Histoire naturelle. Le débat entre Chomsky et Foucault sur la « nature humaine »

1 – Les vertus de l’oxymoron

1Traduit de l’italien par Paolo Quintili
L’idée d’histoire naturelle peut devenir, peut-être, la pierre angulaire d’un matérialisme qui ne soit ni claudicant, ni dérisoire. Cela à condition, cependant, d’amender de tout halo métaphorique aussi bien le substantif que l’adjectif.

2 Par histoire, il faut entendre la contingence des systèmes sociaux et la vicissitude des modes de production, et non pas l’érosion des continents ou l’évolution des espèces. Ce qui est en question ici n’est pas la simple irréversibilité temporelle, sceau commun des processus entropiques de dissipation de l’énergie et des émeutes prolétariennes modernes, mais plutôt tout ce qui distingue ces émeutes de ces processus. L’historien naturaliste ne se laisse pas charmer par le démon de l’analogie. Il circonscrit avec avarice et il discrimine avec attention. Il ne prend soin que des événements pour le déchiffrement desquels il faut mettre en cause le langage verbal, le travail, la pratique politique. L’histoire dont s’occupe l’« histoire naturelle » est limitée, donc, aux formes de vie typiquement humaines ; elle n’a pas d’autre trame que les coutumes éthiques, les technologies, les luttes de classe, l’entrelacement mobile de souvenirs et d’expectatives. Si les mailles de l’idée d’historicité s’élargissaient jusqu’à y comprendre la myriade d’événements uniques, irrépétables, non nécessaires ou même aléatoires, qui peuplent la géologie et la biologie, on n’obtiendrait pas une vision panoramique trop différente de celle qui relève du Jour du Jugement dernier : tous les phénomènes seraient unifiés, en effet, par la qualité seule de la caducité. Cette dernière est la monnaie qui permet de comparer les choses les plus dissemblables, pour les échanger ensuite les unes avec les autres. La nature, passagère et périssable parce que transpercée par la flèche du temps, prend les aspects d’un drame historique ; de leur côté, les faits historiques désormais archivés assument la rigidité d’objets naturels. Walter Benjamin a été celui qui a su montrer comment la double caducité du milieu terrestre et des organismes sociaux a alimenté le répertoire immense des allégories baroques (Benjamin 1928, p. 174 sq.). Mais la première tâche de l’histoire naturelle consiste, précisément, dans la résistance à la séduction des tropes rhétoriques, en obtenant sans retard une littéralité sèche.

3 Par naturel il faut entendre la constitution physiologique et biologique de notre espèce, les dispositions innées qui la caractérisent sur le plan phylogénétique (en commençant, évidemment par la faculté de langage), enfin tout ce qui, ne dépendant ni peu ni prou des constellations culturelles variables, reste à peu près inaltéré au cours du temps. L’adjectif n’a donc rien à voir avec la notion douteuse de « seconde nature » par laquelle les sciences cognitives contemporaines s’efforcent de représenter, et parfois d’exorciser, la particularité des systèmes sociaux. Utilisée par Marx en passant, puis reprise par Lukacs dans sa Théorie du roman (1920, p. 97 sq.), cette notion eut à l’origine une fonction polémique, ou mieux sarcastique. En parlant de « seconde nature », on dénonçait le trafic d’influence du capitalisme, à savoir sa prétention à constituer une organisation sociale a-historique, indéfectiblement liée à des inclinations anthropologiques indéracinables, valide depuis toujours et pour toujours. La pensée critique a mis au pilori ce naturalisme de chef du personnel, en réfutant l’analogie entre les automatismes de la société bourgeoise et la loi de gravitation universelle. Que l’image de la « seconde nature » soit prise aujourd’hui pour bonne et tenue en grande estime, en dit long sur l’état où se trouve la pensée critique. Mais revenons à notre sujet. La nature dont l’« histoire naturelle » s’occupe est véritablement et seulement la première nature. Il ne s’agit pas de la forme de marchandise échangée pour une propriété chimique des objets, mais le noyau biologique, non modifiable, qui qualifie l’existence de l’animal humain dans les structures économico-sociales les plus différentes. Dans le cas de l’adjectif « naturel » également, il est nécessaire de se munir de protections adéquates, pour éviter les glissements métaphoriques.

4 L’expression « histoire naturelle » n’est digne d’intérêt que si les termes qui la composent restent en tension perpétuelle entre eux. Chaque conciliation expéditive des deux polarités hétérogènes, disperserait l’énergie du concept. Il s’agit plutôt de porter au diapason l’hétérogénéité, en essayant ensuite de joindre les antipodes en tant qu’antipodes. Ce qui compte est une relation immédiate entre les caractères distinctifs de l’espèce Homo sapiens et le penchant culturel le plus vague et éphémère, le « depuis toujours » biologique et le « juste à présent » social, la disposition innée au langage et une décision politique dictée par des circonstances exceptionnelles. Ni métaphorique, ni allégorique, l’« histoire naturelle » partage au besoin les vertus de l’oxymoron : c’est-à-dire, elle postule un court-circuit entre des aspects littéralement contrastants. Il nous semble que pour un tel sujet, le critère énoncé par Theodor W. Adorno dans une conférence de 1932 est pertinent :

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Si l’on veut poser sérieusement la question qui interroge le rapport de la nature et de l’histoire, elle nous ouvre la perspective d’une réponse seulement si nous réussissons à concevoir l’être historique dans sa détermination historique majeure, c’est-à-dire lorsque ce rapport résulte « historique » au plus haut degré, comme un être naturel ; et, vice versa, si nous réussissons à concevoir la nature comme être historique, lorsqu’elle s’obstine à persister, de la manière apparemment la plus profonde, en tant que nature.
(Adorno 1974, p. 99.)

