À la place du désastre : le médium cinématographique d’Hirokazu Kore-eda
1Traduit en français par Romain Duchesnes
Les désastres viennent au monde par en haut. Le désastre, du grec astron et du latin astrum (astre, étoile, planète), tombe (dis-) d’en haut, de quelque astre funeste. En ce sens, les désastres sont toujours extra-terrestres, même lorsque les éléments qu’ils déchaînent sont de nature profondément terrestre. Ils exhument les éléments métaphysiques du monde physique pour exposer la dimension extraterrestre de notre Terre, enfouie en son sein, imminente et inséparable de tout ce qu’elle a de terrestre. Le désastre ne se contente pas d’exposer le caractère insolite de la terre, le sol étranger qu’elle contient : chaque désastre est également un retour, le retour du désastre qui a déjà eu lieu sur Terre et que la terre réprime, contient. Le désastre en tant qu’événement est également la mémoire du désastre, de ce désastre même, celui qui se déroule à l’instant présent.
2 Ce que le désastre détruit, selon Maurice Blanchot, c’est la possibilité d’un futur, qu’il suspend dans la passivité du désastre, d’un désastre passé qui ne passera jamais entièrement tant que le monde sera monde. « Nous sommes au bord du désastre sans que nous puissions le situer dans l’avenir : il est plutôt toujours déjà passé, et pourtant nous sommes au bord ou sous la menace, toutes formulations qui impliqueraient l’avenir si le désastre n’était ce qui ne vient pas, ce qui a arrêté toute venue. » Selon Blanchot, ce qu’il y a de désastreux concernant le désastre, c’est non seulement la dévastation dans ce qu’elle a de matériel et de psychique, mais également dans sa capacité à détruire sa propre arrivée en même temps que l’arrivée de tous les futurs. « Penser le désastre, conclut Blanchot, (si c’est possible, et ce n’est pas possible dans la mesure où nous pressentons que le désastre est la pensée), c’est n’avoir plus d’avenir pour le penser [1]. »
3 Le désastre qui n’arrive jamais – ou plutôt le désastre qui est la non-arrivée du désastre, du futur, et qui nous révèle l’extérieur qui réside toujours à l’intérieur – arrive toujours à la place du désastre. Le désastre second, secondaire, médiateur, prend la place d’un désastre qui ne peut arriver. Que se passe-t-il dans le désastre, que se passe-t-il à la place du désastre, quelle est cette chose qui prend la place du désastre en tant qu’autre désastre– sa trace, son écho, son revenant ? Comment comprendre un désastre qui n’est jamais ce qu’il est, et ne peut jamais être ou devenir ce qu’il est ou ce qu’il est destiné à être ? Non pas un désastre, mais deux, un deuxième désastre à la place d’un seul désastre. « Quand le désastre survient, écrit Blanchot, il ne vient pas. Le désastre est son imminence, mais puisque le futur, tel que nous le concevons dans l’ordre du temps vécu, appartient au désastre, le désastre l’a toujours déjà retiré ou dissuadé, il n’y a pas d’avenir pour le désastre, comme il n’y a pas de temps ni d’espace où il s’accomplisse [2]. » Le désastre détruit les conditions de sa propre possibilité et se déroule donc sans se dérouler ; c’est son impossibilité et donc son ajournement, son report, qui est l’événement. Partout et nulle part, un partout qui fait de chaque lieu un nulle part. À la place du désastre qui ne vient jamais, le désastre imminent qui n’arrive jamais, qui ne se déroule jamais, il y a le désastre. Voilà le désastre du désastre qui ne vient jamais et qui, de cette façon, ne se termine jamais. Quelle est la force de ce second désastre, un désastre fantôme qui fait sans cesse référence à un autre désastre originel, passé et pourtant toujours à venir ? Quel type d’événement constitue-t-il ?
