement, ces « retours du refoulé », les moments où la guerre passe à nouveau dans la société, formeraient les limites de la politique, les moments de son impossibilité. Il en découle une définition de la violence extrême, ou « cruauté », formant, selon Balibar, la limite de la politique [5], comme retour de la guerre à l’intérieur de la société.

6Or, quelles sont-elles les modalités de la définition de la violence extrême en tant que limite de la politique, son « autre » ou son échec ?

I.1 – La tradition (ou direction) de la légitimité

7Commençons par Hobbes, origine hypothétique, parmi d’autres, de la philosophie politique moderne. Le coup de force politique de Hobbes (dont le caractère s’efface lorsqu’on le considère indépendamment de l’époque où il a vécu et écrit) consiste à introduire la guerre dans la société comme une possibilité immanente ; de faire donc, implicitement, une philosophie de la guerre civile, ou, plus exactement, de partir d’un événement, la guerre civile (ou révolution) anglaise – qui n’apparaît pas explicitement dans le Léviathan, tout en y étant omniprésente – pour définir un ordre politique qui serait susceptible de bannir la guerre de la société. Car, qu’est-ce que l’état de nature hobbesien, sinon un effort pour en finir une fois pour toutes avec la tradition du droit de nature que professaient les démocrates anglais [6], de montrer que ce droit de nature s’adossait à une conception erronée de la nature et que le véritable droit de nature équivalait mutatis mutandis à la guerre civile que ces démocrates avaient fait s’abattre sur le pays [7] ? Pour retourner contre lui-même le jus naturalis des démocrates, Hobbes s’engage dans une anthropologie dont la pierre angulaire est la vanité et, partant, l’antagonisme, que la vanité, et la défiance engendrée par celle-ci, font régner parmi les hommes [8]. La vanité, la recherche de la vaine gloire (glory) par certains hommes fait que les hommes dans l’ensemble sont incapables de mettre un terme aux antagonismes qui les opposent, qu’ils sont incapables de se faire confiance et par conséquent de s’entendre [9]. Tel est l’état de nature hobbesien, la fameuse « guerre de chacun contre chacun » : un monde régi par l’antagonisme perpétuel, où chaque homme est seul face à une infinité d’ennemis potentiels, en proie à une insécurité extrême. L’« état de guerre », selon Hobbes, n’est donc pas exactement un monde de violence – bien que la violence ne semble pas lui être étrangère – c’est, principalement, un monde où règnent l’antagonisme et, partant, l’insécurité [10].

8Toute autre est la paix sociale. Elle est fondée sur un « contrat », un accord passé entre les hommes pour octroyer la souveraineté à une personne, naturelle ou artificielle, qui se charge de faire respecter les lois. Elle s’adosse, elle aussi, à la nature humaine, mais non pas au droit de nature (que Hobbes redéfinit, pour contredire les démocrates, en tant que « liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature [11] »), elle est issue d’une « loi de la nature [12] » (« la première loi de la nature », dont dérivent une série d’autres) : la volonté, commune à tous les hommes, de préserver leur vie. De cette façon, comme le souligne Balibar, Hobbes assigne à l’homme une « nature double », « oscillant constamment entre raison et passion, entre deux façons de travailler à sa propre conservation : par l’accroissement de sa puissance au détriment des autres, et par la recherche d’un consensus d’un “pacte social” [13] ». Or, formellement, afin que la paix sociale s’installe, cette oscillation doit être interrompue. Au moment du contrat, l’homme doit trancher entre ses deux natures. S’accomplit alors une scission de l’homme en deux « natures » opposées (l’une asociale et guerroyeuse, l’autre sociale et raisonnante), la seconde devant, pour subsister, se défaire de la première à l’aide du souverain. La guerre est ainsi repoussée en dehors de la société au prix de la projection à l’extérieur de celle-ci de tout un pan de la nature humaine, de toute une part du sujet-homme [14], jugée asociale et potentiellement violente. En d’autres termes, la genèse de la philosophie politique (genèse identifiée ici hypothétiquement avec le Léviathan) coïncide avec la formation d’une topique anthropologique : la division du sujet-homme en deux instances séparées l’une de l’autre grâce à une souveraineté volontairement constituée : fondée sur un accord.

9Dans ce schéma, l’on retrouve les fondements anthropologiques de l’une des deux traditions – ou, plus exactement peut-être, des deux directions – opposées qui sont à l’origine de la pensée politique moderne et contemporaine (et, au-delà, de la sociologie). Son principe est que la fondation des institutions (ce qu’on appelle également à l’époque moderne « constitution ») repose sur l’accord des hommes y participant. Tandis que son présupposé implicite est que la violence, et plus précisément la guerre (formant la limite extérieure de l’accord : ce que l’accord et, partant, les institutions ont pour fonction principale de conjurer) équivaut à l’antagonisme sans bornes. Cette tradition, ou direction, nous l’appelons la tradition de la légitimité, dans la mesure où l’accord constitue, à partir de l’époque moderne, le principe par excellence de légitimité des institutions politiques.

10La définition de la légitimité en tant qu’accord est issue de ce qu’on peut appeler l’entrée dans l’histoire des « multitudes humaines », termes par lesquels les philosophes du XVIIe siècle désignent les peuples ou les nations, par un souci de scientificité. Or, cette « entrée » est concomitante à une transformation de la notion même de politique : les « multitudes humaines » entrent dans l’histoire du moment où la politique en fait à la fois son horizon d’action et son principe de légitimité.

I.2 – La tradition (ou direction) de la dénonciation (ou de l’anti-domination)

11Il existe cependant une autre tradition, ou direction, diamétralement opposée à la précédente et avec laquelle celle-ci entretient un dialogue permanent : la tradition de la dénonciation, de la révolte, ou du renversement révolutionnaire, selon laquelle les institutions en place sont illégitimes, puisqu’elles constituent au fond des rapports de domination, que leurs apologistes dépeignent sous le jour favorable de droits du souverain (ou des droits découlant de la souveraineté). Pour cette tradition – du moins pour une part de celle-ci – le fondement de la domination et, partant, des institutions existantes consiste dans la guerre, ou, plus particulièrement, dans la conquête.

12De façon générale, la tradition de la dénonciation s’articule autour de l’opposition, simple et tranchée, entre la liberté et la domination. Cette opposition, qui se cristallise au XVIe siècle en vertu de la redécouverte des grands auteurs de la Rome républicaine, est par exemple au cœur du Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Elle est également au cœur du discours des démocrates anglais du XVIIe siècle, qui définissent la domination en termes de droit naturel, en tant que violation de la liberté naturelle, réduction à l’esclavage [15].