6 La possibilité de l’histoire naturelle dépend de deux conditions, l’une naturelle, l’autre historique. La première : il est nécessaire que la nature humaine, qui est par elle-même invariante, soit telle qu’elle implique la plus haute variabilité de l’expérience et de la pratique ; dans le cas contraire, il n’y aurait pas du tout d’« histoire ». La deuxième : il est nécessaire que le cours historique changeant prenne parfois pour thème l’invariant biologique, même en l’exhibant dans des états de choses concrets ; dans le cas contraire, l’histoire n’aurait rien de « naturel ». La dernière clause est décisive, parce que nécessaire et suffisante. On peut en tirer le bout de l’écheveau pour définir, bien qu’encore de manière abstraite, le concept-oxymoron auquel sont consacrées les présentes observations. L’historiographie naturaliste a pour objet privilégié les événements sociaux et politiques dans lesquels l’animal humain est mis en rapport direct avec la métahistoire, c’est-à-dire avec les traits inaltérables de son espèce. Une pareille historiographie collectionne les faits empiriques (linguistiques, économiques, éthiques, etc.) qui, de l’intérieur d’une conjoncture culturelle irrépétable, donnent à voir ce qui se répète sans arrêt depuis Cro-Magnon. Elle collectionne, par exemple, les formes discursives historiquement circonscrites (voir la glossolalie dans le christianisme primitif), dont la seule fonction est de faire ressortir la faculté de langage ou bien une prérogative métahistorique d’Homo sapiens. J’appelle naturelle l’histoire qui trouve dans la nature humaine non seulement son fondement caché, mais aussi son contenu manifeste. Les phénomènes historico-naturels sont donc les phénomènes contingents qui révèlent l’invariant biologique, en lui assurant pour un moment une importance visible sur le plan social et politique. L’histoire naturelle est une histoire réfléchie : elle enchaîne, en effet, les occasions, très différentes au cours du temps, dans lesquelles la pratique humaine s’applique sans ménagement aux mêmes exigences qui rendent humaine la pratique ; les occasions dans lesquelles l’anthropos, en travaillant et en parlant, parcourt à nouveau les étapes saillantes de l’anthropogenèse ; les occasions dans lesquelles on fait l’expérience des mêmes conditions transcendantales de l’expérience. Il convient d’ajouter, dès maintenant, que cette réflexivité n’est pas une affaire de la conscience : elle est inhérente, en revanche, à la structure objective des phénomènes historico-naturels.

7 Marx a écrit que « l’histoire est la vraie histoire naturelle de l’homme » (Marx 1932, p. 268 sq.). Affirmation irréprochable, à la condition cependant de saisir, dans la séquence historique aussi, et peut-être surtout, l’articulation mobile d’éternel et de contingent, de biologie et de politique, de répétition et de différence. Plutôt que de dissoudre l’éternel (propriétés distinctives de l’espèce humaine) dans le contingent (rangements productifs, paradigmes culturels, etc.), ou, pire que tout, de réduire le contingent à l’éternel, l’histoire naturelle dresse la chronique méticuleuse de leur intersection changeante.

8 Pour faire l’essai de la force explicative de l’approche historico-naturaliste, il faut parcourir un sentier accidenté. Le premier pas consiste à examiner, de façon critique, la discussion entre Noam Chomsky et Michel Foucault sur la notion de « nature humaine » (§§ 2 - 3). Maintenant éloigné dans le temps, ce dialogue témoigne cependant d’une bifurcation funeste dont les dégâts sont encore sensibles aujourd’hui. Il est bien de s’émanciper de cet antécédent hypnotique, en dégageant une position qui puisse s’écarter des deux adversaires. Âpre et grandiloquente, la question de la « nature humaine » trouve cependant son sobre experimentum crucis dans la manière de concevoir la faculté de langage, ainsi que dans le rapport entre celle-ci et les langues historiquement déterminées. En partant de quelques considérations sur la faculté de langage, on se demandera, après, comment on pourrait expliquer, en naturalistes, l’opposition récurrente entre « nature » et « culture » ; mais aussi quelles sont les conditions historico-sociales qui permettent de combler une telle cassure. À ce point-là seulement, il sera possible de ressaisir le fil majeur de l’écheveau, en dessinant de manière plus concrète l’idée d’histoire naturelle [1].