4 Un événement sans précédent qui est également une répétition : non-anticipé, accidentel et pourtant déjà connu car déjà passé sans s’être jamais déroulé. Un tel événement s’est produit au Japon le 11 mars 2011 : désigné sous l’appellation « 3/11 », qui fait écho au « 9/11 », c’est-à-dire au 11 septembre 2001 et à l’attaque terroriste dix ans auparavant. Le tremblement de terre de magnitude 9.0 du Tōhoku, également appelé Grand Tremblement de Terre de l’Est du Japon (Higashi Nihon Daishinsai) a provoqué un énorme tsunami puis une catastrophe nucléaire connue sous le nom de Fukushima, la centrale qui a fini par symboliser l’ensemble du désastre, et dont le nom figure désormais à côté de ceux de Hiroshima et de Nagasaki parmi les désastres atomiques japonais. D’où venait donc ce désastre ? Des vastes océans ou des entrailles de la terre ? Du ciel, comme l’a suggéré le gouverneur de Tokyo Shintarō Ishihara, en parlant de tenbatsu (punition divine) ? De la lumière atomique de l’univers, extraite du soleil et des éléments mis en mouvement au cœur de la terre, comme l’écrit Heidegger, dans le cadre de pratiques scientifiques qui violent la nature de la terre, la nature de la nature elle-même ? Quelle est donc précisément cette chose qui nous revient des fantômes de Hiroshima et de Nagasaki, à travers les figures des victimes des radiations (hibakusha), à travers le terme même et l’apparition des hibakusha à la suite du 11 mars ?
5 Le problème que pose le fait de nommer un désastre – de même que le problème d’un futur à l’intérieur duquel il faut concevoir le désastre qui détruit le futur ainsi que toute potentialité de futur – soulève la question de sa représentation. Que pourraient être les termes de sa représentation, d’une représentation future et d’une représentation du futur détruit par le désastre ? Pour Frances Ferguson, le désastre nucléaire, sublime, présente le même problème de devoir penser l’impensable. « La notion de sublime est dans la continuité de celle d’holocauste nucléaire, écrit-elle. Penser le sublime, c’est penser l’impensable et exister dans sa propre non-existence [3]. » Penser ce qui ne peut être pensé et être là où je ne suis plus : comment imaginer une telle représentation ? À travers quel système, quel mode ? Et quel médium ?
6 Dans le cas du 11 mars au Japon, le médium est hanté par un autre désastre, le désastre nucléaire qui a eu lieu sans arriver – qui revient, comme l’écrit Blanchot, des « âges sans jamais avoir été donné [4]. » Un désastre toujours là, déjà là au moment où il arrive, et en tant que tel, un désastre qui n’arrive jamais. Le 11 mars est le désastre entre deux désastres, qui prend la place du désastre, la force sublime d’un désastre sans nom et sans fin. C’est cette impensabilité et cette force de non-existence qui habitent le cinéma japonais depuis 1945, un médium qui s’insère entre des désastres passés et à venir. En ce sens, le médium cinématographique est la représentation du désastre au Japon, un cinéma du 11 mars avant l’heure. Le médium du désastre est le désastre.
7 Parce qu’il n’y a pas de désastre futur, parce que le désastre efface le futur, son propre futur, et parce que le désastre peut uniquement venir dans le futur (un futur dont il a pris possession), le désastre arrive toujours a priori : le désastre a toujours eu lieu avant de pouvoir avoir lieu. C’est un « avènement, écrit Blanchot, de ce qui n’arrive pas, de ce qui viendrait sans arrivée, hors être, et comme par dérive [5]. » Hors être, au-delà des limites de l’existence, mais également une forme d’existence qui se déroule à l’extérieur, « le désastre posthume » selon Blanchot [6]. Le film de Hirokazu Kore-eda After Life (1998, Wandafuru raifu) capture l’économie temporelle du désastre, la production de mémoire et sa projection dans le futur où l’on n’existe plus, sa subjectivité sublime. C’est un film qui comprend et accomplit la temporalité posthume du désastre – d’un cinéma qui vient trop tard, toujours après l’événement, et qui n’arrive cependant jamais à l’heure. Le film se déroule dans un espace entre la vie et l’au-delà, où l’on demande, au cours d’une semaine, à des individus récemment décédés, de choisir un souvenir unique, qu’ils réalisent ensuite sous forme de film (Figure 1). Une fois le film produit, il est projeté devant toute la communauté liminale et le sujet du souvenir et du film, du film-souvenir, disparaît dans l’éternité, dans un au-delà sublime. Au cours de cette projection, le spectateur se change en spectre, un spectre qui ne laisse derrière lui qu’une bobine, la trace d’un souvenir qui n’a jamais existé avant d’être recréé comme pour la première fois. Le médium spatio-temporel de Kore-eda établit un passé dont on ne peut se souvenir et qui doit être créé, un futur qui ne peut pas être imaginé ou habité et un présent qui n’aura jamais lieu. En plus de cette production finale au terme de leur séjour, la vie de chaque individu a été archivée sur cassette vidéo, lui permettant de passer en revue son existence, de se remémorer tous ces moments qui pourront peut-être servir de dernier et unique souvenir de leur vie terrestre. À partir de cette archive, une seconde archive est produite, reproduite et mise au monde à l’occasion de sa production sous forme de film.
