Problème d’expression de l’unité de la société politique : Balibar et Spinoza
1Le terme transindividualité a marqué l’interprétation de la pensée de Spinoza depuis que dans son analyse, Balibar a mis l’accent sur la structure toujours déjà interindividuelle, interaffective et interactive de l’existence de l’individu singulier. Dans plusieurs de ses textes [1], Balibar indique, d’une façon ou d’une autre, que le concept complet d’un individu exprime un équilibre, non pas fixe, mais dynamique, qui serait immédiatement détruit s’il n’était pas continuellement reconstitué [2]. L’insistance sur la nature interindividuelle de l’existence de chaque individu (humain ou inhumain) est observable chez Balibar particulièrement dans son analyse très éclairante où il explique le « processus transindividuel de l’individuation [3] ». En se fondant sur les Lemmas 4-7 qui suivent la proposition XIII de l’Éthique II, Balibar nous rappelle que l’existence et l’identité d’un individu doivent être expliquées par une certaine proportion ou un rapport de repos et de mouvement. Donc, la question de conservation d’un individu est directement liée à la « régénération continue » d’une certaine proportion de ses parties et d’un rapport de mouvement et de repos. Ces analyses qui se focalisent sur l’Éthique II éclairent bien la condition de possibilité spinoziste de la constitution et de la conservation d’une existence particulière ou d’un Individu sous l’attribut de l’extension, donc corporelle. La question d’individualité d’une existence particulière implique sans doute une question de l’unité ou de l’intégrité de celle-ci, et cette question se réfère directement, dans le contexte spinoziste, au problème de l’unité du corps et de l’esprit.
2Dans l’étude présente, à partir de notre lecture de quatre textes de Balibar qui se réfèrent à la question de l’individualité [4], nous nous proposons de montrer que Balibar n’hésite pas à attribuer une certaine individualité aux sociétés politiques en se basant sur la philosophie de Spinoza. À partir du fait que Balibar utilise une terminologie spécifique de l’individualité [5] qui sert à élaborer l’existence collective des individus humains, nous voudrions discuter la possibilité d’utiliser une autre terminologie pour exprimer l’unité des peuples, ou des sociétés politiques, à partir de toutes les variations du terme « Individu ». La sortie de la terminologie de l’individualité, quant à l’analyse des sociétés politiques chez Spinoza, peut nous aider à construire une conception plus légitime, croyons-nous, de la particularité de chaque société politique qui se présente comme la manifestation d’une certaine manière d’exister et d’agir ensemble. Dans ce cadre, l’irréductibilité de chaque individu constituant la société politique et l’augmentation de la puissance d’exister des individus dans la société se manifestent comme les thèmes centraux pour l’analyse de l’unité d’un peuple. Il est à noter que ces thèmes jouent un rôle déterminant dans la lecture de l’Éthique par Balibar [6] :
I understand these propositions [E4P29 to 31 and E4P38 to 40] as expressing the idea that relationships between individuals which are based on their « common nature » build up a « collective » or superior individual without suppressing their autonomy. On the contrary, they increase their potentia agendi (including, of course, their capacity to think or know), and accordingly their capacity for existence (which means, in the vocabulary of affections, that for each individual they increase Joy and suppress Sadness). Given the “naturally superior” strength of external forces (E4Ax), this means that a unity of mutually convenient individuals is an intrinsic condition for each of them to maintain its (or his) autonomy and singularity
4Mais qu’est-ce que la « singularité » ? Est-elle une simple expression de la particularité d’un individu chez Spinoza ? Dans les textes de Balibar, une distinction critique entre « individualité » et « singularité » n’est pas explicitée. Mais au moyen de la catégorie du « transindividuel », Balibar nous expose son analyse sur le problème de l’unité ou de l’individualité de l’État et il prend une distance critique face aux approches anthropomorphistes concernant la particularité d’un État : « […] sans doute, il y a un concept général de l’individualité et de l’individuation chez Spinoza, qui fait un avec celui de la production des effets de la substance (en dernière analyse ce sont en effet des individualités, des choses singulières, qui sont causes et effets, qui