2 – La dispute entre Foucault et Chomsky sur la « nature humaine »

9 En 1971, à Eindhoven (Hollande), Noam Chomsky et Michel Foucault eurent l’occasion de discuter personnellement, au cours d’une émission de télévision [2]. Ce fut la seule et unique fois où ils se rencontrèrent. L’entretien a gravité autour de la « nature humaine », c’est-à-dire autour du fond immuable de l’espèce contre lequel viendrait se dévider la variabilité perpétuelle des événements historiques. Chomsky, en vertu de ses études sur la grammaire universelle, soutient l’existence d’un tel fond et il en indique les caractères saillants. Foucault lui apporte la réplique : il distingue, précise, objecte. Les duellistes se comprennent mal, souvent et volontiers, ou, tout du moins, ils s’évitent, en procédant en parallèle. Les arguments de l’un ne contredisent pas réellement les arguments de l’autre : il y manque le frottement, le contact. Les choses changent dans la deuxième partie du dialogue, là où sont tirées les conséquences sociales et politiques des considérations sur la « nature humaine » qui viennent tout juste d’être développées. Le contraste entre Chomsky et Foucault devient alors serré et précis. Attention : les deux auteurs sont d’accord sur beaucoup d’objectifs politiques concrets (l’opposition à la guerre au Vietnam, l’appui inconditionnel aux luttes ouvrières les plus radicales, etc.). Le différend concerne plutôt un problème de principe : la possibilité de tirer un modèle de société à partir seulement de certaines prérogatives biologiques de l’animal humain.

10 L’entretien d’Eindhoven ratifie, de manière très vive, la rupture entre matérialisme naturaliste et matérialisme historique (dans l’acception la plus large, ou moins préconçue, du terme), qui a marqué la deuxième moitié du XXe siècle et qui fait encore retentir ses effets. Depuis 1971, la séparation des deux orientations est devenue complète et rigoureuse. L’enquête minutieuse des processus productifs et des rapports variables de pouvoir, s’interdit la possibilité de remonter de l’acquis à l’inné : avec le résultat paradoxal de ne pas voir que c’est précisément l’inné ou l’invariant biologique qui a été pris en charge, sous des formes historiquement déterminées, par la production et par le pouvoir contemporains. De son côté, le programme de naturalisation de l’esprit et du langage, soutenu par Chomsky et systématiquement développé par les sciences cognitives, s’est avéré dépourvu d’ouvertures sur l’histoire. Les cognitivistes s’occupent de société et de politique seulement dans les entractes de leur activité philosophique, enfin quand ils arrêtent de penser. À Eindhoven, on a assisté à la dernière tentative remarquable de garder étroitement liées biologie et histoire. Mais l’on a assisté aussi à sa faillite théâtrale. La tentative aussi bien que la faillite tournent autour de la figure de Chomsky. Contrairement à ses disciples, prudents et sceptiques, il a consacré une partie importante de ses propres énergies intellectuelles à l’activité politique. Il ne se résigne pas aisément, donc, à la scission entre analyse linguistique et analyse sociale. S’il se borne ailleurs à les traiter alternativement, dans un régime d’égale dignité, à Eindhoven il cherche un rapport intrinsèque entre l’une et l’autre. Il recherche et, bien entendu, il ne le trouve pas.

11 Examinons ici quelques passages cruciaux du dialogue. Pour avaliser l’idée qu’il y ait une nature humaine invariante, c’est-à-dire métahistorique, Chomsky appelle à la barre des témoins la faculté de langage. Cette dernière est « une propriété de l’espèce, commune à tous les membres de l’espèce elle-même et essentiellement unique par rapport aux autres espèces » (Chomsky 1988, p. 37). La compétence linguistique est innée : elle ne dépend pas du milieu social, sinon pour son amorce occasionnelle. Depuis le début, l’usage des mots révèle une « régularité instinctive » ou une organisation syntaxique qui dépasse de très loin les « données », partielles et souvent médiocres, fournies par les locuteurs environnants. Semblable à un organe qui se développe par soi-même, le langage est doué de structures sélectives et de schémas combinatoires dont la productivité autonome n’a rien affaire avec l’expérience empirique du locuteur. La grammaire universelle, qui sous-tend les différentes langues historiques, fait partie de notre patrimoine génétique.

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Eh bien, tout d’abord, si nous étions capables de spécifier, en termes de réseaux neuronaux, les propriétés de la structure cognitive humaine qui permettent à l’enfant d’acquérir ces systèmes compliqués, je n’hésiterais nullement à décrire ces propriétés comme une composante de la nature humaine. Il existe un élément biologique inchangeable, un fondement sur lequel repose l’exercice de nos facultés mentales dans ce cas.
(Foucault et Chomsky 1994, p. 474 sq.)

13 La réplique de Foucault est conciliante, du moins en apparence. S’il hésite à faire sienne la notion de nature humaine, voire s’il s’en méfie un peu, c’est seulement parce que la tendance répandue à l’élever au rang d’idée scientifique lui semble erronée. En regardant de plus près, elle n’a pas d’autre fonction que celle de cerner un domaine de recherche, en le distinguant avec soin d’autres domaines, adjacents ou rivaux. Elle n’est pas un objet d’enquête, mais un critère épistémologique, utile pour fixer, au besoin, limites et modalités de l’enquête elle-même.

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Ce n’est pas en étudiant la nature humaine que les linguistes ont découvert les lois de la mutation consonante, ni Freud les principes de l’analyse des rêves, ni les anthropologues culturels la structure des mythes. Dans l’histoire de la connaissance, la notion de nature humaine me paraît avoir joué essentiellement le rôle d’un indicateur épistémologique pour désigner certains types de discours en relation ou en opposition à la théologie, à la biologie ou à l’histoire. J’aurais de la peine à reconnaître en elle un concept scientifique.
(Ibid., p. 474.)