L’équipe de tournage fantôme travaille avec chaque individu décédé pour donner à son souvenir une forme cinématographique
L’équipe de tournage fantôme travaille avec chaque individu décédé pour donner à son souvenir une forme cinématographique
8 La surface sentimentale et réflective du film masque l’architecture temporelle et spatiale radicale de Kore-eda, où le temps et l’espace sont engloutis dans l’impossibilité de leur propre existence au sein du monde matériel, dans cette vie ou toute autre vie. Il n’y a pas d’après-vie dans Afterlife, un titre prothétique qui prend la place en anglais du titre original en anglais-japonais, Wandafuru raifu, une citation du film de Frank Capra It’s a Wonderful Life (La Vie est belle, 1946), réalisé un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale et les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Dans le film de Capra, le protagoniste George Bailey (James Stewart) assiste au spectacle d’un monde alternatif, un monde impossible, virtuel et sublime qui n’a jamais existé. Le film transcrit le fantasme de pouvoir voir là où l’on n’est pas, là où l’on n’est plus, de voir le monde autrement, depuis un angle impossible, l’autre monde, le monde du dehors. Le film de Capra donne vie à la pensée sublime du dehors, d’un monde du dehors impossible à connaître, au-delà de l’être, de mon être. Mais également à la pensée qui se produit dehors, un trope que Michel Foucault attribue à Blanchot : « le désastre est inconnu, le nom inconnu pour ce qui dans la pensée même nous dissuade d’être pensé, nous éloignant par la proximité. Seul pour s’exposer à la pensée du désastre qui défait la solitude et déborde toute espèce de pensée, comme l’affirmation intense, silencieuse et désastreuse du dehors [7]. » Penser le lieu où l’on n’est pas, c’est penser le désastre, c’est penser un futur imaginé qui ne peut avoir lieu parce que l’on ne sera jamais là quand il se produira. Ce monde futur arrive sans nous, avant nous et entre ainsi en conflit avec notre existence. Il en va de même du désastre. It’s a Wonderful Life déroule sous nos yeux un désastre imaginé et imaginaire dans un futur alternatif qui n’a jamais lieu. La version revue et corrigée du film de Capra par Kore-eda ouvre un espace de mémoire projeté dans un futur qui n’arrive jamais. Dans cet espace qui est un espace médium – l’espace du médium, du cinéma –, l’existence est manufacturée, la vie se trouve affirmée et réaffirmée là où elle n’existe pas. La machine à mémoire de Kore-eda, son cinéma fantastique, établit chaque vie comme ayant été vécue en lui donnant son au-delà, son après-vie et sa possibilité en tant que vie passée dans le futur. Ces vies n’ont pas été vécues tant qu’elles n’ont pas été filmées et projetées, permettant au sujet de se retirer du lieu où s’est déroulée sa vie, et à cette vie de se terminer et d’avoir été vécue. Le cinéma rend possibles la vie et la fin de la vie. Pour Kore-eda, le cinéma semble être en tant que tel l’apparatus exemplaire, mais aussi la représentation de la vie après la mort. En échange de la vie pour la vie après la mort, pour la vie rachetée par le cinéma, le désastre passe de la vie vers le cinéma, médium-désastre. C’est la vie qui émerge de l’espace du désastre et s’y déroule à l’extérieur, dans l’ex-spatio-temporalité du désastre.
9 Dans After Life, la vie aura été vécue lorsqu’elle aura fait l’objet d’un souvenir, ce qui ne pourra avoir lieu qu’après sa production sous forme de film : elle sera ainsi matérialisée, extériorisée et diffusée dans un espace public et collectif. C’est quand sa mémoire n’est plus la sienne propre, mais devient un objet collectif, partagé, communiqué, que l’être, qui n’est plus assujetti ni à elle ni par elle, devient un sujet libre, désenvouté, un sujet historique désormais libéré du désastre immémorial. Au terme de sa diffusion dans la salle de cinéma spectrale, le sujet du film-souvenir disparaît et vient alors l’affirmation : sa capacité à se retirer du lieu de représentation, à s’extraire du présent perpétuel de cet espace atopique entre vie et mort. C’est uniquement dans sa capacité à disparaître, à mourir, que le sujet peut être décrit comme ayant vécu. C’est la capacité à mourir qui fait de la capacité à survivre à la vie et à la mort et à entrer dans la vie après la mort un espace post-vie ou post-guerre au-delà du désastre.