13Cette tradition précède historiquement la tradition de la légitimité, qui est au fond sa négation [16] (pour cette raison nous appellerons dorénavant la tradition de la dénonciation première tradition et celle de la légitimité seconde tradition, malgré l’ordre inverse de leur présentation ici). En elle, le sujet (subjectum) est encore le sujet uni de l’humanisme, l’« animal politique » d’Aristote ; ses droits sont inaliénables et sa nature convient entièrement à la politique et au droit. Il est du moins ainsi en principe, parce que ses droits naturels ont été enlevés au sujet, réduit à l’esclavage par des maîtres illégitimes au moyen de la guerre, de la ruse et plus généralement de la répression (« l’homme est né libre et partout il est dans les fers », selon la fameuse formule qui ouvre le premier chapitre du Contrat social de Rousseau). L’unité a priori du sujet politique, son unité naturelle est une chose qui doit donc être reconquise et cette reconquête est l’objet de la politique, telle que celle-ci est conçue au sein de la tradition de la dénonciation. Or, il convient de noter que cette reconquête des droits naturels a souvent, et très tôt, pris la forme d’une revendication historique au nom du nouveau sujet politique que furent les multitudes humaines. Ainsi une partie des démocrates anglais du XVIIe siècle, les plus radicaux parmi eux, les Niveleurs (Levellers) et les Diggers, faisaient-ils remonter la domination (les prérogatives, illégitimes à leurs yeux, du roi et des nobles) à la conquête normande de l’Angleterre, issue de la malheureuse, pour les Saxons, bataille d’Hastings [17]. Pour eux donc, la domination du roi était le fruit d’une guerre : la guerre entre les nations normande et saxonne qui, loin d’être terminée au XIe siècle, couvait encore au XVIIe siècle sous les privilèges du roi et des nobles. Nous avons ici à nouveau affaire à l’émergence dans l’histoire des « multitudes humaines » (sous le signe du concept de nation). Sauf que cette fois-ci cette émergence nous apparaît sous un jour différent : la nation (la nation saxonne en l’occurrence) émerge pour s’opposer à la souveraineté, pour l’accuser de lui imposer le joug de l’esclavage, au profit d’une autre nation (la nation normande). C’est l’autre aspect de l’émergence dans l’histoire (dans le discours historique et politique, dans un premier temps) des « multitudes humaines », qui entretiennent maintenant un rapport différent avec les concepts d’État et de Société. Ici la « multitude humaine » n’est pas une société instituée par l’État, mais une société (ou une nation) que l’État domine et qu’il faut affranchir de cette domination fondée sur la guerre, au moyen d’une nouvelle guerre (ou révolution). Cette société (ou cette nation) cherche ainsi son principe (son droit, ses coutumes, en un mot, son institution ou sa constitution) dans les temps reculés – toujours légendaires, parce que toujours réinventés – qui précèdent sa réduction à l’esclavage par cette autre nation qui la domine. Et ce sera à l’aune de cette « première institution », légendaire, que les tenants de ce concept de nation, ceux qui s’identifient avec celle-ci ou qui soutiennent sa « juste cause », envisagent sa ré-institution (réveil ou renaissance) dans un nouvel État qu’elle engendra.

I.3 – Du contrat social : une genèse hypothétique de la violence ultra-subjective

14Cependant, force est de constater que, du moment où la ré-institution révolutionnaire est sérieusement prise en compte par les tenants de la tradition de la dénonciation, les deux traditions, apparemment opposées, s’ajustent, la légitimité entre en ligne de compte et l’on retombe dans le projet hobbesien (même si on aspire à une institution plus rigoureuse de l’accord). C’est ce qu’illustre le Contrat social de Rousseau dans lequel les deux traditions se succèdent dans l’ordre même du discours.

15En effet, les cinq premiers chapitres du Contrat social peuvent être lus comme une dénonciation de la domination des régimes despotiques et comme une critique sévère de leurs apologistes. Loin de résider dans l’état de nature, l’état de la guerre est pour Rousseau tapi dans le despotisme lui-même, sous la conquête qui rend prétendument le despotisme légitime [18]. Et, par cette thèse, qui résume le caractère polémique des cinq premiers chapitres du Contrat, alignés encore à l’argumentation du Second Discours, Rousseau appartient de plein droit à la première tradition, celle de la dénonciation. Or, à peine quelques pages plus loin, en se lançant dans la défense d’une souveraineté légitime en vertu de l’accord (convention, pacte ou contrat), Rousseau retombe dans l’ornière hobbesienne.

16Au fond, le problème du Contrat social n’est pas très différent de celui du Léviathan. Il consiste dans la conjuration constante, le repoussement perpétuel en dehors de l’État, de la volonté particulière qui régit chaque homme dans l’état de nature et qui, même si elle n’est pas de prime abord chez Rousseau aussi néfaste pour les hommes que l’état de guerre hobbesien, n’est pas moins dangereuse pour l’État, pour la volonté générale qui institue le seul État légitime, la République. L’État est ainsi constamment menacé par ce Béhémoth rousseauiste que sont les volontés particulières, ou les intérêts privés (« rien n’est plus dangereux [pour l’État] que l’influence des intérêts privés dans les affaires publiques [19] »), qui deviennent encore plus redoutables pour celui-ci lorsqu’ils s’agrègent au sein d’associations professionnelles, politiques ou religieuses, pour former des « volontés de corps ».

17On rencontre donc chez Rousseau un clivage du sujet (subjectum), qui est partagé, non plus entre deux natures (Hobbes), mais entre deux volontés (trois si l’on compte également les « volontés de corps ») antagoniques, voire ennemies. L’identification de l’individu avec l’État passe par un « abandon », idéalement absolu, de sa « volonté privée » (« naturelle » mais qui « dans une législation parfaite doit être nulle [20] ») au profit de la « volonté générale » (au nom de laquelle doivent être également abandonnées, lorsqu’elles existent, les volontés de corps). Et cet « abandon » réclame un effort démesuré de la part de la volonté générale [21] dans le cadre duquel celle-ci peut, et même doit, recourir à la répression, dont le degré doit être inversement analogue au rapport des volontés particulières à la volonté générale [22]. D’où l’extrême sévérité des formulations du Contrat social concernant l’obéissance aux lois civiles, tel par exemple le passage traitant de cette propriété essentielle de la souveraineté qu’est le droit de tuer (ce « droit de glaive », selon Foucault, sans lequel la souveraineté n’est pas concevable [23]). Il est d’autre part symptomatique que ce droit soit définit par Rousseau comme un droit de guerre contre la principale figure de l’ennemi qui apparaît dans le Contrat social : l’ennemi public [24].

18Or, déclarer la guerre aux ennemis publics n’est-ce pas une façon de réintroduire la guerre dans la société (sous prétexte qu’on « retranche » cet ennemi de l’État en lui déclarant la guerre) ? En poussant plus loin cette interprétation, on peut même aller jusqu’à dire que cette réintroduction de la guerre dans la société a pour corrélat un autre type de guerre, une guerre psychologique, qui a lieu à l’intérieur du sujet, dont la volonté particulière est un ennemi public en puissance, que la volonté générale, à laquelle le sujet participe également en vertu du contrat, devra constamment « retrancher ». Faire face à l’ennemi public qui existe potentiellement en chaque citoyen de l’État serait ainsi la tâche sans fin que Rousseau lègue à la politique, en faisant porter le soupçon de la trahison sur l’ensemble des citoyens, sur le sujet politique lui-même, lequel peut, et doit, non seulement soupçonner tous ses concitoyens, mais « se soupçonner » lui-même d’être un potentiel traître à l’État.

19L’injonction que Rousseau adresse au sujet : « sois le souverain de toi-même » (ou inversement : « sois le sujet de toi-même ») est une injonction paradoxale, un double bind : pour être le souverain de toi-même tu dois cesser d’être un homme particulier, mais alors tu n’es plus toi-même (l’élément particulier formant le moi dans le sujet). Et cette injonction paradoxale est comprise dans le nouveau concept de citoyen, au sein duquel se réunissent les deux bouts de la souveraineté, le souverain et le sujet (subjectus, le « sujet de l’obéissance [25] »). La formation du concept moderne de citoyen a ainsi pour contrepartie le clivage du sujet-homme en deux entités antagoniques, dont l’une (sa part particulière) doit être « retranchée » du sujet-citoyen, projetée au dehors de celui-ci.

20Ce clivage n’a rien de pathologique à proprement parler, il constitue un état assez ordinaire du sujet national, du citoyen, notamment en « temps de crise ». Il est très courant que des citoyens développent des délires (des manies de persécution, éventuellement redoublées de fantasmes de surpuissance) qui ne portent pas – ou ne portent pas en premier lieu – sur leur personne particulière, mais sur cet ultra-sujet qu’est le souverain, ou l’État. Ayant « retranché » sa part particulière (qui peut ainsi poursuivre indépendamment sa voie vers la satisfaction de ses intérêts privés), l’autre part du sujet, le citoyen en crise s’identifie totalement avec la volonté générale et son délire devient, pour parler comme Deleuze et Guattari, un délire historico-mondial [26], portant sur l’État, la nation et ses ennemis intérieurs (les « ennemis publics ») et extérieurs (les autres États et nations qui conspirent contre la sienne) – ceux-ci étant, dans le cadre de son délire, quasiment toujours assistés par ceux-là. Autrement dit, en vertu de son délire, le citoyen-sujet en crise se fait le truchement de la volonté générale (qui réside entièrement en lui, puisqu’il a « retranché » sa volonté particulière), de la souveraineté menacée par le déchaînement des volontés particulières et, surtout, des volontés de corps (clubs, sociétés secrètes, lobbys, etc. [27]). Pour complètement fonctionnel qu’il puisse être dans sa vie privée et professionnelle, il ne cesse de fantasmer le salut de la nation ou de l’État au moyen d’une guerre acharnée contre les « ennemis publics » guerre dans laquelle il se voit jouer un rôle de premier plan. De là, du fantasme, au passage à l’acte la distance peut être plus ou moins courte, elle n’est au fond qu’affaire de circonstances.