15 Qu’il y ait en jeu ici quelque chose de plus qu’une nuance méthodologique inoffensive devient clair, lorsque Chomsky s’arrête sur une autre qualité fondamentale de la faculté de langage (ou bien, mais c’est la même chose, de la nature humaine). Par delà le fait qu’elle est innée, cette faculté est aussi créatrice. Chaque locuteur fait « un usage infini de moyens finis » : ses énoncés, ne dérivant pas de stimulations extérieures ni d’états intérieurs, sont enclins à l’innovation et même à l’imprévisibilité. Il ne s’agit certes pas d’un talent exceptionnel, tel que peut être, en revanche, celui du théoricien de la physique ou du poète, mais d’une créativité « de bas régime », normale, diffuse, presque inévitable. Elle aussi, en effet, a un fondement biologique. Négligé par le comportementalisme de Skinner, mais aussi par la linguistique saussurienne, le caractère innovant des performances linguistiques est étroitement corrélé à une limitation initiale : loin d’en contredire la validité, la créativité se sert des structures et des schémas qui discriminent a priori le dicible de l’indicible. Les règles sans appel de la grammaire universelle et la liberté des usages linguistiques s’impliquent réciproquement. Ici Foucault met de côté la diplomatie et déclare ouvertement son désaccord. Il est bien vrai qu’il ne peut y avoir de créativité qu’à partir d’un système de règles contraignantes. Mais Chomsky se trompe en situant ces principes normatifs à l’intérieur de l’esprit individuel. Les schémas et les structures sur lesquels se greffe la variation créatrice ont une origine supra-personnelle. Et pour Foucault, supra-personnel veut dire historique. Les règles auxquelles chacun se conforme, et dont il s’éloigne éventuellement, ne sont pas innées, mais prennent corps dans les pratiques économiques, sociales, politiques (Ibid., p. 488 sq.). Ne pas reconnaître cet aspect est typique de celui qui prend la nature humaine précisément pour une idée scientifique déterminée, plutôt que de la tenir pour un simple « indicateur épistémologique ». Ce quiproquo initial entraîne que les vicissitudes historico-sociales de l’espèce soient entièrement rapportées aux structures psychologiques de l’individu isolé. Chomsky tient ferme et réaffirme, avec beaucoup d’obstination, aussi bien la nature métahistorique que le caractère individuel de la créativité linguistique : « La nature de l’intelligence humaine n’a certainement pas beaucoup changé depuis le XVIIe, ni probablement depuis l’homme de Cro-Magnon. » (Ibid., p. 491.)

16 Nous donnons maintenant quelques aperçus de la dispute sur la « désobéissance civile », sur laquelle se termine l’entretien d’Eindhoven. Chomsky n’hésite pas à déduire un engagement politique à part entière de certains aspects persistants de la nature humaine. La créativité du langage, caractéristique biologique de notre espèce, requiert une défense qui s’engage dans une lutte sans quartier contre tous les pouvoirs constitués (capitalisme, État centralisé, etc.) qui l’inhibent ou la répriment. « Un élément fondamental de la nature humaine est le besoin de travail créatif, de recherche créatrice, de création libre sans effet limitatif arbitraire des institutions coercitives ; il en découle ensuite bien sûr qu’une société décente devrait porter au maximum les possibilités de réalisation de cette caractéristique humaine fondamentale. » (Ibid., p. 494.) Un attribut métahistorique d’Homo sapiens constitue, donc, le pivot d’une position politique anarcho-syndicaliste, ainsi que d’un critère sur la base duquel l’on peut décider si et quand contrevenir aux règles en vigueur. La sauvegarde de la créativité de l’espèce est l’idée régulatrice qui, à elle seule, peut légitimer la désobéissance civile. Cette tentative d’imbriquer réciproquement biologie et pratique historique est cependant inconsistante, malgré son admirable apparence, sous plusieurs aspects. Et elle est même dangereuse : un autre savant, qui mettrait en évidence un aspect différent de la nature humaine, par exemple la recherche de sûreté, pourrait appuyer chaleureusement, avec le même droit, des mesures politiques autoritaires et contraignantes. Foucault a donc beau jeu (un Foucault pour une fois mimétique vis-à-vis du marxisme), de mettre en évidence les contradictions qui accablent celui qui veut proposer un modèle social idéal.

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Ces notions de nature humaine, de justice, de réalisation de l’essence humaine sont des notions et des concepts qui ont été formés à l’intérieur de notre civilisation, dans notre type de savoir, dans notre forme de philosophie, et que, par conséquent, ça fait partie de notre système de classes, et qu’on ne peut pas, aussi regrettable que ce soit, faire valoir ces notions pour décrire ou justifier un combat qui devrait – qui doit en principe bouleverser les fondements mêmes de notre société. Il y a là une extrapolation dont je n’arrive pas à trouver la justification historique.
(Ibid., p. 506.)

18 La désobéissance civile ne peut pas revendiquer un fondement biologique éternel, car elle est plutôt fonctionnelle à l’obtention d’objectifs qui brillent vraiment et seulement dans une conjoncture historique caractéristique. « Plutôt que de penser à la lutte sociale en termes de justice, il faut mettre l’accent sur la justice en termes de lutte sociale. » (Ibid., p. 502.)