10 La dimension fantastique de After Life, l’impossibilité pour un corps de survivre à la vie, continue au-delà de la vie, et l’impossibilité de fixer, d’encadrer ce corps dans un médium (même spirituel ou spectral) est tempérée par l’utilisation faite par Kore-eda du style documentaire (caméra au poing, interviews, lumière naturelle et tournage en extérieur) et son inscription constante (ici comme ailleurs) dans un point de vue extérieur. De par leur expérience commune dans le documentaire télévisuel, Kore-eda et son directeur de la photographie Yutaka Yamazaki apportent au film un réalisme dont s’imprègne sa diégèse fantastique. Ce croisement entre forme réaliste et récit fantomal concrétise les qualités matérielles et photographiques d’un médium qui semble sécuriser un corps réel dans l’espace et le temps tout en animant ce corps et en le faisant vivre, ainsi que, simultanément, les propriétés spectrales et orales du médium qui disloquent le corps, qui l’arrachent au lieu où il semble être pour le réanimer ailleurs dans les espaces virtuels d’un monde filmique structurellement semblable à l’espace-temps du désastre. Le récit de Kore-eda produit de ce fait une représentation qui rend visible la logique du désastre, ses demandes et ses dilemmes. Dans l’espace que Kore-eda expose, qui est un extérieur replié à l’intérieur (la station interstitielle est filmée principalement dans une école : l’extraordinaire est encadré par l’ordinaire, l’étrange par le familier), pensée et image du désastre deviennent possibles. C’est dans ce lieu qu’il faut imaginer la fin de l’existence, la non-existence et l’existence qui (nous) survit. L’être est là sans être là, encore là et déjà parti, déjà parti et pas encore arrivé, parti de ce monde et pas encore arrivé dans cet autre monde. Cette possibilité existe dans cet espace atopique entre vie et vie après la mort. Le regard documentaire de Kore-eda rend le désastre tangible, et rend imaginable la condition d’une vie dans, à travers, après et au-delà du désastre.
11 After Life décrit le travail d’assigner des images à la vie, de rendre toute vie imaginable, aussi douloureuse, anecdotique ou inimaginable eût-elle été. La question de devoir imaginer le désastre, de devoir penser, imaginer et mettre des images sur l’inimaginable demeure le problème éternel de cet événement. Défi qui traverse les archives historiques, éthiques et métaphysiques, le devoir d’imagination est aussi incitatif qu’impératif. Pour Georges Didi-Huberman, réfléchir sur des images de la Shoah, le travail d’imaginer l’inimaginable par excellence, impose de délimiter les images des figures et de refuser d’écarter la visibilité face à des visions catastrophiques. « L’“inimaginable” d’Auschwitz, écrit Didi-Huberman, nous impose, non d’éliminer, mais bien de repenser l’image lorsqu’une image d’Auschwitz, tout à coup, concrètement, fût-elle lacunaire, nous tombe sous les yeux [8]. » Même si une telle image apparaît sous le signe de ce que Geneviève Yue appelle « une optique médusienne », un visuel qui pétrifie son spectateur, détruisant à travers l’acte d’observation le sujet qui observe [9]. Même s’il ne reste rien d’autre que l’image, même si le désastre efface tout le reste, laissant seulement derrière lui l’image du désastre, de la destruction inimaginable, l’image survit « malgré tout », selon Didi-Huberman, au désastre de sa propre inimaginabilité. Une image est, en ce sens, une vie après la mort par excellence, née du désastre inimaginable, du désastre de l’inimaginabilité.
