Au-delà de la violence institutionnelle et insurrectionnelle : Balibar, Arendt et l’agon

1Dans son texte sur Hannah Arendt, qui figure aussi dans la Proposition de l’Égaliberté, Étienne Balibar se réfère à l’idée arendtienne de la citoyenneté pour montrer que la démocratie se construit nécessairement au travers d’une aporie [1]. D’une part, la démocratie évoque l’idéal isonomique de l’égalité pour fonder la communauté ; d’autre part, elle inscrit la différence dans l’éventualité d’une contestation permanente des principes unificateurs, allant des diverses manifestations de la pluralité jusqu’à la désobéissance civile et l’insurrection. Cette aporie distingue la démocratie des ordres politiques caractérisés par la notion de « régime ». L’instabilité d’une démocratie l’installe du côté de l’agir, plutôt que du côté de la structure. Ainsi, le « peuple » devient le mouvement dialectique du manque et du devenir, car les statuts d’« humain », de « citoyen », d’« étranger » et de « sujet de droits » ne cessent d’être négociés par les luttes populaires et par le flux des corps.

2Je voudrais intervenir là où la transformation de la violence en civilité affaiblit, si j’ose dire, la radicalité de la réflexion d’É. Balibar. À partir de deux textes peu étudiés d’Hannah Arendt sur ce qu’elle appelle la « grande tradition » de pensée politique, je réfléchis sur la possibilité d’enrôler la notion d’agon du côté de la recherche d’un mode d’agir anti-violent [2]. Je m’appuie sur Arendt pour conceptualiser l’agon non pas tant comme lutte et conflit, mais comme effort existentiel qui implique émulation et distinction, mais en même temps, composition et co-constitution. Pour mener cette entreprise à terme, il faudrait néanmoins renoncer à une certaine conceptualisation de la politique, se gardant surtout de la définir prioritairement comme gouvernement, représentation, conquête, ou régulation. Car il se peut que le constat de la violence comme élément irréductible de la politique n’épuise pas toutes les expériences passées ou présentes des diverses modalités politiques. Il se peut aussi que penser la violence comme intervention sur le corps ou sur l’âme n’épuise pas toutes les phénoménologies possibles de la violence. Car même si on ne récusait pas le fait que la violence est une action, il faudrait toutefois la penser, à l’instar de Foucault, comme une action sur l’action, une intervention qui agit sur l’agir même.

3Avant même d’écrire The Human Condition (La Condition de l’homme moderne), Arendt évoque Montesquieu pour développer son analyse des régimes politiques. Ce qu’elle retient de l’ouvrage De l’esprit des lois, c’est la primauté du corps politique sur la loi. Selon Arendt, le corps politique se constitue comme un « inter-esse », un entre-deux qui nous concerne tous, non pas grâce à la loi, mais grâce aux actions des hommes les uns sur les autres. Le pouvoir est donc une force vivante générée par de multiples capacités d’agir, la loi n’étant qu’un élément dérivé, enveloppée par ce qui se compose et se meut sans cesse. Arendt en tire la conclusion que les régimes politiques ne seraient que des squelettes, des formes sans vie, si ce n’était pour les principes qui les animent. Non sans allusion à Spinoza, elle souligne l’idée qu’une sorte d’esprit ou d’anima régit les rencontres entre hommes, entre chaque potentia, ainsi qu’entre les potestates qui se stabilisent, avec ou sans lois. Cet esprit implique aussi le fait que des acteurs politiques en soient affectés, en sorte que leur pouvoir d’agir s’y trouve augmenté par leur capacité d’avoir un effet et de subir les effets.