19 La discussion entamée à Eindhoven provoque un sentiment de malaise, assez durable pour que son résultat soit instructif. Voilà, peut-être, son mérite le plus grand. En lisant la transcription du dialogue, on éprouve une insatisfaction double et concomitante. Les réserves vis-à-vis de certaines assertions de Chomsky ne se traduisent pas en assentiment aux objections que Foucault lui adresse ; et vice versa, les lacunes perçues dans l’argumentation de ce dernier ne semblent pas comblées par les répliques polémiques de son adversaire. Il faut s’adapter, donc, à un état d’indécision, ou mieux, d’indécidabilité, pas tellement différent (pour le dire en un mot simple) de celui dans lequel se trouve quiconque est interrogé sur la vérité ou fausseté de l’énoncé « je mens ». Beaucoup de lecteurs, chomskyens ardents ou foucaldiens de métier, ne sont naturellement pas tout à fait indécis (comme, du reste, ne manquera pas de l’être celui qui s’obstine à considérer comme faux, ou à proclamer vrai, l’énoncé paradoxal « je mens »). Les partisans de Chomsky affirment que l’entretien de 1971 inaugure le déclin du relativisme historiciste, coupable d’avoir dissous la nature humaine dans un kaléidoscope de différences culturelles, presque comme s’il s’agissait d’une pastille d’Alka-Seltzer. Les adeptes de Foucault, en revanche, croient qu’à Eindhoven a été battue en brèche la dernière des innombrables tentatives, à la fois très irascibles et naïves, de faire valoir toujours le mythologème d’une réalité naturelle toujours égale à elle-même, contre la densité de l’expérience historique. De cette manière, cependant, plutôt que de se heurter, on s’évite, comme cela s’est déjà produit, précisément, pour Chomsky et Foucault il y a plus de quarante ans. Plutôt que reproduire à l’infini les mouvements de l’ancienne confrontation, il convient de s’installer dans le malaise et dans l’indécidabilité dont on parlait ci-dessus. Il faut s’appuyer sur l’insatisfaction simultanée envers les argumentations des deux interlocuteurs. Le ni… ni… recoupe une place vide, digne de quelques explorations ; il définit avec une précision suffisante, enfin, le domaine de l’histoire naturelle.

20 Foucault a une très bonne raison quand il signale la présence d’une hypothèque sociopolitique dans tout discours sur la nature humaine. Mais il a tort d’utiliser cette constatation comme une preuve de l’inconsistance de la nature humaine elle-même. C’est un cas classique d’inférence, qui démontre trop : illégitime par excès de zèle. Le fait que la métahistoire phylogénétique soit l’objet de multiples représentations conditionnées historiquement, chacune avec une teneur contingente, n’implique pas du tout sa désintégration en tant que métahistoire ; c’est-à-dire cela n’ôte rien à la persistance de certaines prérogatives de l’espèce « depuis le Cro-Magnon en avant ». On peut s’accorder sur l’idée que l’invariant biologique ne peut jamais être séparé du cours historique variable : mais celui-ci n’est pas un argument suffisant pour nier l’invariant en tant que type, ni pour négliger les modes dont – en demeurant invariant justement – il déborde sur la surface des différents systèmes sociaux et productifs. Voilà que l’insatisfaction vis-à-vis du Foucault d’Eindhoven, de la part de n’importe qui aurait à cœur la possibilité d’une histoire naturelle, consiste, en dernier lieu, dans le fait de concevoir la récursivité par laquelle l’invariant se manifeste dans des conjonctures historiques spéciales, comme une attestation de sa… variabilité (c’est-à-dire comme une réfutation de l’invariant lui-même).

21 Mais il y a mieux. L’observation de Foucault est incontestable : la nature humaine, plutôt que de constituer l’objet de la recherche, a souvent été un pur « indicateur épistémologique », c’est-à-dire une grille conceptuelle destinée à organiser préalablement le regard du chercheur. Cependant, si l’on ne veut pas céder à l’idéalisme transcendantal le plus effréné, il faudrait admettre que l’existence de catégories a priori (ou de grilles, ou encore d’indicateurs épistémologiques) présuppose, elle aussi ou elle surtout, une base biologique. Posons le problème ainsi : l’« indicateur épistémologique », s’il ne désigne certainement aucun phénomène déterminé (étant inhérent plutôt à la manière dans laquelle la représentation se structure), s’appuie cependant sur une réalité empirique espèce-spécifique : la faculté innée de langage, les structures caractéristiques de la pensée verbale, etc. Eh bien, la nature humaine coïncide en tous points avec la réalité empirique qui est par-derrière les « indicateurs épistémologiques » ; elle n’est pas une chose différente, donc, de l’ensemble des conditions matérielles qui sous-tendent la formation des catégories a priori. À un certain moment Foucault affirme :

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Peut-être que la différence entre M. Chomsky et moi-même est que, quand il parle de science, il pense probablement à l’organisation formelle de la connaissance, tandis que je parle de la connaissance même, c’est-à-dire du contenu des diverses connaissances dispersé dans une société particulière, qui imprègne cette société, et constitue le fondement de l’éducation, des théories, des pratiques, etc.
(Ibid., p. 489.)