12 After Life rachète le désastre en affirmant la vie que le désastre rend visible. L’affirmation de Kore-eda vient de la production d’une image de l’inimaginable, une image de la singularité de la vie et de la mort, de la vie et de la mort ensemble, de sa vie donnée à un autre, à l’autre et à l’autre monde. Le cinéma est le lieu où, selon Jean-Louis Schefer, l’on apprend « à s’étonner de pouvoir vivre simultanément dans plusieurs mondes [10]. » Ici et ailleurs, dans sa vie à lui et à elle, mais aussi à l’intérieur et à l’extérieur de la vie en tant que telle. Cette vie, autrefois imaginée comme une seule vie, comme sa vie à soi, fait l’objet d’une focalisation, revient en double, non plus son propre, ni même le propre d’un autre. Elle revient là où l’être n’est plus, mais n’a pas encore cessé d’être. Une vie qui est déjà une après-vie, une autre vie, la vie d’un autre à laquelle l’être est lié et à l’intérieur de laquelle il se perd. Tous se perdent. Et se retrouvent ; le moi qui revient à soi au moment de sa perte est un autre, un deuxième moi. Un premier, puis un deuxième. Mais plus encore qu’un autre, et au-delà même du deuxième moi, l’être devient dans ce film une forme de vie entièrement différente. Schefer appelle ces « hommes ordinaires » du cinéma « une espèce tournée, pour la première fois, vers le spectacle possible, illimité, et infiniment reproductible qui vit et respire à l’intérieur de nous… Ainsi, pour la première fois, et dans un dernier moment, nous voyons ce qui reste du monde disparu [11] » La vie au cinéma est toujours une après-vie (After Life) ; ses images sont les images ultérieures et ordinaires (quotidiennes, accidentelles, quelconques) d’un monde disparu. En ce sens, elles sont les images de l’inimaginable envers et contre tout, malgré toutes les images au monde.
13 Ainsi que le découvre Mochizuki (Arata), l’un des protagonistes d’After Life, sa mélancolie, son incapacité à sélectionner un souvenir et à aller de l’avant vers l’au-delà s’entrelacent inextricablement avec la vie des autres, avec celle d’Ichirō Watanabe (Takashi Naitō), récemment décédé et dont la femme Kyōko (Kyōko Kagawa) était à l’origine la fiancée de Mochizuki. Ce dernier avait servi dans l’armée japonaise avant d’être blessé aux Philippines et de mourir à Tokyo le 28 mai 1945, plusieurs mois avant la fin de la guerre. Son fiancé décédé, Kyōko avait fini par épouser Watanabe, que Mochizuku est en train d’aider à avancer vers l’au-delà. De cette façon, Mochizuki est lié à travers le temps et les mondes à Watanabe et à Kyōko, ainsi qu’aux images qu’ils produisent et laissent derrière eux. À la recherche du film éternel de Kyōko dans les archives, Mochizuki découvre que son souvenir final le représente lui, Mochizuki, assis derrière elle sur un banc. Plusieurs décennies plus tard, Watanabe partage avec Kyōko le même banc dans le souvenir qu’il choisit. Les trois fantômes se trouvent liés à travers ces vies, ces amours, ces tragédies et ces souvenirs entrelacés, non-dits, gardés jusqu’au bout et au-delà, libérés plus tard, après la fin, dans ces projections vers l’autre monde.
14 Dans le film de Kore-eda, le personnel de l’au-delà – ces gens qui aident les nouveaux arrivés à la station – sont eux-mêmes des spectres qui, pour une raison ou une autre, ont refusé de sélectionner un souvenir. Incapables de passer dans l’autre monde, dans l’éternité, ils restent suspendus dans un présent permanent qui n’est racheté ni par un passé ni par un futur. Tant qu’ils n’auront pas choisi leur souvenir, une image de la vie, de leur propre vie, chacun d’entre eux est destiné à rester entre vie et au-delà, dans cet espace qui est déjà une sorte d’au-delà qui n’arrive jamais, parce que la vie elle-même n’est pas terminée. Dans cet espace indéterminé, dans cette temporalité du désastre qui suspend l’arrivée de tout avenir, le personnel réside donc dans un purgatoire, à attendre de choisir, à attendre peut-être que le souvenir, cet événement mémoriel unique, leur vienne de l’intérieur, d’un intérieur qui ne leur appartient plus, comme s’il s’agissait d’un extérieur. Si Mochizuki semble jeune, il habite pourtant ce purgatoire depuis cinquante ans, immobile, sans que personne ne porte apparemment son deuil. Perché entre un désastre personnel, historique, qui est le résultat de la guerre menée par le Japon, et un futur qui n’arrive jamais parce qu’il se trouve détourné dans le futur d’une autre, dans la vie d’une autre, Mochizuki en vient à exister dans cet interstice, se découvrant lui-même à l’intérieur alors même qu’il se perd dans l’existence, les désirs et les souvenirs des autres. Il habite cet espace du désastre, l’espace et le temps de la subjectivité sublime, le lieu qui m’exclut, qui ne se souvient de moi qu’après coup. Mochizuki brise cette aporie en se trouvant lui-même dans les souvenirs des autres, devenant ainsi une partie intégrante de la vie qui s’écoule ailleurs, même après que sa propre vie a atteint son terme. Il choisit finalement un souvenir puisé non pas dans sa vie passée, mais dans le temps qu’il a passé dans les limbes, dans cette vie entre deux, cet espace fantôme entre vie et au-delà. Il s’octroie de cette façon, et pour l’éternité, un souvenir de ce qui existe en dehors des souvenirs, un souvenir du dehors au-delà de la vie, entre ce monde et l’autre monde (Figure 2).