21En d’autres termes, ce citoyen en crise est virtuellement dictateur, son programme (son délire) est au fond le programme de la dictature : sauver la souveraineté nationale menacée par l’ennemi public, l’ennemi intérieur qu’il faut retrancher du corps de la nation. Car qu’est-ce que la dictature, et, plus généralement, l’état d’exception (qu’on pourrait définir comme une micro-dictature, une suspension de la démocratie plus restreinte que la dictature) sinon la situation où le sujet en crise prend la souveraineté en main pour déclarer une guerre sans merci aux ennemis de l’État, pour donner lieu, sur une échelle plus au moins grande, à cette forme de violence que Balibar qualifie d’ultra-subjective ? Et cette assomption a pour corollaire l’inverse : que tout « dictateur », virtuel ou effectif, doit, pour s’emparer de la souveraineté, ou pour la maintenir, produire des crises, identifier des ennemis publics et faire s’abattre sur eux la violence ultra-subjective.

I.4 – La projection en tant que modalité spécifique de la violence ultra-subjective

22En résumé, la violence ultra-subjective serait une conséquence extrême de la double projection à l’extérieur de la « cité » d’un côté, de la guerre et de l’autre, de la part privée du sujet (jugée incommensurable avec la souveraineté, voire dangereuse pour celle-ci). La projection constituerait ainsi la modalité propre de la violence ultra-subjective. Mais qu’entendons-nous par projection ? Notre définition de ce terme est à la fois plus large et plus restreinte de sa définition psychanalytique, qui, soit limite son emploi à certains cas pathologiques (Freud), soit l’élargit à des phénomènes d’identification (Mélanie Klein). Plus précisément, notre définition de la « projection » est inspirée par la psychanalyse tout en se soustrayant à la lettre de celle-ci, dans la mesure où nous ne nous référons ni à l’origine libidinale des pulsions ni au « complexe œdipien ». Nous utilisons ici ces mots afin de décrire le mécanisme élémentaire de défense qui consiste en l’extériorisation d’un mal (d’un déplaisir, dirait la psychanalyse) intérieur par l’effet de l’attribution de son origine à une autre personne (indépendamment du fait que cette attribution soit juste ou erronée). La projection serait ainsi le mécanisme rudimentaire de la colère (et plus généralement du sentiment d’hostilité) : le fait de détourner vers l’extérieur un sentiment désagréable, de l’appliquer à un autre, qu’on place en face de soi comme ennemi. Or, l’extériorisation de son mal, le renversement de sa douleur en colère envers un autre, est nécessairement accompagné d’un clivage, issu de la négation (temporaire ou durable) par l’individu de la partie de son moi qui s’identifie avec cet autre en tant que même (être humain, compatriote, concitoyen, collègue, membre du même sexe, ami, conjoint). On n’extériorise pas son mal sans extérioriser, par là même, un (ou plusieurs) de ces autres que l’on porte en soi, sans briser son identification, aussi menue soit-elle, avec la personne à laquelle l’origine de ce mal est attribuée (ce qui peut éventuellement entraîner la brisure de toute une classe d’identifications analogues). La colère n’est donc pénible qu’en raison du clivage intérieur qu’elle implique. Dans la projection on transforme un déplaisir intérieur en colère pour recevoir, en retour, un nouveau déplaisir, dû au clivage intérieur que nous cause notre désidentification avec la personne vers laquelle notre colère s’oriente ; et il va de soi que plus notre identification avec celui qui fait (ou avec ceux qui font) l’objet de notre colère est forte, plus le clivage est profond et plus le déplaisir qu’il occasionne attise la colère. Ainsi définie, la projection est un mécanisme de défense très commun, nécessaire (au même titre que le refoulement à proprement parler [28]) à la gestion des relations sociales et n’a pas pour seule issue la violence. Mais la violence, elle, lorsqu’elle est « subjective » (lorsqu’elle est associée à la colère, à la haine ou à l’inimitié), ne peut que passer par la projection.

23Or, indépendamment de la question de savoir si elle implique la violence ou pas, la projection peut prendre deux formes différentes : une forme réactive et une forme fantasmatique.

24Disons schématiquement que dans des cas « normaux » (lorsque elle contribue effectivement à la gestion des relations sociales), la projection et le clivage qu’elle occasionne, ont pour point de départ des stimuli extérieurs (des offenses réelles). Or ce rapport peut éventuellement se renverser : au lieu d’avoir comme point de départ une offense (un stimulus extérieur), la projection, peut, au contraire, avoir pour origine un embarras au niveau des identifications, voire un clivage intérieur. La colère (ou le sentiment d’hostilité) qui en découle prend alors une forme délirante, paranoïaque.

25La même chose vaut pour cette projection que nous avons supposée consubstantielle à la formation du sujet-citoyen. Ici aussi, lorsqu’elle constitue la réponse « mesurée » à une offense infligée à la souveraineté, la projection peut être conçue comme un mécanisme de défense « normal », bien que ce qu’il s’agit de défendre ne soit plus l’individu mais la souveraineté (à laquelle le citoyen s’identifie par le truchement de sa séparation avec sa part particulière). Lorsqu’ au contraire, elle est issue d’un stimulus intérieur, tel la radicalisation du clivage entre le sujet-citoyen et le sujet particulier, la projection se transforme en délire de persécution et la colère qu’elle occasionne est susceptible de déboucher sur la violence ultra-subjective.

II – Économie politique : une structure qui contient indirectement la violence

26La philosophie politique n’a peut-être pas connu d’adversaire plus redoutable que l’économie politique. De notre point de vue, l’originalité de l’économie politique consiste (aussi paradoxal que cela puisse paraître aujourd’hui) dans le fait d’avoir inventé une structure sociale, peut-être la première inventée à l’époque moderne [29]. Par le mot « structure » nous entendons un replacement du sens des actions individuelles dans un cadre plus général, collectif, au sein duquel elles prennent un sens différent, voire, éventuellement, opposé au premier. Plus abstraitement, la structure est une contradiction, une tension ou, en logique, un paradoxe, qui n’est pas résolu mais qui est « contenu » (maintenu dans un équilibre temporaire) grâce à son replacement dans un cadre plus large. Plus précisément, la structure inventée par l’économie politique « contient » les tensions que la philosophie politique avait refoulées dans l’anthropologie, en les replaçant dans le cadre de l’économie. Et par là même, du fait de l’appropriation par l’économie des tensions qui la constituent, la philosophie politique est indirectement tenue en échec. Le pivot de cette opération est l’appropriation par l’économie politique de l’égoïsme (sentiment non sympathique, censé généralement menacer la société de désagrégation) et partant de l’antagonisme (qui était pour Hobbes un équivalent de la « guerre de chacun contre chacun »). Or, replacé par l’économie politique dans le marché, l’égoïsme s’avère, contre toute espérance, avoir une contribution fondamentale au bien-être des nations. Telle est, du moins, la « structure » de l’économie politique d’Adam Smith (ou plutôt la structure inventée par cette économie politique). Car la Richesse des nations combine une enquête approfondie sur les règles de l’économie commerciale avec l’examen du rôle, positif, que peut avoir dans le cadre de cette économie – et, au-delà, dans l’évolution générale des « nations commerciales » – une classe particulière de passions : les « passions égoïstes » (qui poussent les individus à la poursuite de leurs intérêts privés). Pour Smith, ces passions sont le moteur de l’économie commerciale et de la prospérité générale à laquelle celle-ci donne lieu en vertu de son mécanisme de distribution du travail et du stock [30].