23 C’est juste. Sauf à ajouter que cette partie autour de la nature humaine se joue vraiment et seulement autour de l’« organisation formelle de la connaissance ». Tant que l’on reste accroché au « contenu des diverses connaissances », il est facile de mettre en doute l’existence de constantes métahistoriques. C’est facile, mais c’est aussi sans influence.

24 L’insatisfaction vis-à-vis de Chomsky à Eindhoven est vite formulée : il réabsorbe le variable dans l’invariant, il réduit l’histoire à la métahistoire. On pourrait s’exprimer de manière plus nuancée et circonspecte, mais la substance est là. Il ne faut pas se laisser tromper par la passion politique naturelle dont fait preuve l’auteur de Syntactic Structures. Selon Chomsky, une « société décente » exige une correction naturaliste des distorsions produites par l’histoire errante. On l’a vu : la créativité du langage (et, indirectement, du travail et de la recherche scientifique) est une qualité innée de l’Homo sapiens ; une qualité à réaffirmer toujours de nouveau, contre les prétentions, injustes, parce que non naturelles, de tel ou tel système de pouvoir. Déduire un idéal sociopolitique de l’invariant biologique signifie, en effet, exorciser la variabilité sociale et politique ou, tout au moins, contenir le mal qu’elle porte en elle-même. Équitable, pour Chomsky, serait l’organisation sociale qui ne s’éloignerait pas du tout de la métahistoire, en coïncidant point par point avec ces traits distinctifs de l’animal humain qui persistent, inchangés, depuis l’homme de Cro-Magnon. Devant ce prêchi-prêcha en sauce rousseauiste, on ne peut pas s’en sortir à bon marché, en soutenant qu’il faut s’occuper seulement des théories linguistiques de Chomsky, et pas de sa réflexion politique. Une telle astuce, certainement favorable au bon résultat d’un concours universitaire, ferait du tort cependant à la vie et à l’œuvre du même Chomsky. Le fait que le rapport entre la faculté de langage et l’action politique qu’il propose soit sans fondement, ne témoigne pas contre sa politique, mais plutôt contre sa manière de concevoir la faculté de langage (et, donc, la nature humaine invariante). La question philosophiquement considérable est la suivante : quels aspects de la linguistique chomskyenne bouchent dès le début la possibilité d’articuler un rapport fiable entre l’inné et l’acquis, l’invariant et le variable, le métahistorique et l’historique ? Quels aspects de cette linguistique se révèlent incompatibles, donc, avec une historiographie naturaliste ?

25 Ces deux questions me semblent névralgiques. Premièrement, si l’on attribue à la faculté de langage une grammaire définie (bien que, certes, « universelle »), c’est-à-dire un ensemble de règles et de schémas, elle ressemblera bien trop à une langue historique, ou du moins à la moyenne pondérée des langues historiques, en perdant ainsi ce qui la définit : le statut de potentialité encore indéterminée, de disposition physiologique générique à l’articulation verbale. Ce glissement implique des conséquences fatales. La faculté métahistorique de langage, ainsi réduite au plus petit dénominateur commun des langues, assimile subrepticement en elle un certain nombre de caractères proprement historiques. Avec un double désavantage : affaiblissement de la métahistoire, congélation de l’histoire. En atténuant la distinction entre le « depuis toujours » invariant et le « juste à présent » contingent, ne peut prévaloir qu’une région intermédiaire hybride dans laquelle, sans hasard, la biologie fournit directement les critères de la justice sociale. Pour rétablir cette distinction et donner à chacun son propre critère, il faut avant tout éliminer l’idée que la nature humaine métahistorique consiste dans la « créativité des usages linguistiques », ou dans d’autres propriétés d’un haut relief, isolables comme des pépites douées d’un poids spécifique caractéristique. La faculté de langage garantit l’historicité de l’animal humain, à savoir les conditions de possibilité de l’histoire, mais elle ne fonde en aucune manière tel ou tel modèle de société et de politique. On reviendra plus loin sur tout cela [3].

26 Et nous en venons à la deuxième question. Chomsky et les sciences cognitives établissent un court-circuit pernicieux entre l’espèce et l’individu isolé. Ils n’ont aucune hésitation, bien au contraire, à identifier sans restes les deux termes. À ce sujet, qu’ils le sachent ou non, ils sont très chrétiens : « Le paganisme ne voyait dans l’individu qu’un membre distinct et dépendant de l’espèce ; le christianisme, au contraire, l’identifiait avec l’espèce, ne le comprenait que dans une unité immédiate et sans différence avec elle […] Pour le chrétien, Dieu est le concept de l’espèce considérée en tant qu’individu. » (Feuerbach 1841, p. 165 sq.) L’erreur n’est pas, bien entendu, dans le fait de prendre comme point de départ l’esprit linguistique unique, mais dans le fait de méconnaître ou d’enlever ses caractères transindividuels. Attention : par « transindividuel » il ne faut pas entendre l’ensemble de qualités qui rapprochent l’individu des autres individus, mais ce qui concerne uniquement la relation entre individus, sans appartenir solidairement à aucun d’eux en particulier. La transindividualité est la manière dont s’articule, à l’intérieur du même esprit individuel, l’écart entre l’espèce et l’individu. Elle est un espace potentiel encore vide, non pas un ensemble de propriétés positives : ces dernières, loin de se situer dans un « entre », constitueraient en effet le patrimoine exclusif d’un certain Moi. Dans le particulier, dans l’individu, les aspects transindividuels de la faculté de langage, à savoir de la nature humaine, se présentent inévitablement comme incomplétude, lacune, potentialité. Et alors, ces caractères défectifs, et cependant innés, signalent que la vie de l’esprit est, depuis le début, une vie publique. Ayant négligé la dimension transindividuelle, Chomsky et les cognitivistes croient que l’intellect de chacun est autosuffisant et, donc, dépolitisé. Dans leur scénario, la pratique sociale ne monte sur scène que dans le deuxième acte, lorsque des esprits déjà complets en eux-mêmes interagissent, des esprits essentiellement privés. La sphère publique est donc un élément optionnel dont on peut toujours se passer. L’« animal qui a le langage » n’est pas, en tant que tel, un « animal politique ». Le vacarme de l’histoire ne plonge pas ses racines dans la nature humaine : voire, c’est au nom de cette dernière qu’il faut s’efforcer d’atténuer ce vacarme, en amoindrissant les dissonances.