Dans l’attente du début de la projection, Mochizuki et Shiori se regardent vivants pour la dernière fois avant que l’éternité ne les submerge
Dans l’attente du début de la projection, Mochizuki et Shiori se regardent vivants pour la dernière fois avant que l’éternité ne les submerge
15 Mochizuki se filme lui-même assis sur un banc utilisé précédemment par Ichiro Watanabe et sa femme Kyōko (dans un but émotionnellement différent), un banc qu’il avait autrefois partagé avec Kyōko. Mais dans son film-souvenir, le banc est un accessoire pris au monde fantôme dans lequel et hors duquel il habite, un souvenir de l’extérieur replié dans son éternité à lui. Il s’imagine là-bas – ici aux yeux des autres. Son film-souvenir montre brièvement ses collègues pointant la caméra dans sa direction pour réaliser le film, et les inscrit de cette façon, eux aussi, dans son éternité par cette mise à niveau des regards par le biais d’un plan nous montrant ce qu’il voit par ses yeux, les extrayant du purgatoire pour racheter le temps qu’ils y ont passé, même s’ils en sont eux-mêmes incapables (Figures 3 et 4). À travers ce geste de Mochizuki, cet acte de mémoire, de rassemblement de ce qui remet en cause la mémoire (ce qui ne peut jamais vraiment faire la transition vers le passé), Kore-eda rachète le désastre en le transformant en un espace à partir duquel l’être entre dans l’existence et au sein duquel il survit à la catastrophe passée et encore à venir. Comme l’écrit Schefer à propos de la mort d’un autre vampire, dans le cinéma de vampires de Carl Theodor Dreyer, « il ne s’agit pas ici de la mort, ni de la fin de sa période de transition, mais de l’incroyable disparition de son corps à l’intérieur de l’image [12]. » Mochizuki disparaît dans l’image là où il apparaît, réapparaît et demeure.
Mochizuki regarde directement vers et à travers la caméra, en direction de l’équipe en train de le filmer, mais aussi des profondeurs d’une éternité produite dans et par le cinéma
Mochizuki regarde directement vers et à travers la caméra, en direction de l’équipe en train de le filmer, mais aussi des profondeurs d’une éternité produite dans et par le cinéma
Un plan de coupe de l’équipe de tournage, qui voit et est vue, se voyant être vue
Un plan de coupe de l’équipe de tournage, qui voit et est vue, se voyant être vue
16 Le film de Kore-eda est une illustration du cinéma japonais après 1945, un cinéma en équilibre entre un passé jamais vraiment passé (un passé qui reste impensé et donc sans empreinte) et le futur retour du passé qui ne vient jamais, mais reste suspendu de l’extérieur au-dessus du présent. À travers les personnages, ces personnages individuels qui cherchent à se situer eux-mêmes ainsi que leur futur dans un souvenir unique tourné en film, Kore-eda met en scène la place du Japon dans un passé pas encore passé et, en tant que tel, destiné à revenir en substitution d’un futur. La machine à mémoire imaginée par Kore-eda, le processus de mémoire en tant que forme de vie (et d’oubli), génère une image du cinéma lui-même, un cinéma national qui fonctionne à travers les apories d’un temps en suspens. La fiction documentaire de Kore-eda dramatise cet état, en fait une allégorie non seulement du souvenir et de la mémoire nationale, mais aussi d’une condition spécifiquement adaptée au cinéma, aux propriétés d’un médium qui ouvre l’espace entre le documentaire et la fiction, entre le réel et les formes de l’imaginaire, dans la temporalité d’un présent perpétuel. After Life situe le Japon à l’intérieur de son cinéma, et à l’intérieur d’un désastre qui submerge en permanence le présent. Comme l’écrit Schefer à propos de la mort au cinéma, « peut-être que cela donne juste une forme à une période d’attente qui n’avait jusqu’à présent pas d’objet [13] ? » Les événements du 11 mars 2001, du « 3/11 », mettent en lumière l’après-vie précaire d’un Japon suspendu entre les désastres. La force des destructions rappelle certains désastres précédents : le Grand Tremblement de Terre du Kantō à Tokyo (auquel After Life fait référence) et le Grand Tremblement de Terre de Hanshin à Kobe en 1995, mais aussi les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, que le 11 mars révèle comme étant un non-passé qui se prolonge dans l’après-vie suspendue du désastre.