27Par ces aspects, la Richesse des nations s’oppose terme à terme au contractualisme, aussi bien hobbesien que rousseauiste. Est-elle cependant une réfutation de la philosophie politique contractualiste ? Il est difficile de répondre par l’affirmative. Car, les arguments de Smith ne se rapportent pas directement au domaine proprement politique mais à l’économie, qui est supposée résoudre le problème politique, le problème de l’État, depuis son extérieur : depuis ce qui lui échappe et qui doit même lui échapper. Les arguments de l’économie politique réfléchissent sur la philosophie politique de façon indirecte, oblique. Leur rapport est par conséquent régi par une aporie irréductible, qui ne cesse de réapparaître à force d’être constamment chassée. Elle consiste au fond dans le fait que l’économie politique ne sait et ne saura jamais aborder directement la violence.

28Cependant, la question de la violence n’est pas absente de la Richesse des nations. Son émergence y est toujours issue de l’intervention de l’État dans le processus économique. Ainsi, par exemple, lorsque les commerçants réussissent à faire accepter à l’État des lois mercantiles, le commerce « qui devrait augmenter les avantages de l’amitié nationale sert uniquement à augmenter la violence de l’animosité nationale [31] ». L’association des intérêts des commerçants avec l’État est source de violence également à l’intérieur de la nation. Cette violence prend dans la Richesse des nations deux formes. La première, sommairement esquissée, est engendrée par le conflit entre unions (combinations) de travailleurs et unions de maitres (masters) ; celles-ci l’emportant toujours grâce à l’aide de l’État [32]. La deuxième forme, récurrente dans le même ouvrage, est la violence exercée par les lois de l’État, lesquelles, lorsqu’elles restreignent la liberté naturelle des processus économiques, peuvent avoir des conséquences plus néfastes que la guerre [33].

29Deux remarques s’imposent. La première est que la violence dont il est question dans la Richesse des nations n’est plus – ou n’est plus uniquement – la guerre, elle n’est pas non plus une violence originelle ou naturelle, mais une violence « artificielle », issue du bouleversement de la naturalité du processus économique. Ses auteurs ne sont pas les individus, ou ils ne le sont qu’indirectement. Elle est due à un disfonctionnement de la structure, naturellement pacificatrice, qu’est l’économie. Elle est donc une violence ultra-objective (dans le sens de Balibar), sans passion et sans intentionnalité directe, un accident, issu de l’immixtion de la politique dans le domaine économique.

30La deuxième remarque est que, dans la Richesse des nations, l’économie ne résout le problème de la violence qu’à condition de soustraire l’égoïsme (et partant l’antagonisme) à la politique pour lui imposer un rapport proprement économique ; ou, inversement, à condition que la politique ne vienne pas imposer son propre rapport à l’égoïsme et à l’antagonisme pour entraver la naturalité du processus économique. Cependant, cette condition ne peut être garantie par l’économie elle-même, mais uniquement par la politique, qui doit s’autolimiter pour permettre à l’économie de faire fonctionner sous son propre rapport l’égoïsme et de contenir ainsi la violence. C’est donc l’économie qui a le secret du bien-être de la société, mais c’est la politique qui peut réaliser ce secret en s’autolimitant. De la sorte, l’économie politique ne résout la tension du rapport entre l’État et la violence qu’au prix de son déplacement à un niveau supérieur : en transformant cette première tension en une tension entre l’économie et la politique. Tel est d’ailleurs le propre de la structure : de déplacer la tension qu’elle renferme à un niveau supérieur : de neutraliser une contradiction au niveau des contenus au prix d’une contradiction au niveau des contenants – et cette seconde contradiction prend la forme d’une aporie. Sauf si elle est résolue (ou, plutôt, « contenue ») au moyen d’une hiérarchie des contenants (une hiérarchie de structures) qui ne peut pas être instaurée sans recours à une métaphysique, plus ou moins sécularisée. Ce rôle est tenu, dans la Richesse de nations, par la Nature, par le truchement de laquelle s’opère une hiérarchisation entre la structure économique et la structure politique [34] et, partant, entre le cadre général spécifique où s’applique la première, la nation, et celui où s’applique la seconde, l’État.

III – Philosophie de l’histoire : une structure qui contient directement la violence

31Comme une tentative de résoudre par l’effet d’une structure (dans le sens défini ci-dessus) la tension anthropologique générée par la philosophie politique peut également être définie par la philosophie de l’histoire. Or, au lieu de replacer cette tension au sein d’une structure extérieure à la politique (comme le fait l’économie politique) et d’éviter ainsi de traiter directement le problème de la violence (au prix, on l’a vu, d’un nouveau concept de violence, d’une « violence » générée par la disfonctionnement de structure), la philosophie de l’histoire intègre la politique et la violence dans une même structure (un « plan », « dessein » ou « système ») métapolitique. Ainsi, loin d’essayer de repousser la violence en dehors de la société, la philosophe de l’histoire s’efforce de « contenir » (dans le sens double d’enfermer et de retenir dans des limites acceptables) la violence historique (et plus généralement le mal qui se manifeste dans l’histoire) à l’intérieur d’un « plan de la nature », de la « providence », de la « Raison » ou, simplement, d’une « loi historique » déduite du « cours des affaires humaines ». Ici comme ailleurs, la structure procède par un replacement du sens des actions humaines du niveau ndividuel au niveau collectif. Lorsqu’on se limite au premier niveau, l’histoire humaine présente un aspect désolant : à considérer les actions des individus « on ne voit en fin de compte dans l’ensemble qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction [35] ». Or, cette image peut-être est corrigée lorsqu’on se rend compte que « chez l’homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent à l’usage de sa raison n’ont pas dû recevoir leur développement complet dans l’individu mais seulement dans l’espèce [36] ». C’est par ce replacement du sens des actions humaines au niveau collectif (l’espèce [Kant], l’État [Hegel], le travail [Marx]) que la philosophie de l’histoire entreprend de résoudre à nouveaux frais l’opposition entre un état de nature asocial et une constitution artificielle ultra-consciente qu’avait identifiée la philosophie politique.

32Autrement dit, si la méthode de la philosophie politique était d’interpréter l’action collective (la société ou l’État) au moyen de l’analyse des motifs de l’action individuelle (de l’anthropologie ou de l’étude des passions), la méthode de la philosophie de l’histoire est de réinterpréter les actions individuelles (ainsi que le « bouleversement informe des événements [37] ») à la lumière des fins de l’action collective. Or, celles-ci ne sont pas pour la philosophie de l’histoire le résultat d’une adition « mécanique » des fins individuelles, mais sont dotées d’une téléologie propre à elles et subséquemment d’un sens différent, voire opposé, à celui des fins des actions individuelles qui varie selon le cadre plus général dans lequel le collectif est censé se réaliser : l’espèce, la nation, l’État, l’économie, etc. De cette manière, la philosophie de l’histoire introduit une tension entre l’individuel et le collectif ; tension qui n’est pas résolue dans le collectif, mais qui constitue son mode d’existence et, partant, le moteur de l’histoire. C’est en vertu de cette tension que la providence (indépendamment du fait qu’on l’appelle nature ou Raison, ou qu’on la sécularise davantage pour lui donner le nom de finalité historique ou de structure) réalise ses fins [38].

33Cette tension constitue la fameuse « ruse » de la philosophie de l’histoire, que Kant introduit, avant la lettre [39], dans la Quatrième proposition de son Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, en lui donnant le nom explicitement contradictoire d’insociable sociabilité [40]. Qu’est ce que c’est ? Un accord qui n’est pas obtenu en vertu de la raison (individuelle) – ou grâce aux passions sympathiques – mais « extorqué pathologiquement » grâce aux passions les moins sympathiques qui soient : l’égoïsme, la vanité et la volonté de domination, qui donnent libre cours à l’antagonisme et, partant, à la violence [41].