3 – Invariance biologique et horizon religieux

27 L’histoire naturelle vise à recenser les formes très différentes sous lesquelles les présupposés biologiques de notre espèce émergent en tant que tels sur le plan empirique, en s’incarnant dans des phénomènes sociopolitiques absolument contingents. Elle prête une attention spéciale à la manière dans laquelle les conditions phylogénétiques qui garantissent l’historicité de l’animal humain prennent parfois l’apparence de faits historiques bien déterminés. Elle défend avec fermeté, donc, aussi bien l’invariance de l’invariant, que la variabilité du variable, en excluant des compromis qui ne sont judicieux qu’en apparence. Pour faire valoir ses instances propres, l’histoire naturelle doit repousser en bloc les orientations opposées et symétriques qui se heurtèrent dans la discussion de 1971. Elle doit repousser l’une et l’autre orientation, mais surtout l’alternative qu’elles représentent ensemble : ou bien dissolution de la métahistoire dans l’histoire empirique (Foucault), ou bien réabsorption de l’histoire dans la métahistoire (Chomsky). Tant que le domaine des choix possibles semblera saturé par ces deux polarités, l’histoire naturelle restera un migrant clandestin sans droit de citoyenneté.

28 Régler sérieusement ses comptes avec Foucault et Chomsky aurait été une chose beaucoup plus compliquée. On s’est borné, ici, à extrapoler l’entretien d’Eindhoven, en y reconnaissant le symptôme exemplaire d’une paralysie qui persiste encore aujourd’hui. Ce qui nous importait pour l’instant, c’était de styliser, et ainsi d’aiguiser un problème théorique. Une pareille stylisation demande de franchir un pas supplémentaire, qui cependant ne concerne plus, du moins pas directement, les interlocuteurs d’Eindhoven. Nous considérons à nouveau l’aut aut, le dilemme brusque qui reste devant nous : ou bien dissolution de la métahistoire dans l’histoire empirique, ou bien réabsorption de l’histoire dans la métahistoire. Aussi étrange que cela puisse paraître, les deux options gardent quelques rapports importants avec une perspective mythico-religieuse. C’est un rapport différent dans les deux cas, certes, mais qui est également solide.

29 La dissolution historiciste de la métahistoire purge sa peine du talion dans la résurgence du mythe ou de l’inclinaison religieuse. La prétention de réduire les traits distinctifs de l’espèce Homo sapiens aux rapports de production et de pouvoir, a comme conséquence que la liturgie prend soin de l’invariant biologique ou de toute façon d’une culture désormais pénétrée de pulsions théologiques. La première nature, si elle est renfermée dans les habits lilliputiens de la prétendue « seconde nature », trouve une expression indirecte et un dédommagement railleur, dans la prolifération de valeurs qui revendiquent, avec fierté, leur indépendance propre à l’égard de la pratique sociale et politique. Le matérialisme historique, en phagocytant ou en annihilant le matérialisme naturaliste, pourvoit, en effet, à son propre autodafé : c’est-à-dire qu’il fomente l’apparente dé-historicisation des formes de vie, ainsi que la résurgence du sacré en format de poche. Sur la métamorphose vindicative de la métahistoire biologique en métahistoire religieuse, le philologue-philosophe Sebastiano Timpanaro s’est à plusieurs reprises arrêté : « En général, je crois que l’on peut constater que chaque désaveu de la biologicité de l’homme mène à un contrecoup spiritualiste, à un recul, parce qu’on finit forcement par attribuer à l’« esprit » tout ce qu’on ne réussit pas à expliquer en termes économico-sociaux. » (Timpanaro 1975, p. 48 sq. [4]) Avec un peu d’ironie, on pourrait affirmer que le point de contact authentique entre « nature » et « culture » est souvent assuré par les formes les plus désincarnées de la culture, à commencer, précisément, par la théologie. Car, à sa manière, la théologie souligne le poids de la métahistoire dans les événements sociopolitiques ; la dimension religieuse est le calque négatif ou le sosie édulcoré de l’histoire naturelle. Bref, elle en signale le manque. Il est tout à fait incorrect de croire, comme il est arrivé à un marxisme « mendiant », que la religion soit destinée à flétrir dans une situation historique qui ait laissé finalement derrière soi l’aliénation économique. Ce n’est pas la négation de la transcendance, mais seulement sa reformulation historico-naturaliste qui peut conférer à l’athéisme une portée logique. L’au-delà de la pratique historique, c’est-à-dire ce qui ne dépend pas d’elle et qui la dépasse toujours, c’est son en-deçà : matière organique et inorganique, synapses chimiques, constitution physiologique et dispositions innées de l’animal humain. L’athéisme cesse d’être une instance parasitaire et subalterne là où il arrive à articuler différemment le rapport entre métahistoire biologique et histoire sociale, invariant et variable, « depuis toujours » et « juste à présent ». Il ne le sera certainement pas là où il se resserre dans le deuxième terme de ces couples, en omettant ou en raillant le premier.