4Le principe qui anime un régime, c’est donc un critère extra-légal selon lequel la vie politique est effectivement agencée. En posant la question du régime politique en termes de la division entre gouvernants et gouvernés, Platon et Aristote n’auraient conceptualisé que les régimes pervertis, et non pas les « bons régimes ». Pour citer Arendt : « Le moment ou [le roi] est défini en termes de gouverner, il se transforme déjà en tyran [3] ». Curieuse proposition qui rompt le lien entre type de régime et cadre institutionnel, voire constitutionnel. La distinction entre royauté, aristocratie et politeia serait plutôt à chercher du côté de la nature de « la chose publique » et du type de relations entre acteurs politiques, selon Arendt. Cette analyse nous donne les contours de la question d’un « devenir-humain » chez Arendt, posée en termes d’insertion dans le monde commun. Il s’agit là d’une véritable phénoménologie des différentes formes d’agir. La figure du roi naît de manière performative lorsqu’un Agamemnon, par exemple, sollicite ses pairs pour entreprendre une entreprise extraordinaire. Son appel forme le point de ralliement des gouverneurs des grandes maisons (oikos) qui, aussi longtemps que dure l’entreprise, agissent héroïquement et collectivement avec ce strategos, ou chef de guerre « élu ». Toutefois, la permanence du monde commun ainsi formé n’est pas garantie dans une royauté (basileus), car la distribution égalitaire de la capacité à participer à la grandeur, ainsi que de subir de grandes peines, ne dépasse pas la durée de l’entreprise. Telles les révolutions menées par les leaders exceptionnels, pourrait-on dire, l’esprit qui anime le basileus se pervertit aussitôt que l’action cède sa place au gouvernement.

5Arendt surenchérit sur la relation intime qu’elle repère entre poeien et pathein, faire et subir, pour décrire la politeia comme cet espace dans lequel les actions extraordinaires sont remplacées par la doxa, l’opinion. La politeia est ce régime dont la « chose publique » se forme par un échange de paroles entre les acteurs qui, en débattant les uns avec les autres effectueront leurs capacités à créer des effets et à en subir. Ce qui animerait cette vie en commun, ce serait le double désir d’égalité et de liberté. La nature de la politeia permet l’émergence de certains acteurs qui excellent par rapport aux autres et créent ainsi une aristocratie, non de droit, mais de fait. Mais, souligne Arendt, l’esprit agonal qui anime la cité grecque permet en principe à tous les citoyens de participer à l’activité de distinction (aristeuein) en même temps qu’ils effectuaient le polistheuein ou la participation égalitaire à l’espace commun. C’est à Rome, finalement, qu’il serait devenu possible d’assembler le désir d’égalité, le désir de distinction et le désir d’agir en commun dans un seul régime mixte.

6Comment comprendre tout cela ? Commençons par le désir d’égalité. Dans la perspective ouverte par Arendt, l’égalité est moins un statut qu’elle n’est l’expression de l’adéquation effective de la puissance de chaque acteur avec celle des autres. Elle s’exprime par le terme grec d’isonomie, comme le fait remarquer aussi É. Balibar. L’isonomie implique que chacun a le pouvoir non seulement de se mesurer aux autres, mais aussi (et de manière plus importante) de produire un effet sur les autres tout en étant affectés par eux. Aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue, donc, l’égalité entretient un rapport intime avec l’agon. Ce dernier terme ne désigne pas la concurrence, telle qu’entre artisans (on pense ici à l’agonisme marchand, par exemple), ni le conflit entre ennemis (qui se rangera plutôt du côté de l’antagonisme). L’agon est plutôt cette distinction entre égaux et il est la marque de l’accès au monde commun. Et ceci en deux sens : il s’agit premièrement d’être vu et entendu par les autres, et donc de devenir ce sur quoi on portera jugement ou ce sur quoi on se formera une opinion. Autrement dit, on accède au monde non pas seulement en désignant la chose publique, mais aussi en la devenant. Mais dans un deuxième sens, avoir une réalité effective (ou ce qui revient au même, pouvoir effectuer son existence parmi les autres) implique un risque. On quitte l’espace protégé de l’intimité où l’on est identique à soi. La pensée d’Arendt comporte un élément tragique, comme l’a joliment exprimé É. Balibar lors de ce colloque. Pour utiliser la fameuse formule de The Human Condition, acquérir sa place dans le monde commun c’est s’asseoir autour d’une table qui, a à la fois, nous unit et nous sépare [4]. L’agir agonistique comprend donc le risque de se distinguer, d’être en désaccord, de se différer, non seulement par rapport aux autres mais aussi par rapport à soi-même. Il y a bien une aporie ici qui consiste en ceci : ce n’est pas malgré la distinction que le commun se forme et se fait maintenir, mais grâce à elle. À mon avis, c’est justement ceci et aussi bien la loi que la notion moderne de droits oblitère. Pour illustrer ce propos avec un exemple, le tyran n’est pas tant celui qui règne sans égard aux lois, que celui qui pèche contre tous les traits fondamentaux de la condition politique agonistique : il prétend pouvoir agir seul ; il isole les hommes les uns des autres en semant la peur et la méfiance et ne laisse personne se distinguer. L’uniformité imposée par le tyran est donc la perversion de l’égalité. C’est en ceci que la tyrannie est qualifiée de violente.