34La philosophie de l’histoire est ainsi issue d’un effort de « penser ensemble, sans contradiction » (selon la formule kantienne qui résume la dialectique moderne) l’antagonisme et l’accord (ou, selon une version alternative, l’antagonisme et la contrainte [42]). Ce qui signifie également « penser ensemble », dans l’histoire, comme moyen de réalisation des fins de la providence (ou de la « causalité historique »), la violence et le droit (ou la constitution). Telle est la structure élémentaire de la philosophie de l’histoire, dont l’originalité consiste, si non dans l’invention (que nous avons attribuée à l’économie politique), dans l’application à l’ensemble des fait historiques d’une « structure » (dessein ou plan providentiel, ruse ou Aufhebung) susceptible de tenir ensemble des éléments contradictoires, voire d’être reproduite en vertu de leur contradiction.

35Cependant, même si elle constitue le moteur de l’histoire, cette structure contradictoire, et avec elle l’histoire, ne peut pas durer éternellement, puisqu’elle est malheureuse et immorale – puisqu’elle réalise le progrès de l’humanité en quelque sorte malgré les hommes, au prix du spectacle désolant (selon l’expression commune à Kant et à Hegel) que donne l’histoire de l’humanité. La destinée de cette structure est ainsi de disparaître, de s’auto-éliminer dans l’histoire au profit d’une harmonisation définitive, qui est une moralisation en même temps qu’une « civilisation » de deux éléments qui la constituent : l’antagonisme et l’accord (ou la contrainte, selon les deux interprétations possibles du droit), de sorte que la société civile puisse « se maintenir par elle-même comme un automate [43] ». Le schème élémentaire de la philosophie de l’histoire est ainsi toujours le même : l’antagonisme (ou la guerre, y compris celle des classes), qui fait l’histoire en produisant des formes intermédiaires d’accord (ou de contrainte), va enfin s’auto-anéantir en s’absorbant au sein de l’institution/constitution finale qu’il produira : une institution/constitution parfaite au point d’anéantir la contrainte et de rendre la guerre, et avec elle l’histoire, inutiles.

36Toute philosophie de l’histoire n’est qu’une appropriation différente de ce schème général dont le caractère spécifique dépend du « coefficient de direction » (de direction politique et, en dernier analyse, morale) qu’on applique aux deux termes de la structure contradictoire de l’histoire que sont l’antagonisme et l’accord (ou la contrainte). Et ces coefficients de direction sont également au nombre de deux : ils correspondent aux deux traditions, ou directions opposées que nous avons supposées être à l’origine de la pensée politique moderne : la tradition de l’anti-domination (ou de la dénonciation) et celle de l’accord (ou de la légitimité). Ainsi, à le considérer sous le prisme de la deuxième tradition, l’antagonisme est illégitime (« guerre de chacun contre chacun » ou élément de désagrégation de la société), tandis que, vu sous l’angle de la première tradition, l’accord (ou la contrainte) peut être traduit en domination, ou répression (« esclavage volontaire » ou « idéologie », dans sa définition marxienne de « fausse conscience »).

37Par conséquent, en même temps qu’un effort de « penser ensemble sans contradiction » l’antagonisme et l’accord (ou la contrainte), la philosophie de l’histoire est un effort pour combiner les deux traditions élémentaires de la pensée politique moderne, desquelles les notions antithétiques d’antagonisme et d’accord reçoivent leurs significations politiques (et/ou morales). Bien qu’en dernière analyse le résultat de cette dialectique historique penche forcément du côté de la deuxième tradition (celle de la légitimité), son objectif avoué est de « concilier » les deux termes de contradictions (ou antinomies) logiques, de « réconcilier » les hommes avec leur histoire et avec le mal qu’elle fait s’abattre sur eux [44]. Or, dans l’histoire, cette « réconciliation » ou « pacification » ne vient qu’à la fin, lorsque la société, fonctionnant comme un automate (c’était déjà le cas pour le Léviathan), se défait aussi bien de la guerre que de la domination. À la fin donc vient toujours, en philosophie de l’histoire, un accord, ou raccordement final, mécanique, effectué au niveau de la structure, et plus précisément au niveau du sujet collectif dans lequel la structure s’effectue : l’espèce, l’État, la nation ou la société. C’est à ce niveau, dans ce nouveau sujet collectif, que s’unifie, enfin, le sujet clivé de la philosophie politique, le sujet-homme (qui reste toujours fragmenté lorsqu’on le considère indépendamment de l’ultra-sujet de la structure).

38Pour le dire autrement, la philosophie de l’histoire est une structure qui sacrifie le particulier au général, les moyens au but [45]. Et les moyens sont, par définition, les hommes, leurs passions et la violence comme la domination qui en dérivent [46]. C’est une vision du monde foncièrement immorale, qui bat en brèche, même chez Kant, la raison pratique et cela malgré le fait qu’elle arrive toujours à la fin, même chez Hegel, à renouer avec la moralité (cf. la Sittlichkeit ou « moralité objective »). La question que nous sommes donc en droit d’adresser à la philosophie de l’histoire, à toute philosophie de l’histoire, est « à quel prix ? » : quel est le montant de violence et/ou d’injustice (domination) que l’on peut considérer comme étant « contenu » par la structure progressiste de l’histoire – le montant de violence et d’injustice que l’on peut considérer comme étant « convertible » (pour reprendre, tout en le généralisant à l’ensemble de la philosophie de l’histoire, le concept employé par Balibar pour analyser le rôle de la violence chez Hegel) par cette structure ? Ou inversement (si l’on considère cette structure à l’aune, non plus de la seconde mais de la première tradition) : quel est le montant d’injustice et/ou de violence que l’on puisse tolérer que cette structure génère sous prétexte d’une « conciliation » ou d’une « pacification », voire d’une « libération » finale ?

39Car la première tradition ne saura jamais être totalement intégrée dans la structure de la philosophie de l’histoire, et plus généralement dans aucune structure, qu’elle ne cessera de déborder, pour l’accuser d’être, non pas le produit légitime de la violence historique, mais sa source illégitime. Autrement dit, pour la première tradition, la structure ne convertit pas la violence en des formes historiques susceptibles de la faire ultérieurement disparaître (la civilisation, la nation, l’État, l’économie, le travail ou, même, la Révolution), mais elle est, à l’intérieure de ces mêmes formes, convertie en violence (en violence d’État [libéralisme politique], en expropriation violente [Marx], en violence structurelle [Galtung], en violence symbolique [Bourdieu]). Voilà les deux approches de la structure que la pensée politique contemporaine ne cesse de décliner, en les appliquant à des formes collectives différentes, en critiquant chaque fois une forme de conversion de la violence pour rendre légitime une autre, et ainsi de suite.

40Et l’on ajouterait que la violence convertible par la structure (ou, selon la deuxième tradition, la violence générée par la structure), par quelque structure que ce soit (y compris la structure linguistique), est une violence ultra-objective (au sens de Balibar), dans le cadre de laquelle les individus, leurs passions subjectives et leurs actions ont le statut de moyens, d’objets consacrés à l’autel de la structure (la Nature, la Raison, la Civilisation, l’Économie, la Révolution), et plus précisément à l’autel du cadre collectif spécifique (l’Espèce, l’Humanité, l’État y compris révolutionnaire, le Parti) dans lequel la structure se réalise et qui constitue le vrai sujet de l’histoire, le niveau où le sens historique se manifeste pleinement [47]. En bref, la « violence convertible », la violence « contenue » dans (ou produite par) la structure sont forcement une violence objective. (Même s’il faut préciser que cette approche, critique, de la structure en général, en tant que forme, non plus d’accord mécanique, mais de domination mécanique, voire de source de violence, est forcément issue de la première tradition et déborde ainsi la philosophie de l’histoire.)