produisent et qui sont produites). Mais il est profondément erroné de présenter tous les processus d’individuation sur le modèle de l’individuation humaine (celle du corps et de l’âme humaine individuelle). C’est là précisément l’illusion anthropomorphique, structure fondamentale de l’imaginaire, dont la représentation des phénomènes politiques est le lieu privilégié – au besoin par le relais d’un anthropomorphisme théologique, comme on le voit avec le Mortal God de Hobbes. Mais en retour, l’analyse des phénomènes politiques, est la voie royale d’une critique de cette illusion. Elle nous met en présence d’une « individualité-limite (quasi-individualité ou transindividualité) qui concerne elle aussi les corps et les âmes, les mouvements physiques et les associations des idées, mais obéit à un tout autre modèle [7]. » La position anti-anthropomorphiste de Balibar marque son analyse de l’unité de l’existence de la société politique ; et le terme transindividualité se manifeste comme une conception radicale pour éviter toutes les critiques probables concernant le contexte où l’analyse de l’Individu se manifeste chez Spinoza [8]. Et, dans cet extrait, nous pouvons remarquer que Balibar semble voir une équivalence entre les termes « individualité » et « chose singulière », et il fait usage de ces termes comme les conceptions qui se réfèrent « en dernière analyse » à la même réalité.
5La question de l’unité d’une société politique ou d’un État implique sans doute une discussion assez vaste sur l’unité de « l’âme » et du « corps » de la pluralité humaine. Dans son article « Spinoza et « l’âme » de l’État, Potentia multitudinis, quae veluti mente ducitur », Balibar intervient dans cette discussion en examinant d’abord les interprétations d’Alexandre Matheron, Antonio Negri, Lee Rice et Pierre-François Moreau. Nous ne tenterons pas de réviser toutes les différentes positions prises pour analyser le sens véritable de la fameuse formulation du Traité politique [9]. Nous allons plutôt revenir à l’analyse de l’ingenium de Pierre-François Moreau (qui est examiné par Balibar comme une solution critique du problème de « l’âme » et de l’unité de l’État) pour révéler une certaine manière d’affirmer la spécificité de chaque société politique qui peut tout-à-fait être conceptualisée en dehors de la terminologie de l’individualité de la société politique.
6Chez Spinoza, l’idée d’irréductibilité de la manière d’exister de chacun [10] structure les principes de la relation de l’individu à la souveraineté politique et elle indique que la participation à la souveraineté diffère d’individu à individu, donc, de complexion à complexion. La complexion de chaque individu exprime une combinaison unique des passions, de la raison et de la corporéité de chacun ; et cette combinaison particulière détermine toute l’existence de l’individu en tant que relations affectives incessantes avec les autres individus. La définition du droit naturel étant fondée sur l’idée du conatus, Spinoza affirme que tous les degrés de perfectionnement individuel sont différentes manières d’exister et de modifier la réalité. La théorie politique spinoziste est déterminée par des conceptions fondamentales : le droit naturel, le conatus et la puissance. Ce qui fait l’originalité de la pensée politique spinoziste devant la perspective contractualiste, c’est son élaboration des pluralités humaines en tant que rassemblements uniques et particuliers qui se présentent comme des produits de différentes actions communes et de différents contextes historiques et matériels. En d’autres termes, pour Spinoza, en parallèle à ses analyses sur l’individu humain, chaque groupe d’individus doit être examiné dans ses conditions particulières ; et donc, chaque État ou chaque pluralité d’individus humains doit être compris à partir de sa propre définition formulée par ses participants et par les exigences propres à l’État. Mais, par la construction d’un certain parallélisme entre la conception de la particularité d’un individu humain et de la société politique, est-ce que nous attribuons nécessairement une individualité à la société politique ? Et, le terme « individu », est-il le seul terme et la plus légitime expression pour affirmer l’unité de la collectivité politique dans la pensée spinoziste ? Pour donner une réponse exhaustive à cette question, il faudrait d’abord montrer comment Spinoza explique l’individu dans l’Éthique II, et il faudrait souligner que le terme individu exprime l’unité corporelle, donc extensive, des plusieurs corps.
