La poésie d’après le 11 mars 2011
1 Le séisme du 11 mars 2011 sur la côte Pacifique du Tôhoku, au Japon, a non seulement entraîné d’immenses dégâts, mais il a aussi suscité d’innombrables textes littéraires. Parmi les auteurs de ces textes, beaucoup sont des sinistrés, et des proches parents ou des amis des victimes. Dans cet article, je présenterai quelques textes poétiques écrits après le 11 mars, afin de voir ce que peut être l’écriture poétique pour des êtres humains qui ont connu un désastre [1].
2 Depuis quatre ans, nous nous éloignons petit à petit du jour du grand séisme. Je voudrais donc commencer par évoquer le moment où la terre a tremblé. Le 11 mars 2011, comment les gens ont-ils vécu cet événement ? Essayons de le revivre avec une poétesse japonaise, Midori Terui. Cette haïkiste de Kamaishi, une ville portuaire de la préfecture d’Iwate, a remporté plusieurs prix poétiques avec son recueil de haïkus, Ryûgû, portant sur le 11 mars. Dans la postface du livre, elle évoque le moment du séisme.
Le 11 mars 2011, un grondement sinistre de la terre présage un tremblement de terre. On dirait que plusieurs milliers de démons fous trépignent. Au grondement de la terre succède un tremblement violent. Est-ce que je vais mourir ? Puis, il commence à neiger. Les secousses secondaires se succèdent toutes les minutes, et les hurlements de je ne sais qui. Il fait froid dans le gymnase qui sert de refuge. La radio annonce très fort les dégâts causés par le tsunami et le nombre incroyable de victimes. Je me frotte le corps, couverte seulement d’un manteau léger de printemps. Je regarde distraitement la bougie allumée par quelqu’un. Et pourtant, comme le ciel est beau ce soir ! Il est si transparent qu’il fait peur. Le ciel tout étoilé que l’on ne peut obtenir qu’en compensation d’une grande perte. Je voudrais être absorbée par le ciel. La constellation d’Orion vient m’assaillir. Le croissant tranchant est comme un dieu [2].
4 Au moment du séisme, Midori Terui était au lycée de Kamaishi où elle est professeure de japonais. Après la première secousse, elle s’est tout de suite réfugiée avec les lycéens au gymnase du lycée, dans lequel quelques centaines d’habitants du quartier se sont rassemblés, effrayés par une série de répliques. Le soir, Midori Terui est sortie un instant du refuge, et elle a découvert le ciel tout étoilé. À partir de cette expérience, elle a écrit un haïku par la suite [3].
6 Aux yeux de la poétesse, les étoiles représentaient les âmes des victimes du tsunami, qui venaient de monter au ciel. De même, dans son imagination poétique, la quantité de flocons de neige tombant du ciel correspondait au nombre de morts.
8 Pour Midori Terui, le premier objectif de l’écriture de haïkus après le 11 mars était d’approfondir la réflexion sur le regret des vingt mille morts. Habitant à Kamaishi, ville détruite par le tsunami, elle a vu elle-même un grand nombre de cadavres. Trois jours après le tsunami, quand elle est allée du refuge à son appartement à pied, elle a vu un spectacle infernal. Lisons la suite de la postface de son recueil de haïkus.
Un homme âgé rôde en murmurant que c’est encore pire que la guerre. Des cadavres sont retirés de tous les fossés et de tous les trous comme des canaux d’écoulement : cadavre d’une mère qui serre un bébé dans une position fœtale, cadavre d’une personne qui s’est débattue pour sortir des décombres, cadavre enfoncé dans un arbre et plié, cadavre emporté comme une poupée faite de boue, cadavre qui n’a plus la forme d’un être humain. Est-ce un rêve ? Dieu n’existe-t-il plus sur cette terre [4] ?
10 À partir du spectacle de ces morts, Midori Terui a écrit quelques haïkus.