7Ce que je retiens de cette analyse, ce sont les contours de ce qu’É. Balibar appelle une politique anti-violente. Je propose de développer le dialogue entre Balibar et Arendt en m’interrogeant sur la possibilité de conceptualiser la violence à partir d’une phénoménologie de l’agon. Un premier constat à faire serait que la désobéissance civile et l’insurrection sont des réponses à l’effacement de l’agon par les institutions représentatives. Car le rapport d’imminence qui fait de l’agon l’effectuation même du pouvoir se perd quand le formalisme de la loi vient supplanter l’agir vivant et dynamique. À exprimer autrement l’intuition d’Arendt, l’inscription des citoyens à l’intérieur d’un corps politique territorialisé, stratifié, et modulaire pervertit la communauté – la commune-auté – au moment même qu’elle prétend l’instituer. Car, l’accent y est mis sur le commun, le lieu commun et le semblable au détriment du différent et de l’invraisemblable. Mais c’est bien la différence qui pose problème parce qu’elle est la ligne de fuite de toute communauté et qu’elle dérobe à la loi son universalité.

8Je propose alors de définir la violence comme cette force qui agit, non pas tant sur un être humain qui serait préalablement défini, mais sur l’agon, c’est-à-dire sur la capacité de faire la différence et le « devenir-autre ». Ceci nous libère de l’obligation morale de définir la violence comme une forme de déshumanisation ou une chosification. N’est-ce pas un jugement de valeur hiérarchisant que de dire que la violence réduit l’homme à une « chose », comme si les choses ne faisaient aucunement partie de ce qui rend l’homme « humain » ? Ou encore, l’acte de déterminer qui ou quoi comptera comme « humain » n’est-il pas déjà une violence, celle qui crée des « corps nus » selon la formule d’Agamben ? D’autre part, peut-on réussir à réduire l’homme à un mort-vivant qui, comme ce serait le cas dans les camps de concentration, deviendrait indifférent à sa propre mort ? Je rejoins Balibar pour récuser cette vision apocalyptique, car la vulnérabilité me semble signaler la présence, ne serait-ce que minime, d’un degré de pouvoir : sans pouvoir, aucune vulnérabilité. Il est clair que j’évoque Foucault ici, pour qui le pouvoir implique nécessairement la résistance. Mais je ne veux pas non plus rabattre l’agir sur le réagir. Conceptualiser la politique anti-violente comme une résistance, ainsi que c’était le cas maintes fois lors de ce colloque, me semble accorder une primauté à la violence. En revanche, si l’agon correspondait à l’effort d’émulation et de composition, constitutif d’un monde peuplé par des autres, alors c’est la violence qui est réactive, car elle est cette manœuvre qui restreint notre capacité, non pas de résister à la mort, mais de répéter notre acte de naissance. Après tout – et en prenant toutes les précautions requises – la mort peut figurer parmi les stratégies de résistance : non seulement les attaques suicidaires, mais les grèves de la faim en témoignent. En revanche, dire que la violence est cette force qui empêche l’homme, ou l’animal ou la chose, de « devenir-autre », de renaître comme un autre que soi-même, installe à la fois la liberté et l’isonomie au cœur même de l’étant. Considérée du point de vue de ses conséquences, donc, la violence vise non seulement à produire de l’inégalité, mais aussi et surtout de l’indistinction.