41Or, la structure, telle que nous l’avons définie ci-dessus (en tant que transformation du sens des actions individuelles par l’effet de leur replacement dans un cadre différent, considéré comme plus général ou plus pertinent) est une « réduction », dans le sens mathématique du terme (plus que dans son sens logique). Mais elle est aussi une « réduction » dans le sens commun du mot : la diminution de la valeur, de l’importance d’une chose. Car, comme on l’a vu dans la structure, les vies et les actions des hommes sont réduites à un statut secondaire, subordonnées, elles perdent leur importance par rapport aux collectivités dans lesquelles le sens de la structure est supposé s’effectuer pleinement, elles deviennent des « moyens », et sont ainsi susceptibles d’être consacrées à des « fins » qui les dépassent. Cette « réduction » est le propre de la violence ultra-objective. Réduit en moyen de réalisation de l’esprit dans l’État (Hegel), en partie de la machine ou en ouvrier inemployé, membre de l’« armée de réserve » du capitalisme (Marx), l’homme est « dévalorisé » ; il n’est plus le sujet fragmenté de la philosophie politique, il est simplement déchu de sa condition de sujet. Il devient un objet consommable par la structure (« le particulier est trop petit en face de l’universel. Les individus sont sacrifiés et abandonnés [48] »), un homme éventuellement « jetable » (selon l’expression de Bertrand Ogilvie [49]).

42La réduction serait ainsi la modalité spécifique de la violence ultra-objective – comme la projection est celle de la violence ultra-subjective (supra). Celle-ci appellerait éventuellement à la violence par le truchement de la haine, celle-là par celui de la diminution de la valeur de l’homme. Tandis que chacune d’elles constituerait tendanciellement un mode de déshumanisation : la projection, par le biais de l’altérité extrême, dans le cadre de laquelle l’autre, projeté en dehors de l’humanité, devient un monstre ou un animal ; la réduction, par le biais de la transformation de l’homme en objet, en chose inanimée, dont le corps n’a qu’une valeur utilitaire, en tant qu’on puisse le faire travailler comme esclave (industriel, agricole, voire sexuel) ou en tant qu’on puisse en extorquer des matières utiles ou des organes (susceptible d’être revalorisés dans un autre corps).

IV – Conclusions

43Essayons maintenant de résumer le chemin parcouru ici et de conclure provisoirement [50].

44L’histoire moderne du concept de violence est régie par la dialectique de l’antagonisme et de l’accord. Or, cette dialectique est une dialectique incomplète, « tronquée », sans union de contraires ultime, mais transitant dans une multitude d’« unions de contraires » instables et précaires. Chacune d’elles distribue différemment par rapport aux deux termes de l’alternative l’ensemble des relations sociales et, partant, la guerre et la paix civiles. Chacune implique, enfin, une anthropologie différente : une figure différente du sujet moderne de la politique, de cet homme déchiré entre différentes natures ou volontés, divisé en homo politicus et en homo œconomicus, englouti dans des structures qui le réduisent en moyen ou en objet de la politique.

45La règle de cette dialectique incomplète est au fond très simple : entre ces deux termes il n’y pas de vraie contradiction, il n’y a pas d’antagonisme sans accord, ni d’ailleurs d’accord sans antagonisme. La vanité, la recherche de la gloire dont Hobbes faisait l’origine de la « guerre de chacun contre chacun » présuppose un accord entre les hommes concernant l’objet de la gloire ; tout comme la libre concurrence entre commerçants présuppose un accord concernant l’objet de la concurrence, la valeur de la marchandise et, au-delà, la forme de la richesse. On ne se bat jamais pour quelque chose qui n’est pas préalablement valorisé par un accord, voire par un ensemble d’accords, consensus ou conventions. Et on n’a pas besoin de s’accorder sur quelque chose qui n’est pas préalablement objet de conflit, d’antagonisme.

46Pourtant, en supposant cette opposition, la modernité politique l’a prise en charge, elle a défini les domaines dans lesquels elle est censée avoir lieu et a déterminé ses effets politiques et sociaux. Tout ce travail de normalisation du rapport entre l’antagonisme et l’accord a contribué à instituer leur opposition, à lui assigner des conséquences politiques spécifiques. Mais au sein de ce travail a été méconnu le fait que l’interdépendance de ces termes déborde largement la figure de l’opposition.

47En pratique, lorsqu’on le soustrait à un accord, l’antagonisme s’en fabrique un autre, dans un domaine insoupçonné par la normalité des définitions et institutions politiques, et donc incontrôlable par celles-ci. Cela vaut également pour tout accord (pacte ou contrat) « libéré » d’une forme d’antagonisme et qui ne manque pas de donner lieu à un nouvel antagonisme, moins perceptible immédiatement (plus difficile à cerner par les catégories de la politique). Autrement dit, lorsque leur rapport est bouleversé, antagonisme et accord émigrent ensemble dans un nouveau terrain, social ou géographique. Cette « migration » (que tout un pan du Contrat Social de Rousseau cherche à prévenir) est toujours violente, car le nouveau rapport de l’antagonisme et de l’accord renverse un rapport précédent, et avec lui les liens ociaux que celui-ci aidait à nouer et les intérêts qu’il servait. Mais sa violence n’est jamais seulement « convertible » au sein du nouveau rapport qui l’engendre, ou qu’elle aide à engendrer. D’abord, parce qu’un tel rapport n’est jamais exactement converti en institutions, qu’il déborde toujours, soit en se dérobant d’elles soit, au contraire, en les colonisant, en les renversent à son profit ; d’où la reconfiguration constante de sa relation avec les institutions qui engendre des retours périodiques de violence « formatrice ». Ensuite, parce que ces reconfigurations sont susceptibles de « mal tourner » : l’accord bouleversé (« vidé » d’une forme d’antagonisme) est susceptible de se renverser en délire de persécution et l’antagonisme en concurrence tactique parmi des sauveurs autoproclamés de l’accord en danger ; ou l’antagonisme de coloniser les institutions, de les renverser en un accord pour l’antagonisme le plus effréné, le plus destructif [51].

48Contrairement à l’assomption de la philosophie politique (partagée également par l’économie politique et la philosophie de l’histoire), l’antagonisme et l’accord ne sont pas sommés de s’opposer, ils ne forment pas les deux termes d’une alternative, mais leurs effets (y compris leurs effets pervers) peuvent bien se combiner. Et cette forme, paradoxale, mais très habituelle dans la pratique, d’« union de contraires » prend notre conception de la politique à revers : en contredisant la logique formelle des institutions, tout comme celle des luttes pour l’émancipation, elle rend inefficaces aussi bien les efforts pour défendre les institutions que ceux pour s’en défendre. À l’intérieur de ces paradoxes politiques, la légitimité et l’illégitimité se mélangent dans un sac de nœuds impossible à démêler. La plus belle « découverte » de Marx fut, à notre sens, d’avoir décrit, dans le Capital, un tel renversement de la logique formelle des institutions (de l’égalité juridique et du droit de propriété) en son contraire. C’est une série de tels renversements qu’a d’ailleurs mis en exergue Foucault tout au long de son œuvre. Mais nous sommes bien loin d’en avoir fini avec ces paradoxes politiques. Bien au contraire, nous sommes de plus en plus engloutis par eux, pris dans le « fétichisme » qu’ils engendrent, politiquement impuissants, désenchantés par la politique, ou, pire encore, engouffrés dans l’extrême violence que ces paradoxes ne cessent de produire dans différentes régions de notre monde géographique et social, en tant que victimes ou en tant que bourreaux (intentionnels ou simple rouages d’une machine violente « sans adresse »), sujets fragmentés, « névrosés » ou « paranoïaques », de la politique.

49Répétons-le, pour opposition il n’y a pas d’« union de contraires » ultime, telle au moins que l’avait imaginée la philosophie de l’histoire. Les différentes « ruses de la raison », les accords, raccordements ou réconciliations mécaniques, sont autant des solutions douteuses d’un problème que la raison a formulé et qu’elle a transmis à l’histoire pour perdre progressivement tout contrôle sur lui. Ce problème est la séparation artificielle, au début de la modernité politique, de l’antagonisme et de l’accord, sous prétexte de repousser la violence en dehors de la société. Depuis, le dehors n’a cessé de faire retour dans le dedans. Au point que nous soyons justifiés de nous demander si ce n’est précisément ce prétendu repoussement qui soit à l’origine de nos maux.