17 Dans Distance (2001), Kore-eda reprend le thème du temps suspendu, du temps perdu au milieu des effets paralysants d’un désastre sans fin. Les amis et les proches d’un groupe de gens ayant appartenu à une secte prônant le suicide collectif se rassemblent sur les lieux de leur mort afin de commémorer l’événement, de se souvenir des circonstances de leur propre vie ainsi que de celles qu’ils ont perdues, et de partager leurs histoires. Bien qu’ayant initialement prévu de faire l’aller-retour dans la journée, le groupe se retrouve coincé dans la forêt isolée où s’était déroulé l’événement tragique, contraints de passer la nuit ensemble, coupés du monde extérieur, scénario qui n’est pas sans rappeler celui d’After Life. Pour eux, maintenus à une distance irréductible de l’épicentre du désastre, cet anniversaire marque l’avènement d’un désastre qui ne finit jamais et qui ne vient jamais. Ils se voient dans l’incapacité de réduire la distance les séparant du désastre. Dans sa critique du film, Tom Mes décrit Distance comme étant « la tentative de fusion la plus radicale » entre documentaire et fiction dans la filmographie de Kore-eda, fusion propre à sa façon de faire du cinema [14]. Au sein du groupe se trouve un imposteur, Atsushi (également joué par Arata, qui jouait le rôle de Mochizuki dans After Life et qui apparaît fréquemment dans les films de Kore-eda), le fantôme d’un survivant dont la place au sein du groupe reste non-expliquée. Outsider au sein d’un groupe d’outsiders virtuels, il est un outsider à deux titres, et son infiltration illustre les différents états de matérialité dans le film de Kore-eda. Un grand nombre de corps ont péri dans ce suicide de masse, bien qu’ils soient périodiquement rappelés, réanimés sous forme de flashbacks. Et pourtant d’autres corps survivent à cette mort et continuent à vivre, bien que désormais à une certaine distance de la vie en tant que telle, de la vie qui continue, indemne, ailleurs. C’est alors qu’Atsushi pénètre dans ce monde spectral et décide de vivre parmi les fantômes virtuels, suspendus entre vie et mort, entre vie et vie après la mort, entre mort et survie.
18 Comment donc comprendre le désastre duquel le Japon a émergé en 1945, premier bombardement atomique de civils au monde, et le désastre qui revient et auquel le Japon revient lors des événements du 11 mars ayant conduit à la fusion du cœur de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi ? Comment comprendre cela, non comme trois événements distincts (tremblement de terre, tsunami et fusion du cœur du réacteur), ni comme deux désastres nucléaires séparés (1945 et 2011), ni même comme un unique désastre qui se répète dans la durée et dont le dénouement se voit différé ? Ou plutôt, comment comprendre l’espace entre désastres, l’espace suspendu entre 1945 et 2011, un espace de suspens, mais également un espace et un temps marqué par la suspension de l’espace et du temps ? Il s’agit là du désastre : celui qui tombe entre les désastres. Dans une fin sans fin, dans une fin sans futur, sans vie après, le désastre en vient à passer, arrive comme l’événement d’un souvenir sans possibilité. Seul le cinéma peut comprendre cela, seul le cinéma est en mesure de reproduire et de tracer son chemin à travers cette « mémoire du présent », pour reprendre la formule de Jacques Derrida, mémoire d’un présent qui se détache de lui-même, et produit dans le moment, maintenant, une mémoire déjà [15]. Le spectacle de Mochizuki transforme ses spectateurs ainsi que tous les spectateurs en spectres. C’est son destin, et celui du cinéma, de rester présent dans le présent en tant que sa mémoire. Le cinéma japonais reflète l’état de désastre (l’état désastre) qui ne s’en va jamais et qui ne finit jamais, mais qui vient et revient indéfiniment comme un effet de l’Histoire, de la fin de l’Histoire sans fin, d’un après-guerre qui s’étend à l’infini, un unique souvenir de la guerre sans fin porté jusque dans le présent comme son symptôme ; le cinéma japonais a conçu la place du désastre au sein du médium lui-même comme médium désastreux, le désastre entre les désastres.