30 Maintenant nous passons à l’autre possibilité que nous réserve l’aut-aut : réabsorber l’histoire changeante dans un ensemble de déterminations métahistoriques inoxydables. Dans un tel cas, la religion ne paraît plus comme étant la peine du talion, mais elle accède vraiment au rang de modèle opérationnel. Ernesto de Martino – pas différemment de Mircea Eliade ou de Gerardus van der Leeuw – a exposé ainsi, en quelques mots, le procédé mythico-religieux : « Le rite est le comportement qui ramène toujours à nouveau le “cette fois” historique à l’“une fois” métahistorique, qui est aussi l’“une fois pour toujours” […]. L’historique est résolu dans un métahistorique identique, que l’on réitère. » (de Martino 1977, p. 378.) La métastase inquiétante du devenir est contrôlée et domptée en évoquant ce qui reste inchangé, et qui se répète sans cesse, depuis les origines : ab illo tempore, récitent les formules liturgiques ; « du Cro-Magnon en avant », affirme Chomsky. L’incertitude dont est la proie celui qui doit se confronter à des événements contingents et impondérables, peut être apaisée en raréfiant la trame de l’histoire (peu importe si on l’apaise par des expédients rituels ou par des expédients épistémologiques), de façon à joindre la situation actuelle au début de toute chose (création du cosmos, trousseau phylogénétique de l’Homo sapiens et ainsi de suite). L’entreprise en cours maintenant tire sa légitimité et sa valeur de l’intimité persistante qui la lie à un mythique « jadis », c’est-à-dire à un état antérieur auquel on attribue l’invariance de l’archétype. Ainsi, la politique visant à défendre la « créativité innée des usages linguistiques » à l’égard de toute ingérence du pouvoir, que fait-elle d’autre sinon brandir un présupposé immuable contre les états de choses qui semblent s’en éloigner ? Cette politique, déduite directement de certaines prérogatives espèce-spécifiques de l’animal humain, est « une technique du retour en arrière, qui reprend le mauvais passé, et atténue l’historicité du devenir. » (Ibid., p. 390.) Plus prudents et surtout moins généreux que Chomsky, ses disciples cognitivistes ont renoncé à une déduction pareille, en coupant net tout rapport résiduel entre métahistoire biologique et pratique politique. Mais il n’y a aucune différence essentielle entre la triste tentative de conformer le « cette fois » contingent à l’« une fois pour toujours » espèce-spécifique, et l’expulsion sincère du « cette fois » de l’horizon de la recherche. L’idéologie cognitiviste, dans son ensemble, a joué un rôle analogue à celui de la pensée mythico-religieuse (qui, du reste, a été aussi un influent administrateur délégué de la nature humaine invariante) : le rappel à l’archétype biologique a servi, bien souvent, à écarter l’inquiétude suscitée par les paradoxes qui prennent racines dans l’actualité sociopolitique [5].

Notes

  • [*]
    Paolo Virno est professeur de Philosophie du langage à l’Université « Roma Tre ». Ses ouvrages parus en France, aux Éditions de l’Éclat, sont : Opportunisme, cynisme et peur (1991 ; Miracle, virtuosité et « déjà vu ». Trois essais sur l’idée de « monde » (1996) ; Le Souvenir du présent. Essai sur le temps historique (1999) ; Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines (2002) et Et ainsi de suite. La régression à l’infini et comment l’interrompre (2013). Au début de 2016 les Éditions de l’Éclat vont publier deux nouveaux livres de Virno : l’Essai sur la négation et L’Usage de la vie et autres sujets d’inquiétude.
  • [1]
    Ces trois derniers points de l’argumentation de P. Virno seront développés dans les paragraphes 4-6 du chap. 6 de Quando il verbo si fa carne, d’où est tiré le présent essai [n.d.e.].
  • [2]
    Voir maintenant : https://www.youtube.com/watch?v=OY93gHVynaY [n.d.e.]
  • [3]
    L’auteur développe le sujet dans le § 4 (« Faculté du langage ») de ce chapitre 6, de l’ouvrage Quando il verbo si fa carne. Pour voir le point de vue contradictoire par rapport à la position de Virno, dans ce même numéro, cf. l’essai de philosophie cognitive de F. Ferretti [n.d.e.].
  • [4]
    Voir l’article ci-dessous : S. Timpanaro, « Considérations sur le matérialisme » [n.d.e.].
  • [5]
    Cet essai est la réélaboration des §§ 1-3 du chapitre 6 de l’ouvrage : Quando il verbo si fa carne. Linguaggio e natura umana, Turin, Boringhieri, 2003, p. 143-158.