7Dans ses analyses sur les formes sociales et politiques dans lesquelles les individus humains peuvent vivre dans la concorde, Spinoza insiste sur le fait que la compréhension de la constitution et du fonctionnement de la vie civile requiert une analyse qui dépasse la standardisation des rassemblements humains, sous les définitions des régimes politiques et des individus humains, sous la conception d’une nature universelle humaine. La notion « d’individu humain » n’est jamais assimilable à une généralité qui peut être attribuée à toutes les existences humaines singulières ; tout au contraire elle implique toujours une spécificité qui se présente comme un rapport ou comme une proportion unique entre les parties constituant cette individualité [11]. La conception précise de l’Individu humain chez Spinoza est explicitée dans la définition de l’Axiome II, l’Axiome III, Lemme IV, V, VI et VII de l’Éthique II. L’analyse de l’Individu chez Spinoza se fonde sur la conception d’un corps composé de plusieurs corps. Dans la définition de l’Axiome II, Spinoza écrit :
Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres ou bien, s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon certain rapport précis, ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu, qui se distingue de tous les autres par cette union entre corps.
9Comme Balibar l’a également souligné dans « Spinoza et “l’âme” de l’État, Potentia multitudinis, quae una veluti mente ducitur », la conception spinoziste de l’Individu (et de l’Individu humain) s’appuie sur une théorie physique qui tente d’expliquer à la fois l’ordre et la connexion des choses et des idées. Dans la logique spinoziste du parallélisme entre le Corps et l’Esprit, la définition de l’Individu (c’est-à-dire, l’unité corporelle des plusieurs corps) est liée directement à une certaine définition de l’Esprit humain : « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, autrement dit une manière de l’Étendue précise et existant en acte, et rien d’autre. » (Éthique II, Prop. XIII)
10À partir de l’Éthique II, il est possible de dire que le corps de l’homme est doué d’une puissance propre directement proportionnelle à son degré d’individuation. Et, une telle puissance, comme Pascale Gillot l’explique de façon détaillée dans son article [12], se donne d’abord à entendre comme une très grande capacité d’interaction avec les corps extérieurs, le pouvoir de les mouvoir, de les disposer et d’être affecté par eux. Il ne relève que de la configuration matérielle interne du corps humain. Cette puissance ne dépend par conséquent d’aucune cause extra-matérielle, telle une âme qui serait à la base des opérations corporelles. En ce sens, le corps humain, considéré du point de vue de son essence singulière, c’est-à-dire de sa forme, de son individualité et de la puissance qui le caractérise, est strictement inanimé. L’identité individuelle caractéristique du corps humain se définit comme une identité dynamique, qui n’implique que la persistance d’un ratio interne de l’ordre du mouvement entre les corps composants le corps humain. Celui-ci n’engage à titre général rien d’autre que les lois du mouvement et du repos, explicatives selon Spinoza de l’ensemble des processus matériels. Et le principe de la persévérance de l’Individu dans sa nature précise, ou encore dans sa forme, doit être considéré comme unique et immanent à cet individu même. Cette thèse de l’inhérence du principe de persistance de la chose elle-même se rencontre dans un passage des Cogitata Metaphysica de Spinoza où sont posés les linéaments de sa théorie du conatus. En raison de sa propre configuration matérielle, le corps humain, en tant que chose singulière individuée, en tant que corps vivant, se situe lui-même à l’origine de sa persistance dans l’être.
