Promenade du soir
Tu es sorti de prison [1]
Et tout de suite
tu as rendu ta femme enceinte ;
Tu la prends par le bras
Et le soir tu te promènes dans le quartier.
Le ventre de la dame atteint presque son nez,
Avec grâce elle porte son fardeau sacré.
Tu es fier et orgueilleux
Il fait frais
Une fraîcheur
Pareille à celle des bébés
lorsqu’ils ont les mains glacées
Tu as envie de les serrer
Dans tes mains, pour les réchauffer.
devant la porte du boucher
Rôdent tous les chats du quartier
Et la femme frisée du deuxième étage
Étalant ses mamelles
Au bord de la fenêtre
Contemple la soirée.
Le ciel est tout pourpre, à peine éclairé
Et l’on voit au milieu l’étoile du berger
Étincelante comme un verre d’eau ;
L’été de la Saint-Martin cette année
a duré longtemps.
Si les mûriers jaunissent
Le typographe Rafik [2]
Avec la fille aînée du laitier Yorgi [3]
Se balade au crépuscule,
leurs doigts sont entrelacés
Les lampes de l’épicier Karabet sont allumées,
Le citoyen arménien n’a jamais pardonné
Que l’on ait égorgé son père
sur la montagne kurde
Mais il t’aime,
Parce que toi non plus tu n’as pas pardonné
À ceux qui ont marqué de cette tache noire
le front du peuple turc.
Les tuberculeux du quartier
Ceux qui sont rivés à leur lit
Regardent derrière les vitres.
Le fils chômeur de la laveuse Hurie [4]
La tristesse sur les épaules
va au café.
La radio de Rhami Bey répand les dernières nouvelles :
Un pays lointain, dans l’Asie lointaine
Les Face-jaune-comme-la-lune
Luttent contre un dragon blanc [5].
On a envoyé les tiens là-bas
Quatre mille cinq cents exemplaires
de Memet
Pour assassiner leurs frères.
Ton visage rougit
de honte et de colère.
Comme si l’on avait bousculé
ta femme par derrière
Et qu’elle avait perdu son enfant.
Ou bien comme si tu étais encore en prison
Et qu’alors, par des gendarmes paysans
L’on faisait matraquer les paysans captifs.
Tout à coup la nuit est tombée
La promenade du soir est terminée,
une jeep de la police au coin de votre rue a tourné,
Ta femme a chuchoté :
- Est-ce pour nous ?
2Traduction de Charles Dobzynski
Notes
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[*]
Le poème est extrait de : C’est un dur métier que l’exil.
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[1]
Nazim Hikmet, communiste, est libéré en 1951, après 12 années de prison.
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[2]
Rafik : « Refik » dans le texte turc de Hikmet - Prénom arabe, musulman.
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[3]
Yorgi : Prénom chrétien (Georges) donné en Russie, Bulgarie, Serbie, Grèce.
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[4]
Hurie : « Huryie » dans le texte turc de Hikmet. Prénom arabe, musulman.
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[5]
Guerre de Corée.
Pour la censure de la strophe concernant le génocide arménien, voir : Mihran Amtablian « Nazim Hikmet - Un grand de la poésie turque, censuré - », 2002.
Voici la strophe censurée :
http://www.imprescriptible.fr/dossiers/hikmet/promenade et aussi : 2013 - « La Turquie lève la censure sur des milliers de publications » - L’Express http://www.lexpress.fr/culture/livre/la-turquie-leve-la-censure-sur-des-milliers-de-publications_1206642.htmlLes lampes de l’épicier Karabet sont allumées / Le citoyen arménien n’a jamais pardonné / Que l’on ait égorgé son père / sur la montagne kurde / Mais il t’aime / Parce que toi non plus tu n’as pas pardonné / À ceux qui ont marqué de cette tache noire / le front du peuple turc.