12 On peut considérer ces haïkus comme une prière dite pour apaiser les âmes des victimes. En lisant le premier haïku, on a l’impression que l’enfant et la mère retrouvés morts au fond de la boue sont recouverts par un linceul blanc en forme de cocon. Et avec le deuxième haïku, on dirait que la poétesse dépose des fleurs de pêcher sur le cercueil des sœurs jumelles mortes. Citons un propos de Midori Terui où elle révèle le motif de l’écriture : « En tant que survivante, j’ai ressenti le besoin de penser au regret des morts. Je me demandais ce que les morts auraient voulu dire à la fin, ce qu’ils auraient voulu laisser. J’ai ressenti un besoin pressant d’écouter les paroles des morts, et de regarder leur dignité en face [5]. »
13 Néanmoins, les haïkus de Midori Terui n’existent pas uniquement pour les morts. Ils ont soulagé les sinistrés qui devaient vivre dans des situations extrêmes après la catastrophe, ainsi que les gens qui ont perdu des parents proches et des amis. En outre, obligée de vivre un mois au refuge, la poétesse a trouvé dans l’écriture de haïkus une sorte de soutien : « Le moment où je regardais distraitement les fragments de poèmes inscrits sur les bouts de papier, c’était un moment pour moi seule. Alors, je pouvais m’éloigner de la réalité un instant [6]. » Les haïkus ainsi écrits nous permettent d’entrevoir les conditions d’existence et les émotions des sinistrés.
15 Les gens qui ont perdu leurs maisons dans le tsunami étaient obligés de vivre longtemps dans des refuges avec d’autres sinistrés. Alors, quand ils voulaient pleurer sur leurs morts, ils ne pouvaient pas s’isoler dans un coin. Tout au plus, ils pouvaient « pleurer en devenant une île isolée sous la couverture ». Un autre haïku évoque l’odeur terrible dans les refuges, odeur qu’on ne peut jamais ressentir à travers les seuls médias.
17 Après le tsunami, il était difficile de retrouver et de reconnaître les dépouilles des victimes. Les gens devaient visiter toutes les morgues, même celles qui étaient dans des villes éloignées, jusqu’à ce qu’ils retrouvent les dépouilles de leurs parents proches. Ainsi, ils rapportaient involontairement aux refuges l’odeur de mort qu’ils avaient prise dans les morgues. Dans ce haïku, l’odeur de mort s’oppose à la vie, représentée par une hirondelle. Les hirondelles reviennent chaque printemps pour construire leurs nids, où elles élèvent leurs petits.
18 Tout en décrivant divers aspects de la réalité, les haïkus de Midori Terui s’appuient aussi sur une imagination riche.
20 Ce haïku est ouvert à plusieurs interprétations, mais je suis tentée de considérer que la lune voilée, comparée à la tête mutilée, recherche le corps séparé brutalement et perdu dans les vagues du tsunami. Il fait ainsi ressentir la violence du tsunami.
22 Juste après le sinistre, Midori Terui a vu l’âme des victimes dans chaque étoile et chaque flocon de neige. Ici, elle présente l’image d’un mort qui revient sous la forme d’une luciole.
23 Voyons maintenant trois haïkus qu’elle a écrits à l’été 2013, deux ans et demi après le séisme [7].
25 De même que la luciole que l’on garde soigneusement dans la main disparaît, de même peut-on perdre des êtres précieux dans la vie à un moment inattendu.
27 Ce haïku suggère la possibilité d’écouter parler une luciole, qui est l’incarnation d’un mort. Outre la luciole, la cigale est un insecte souvent évoqué dans les haïkus.
29 La dépouille de la cigale, utsusemi en japonais, désigne parfois l’être humain. Ainsi, le geste d’enlever les membres de la dépouille d’une cigale s’identifie d’autant mieux à un geste solennel de deuil. Ces trois haïkus, inspirés du 11 mars, peuvent être lus et appréciés dans n’importe quelle situation de deuil. Deux ans et demi après le désastre, Midori Terui a écrit des haïkus qui permettent de penser à la perte avec sérénité.
30 Lisons enfin cinq haïkus qu’elle a écrits à l’été 2014, trois ans et demi après le séisme [8].
32 L’un des sujets importants de ces haïkus est le temps qui s’est écoulé après le séisme. Depuis quatre ans, les régions sinistrées ont beaucoup changé en apparence. Et, avec la préparation des Jeux olympiques de Tokyo de 2020, la plupart des Japonais pensent de moins en moins aux sinistrés du 11 mars. Mais ces cinq haïkus nous inspirent de la compassion pour les gens qui ne se relèvent pas encore de leur perte. La poétesse porte un regard tendre sur les cœurs délaissés par la reconstruction.
33 Après le 11 mars, beaucoup de haïkus ont été consacrés à la catastrophe. Citons un poète, Mutsuo Takahashi, qui a analysé cette situation :
Il me semble que parmi toutes les formes poétiques de notre pays, c’est le tanka qui convenait le mieux pour s’exprimer suite aux Attentats du 11 septembre 2001. En revanche, pour s’exprimer suite au séisme du 11 mars 2011, le haïku convient le mieux. Cela s’explique sans doute par la quantité de « silence » que cette forme poétique, qui est la plus courte du monde, doit renfermer [9].