11Dans « Spinoza et “l’âme” de l’État, Potentia multitudinis, quae una veluti mente ducitur [13] », Balibar montre à son tour que la question d’individualité chez Spinoza est une question de l’unité corporelle d’un corps plus complexe. Il signale qu’une question cruciale s’impose alors : dès lors qu’il y a un doute sur la réalité de l’unité collective ou de l’ensemble d’idées, désigné analogiquement par le terme mens, qui évoque la conception de l’âme humaine exposée dans l’Éthique, mais ne peut plus lui correspondre exactement, comment empêcher que le doute porte aussi sur la possibilité de caractériser la cité ou l’État comme un corps au sens rigoureux du terme, c’est-à-dire un individu matériel qui tend à conserver en vertu de sa propre essence ou loi de composition ?
12Si nous cherchons à éclairer la structure véritable de l’unité de la société politique chez Spinoza par cette question, et à travers une distinction critique entre les termes « individualité » et « singularité », il devient possible de saisir, croyons-nous, le sens dynamique de l’unité toujours en régénération de la société politique en évitant toutes les difficultés concernant les discussions sur le parallélisme problématique entre le corps et l’âme de celle-ci. Attribuer une individualité au sens strict du terme, à telle ou telle société politique, conduit à attribuer également un esprit collectif à la pluralité humaine. Et, comme Balibar l’a bien montré [14], « “la mens” collective est par définition une quasi mens (comme l’indiquait Spinoza dans l’ Éthique IV, P18S) ; son l’unité-de-conduite n’est pensable que sur le mode du “comme si” : non qu’elle ne soit pas “mentale” (c’est-à-dire idéelle et pensante), mais sa direction n’est unifiée (et donc “définie”) que tendanciellement ; et donc elle-même n’est unifiée que tendanciellement – on pourrait dire : de façon précaire –, car chez Spinoza une mens ne peut être autre chose que l’ensemble organisé de ses idées, et en fait c’est sa propre capacité de conduire ou de diriger de façon univoque qui l’unifie elle-même, qui lui confère un “ordre” interne, et ainsi fait l’exister. » En vue de relever une autre possibilité d’expression de l’unité de la collectivité politique humaine, il convient ici d’élaborer la différence entre la conception de l’individualité et de la singularité chez Spinoza, à partir de l’analyse très importante de Pascal Sévérac [15].
13Comme nous l’avons expliqué ci-dessus, dans l’Éthique II, ce qui identifie un individu, c’est une loi de combinaison interne, une loi d’interaction des mouvements des corps constituants. Et cette loi de composition interne structure l’union de corps qui se manifeste comme un individu affectif déterminé par sa propre puissance d’agir et par une capacité d’affecter et d’être affecté. Chaque individu existe donc dans une certaine forme d’autonomie, et cette autonomie ne se présente en aucun cas comme un isolement du monde environnant, du monde social, biologique ou matériel. Dans la constitution d’un tel corps qui est l’individu, le contact des corps constituants est déterminant. C’est-à-dire qu’une telle union du corps, qui se caractérise par une certaine communication du mouvement de proche en proche, implique immédiatement le contact des corps constituants. Le contact des corps pressés et des corps pressants détermine donc l’unité du corps en tant qu’organisme. Et l’individu humain se présente comme l’exemple d’une telle unité organique dans lequel les parties constituantes, ses organes par exemple, sont suffisamment liées les unes aux autres pour que l’union compose une totalité distincte d’une autre. En se référant à l’Éthique II, il est également possible d’expliquer l’existence commune de plusieurs individus qui collaborent à une même action, sans contact ou sans pression physique réciproque entre eux. Mais cette forme de composition des individus n’exprime pas un individu plus grand ou un individu supérieur au sens physique du terme, mais une chose singulière.
Par la chose singulière, j’entends les choses qui sont finies et ont une existence déterminée. Or, si plusieurs concourent à une seule action, de telle sorte qu’ils soient tous simultanément cause d’un seul effet, je les considère tous, en cela, comme une seule chose singulière [16].