50Ne l’oublions pas, cette séparation artificielle, la construction de l’alternative de l’antagonisme et de l’accord, sa transformation en mécanisme de projection de la violence (renversée en son contraire par l’économie politique et supposée contenue au sein d’une structure par la philosophie de l’histoire) fut à l’origine une réponse à l’alternative, plus élémentaire et directement révolutionnaire dans son irréductible simplicité, de la liberté et de la domination. C’est cette dernière alternative, que nous avons appelée ici tradition de la dénonciation, qui est occultée, depuis Hobbes (qui est en cela effectivement le fondateur de la philosophie politique), par la dialectique tronquée de l’antagonisme et de l’accord.

51Autrement dit, partant de l’assomption que la liberté naturelle (professée par la première tradition) et l’accord (en tant que principe de légitimité moderne ou forme par excellence du lien social) sont incompatibles – que, lorsqu’elle est définie comme droit fondamental, la liberté s’oppose à l’institution/constitution du droit –, la seconde tradition a décrété que la liberté doit être limitée par le droit. D’où le leitmotiv philosophique et politique de la « vraie liberté », ou de « la liberté bien comprise », c’est-à-dire d’une liberté limitée par un attribut : l’économie, l’égalité [52], la liberté d’autrui, la propriété, la société, la communauté, etc. Décliner interminablement la liberté, afin de réduire, ou de transformer, sa part d’antagonisme (le risque de guerre sociale qu’elle est censée comporter) et de la rendre ainsi compatible avec le droit, est la tâche sans fin que la deuxième tradition a léguée à la politique.

52Une remarque s’impose ici : lorsque nous avons défini la première tradition nous avons pris le parti de ne pas la définir en tant que tradition de la liberté (car c’est bien de cela qu’il s’agit : du premier concept moderne de liberté politique, des renversements duquel tous les autres sont issus). Cela parce qu’il nous a semblé qu’en raison des glissements sémantiques dont il fut l’objet tout au long de quatre siècles de surinvestissement politique, le concept de liberté escamote plus qu’il n’aide à retrouver ce que Foucault appelait « des contenus historiques […] ensevelis, masqués dans la cohérence fonctionnelle, ou dans des systématisations formelles [53] ». Pour cette raison, nous avons opté pour définir la première tradition, négativement, comme tradition de l’anti-domination ou de la dénonciation. Il est temps maintenant de rectifier cette définition (d’autre part trop utile, car les traces de la première tradition sont plus faciles à repérer dans l’opposition à la domination et dans la dénonciation de celle-ci, que dans le concept de liberté, devenu progressivement un mot fourre-tout de la politique) : en effet la première tradition, qui est, avant tout, la tradition de la liberté, simple, sans attribut, « sans plus », ne devient critique radicale ou dénonciation qu’au second degré : que lorsqu’on lui oppose une forme de légitimité (la conquête, la succession dynastique ou l’accord).

53Supposons, donc, pour un moment, que (comme nous l’avons déjà suggéré) cette opposition entre la liberté et l’accord soit, elle aussi (au même titre que l’opposition entre l’antagonisme et l’accord que lui a substituée la philosophie politique), artificielle et qu’au lieu de bannir la guerre de la société, elle peut éventuellement l’introduire dans celle-ci. En d’autres termes, supposons que la liberté et l’accord ne se heurtent pas « naturellement », qu’ils ne forment ni les deux termes d’une alternative ni ceux d’une dialectique, mais qu’ils puissent subsister indépendamment dans la société, comme deux modes d’existence de l’être social, pour autant que la politique ne les force pas à entrer en collision. Tandis que la violence ne serait issue ni de la liberté ni de l’accord, mais de leur opposition au sein de la politique [54].

54L’objectif de toute étude de la violence reviendrait ainsi à saisir les modalités de cette opposition. Nous en avons précédemment distingué deux (mais il peut évidement y en avoir d’autres) : la projection et la réduction, correspondant chacune à une forme distincte de violence : la violence ultra-subjective et la violence ultra-objective, respectivement. Plus précisément la projection formerait le mécanisme élémentaire de la haine tandis que la réduction celui de la dévalorisation des humains. Notre hypothèse prendrait ainsi la forme suivante : la politique engendre la violence dans la mesure où elle favorise le mécanisme de la haine qu’est la projection et/ou le mécanisme de dévalorisation qu’est la réduction ; dans la mesure donc où elle cultive la figure de l’ennemi intérieur (à l’aune de laquelle toute figure d’ennemi extérieur est mesurée) et/ou elle se donne des objectifs métapolitiques (l’Économie) ou ultra-politiques (la « Raison d’État », ou, même, la Révolution comme institution) susceptibles de réduire les individus en moyens de la politique, voire d’en décréter éventuellement l’inutilité, ou, pire encore, la nécessité de les consacrer à l’autel de ces objectifs.

55Enfin, ces deux modalités de l’opposition de la liberté et de l’accord ne seraient pas contradictoires, elles ne seraient pas nécessairement issues de deux politiques opposées, mais elles pourraient aussi bien coexister, passer l’une dans l’autre, pour produire conjointement une violence ultra-subjective et une violence ultra objective. C’est ce qu’on observe quasiment toujours dans le racisme, notamment lorsque celui-ci se transforme en violence de masse, à la fois barbare et planifiée, structurelle et passionnelle, mais sans que sa barbarie et sa planification émanent nécessairement des mêmes personnes ou des mêmes raisonnements et décisions. Traquer, à partir d’études pratiques, les formes politiques et sociales de ces deux modalités incommensurables, ainsi que les formes de leur cohabitation, serait, pour nous, étudier et comprendre la violence extrême. Tandis qu’identifier des stratégies susceptibles de les tenir en échec serait l’objectif de la politique de l’anti-violence que Balibar appelle « civilité ».