35 Midori Terui partage ce constat et développe sa réflexion sur le silence dans le haïku :
Dans le haïku, la « coupure » (kire) est importante. Quand on lit un haïku en le coupant, un « moment vide » (ma) est créé entre deux mots. Le « moment vide » est le blanc, le silence. Pendant ce « moment vide », s’entrecroisent des temps, des espaces et des émotions variables. Grâce à la « coupure », l’émotion poétique devient active et de nouveaux rythmes naissent. C’est à ce moment-là que le haïku devient une musique [10] . » Grâce à ce « moment vide », ce silence, infiniment profond, le haïku peut devenir un « récipient sans borne [11] ».
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38 Parmi les auteurs des poèmes du 11 mars, il y a d’un côté des écrivains, comme Midori Terui, qui écrivent depuis longtemps, et de l’autre, il y a de nombreux auteurs qui ont commencé à écrire après cette date. Je vais maintenant présenter quelques textes écrits par des amateurs, ainsi que les façons dont ils ont réussi à les publier.
39 Commençons par évoquer les trois séances de lecture de tankas du 11 mars organisées et diffusées par NHK, une chaîne publique de télévision au Japon. Les deux premières séances se sont tenues à Sendaï, et la troisième à Iwaki, dans la préfecture de Fukushima. Pour chaque séance, des poètes, comme Michimasa Satô, ont fait une sélection parmi les tankas envoyés par des amateurs. Les tankas sélectionnés ont été lus en public, et la lecture a été diffusée à la télévision par la suite. Enfin, les tankas ont été publiés [12]. J’ai choisi de présenter cinq tankas écrits par des lycéennes.
Dire adieu à ma grand-mère de ma main droite, triste, qui ne peut la toucher.
41 Les dépouilles de ceux qui sont morts dans le tsunami devaient être autopsiées. Pour cela, les proches des victimes étaient parfois obligés de leur dire adieu sans pouvoir les toucher. Le regard d’une lycéenne a saisi cette réalité impitoyable, et le tanka est né.
À la clarté des étoiles, sur les routes aux feux éteints, on voyait l’invisible, cet hiver-là.
43 Avec la panne d’électricité généralisée qui a suivi le séisme, les feux tricolores ne fonctionnaient plus. Et ce tanka exprime le fait que cela a permis de bien voir les étoiles et de mieux sentir la douceur des gens. Le tanka suivant dit aussi que les gens étaient bien plus solidaires dans l’état d’urgence.
Auparavant, on se saluait seulement, mais on n’hésite plus désormais à s’entraider.
45 En revanche, le tanka suivant, écrit par une autre lycéenne, exprime une tout autre réaction.
Le bruit de la télé faisant l’éloge du lien, je change de chaîne. Tel est mon état d’esprit.
47 Le tanka suivant semble transmettre la même émotion.
Est-ce seulement le pin qui va se flétrir sous le poids des mots innombrables ?
49 Le Pin des miracles, dans la ville de Rikuzentakata, a résisté au tsunami du 11 mars, mais ses racines, trempées d’eau de mer, ont commencé à pourrir. Le tanka présente l’image de l’arbre qui se flétrit sous le poids de l’espoir des gens qui veulent en faire un symbole de la reconstruction. À cette image se superpose l’image des sinistrés sur lesquels pèsent les encouragements.
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51 Je vais ensuite évoquer un recueil de tankas, Le Ciel inchangé [13], paru en 2014. La plupart des tankas de ce livre ont été initialement publiés dans le journal Asahi. Chaque lundi, ce journal consacre une rubrique aux tankas, écrits et envoyés par des amateurs. Un jour d’avril 2011, le mois suivant celui du séisme, Isao Tsujimoto a remarqué dans cette rubrique beaucoup de tankas parlant de la catastrophe. Il a alors décidé de les traduire en anglais et d’organiser une exposition aux États-Unis pour les faire connaître. L’exposition « Voices from Japan » a été organisée à New York, à San Francisco, etc. Parmi une centaine de tankas, je choisis celui-ci.
Le ciel que je vois à travers la fenêtre est le ciel de Fukushima, inchangé depuis la semaine dernière.