15À partir de cette définition de la chose singulière, il est possible de distinguer différentes formes d’union des corps chez Spinoza : l’union par contact, et l’union par coproduction d’une même action. Comme l’affirme Pascal Séverac,
la première union relève d’une certaine statique : l’individu n’est pas avant tout défini par la production d’une action (même si, bien évidemment, une telle production n’est pas exclue), mais par la constance du rapport entre ses parties, par le maintien de sa forme par-delà ses variations, par la permanence d’une union distinctive de corps. C’est pourquoi, même s’il y a une dynamique externe d’échanges avec le milieu, c’est la stabilité du rapport entre ses mouvements qui fait l’individu. La singularité en revanche relève dans sa définition même de la dynamique : c’est le concours des individus coproduisant un même effet qui les définit, tous ensemble, comme une chose singulière. La constance du rapport (statisme), tout comme la communauté d’action (dynamisme), est donc unificatrice : la première est individualisante, et la seconde singularisante [17].
17En affirmant une telle distinction entre union individuelle statique, par contact ou pression réciproque, et union singulière dynamique, par collaboration ou coproduction, il est possible de dire qu’une communauté humaine, avec ses passions propres, ses craintes et ses espoirs, et également un État, avec ses institutions propres et ses relations de pouvoir, peuvent être compris à chaque fois comme une « chose singulière ». Car, dans une société politique, plusieurs individus se trouvent unis par une passion commune, par une expérience commune ou par une institution commune ; ils coopèrent tous ensemble à la production de mêmes effets pour arriver à une même fin. Mais ce type d’union des individus n’implique pas nécessairement un individu plus grand ou supérieur. Il est à noter que Spinoza n’utilise pas le terme « Individu » pour les États ou pour les communautés humaines ; pour exprimer la spécificité de chaque communauté humaine, il utilise le terme ingenium, à savoir la complexion [18].
18L’originalité de l’unité de chaque peuple trouve sa source dans le dynamisme relationnel et interactif entre ses parties, à savoir entre les individus constituants ; et cette dynamique relationnelle exprime la complexion, ou l’ingenium [19] de la pluralité humaine en question. À ce propos, Pierre-François Moreau explique que, chez Spinoza, l’application de ce concept n’est pas sans conséquence : car c’est sur cet ingenium, sur cette complexion particulière d’un peuple, qu’il faut se régler pour déterminer le contenu concret des lois [20]. Dans cette perspective, le contexte historique, dans lequel une société civile surgit et se maintient, joue un rôle déterminant dans la formulation de la stratégie de persévérance dans son être de la société, puisque le contexte historique détermine à la fois les conditions des relations interindividuelles dans la société et le choix de la forme du gouvernement. En ce sens, Spinoza demeure éloigné de la théorie hobbesienne qui tend à universaliser les États et les régimes politiques comme des formes générales qui peuvent être définies au-delà de tout contexte historique. À cet égard, la théorie politique de Spinoza semble plus proche de la théorie machiavélienne que de la théorie hobbesienne.
19Dans le Traité Théologico-politique, Spinoza fonde sa théorie politique explicitement sur un point de vue qui met l’accent sur l’originalité de chaque peuple ou de chaque État ; et il se sert de l’exemple hébreu non pas comme un paradigme historique, mais comme un cas d’étude par lequel il présente le projet essentiel de sa théorie politique. Ce projet essentiel, que Spinoza justifie en s’appuyant sur les remarques concernant le peuple hébreu, entend montrer la spécificité de la combinaison relationnelle de chaque peuple à travers un exemple [21] et montrer aussi qu’aucun type de pluralité humaine unie ou de peuple ne peut être privilégié et universalisé comme un moment primordial qui change le sens de l’histoire ou comme un climax de l’histoire. Toute société civile se manifeste dans l’histoire humaine comme une expérience particulière d’un peuple unique ou comme un exemple de l’existence humaine. Même si Spinoza se réfère, tout au long du Traité théologico-politique, à l’expérience des Hébreux, cette expérience d’un peuple particulier et la loi de Moïse n’expriment pas un moment nécessairement déterminant de l’histoire humaine ; il s’agit d’une expérience de persévérance dans l’être, d’une pluralité humaine unie dans certaines conditions matérielles, géographiques et politiques. L’analyse des conditions particulières dans lesquelles les Hébreux ont dû inventer une stratégie pour rester ensemble sert, dans la théorie politique de Spinoza, à montrer de façon détaillée comment un rassemblement humain spécifique structure ses actions communes et les conséquences de ses actions [22].