9Ainsi possède-t-on un critère, me semble-t-il, qui nous permet d’aller au-delà du choix conceptuel impossible entre l’ordre institutionnel et son renversement révolutionnaire. Car ni l’un, ni l’autre ne nous indiquent comment se multiplient les rencontres agonistiques de manière à ce qu’ils se composent. Le mode de pensée qui considère aussi bien la liberté que l’égalité comme des droits, comme des attributs ou des possessions des personnes, semble voué à rester à l’intérieur de la problématique que Macpherson appelle « l’individualisme possessif [5] ». Avant même d’inscrire de nouveaux droits dans le corpus des lois, les luttes sociales et politiques ont un effet sur la partition du visible et de l’invisible et sur la distribution de la capacité d’agir. Ainsi se résume, à mes yeux, la notion d’égaliberté. Je rejoins donc Mellucci pour qui les nouveaux mouvements sociaux incorporent déjà le changement qu’ils visent [6]. Il convient d’accepter que la liberté et l’égalité soient actuelles dans la mesure où elles sont effectuées dans les actes – qu’elles s’act-ualisent, deviennent act-uelles. Ainsi sont-elles toujours et nécessairement au-delà de l’individu : ce sont des extériorités à proprement parler. Leur effectivité dépend de l’agencement de l’espace politique.

10Je terminerai en évoquant le « droit à avoir des droits ». L’inscription de la nature comme un ayant-droit dans la constitution bolivienne en est l’exemple par excellence, à mes yeux, car ceci s’est réalisé grâce aux communautés locales qui voulaient et étaient capables (« willing and able to », pour reprendre la belle formule d’Arendt, de défendre leurs droits. La nature n’ayant pas la capacité de former une puissance commune avec nous, cette inscription constitutionnelle serait vide et sans effet si lesdites communautés renonçaient à agir ensemble. Je ne veux pas, par-là, paraître aussi optimiste qu’Antonio Negri, mais il faut avouer que ce pouvoir vivant qui garantit l’effectivité de la loi n’est pas rarissime à notre époque. Au contraire, je pense au mouvement féministe qui a créé son propre langage, son propre répertoire d’actions, et a effectivement changé la capacité des femmes à s’insérer dans le monde. Je pense aux luttes alter-mondialistes qui lient des groupes infiniment variés de façon à ce qu’ils développent des économies alternatives. Je pense aux nouvelles formes d’expressions populaires, dont l’occupation du parc de Gezi ici, à Istanbul, l’année dernière faisait partie. Et je pense surtout au mouvement kurde en Turquie qui a non seulement résisté à la violence de l’établissement turc, mais tels les Zapatistes, a mis en œuvre une nouvelle forme du vivre-ensemble. Ce ne sont pas des exemples d’un joli consensus, si j’ose dire, mais des modes de pouvoir agonistique.

11Au lieu de mesurer leur valeur à l’aune des droits et institutions étatiques, il faudrait peut-être développer des outils conceptuels et pratiques qui permettent de faire le contraire, c’est-à-dire, de mesurer le degré d’ouverture des institutions politiques actuelles aux rencontres agonistiques entre intensités de puissances.

Notes

  • [1]
    Étienne Balibar, « (De)Constructing the Human and Human Institution : A Reflection on the Coherence of Hannah Arendt’s Practical Philosophy », in Social Research, Vol. 74 (3), 2007, p. 727-738.
  • [2]
    Ce sont des textes posthumes publiés dans le même journal que le texte de Balibar cité ci-dessus : Hannah Arendt, « The Great Tradition I. Law and Power », in Social Research, Vol. 74 (3), 2007, p. 713-726 ; et « The Great Tradition II. Ruling and Being Ruled », in Social Research, Vol. 74 (4), 2007, p. 941-954.
  • [3]
    Arendt, « Ruling and Being Ruled », p. 942.
  • [4]
    Arendt, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958, p. 52.
  • [5]
    C. B. Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism. Hobbes to Locke, Londres, Oxford University Press, 1964.
  • [6]
    Alberto Melucci, « Symbolic Challenge of Contemporary Social Movements », in Social Research, Vol. 52 (4), 1985, p. 789-816.