53 Ce tanka semble faire référence à un poème célèbre qui évoque également le ciel de Fukushima. Il s’agit de la « Conversation enfantine » de Kôtarô Takamura. Comme je suis originaire de Fukushima, et que j’ai étudié au Lycée de jeunes filles de Fukushima, où Chieko Takamura, femme de Kôtarô, a étudié également, je m’intéresse depuis longtemps au recueil de poèmes de Kôtarô Takamura, Le Livre de Chieko. La poésie de Kôtarô est très bien connue des Japonais. Lisons la « Conversation enfantine ».
Conversation enfantineChieko dit qu’il n’y a pas de ciel à Tokyo,Chieko dit qu’elle veut voir le vrai ciel.Surpris, je porte mon regard vers le ciel.Ce que je vois à travers les jeunes feuilles de cerisierc’est le beau ciel sans séparation ni coupure,et qui m’est familier depuis longtemps.L’horizon flou est tristement embrumédans l’humidité rose pâle du matin.Chieko regarde au loin et dit :le ciel sur les montagnes d’Atatara,ce ciel bleu que l’on voit tous les jours,est le vrai ciel de Chieko.Voilà une conversation enfantine sur le ciel.
55 Il me semble que ce poème a largement contribué à la formation de la base spirituelle des habitants de Fukushima. L’expression « le vrai ciel » est citée en toute occasion pour qualifier la beauté de la nature de la région. Lisons le tanka encore une fois.
Le ciel que je vois à travers la fenêtre est le ciel de Fukushima, inchangé depuis la semaine dernière.
57 La pollution radioactive étant invisible, l’accident nucléaire n’a rien changé dans l’apparence du ciel de Fukushima, mais il existe une différence décisive. Le « vrai ciel de Chieko » n’existe plus.
58 * * *
59 À présent, je vais présenter la Maison de la poésie japonaise contemporaine de Kitakami qui, depuis 2012, organise chaque année une exposition permanente consacrée à la poésie d’après le 11 mars. Elle a déjà exposé les poèmes, les tankas et les haïkus de 163 auteurs. Lisons un poème exposé à Kitakami en 2012, le « Fragment » de Tôma Ibu [14].
FragmentIl y avait un garçon avec des yeuxcomme ceux d’un chien qui fixe son maître.Il y avait une fille comme une fleurqui fleurissait seule au bord du chemin.Le garçon simplement sérieuxque personne ne regardeet la fille simplement courageusene pouvant refuser d’être écraséese sont rencontrésdans la ville en ruines.En reniflant, le chien boueuxva traîner une corde tranchée.Après le retrait des vagues, la fleur toute pâlegèle contre le sol.La fille simplement courageusea serré le chien dans ses bras avec tendresse.Si on avait pu appeler cela le premier amour,cela aurait été tellement beau…Sous les décombres,il reste encore beaucoup de monde.
61 En lisant ce poème, on a d’abord l’impression qu’une nouvelle histoire commence. Un garçon et une fille se rencontrent dans une ville en ruines, et ils vont sans doute démarrer l’histoire de leur premier amour, source de lumière au milieu du désespoir. Pourtant, l’attente des lecteurs est trahie par les deux vers suivants : « Si on avait pu appeler cela le premier amour, / cela aurait été tellement beau… ». La dernière strophe révèle que le garçon et la fille sont déjà morts à cause du tsunami. Ils ont rencontré leur premier amour après la mort, dans la ville en ruines.
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63 Enfin, je vais évoquer la poésie de Ryôhei Terui, qui enseignait dans un lycée de Hanamaki. Après le séisme du 11 mars, ce poète amateur a visité Rikuzentakata, sa ville natale sur la côte. Il y a rencontré une vieille dame qui avait perdu sa fille et son petit-enfant dans le tsunami. À partir de cette expérience, il a écrit un poème, « Le dos d’une vieille dame ». Il a aussi écrit beaucoup de poèmes pour exprimer les émotions qu’il a éprouvées en marchant dans sa ville natale sinistrée. En 2012, il a publié, à compte d’auteur, un recueil de poèmes inspirés du 11 mars [15], et ce livre a remporté le prix Shigeji Tsuboi. Lisons son poème intitulé « Parlez dans la langue des décombres ».