20À partir de cette insistance sur la spécificité et sur le rôle de chaque expérience commune dans l’histoire, il est possible de parler de singularité d’un peuple ou d’une communauté qui se constitue comme le produit d’un acte commun dans des conditions historiques et matérielles. Lorsque Spinoza affirme que la nature ne crée pas des nations, mais seulement des individus, il distingue le processus d’individuation et celui de singularisation collective. L’individuation est d’abord physique, et même physiologique dans les cas d’organismes humains ; elle est aussi sociale, puisqu’elle dépend des usages, collectivement réglés, des corps. La complexion singulière d’un individu s’explique donc par son aptitude, d’abord physiologiquement déterminée, ensuite socialement modifiée, à être affecté et à affecter, par les affects qu’il est capable de dynamiser en vertu de sa nature ainsi constituée. La singularisation collective révèle quant à elle, sur le fond de cette individuation naturelle (qui est en même temps une socialisation) des lois et des mœurs collectivement reçues, c’est-à-dire provenant de l’histoire du groupe comprise dans ses relations avec d’autres groupes [23]. Il est à remarquer que le principe de singularité de chaque communauté humaine met en lumière l’une des liaisons directes entre les deux traités de Spinoza. Comme Pierre-François Moreau l’a bien indiqué, la positivité de l’ingenium permet, dans le Traité politique, une lecture spécifique de chaque État. Elle évite de le déchiffrer d’emblée dans le schéma des trois gouvernements, comme elle évite, dans le Traité théologico-politique, de lire le contenu des législations sous le primat de l’élection des Hébreux [24].
21S’il est possible de parler de l’ingenium d’un peuple à partir d’une lecture du Traité politique et du Traité Théologico-politique [25], la définition de l’ingenium d’une certaine pluralité d’individus doit être strictement liée à une expérience en tant qu’activité originelle ou fondatrice de cette communauté humaine [26]. C’est-à-dire que la spécificité de la combinaison unique d’une certaine communauté humaine s’explique d’abord par l’agir ensemble de cette communauté. Pour attribuer une complexion spécifique à une communauté humaine, il faudrait expliquer leur expérience commune à partir de laquelle une idée de l’unité ou de la singularité de la communauté peut surgir. Une expérience originelle commune et les conditions de cette expérience déterminent les termes de l’explication de la complexion de la communauté qui est unie par une certaine stratégie du vivre ensemble. Donc, une communauté peut bien avoir une singularité qui s’explique par une certaine complexion qui lui est propre ou propre à son agir ensemble. Il s’agit ici d’une singularité commune qui doit se manifester par et dans une activité commune, dans un rapport de mouvement. Donc, si nous affirmons l’idée de l’originalité et de la singularité de chaque société civile, il nous faudrait indiquer et expliquer l’activité constituante de cette communauté (et la manière de continuer cette action collective) dans la mesure où il est possible d’attribuer une singularité ou une complexion à une pluralité d’individus dans un rapport de mouvement vers un même but.
Notes
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[*]
Docteur en philosophie, Chargée de cours auprès de l’Université Galatasaray (Istanbul), Département de Philosophie.
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[1]
Voir particulièrement le texte d’Étienne Balibar intitulé « Spinoza : From Individuality to Transindividuality » (A lecture delivered in Rijnsburg on May 15, p. 1193), http://www.ciepfc.fr/spip.php?article236. Voir également les textes suivants d’Étienne Balibar : « Spinoza et “l’âme” de l’État, Potentia multitudinis, quae una veluti mente ducitur », in Ethik, Recht und Politik bei Spinoza, Vorträge gehalten anlässlich des 6. Internationalen Kongresses der Spinoza-Gesselschaft vom 5. Bis 7. Oktober 2000 an der Universität Zurich, herausgegeben und eingeleitet von Marcel Senn (Zurich) und Manfred Walther (Hannover), Schulthess, Zurich, 2001, p. 105-137 ; trad. Angl. par Stephen H. Daniel, in Current Continental Theory of Modern Philosophy, Northwestern University Press, Evanston, 2005, p. 70-99. « Individualité et transindividualité chez Spinoza », in Architectures de la raison, Mélanges offerts à Alexandre Matheron, textes réunis par Pierre-François Moreau, ENS Éditions, 1996, p. 35-47. « Spinoza, l’anti-Orwell – La crainte des masses », in La Crainte des masses, Politique et philosophie avant et après Marx, Étienne Balibar, Éditions Galilée, 1997, p. 57-101.
