La danse

1

Étouffant ses larmes dans ses yeux bleus
Sur un champ de cendres où l’Arménie se mourait,
Ainsi narra l’Allemande, témoin vivant de notre effroi :
Cette incroyable histoire que je vous raconte
De mes yeux impitoyablement
Par la fenêtre sur l’enfer, depuis ma maison si sûre,
D’indignation grinçant des dents,
De mes yeux impitoyablement je vis :
C’était, réduite en cendres, la ville de Partèze,
Les cadavres en tas jusqu’au faîte des arbres.
Et des eaux, des ruisseaux, des sources, des chemins,
Le murmure révolté de votre sang…
Dans mon oreille encore c’est sa vengeance qui me parle…
Oh ! ne fuyez pas de peur devant l’inénarrable… !
Qu’enfin les hommes sachent le crime de l’homme envers l’homme ;
Sous le soleil de deux journées, sur le chemin du cimetière ;
La cruauté de l’homme pour l’homme.
Que chaque cœur l’apprenne bien…
Ce sinistre matin était un dimanche,
Le premier dimanche inutile naissant sur des cadavres.
Dans ma chambre, depuis le soir jusqu’au matin,
Penchée sur l’agonie d’une jeune fille poignardée,
J’humectais de mes larmes sa mort…
Soudain je vois de loin une sombre racaille
Fouettant furieusement une vingtaine de jeunes femmes,
Avec des chants obscènes ils s’arrêtèrent dans un jardin.
Laissant la pauvre moribonde, je m’approche
Du balcon de ma fenêtre ouverte
Sur l’enfer.
Dans le jardin la racaille se groupe.
Un sauvage cria aux jeunes femmes : il faut que vous dansiez !
Il faut que vous dansiez quand battra le tambour.
Les fouets hélant la mort claquent furieusement.
Main dans la main les femmes entamèrent une ronde,
Et de leurs yeux comme d’une blessure
Des larmes coulaient.
Je me mis à envier ma voisine mourante,
Car j’entendais dans un râle tranquille,
Maudissant l’univers, la belle Arménienne,
À son âme de lys ouvrir le chemin des étoiles
Vainement je dressais mes poings contre la foule.
Dansez ! hurlait la canaille ;
Jusqu’à la mort il vous faut danser ô belles infidèles,
Vos poitrines découvertes, vous allez danser, sans plainte et souriantes
Pour vous, pas de fatigue et non plus de pudeur,
Vous êtes des esclaves, dansez, belles et nues,
Dansez jusqu’à la mort, lubriques et lascives
Nos yeux ont soif de vos formes et de votre mort…
Les vingt jeunes femmes pleines de grâce, accablées, s’écroulèrent ;
Debout ! crièrent-ils, agitant leurs bras nus comme des serpents ;
Puis quelqu’un apporta du pétrole dans une cruche…
Ô justice de l’homme, je te crache au visage !
Ils oignirent les femmes, précipitamment.
Dansez ! hurlèrent-ils, voici un parfum tel
Que l’Arabie elle-même n’en possède pas de pareil ;
Puis avec une torche ils mirent le feu aux corps nus des jeunes femmes,
Et les cadavres ainsi roulèrent de la danse dans la mort ;
Et dans mon épouvante ainsi qu’une tempête je claquai ma fenêtre.
M’approchant de ma morte solitaire je demandai :
Comment crever ces yeux, dis-moi, oh ! comment les crever ?…

2Siamanto (1878-1915) [1], victime du génocide, fut arrêté le 24 avril 1915 par le gouvernement des Jeunes Turcs, lors de la rafle des 650 intellectuels et notables arméniens à Constantinople. Ils furent déportés puis assassinés durant l’été 1915.

3Il n’a pas écrit sur le génocide arménien, mais a vécu les massacres de 1896 et 1909 qui préfigurèrent le génocide.

Note