Parlez dans la langue des décombresDevant les décombres,ne dites pas qu’il n’y a plus de mots.Si vous ne pouvez pas parler avec des mots,parlez avec des cailloux froids de la saison,avec la giboulée du printemps, gelée par elle-même.Parlez avec le vent de mer qui pique les joues.parlez avec le dos de la personnequi monte seule un sentier vers une morgue.Parlez avec les mots de la fille qui prie la mer.Ou bien, parlez avec la voix ténébreusequi résonne sur la mer de nuit pour appeler au secours.S’il n’y a toujours pas de mots,si vous ne pouvez pas parler avec des mots,cherchez-en en marchant dans les décombres.Marchez et parlez dans la langue des pièces d’étoffe qui planent.Parlez dans la langue des toits en ruine.Marchez, marchezet parlez dans la langue des poissons qui puent.Marchez et parlez avec les mots dont on détourne les yeux.Si vous marchez dans les décombres,les mots des décombres, qui piquent âcrement,assaillent impitoyablement les corps vivants,de tous côtés,et les déchirent en morceaux.Ne pouvant plus le supporter, les plaiescommencent à déborder de mots vides, qui jaillissentet s’épanouissent en folie n’importe où.Marchez et cherchez jusqu’à ce point,jusqu’à ce que vous vous plongiez dans les décombres.Ne dites pas qu’il n’y a plus de mots.Si vous ne pouvez pas parler avec des mots,parlez avec les mots qui n’existent pas.Parlez dans la langue des décombres.Parlez dans la langue des larmes des décombres.Là, il y a des traces.Les tracesdes mots.
65 Devant les décombres, on est resté sans voix. On avait vraiment du mal à s’exprimer. Dans ce poème, inspiré de la situation où tous les mots fuient devant un spectacle infernal, Ryôhei Terui indique d’abord la possibilité de parler sans avoir recours aux mots. Les « cailloux froids de la saison », la « giboulée du printemps » et le « dos de la personne / qui monte seule un sentier vers une morgue » ne sont pas des mots, mais ces choses et ces faits sont parfois plus éloquents. En même temps, le poète nous interdit de renoncer à l’expression langagière, et nous pousse à faire plus d’efforts pour retrouver des mots. Pourtant, les mots ainsi retrouvés ne sont jamais beaux. Ils sont les mots « des poissons qui puent », « dont on détourne les yeux », et « les mots des décombres, qui piquent âcrement ». Tout de même, on doit continuer à chercher des mots. Vers la fin du poème, le poète suggère que les mots, de même que les êtres humains, doivent laisser des « traces » après leur disparition. Avec ce message, la voix du poète revient doucement au silence. On peut considérer ce poème, né de la conscience de la perte des mots, comme étant lui-même l’une de ces « traces ».
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67 Les poèmes que j’ai cités ne sont qu’une partie de la poésie écrite après le 11 mars, mais je suis émerveillée par leur richesse. Une grande quantité de textes poétiques si bouleversants ont été écrits en une courte période, dans un espace limité. La création poétique d’après le 11 mars me paraît être un phénomène rare dans toute l’histoire du monde. Je voudrais aussi souligner que ces poèmes sont nés dans une grande peine et que, pour moi, il est toujours pénible de les lire : l’envie de lire et l’envie de ne pas lire la poésie du 11 mars cohabitent en moi. Une telle littérature, dont on veut détourner les yeux, est sans doute la vraie littérature, celle qui fait voir une réalité impitoyable.
Notes
- [1]
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[2]
Midori Terui, Ryûgû, Kadokawa syoten, 2013, p. 246-247. J’ai traduit cet extrait, ainsi que les autres extraits cités dans cet article.
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[3]
Les huit premiers haïkus cités dans cet article sont parus dans le recueil Ryûgû.
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[4]
Ibid., p. 248.
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[5]
Haïku Shiki, janvier 2014, p. 38.
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[6]
Ibid.
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[7]
Haïku, octobre 2013, p. 40-43.
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[8]
Haïku, septembre 2014, p. 40-43.
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[9]
Mutsuo Takahashi, « Recueillir une saison », Asahi shinbun (be on saturday), le 9 mars 2013, p. e-7. Le haïku est un poème de dix-sept syllabes réparties en trois vers (5, 7 et 5). Le tanka, lui, est un poème de trente et une syllabes réparties en cinq vers (5, 7, 5, 7 et 7).
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[10]
Tôkyô shinbun, le 4 janvier 2015, p. 24.
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[11]
Ibid.
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[12]
Michimasa Satô, La Saison des fleurs qui revient, Kôdansha, 2014.
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[13]
Isao Tsujimoto, Le Ciel inchangé, Kôdansha, 2014.
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[14]
Catalogue de l’exposition 2012, p. 38.
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[15]
Ryôhei Terui, Parlez dans la langue des décombres, Shijin kaigi syuppan, 2012.