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[2]
Étienne Balibar, « Individualité et transindividualité chez Spinoza », in Architectures de la raison, Mélanges offerts à Alexandre Matheron, textes réunis par Pierre-François Moreau, ENS Éditions, 1996, p.43.
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[3]
Étienne Balibar, « Spinoza : From Individuality to Transindividuality » (A lecture délivered in Rijnsburg on May 15, 1993), http://www.ciepfc.fr/spip.php?article236, p. 5-6 (paragraphe 15-16)
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[4]
Ces quatre textes d’Étienne Balibar sont les suivants : « Spinoza : From Individuality to Transindividuality » op. cit. « Spinoza et “l’âme” de l’État, Potentia multitudinis, quae una veluti mente ducitur », in Ethik, Recht und Politik bei Spinoza, op. cit. « Individualité et transindividualité chez Spinoza », in Architectures de la raison, Mélanges offerts à Alexandre Matheron, op. cit. « Spinoza, l’anti-Orwell – La crainte des masses », in La Crainte des masses, Politique et philosophie avant et après Marx, op. cit.
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[5]
Mais cela ne signifie nullement que Balibar attribuait immédiatement une individualité (au sens strict du terme) aux corps politiques sans problématiser l’unification corporelle et mentale de ceux-ci. Par l’usage d’une certaine terminologie d’individualité, Balibar nous présente une recherche enrichissante sur les limites de l’individualité d’une société politique ou de l’État. Par une terminologie spécifique qui se présente comme des variations du terme « individu », dans l’interprétation de Balibar, il s’agit de la mise à jour stratégique d’une compréhension particulière de l’unité d’une certaine collectivité politique.
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[6]
Étienne Balibar, « Spinoza : From Individuality to Transindividuality », op. cit., p. 11.
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[7]
Étienne Balibar, « Spinoza et “l’âme” de l’État, Potentia multitudinis, quae una veluti mente ducitur », in Ethik, Recht und Politik bei Spinoza, op. cit., http://www.ciepfc.fr/spip.php?article238, p. 24.
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[8]
Dans l’Éthique II, voir, Proposition 13, Lemme III, Définition, Axiome II, Lemme IV, Lemme V, Lemme VI, Lemme VII et les Postulats. Dans ce contexte, la question d’individualité se manifeste comme la question de l’unité de plusieurs corps. Et dans les Postulats, le corps humain est élaboré comme l’exemple d’un corps composé d’un très grand nombre d’individus.
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[9]
Baruch Spinoza, Traité politique, trad. Charles Raymond, Éditions des Presses Universitaires de France, 2005, p. 113. TP III, § 2 : « […] le droit de l’État, ou droit de Souverain, n’est rien d’autre que le droit de nature lui-même, déterminé par la puissance non de chacun, mais de la multitude lorsqu’elle est conduite comme par une seule âme ; autrement dit, tout comme chacun à l’état naturel, le corps et l’âme de l’État tout entier ont autant de droits qu’ils valent par la puissance.
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[10]
Par « la manière unique d’exister de chacun », nous nous référons sans doute à une pluralité de concepts spinozistes qui apparaît dans les ouvrages de Spinoza comme équivalent de l’un à l’autre : le conatus, le droit et la puissance.