Notes
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[1]
Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Éditions Gallimard, 1980), p. 1.
-
[2]
Ibid., p. 1-2.
-
[3]
Frances Ferguson, « The Nuclear Sublime », in Diacritics 14, n° 2 (été 1984), p. 7.
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[4]
Blanchot, L’Écriture du désastre, p. 4.
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[5]
Ibid., p. 5.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid.
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[8]
Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Éditions de Minuit, 2004, 81, souligné par l’auteur. À travers sa réflexion poussée sur quatre photographies d’Auschwitz, Didi-Huberman défend avec vigueur la nécessité de devoir essayer d’imaginer ce qui aété soumis à la violence de la « désimagination » (30), à l’effacement radical de la figure humaine et de ses images : « Ce que les SS ont voulu détruitre à Auschwitz n’était pas seulement la vie, mais encore – que ce fût en deçà ou au-delà, avant ou après les mises à mort– la forme même de l’humain, et son image avec elle » (60). Pour Didi-Huberman, une violence qui dépasse à ce point les limites de l’imaginable génère une forme paradoxale d’imagination : « il faut dire qu’Auschwitz n’est qu’imaginable » (62, souligné par l’auteur). Ce qui défie l’imagination, la compréhension, la description, revient sous la forme d’une image qui demande une forme impossible d’imagination.
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[9]
Genevieve Yue, « Medusan Optics : Film, Feminism, and the Forbidden Image » dissertation, Schoolf of Cinematic Arts, Division of Critical Studies, University of Southern California, 2012.
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[10]
Jean-Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Cahiers du cinéma/Éditions Gallimard, 1997, p. 5.
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[11]
Jean-Louis Schefer, « Cinema » in The Enigmatic Body : Essays on the Arts, ed. and trans. Paul Smith (Cambridge, Cambridge University Press, 1995), P. 130. « L’homme ordinaire du cinéma ne dirait ici que cet inessential : le cinéma n’est pas mon métier. Je vais au cinéma pour me distraire mais, pas hasard, j’y apprends aussi autre chose que ce que le film m’enseignera. » (Jean-Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, op. cit, p. 5). À leur tour, les hommes (ainsi que les femmes, enfants et animaux) ordinaires deviennent extraordinaires une fois entrés dans l’autre monde du cinéma, soumis à une métamorphose non seulement ontogénique mais aussi phylogénique. Concernant ces nouveaux hommes de l’espèce cinématographique, Schefer ajoute : « Ces hommes sont infinis, ils sont contraints par la destinée représentée par une histoire qu’ils ne dépasseront jamais, ils sont tous identiques et reproductibles, ils ne peuvent pas vivre facilement dans l’univers, excepté à travers ses objets mobiles. Comme si leur lumière pouvait être notre définition, et comme si à l’intérieur de nous, dans une nouvelle conscience, comme si leur échelle et leurs proportions elles-mêmes pouvaient changer les dimensions de notre monde visible. » (Jean-Louis Schefer, « Cinéma » op. cit.,130). Reproductibles et pourtant – ou peut-être justement de ce fait – anhistoriques, les hommes infinis de Schefer existent dans la mobilité du cinéma en tant que tels, dans un mode d’action distinct de celui du monde ou de l’univers physique. Être au cinéma définit une forme d’existence radicalement autre, le même moi en tant qu’autre espèce alignée aux contours du monde visible plutôt que physique.
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[12]
Ibid., p. 138.
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[13]
Ibid.
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[14]
Tom Mes, Critique de Distance, website Midnight Eye, May 10, 2001. http://old.midnighteye.com/reviews/distance.shtml.
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[15]
Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Éditions Galilée, 1988, p. 72-73. « S’il y avait une mémoire du présent, et que loin de l’ajointer à lui-même, elle divisait l’instant ? Si elle inscrivait ou révélait la différence dans la présence même du présent ? C’est-à-dire, du même coup, la possibilité de se répéter dans la représentation ? »