Notes

  • [1]
    Dans cet effort, nous nous inspirons de divers travaux d’Étienne Balibar qui s’orientent, à notre sens, vers un dépassement de la dialectique (de son horizon téléologique du moins) en vertu de la topique. Voir notamment Violence et civilité. Wellek Librery Lectures et autres essais de philosophie politique, Paris, Éditions Galilée, 2010, La Proposition d’égaliberté, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2010, Saeculum. Culture, religion, Idéologie, Paris, Éditions Galilée, 2012.
  • [2]
    Violence et civilité… op. cit., p. 86 sq.
  • [3]
    Cf. « Les fondateurs de l’idée d’État moderne ont dû affronter le problème de la guerre civile » Roman Schnur, Die französischen Juristen im Konfessionellen Bürgerkrieg des 16. Jahrhunderts, Berlin, Duncker & Humblot, 1962, p. 9, cité dans Olivier Beaud, La Puissance de l’État, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, collection « Léviathan », 1994, p. 49.
  • [4]
    Le terme de projection est employé ici, par analogie à sa signification psychanalytique, dans le sens de refoulement vers l’extérieur, afin de souligner que le repoussement de la guerre à l’extérieur de la société opéré par la philosophie politique moderne n’a pas pour contrepartie, formellement du moins, une intériorisation, un refoulement vers l’intérieur, mais un clivage du sujet (voir infra I.4). Cf. « [la projection] présuppose une bipartition au sein de la personne et un rejet sur l’autre de la partie de soi qui est refusé ».
  • [5]
    Étienne Balibar, Violence et civilité… op. cit., p. 57-58.
  • [6]
    Voir Quentin Skinner, Liberty before Liberalism, Cambridge University Press, 1998.
  • [7]
    Voir Leviathan or The Mater, Forme and Power of a Common Wealth Ecclesiasticall and Civil [1651], cité dans la traduction française de Gérard Mairet, Paris, Éditions Gallimard, collection « Folio », 2000, p. 227.
  • [8]
    Leo Strauss, Hobbes’ politische Wissenschaft in ihrer Genesis (1935), cité dans la traduction anglaise de Elsa M. Sinclair, University of Chicago Press, 1963, p. 111 sq.
  • [9]
    Voir Leviathan…, op. cit., p. 223.
  • [10]
    Cf. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Éditions Gallimard/Seuil, collection « Hautes Études », 1997, p. 76-96.
  • [11]
    Leviathan… op. cit., p. 229.
  • [12]
    Idem, p. 230-231.
  • [13]
    Violence et civilité… op. cit., p. 56.
  • [14]
    Dans un article novateur Étienne Balibar met en relief la confusion, souvent productive, issue de la traduction identique, dans un certain nombre de langues européennes (dont le français et l’anglais), des deux termes, bien distincts en latin, de subjectum (équivalent du grec υποκείμενον) et de subjectus (le « sujet de l’obéissance ») (« Réponse à la question de Jean-Luc Nancy : “qui vient après le sujet ?” » [1989], in Étienne Balibar, Citoyen Sujet et d’autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2011, p. 35-65). Ce « jeu de mots historial » procède de l’invention par la philosophie allemande (d’abord par Kant, ensuite par Hegel et les adeptes de la dialectique) de la thématique de la subjectivité. Il a, entre autres, contribué au renversement par Foucault (inspiré à ce sujet par la généalogie nietzschéenne) de la subjectivité en sujétion, ou en assujettissement. Or ce même « jeu de mots » risque d’embrouiller notre compréhension de la transformation que subit le « sujet de l’obéissanc » (subjectus) à partir du moment où on l’identifie avec le citoyen (idem). Notre hypothèse ici est que cette identification (du « sujet de l’obéissance » (subjectus) avec le citoyen) est inséparable d’une scission du « sujet de la subjectivité » (subjectum ou υποκείμενον) en deux instances opposées, dont l’une est expulsée de la société (ou, du moins, de la politique). (cf. infra I.3 et I.4).
  • [15]
    Quentin Skinner, op. cit. ; cf. Philip Pettit, « Keeping Republican Freedom Simple. On a Difference with Quentin Skinner », in Political Theory, vol. 30, n. 3, juin 2002, p. 339-356.
  • [16]
    Ainsi par exemple, Quentin Skinner montre que le Léviathan fut avant tout une réponse à « these democratical gentlemen » qu’il tenait pour responsables de la décapitation du roi et l’engouffrement du pays dans la guerre civile (Quentin Skinner, Visions of Politics, vol. III : Hobbes and Civil Science, Oxford, 2002, p. 15-20).
  • [17]
    Michel Foucault, « Il faut défendre la société… », op. cit., p. 77-96.
  • [18]
    Du contrat social, in Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, Paris, Alexandre Houssiaux Libraire, 1852-1853, tome I, p. 643.
  • [19]
    Idem, p. 666.
  • [20]
    Idem, p. 664.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Idem, 662 sq.
  • [23]
    Michel Foucault, « Il faut défendre la société… », op. cit., p. 214.
  • [24]
    « Du contrat social », op. cit., p. 652 et passim.
  • [25]
    « Ces mots de sujet et de souverain sont des corrélations identiques dont l’idée se réunit sous le seul mot de citoyen » (idem, p. 677).
  • [26]
    Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, vol. II (nouvelle édition augmentée), Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 101 sq. On pourrait même supposer que si le schizophrène « délire le monde », selon l’expression des deux auteurs, c’est parce que son délire personnel peut facilement coloniser, ou être colonisé par le délire, plus répandu et non morbide du point de vue médical, du citoyen-sujet en crise.
  • [27]
    Cf. Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Éditions Gallimard, collection « NRF Essais », 2012.
  • [28]
    Sur les deux sens, large et restreint, du « refoulement » voir Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, « Refoulement » in Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, collection « Quadrige », 2007.
  • [29]
    En vérité, la première structure sociale moderne est la théodicée, qui constitue la forme à laquelle toutes les structures sécularisées peuvent être rapportées. Elle reste cependant trop statique pour servir de cadre d’interprétation de la politique. La « structure » telle que nous la définissons ici implique un degré d’instabilité, elle est forcement précaire, sa genèse est issue de la rencontre de la théodicée avec le « progrès ».
  • [30]
    An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations est cité dans The Glasgow Edition of the Works and Correspondence of Adam Smith, Liberty Fund, Indianapolis, VI, vol. II, 1985, p. 630 et passim.
  • [31]
    An Inquir… op. cit., p. 496.
  • [32]
    Idem, p. 84 sq.
  • [33]
    Idem, p. 526 et passim.
  • [34]
    Car la politique reçoit une forme structurale par sa mise en rapport avec la structure économique. Il n’y a pas en effet de structure orpheline, la pensée structurale multiplie les structures en vertu de son besoin de compenser, en dernière instance, la contradiction qu’elle contient au niveau inférieur par une hiérarchie au niveau supérieur.
  • [35]
    Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (1784), cité dans la traduction française de Stéphane Piobetta in Kant, Opuscules sur l’histoire, Paris, Éditions GF Flammarion, 1990, p. 70. Cf. Hegel, Die Vernunft in der Geschichte, cité dans la traduction française de Kostas Papaioannou, Paris, Éditions 10/18, 1965, p. 5.
  • [36]
    Idem, p. 71.
  • [37]
    Hegel, Die Vernunft… op. cit. p. 52.
  • [38]
    Cf. Kant, Idee… op. cit., p. 75-76.
  • [39]
    Sur la « ruse de la nature » chez Kant, voir Gilles Deleuze, La Philosophie critique de Kant, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1963, p. 106-107 (Deleuze attribue en effet à Kant deux « ruses » distinctes « de la nature »).
  • [40]
    Idee…, op. cit., p. 74.
  • [41]
    Idem, p. 74-75.
  • [42]
    Dans un passage de la « Cinquième propositio » de l’Idee… (op. cit., p. 76) l’« accord
  • [43]
    I dee…, op. cit., p. 80.
  • [44]
    Cf. Hegel, Die Vernunft…, op. cit., p. 68.
  • [45]
    Cf. idem, p. 137.
  • [46]
    Idem, p. 104 sq.
  • [47]
    Idem, p. 134, 136.
  • [48]
    Idem, p. 129.
  • [49]
    Bertrand Ogilvie, L’Homme jetable. Essai sur l’extrémisme et la violence extrême, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.
  • [50]
    Les limites imparties à cet article nous forcent à passer un peu brusquement aux conclusions en court-circuitant une série de développements du texte plus long dont cet article est issu. Ce qui donne à nos conclusions un caractère plus impressionniste qu’elles ne l’ont, croyons-nous, dans la forme complète de l’étude.
  • [51]
    Vers la fin de sa carrière, le grand historien de l’Holocauste, Raul Hilberg, constate que les chefs nazis avaient instauré un « un mécanisme de prise d’initiative », suivant lequel, « Himmler, [et] n’importe quel tyranneau devait compter sur l’accord tacite de ses collègues pour prendre des mesures toujours plus radicales et sans précédent » (The Politics of Memory : The Journey of a Holocaust Historian) cité dans la traduction de Marie-France de Paloméra, La Politique de la mémoire, Paris, Éditions Gallimard Collection « Arcades », p. 73-74).
  • [52]
    Toute différente est l’adition révolutionnaire de l’égalité et de la liberté dans le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, voir Étienne Balibar, « La proposition de l’égaliberté », in du même, La Proposition de l’égaliberté : essais politique 1989-2009, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2010.
  • [53]
    « Il faut défendre la société… », op. cit., p. 8 sq.
  • [54]
    C’est d’ailleurs de leur opposition au sein de la politique qu’est issu, d’après notre analyse, le renversement de la liberté en antagonisme (en violence, selon la seconde tradition) et de l’accord en domination (en violence, selon la première tradition) et, partant, la dialectique tronquée, mais effective, et indirectement (de par ses effets secondaires) violente, de l’antagonisme et de l’accord.