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[11]
Pascale Gillot, « Corps et individualité dans la philosophie de Spinoza. », Methodos [En ligne], 3 | 2003, mis en ligne le 05 avril 2004, consulté le 28 janvier 2012. URL :http://methodos.revues.org/114 ; DOI : 10.4000/methodos.114). Voir également l’analyse de Pascal Sévérac sur l’individualité qui est présentée dans son ouvrage intitulé Spinoza, Union et Désunion, Éditions Vrin, Paris, 2011. p. 124-143 (« De l’individu »).
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[12]
Pascale Gillot, « Corps et individualité dans la philosophie de Spinoza. », Methodos [En ligne], 3 | 2003, mis en ligne le 05 avril 2004, consulté le 28 janvier 2012. URL :http://methodos.revues.org/114 ; DOI :10.4000/methodos.114.
-
[13]
Étienne Balibar, « Spinoza et “l’âme” de l’État, Potentia multitudinis, quae una veluti mente ducitur », in Ethik, Recht und Politik bei Spinoza, op. cit. http://www.ciepfc.fr/spip.php?article238, p. 24.
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[14]
Ibid., p. 19-20.
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[15]
Pascal Séverac, Spinoza, Union et désunion, op. cit., p. 134-139.
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[16]
Éthique II, Définition 7.
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[17]
Pascal Séverac, Spinoza, Union et désunion, op. cit., p. 135-136.
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[18]
TTP, XVII, §26.
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[19]
Concernant l’idée d’ingenium d’un peuple, voir les analyses de Pierre-François Moreau dans Spinoza, L’expérience et éternité de Pierre-François Moreau (particulièrement le chapitre intitulé « L’“ingenium” du peuple et l’âme de l’État », Éditions des Presses Universitaires de France, 1994, p. 427-467.) Voir également les critiques de Balibar concernant les analyses de Pierre-François Moreau sur la conception de l’ingenium chez Spinoza (« Spinoza et “l’âme” de l’État, Potentia multitudinis, quae una veluti mente ducitur »,).
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[20]
Pierre-François Moreau, Spinoza, l’expérience et l’éternité, op. cit., p. 428.
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[21]
Voir les textes suivants : Sylvain Zac, « Spinoza et l’État des Hébreux” (Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 167, n° 2, Spinoza (I), Avril-Juin 1977, p.201-232) Laurent Bove, « De l’étude de l’État hébreu à la démocratie : La stratégie politique du conatus spinoziste » in Philosophiques, vol. 29, n° 1, 2002.
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[22]
À ce propos, le contenu du Traité théologico-politique est souvent comparé au contenu du Traité politique. Concernant cette comparaison assez connue, voir les textes suivants : Alexandre Matheron, « Le problème de l’évolution de Spinoza du Traité théologico-politique au Traité politique » in Spinoza, Issues and Directions-The Proceedings of the Chicago Spinoza Conference, Edited by Edwin Curley and Pierre-François Moreau, E.J. Brill, Leiden, 1990. Laurent Bove, Pierre-François Moreau, Charles Raymond, « Table ronde autour du Traité politique » in Le Traité politique de Spinoza, Nouvelles Lectures, sous la direction de Chantal Jaquet, Pascal Séverac et Ariel Suhamy, Éditions Amsterdam, Collection Caute !.
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[23]
Pascal Séverac, Spinoza, Union et désunion, op. cit, p. 138.
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[24]
Pierre-François Moreau, Spinoza, l’éternité et l’expérience, op. cit., p. 429.
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[25]
Nous suivons les analyses de Pierre-François Moreau concernant l’ingenium d’un groupe dans son ouvrage Spinoza, l’éternité et l’expérience, op. cit., p. 427-428.
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[26]
Ici, l’événement fondateur pour les Hébreux est la sortie de l’oppression égyptienne. Cette expérience devient la référence primordiale dans la détermination des principes fondamentaux sur lesquelles l’État hébreu est construit. Pour les textes où il est question de naissance, de l’organisation et de l’histoire de l’État hébreu voir essentiellement les chapitres V et XVII-XVIII du Traité théologico-politique.