Derrida et Frege
1 Le travail philosophique de Derrida recèle bien des surprises. L’une d’entre elles, qu’on rencontre dans un travail du tout jeune philosophe datant des années cinquante, est de taille. Alors qu’en général à cette époque la méconnaissance et l’ignorance mutuelles scindaient la philosophie comme discipline académique : d’un côté, la philosophie telle qu’on la pratiquait en Europe continentale et, de l’autre, la tradition logique, souvent anglo-saxonne, on peut lire dans son diplôme d’études supérieures des années 1953-1954 de quoi nous étonner – une section brève mais perspicace sur Frege, un des pères fondateurs de la logique moderne.
2 Ce mémoire n’a été publié qu’avec un retard considérable, en 1990. Publication tardive, bien après la parution initiale de la préface à la traduction de L’Origine de la géométrie de Husserl, en 1962, de L’Écriture et la différence, De la Grammatologie, et de La Voix et le phénomène, tous parus en 1967 et tous très remarqués à leur sortie, on le sait. On aurait pu s’attendre à ce que ces écrits reçoivent un autre éclairage à la lecture du mémoire antérieur, d’où se dégage une problématique qui, on le comprend rétrospectivement, traverse une grande partie de son œuvre. D’une part, figure dans cette problématique ce que j’appellerai une tension systémique, celle qui oppose structure et histoire, forme et genèse. Derrida annonce dès l’introduction à son mémoire, en fait dès le premier paragraphe, sa ligne de force : l’inséparabilité de la philosophie de l’histoire et de l’histoire de la philosophie. D’autre part, une structure conceptuelle posée très tôt dans l’Avant-propos en forme de question au sujet de la possibilité d’une « dialectique absolue de la dialectique et de la non-dialectique [1] » (17). Ce qui est esquissé ici est développé par Derrida à travers son œuvre, mais sans le terme « dialectique », comme nous en avait prévenus l’Avertissement de 1990 [2].
3 Resté longtemps dans l’ombre, cet écrit des années cinquante diffère profondément des œuvres publiques et postérieures de Derrida. D’abord, il déploie une syntaxe simple, thésarde, pourrait-on presque dire. J’y reviendrai en conclusion. Bien plus, il s’organise selon un principe chronologique facile à suivre, principe que pourtant le Derrida de 1990 paraît rejeter. Car dans l’Avertissement qu’il a rédigé pour la publication, il place une phrase qui semble en rejeter rétrospectivement tout le principe d’organisation, avec des mots bien durs pour le jeune philosophe qu’il était en 1953-1954, auteur de « cette lecture panoramique qui balaie ici toute l’œuvre de Husserl avec l’impudence imperturbable d’un scanner » (p. VI). En effet, son mémoire embrasse dans son parcours chronologique la quasi totalité des écrits d’Edmund Husserl publiés à l’époque de sa rédaction ; à cette même époque, Derrida, peut-être agacé de ne disposer pour certains textes que de traductions françaises de qualité parfois douteuse, était allé à Louvain consulter les originaux des œuvres non encore publiées en allemand, conservées dans les archives Husserl constituées grâce au courage du R. P. van Breda [3].
4 Dans son mémoire, Derrida part de la situation intellectuelle du logicien et mathématicien qu’était Husserl autour de 1900 et qui s’attaquait alors à l’une des grandes questions logiques de l’époque, la nature des nombres. Ensuite, le jeune philosophe décrit les étapes de la pensée de Husserl, qui, en créant la phénoménologie, l’oriente vers la critique des sciences, principalement des sciences humaines telles qu’il la poursuivrait dans les années vingt et trente et l’exprimerait dans sa Crise des sciences européennes. Cet ouvrage, que Husserl n’a pas terminé, contient le texte que Derrida traduit en français et assortit d’une introduction d’une grande puissance intellectuelle. C’est la matière de sa première publication, L’Origine de la géométrie en 1962 [4].
5 Son mémoire expose donc le parcours entier de Husserl. Mais l’Avant-propos, comme l’introduction, les deux sans doute rédigés par Derrida après le corps du texte, suggéraient déjà en 1954 que Husserl restait en deçà d’une philosophie qui tiendrait profondément compte de l’empirique ou d’une philosophie de la finitude (41). C’est-à-dire, sans l’expliciter, restait en deçà de Heidegger.
6 Pourtant, ce n’est pas là le fil directeur du mémoire : le cursus n’en est nullement téléologique ; au contraire, la patience obstinée de Husserl est amplement déployée, le renvoi incessant à un moment génétique toujours plus profond est suivi par Derrida sans lourdeur. La première partie du livre-mémoire, comme l’indique son titre, « Les dilemmes de la genèse psychologique : psychologisme et logicisme », expose le contexte philosophique où évoluait le travail de Husserl ; son premier chapitre, « La rencontre du problème », brosse un tableau de la philosophie allemande au tournant du XXe siècle. Husserl ne suivrait pas le logicisme platonisant de Natorp (1854-1924), par exemple, comme il refuserait le psychologisme de Sigwart (1789-1844). En fait, le commentaire de Derrida semble suivre ici surtout les premiers chapitres du deuxième livre important de Husserl, les Recherches logiques (« Prolegomena à la logique pure », dans la première édition de 1900). Derrida le fait peut-être pour respecter la perspective dans laquelle son sujet se situait lui-même. L’Avant-propos de son mémoire avait déjà laissé pressentir les limites du logicisme autonome de la philosophie mathématique de l’époque, qui rendraient nécessaire pour Husserl un retour au vécu, un retour qui se voulait non psychologique ; ou plutôt une « remontée », dira Derrida, vers le vécu originaire et transcendantal (27).
7 Ce sont là les deux pôles, le logicisme et le psychologisme, entre lesquels Derrida place la pensée husserlienne et la développe. C’est par une idée infinie, préparée par Derrida dans son « Introduction », que nous sortirons du parcours husserlien, implicitement du moins : idée infinie du devenir de la logique (Recherches logiques), puis idée « d’une totalité infinie des expériences temporelles (Idées I), puis idée d’un monde « comme sol infini des expériences possibles » (Expérience et jugement) (39 et n. 12). Comme nous l’avons suggéré plus haut, Derrida ici – principalement dans une note et sans le dire explicitement – oriente l’œuvre de Husserl vers la pensée de Heidegger et vers la sienne propre [5] : Husserl resterait « prisonnier d’une grande tradition classique : celle qui réduit la finitude humaine à un accident de l’histoire […] » (41). C’est cette pensée qui sera élaborée par Derrida vers la fin de son introduction à L’Origine de la géométrie. Le logicisme qui constituerait pour Husserl une voie philosophique possible, qui s’opposerait au psychologisme, se trouve être celui de Frege.
8 C’est dans son deuxième chapitre, « Un premier recours à la genèse : le psychologisme intentionnel », que Derrida commente le premier écrit important de Husserl, La Philosophie de l’arithmétique : recherches psychologiques et logiques de 1891 [6]. Et c’est donc ainsi que Derrida rencontre Frege. Husserl s’attaque ici à la définition des concepts mathématiques : multiplicité, unité, nombres entiers, en se référant à Frege et Derrida suit son argument de près. Néanmoins, le lecteur de Derrida voit déjà que le problème est susceptible d’une généralisation, qu’on peut formuler de la façon suivante : si les mathématiques sont une structure de la réflexion qui reste robuste à travers les époques et les cultures, comment expliquer qu’elles aient une histoire ?
9 La situation de Husserl est particulière dans l’histoire des mathématiques. Élève entre autres du grand mathématicien, Weierstrass, devenu lui-même philosophe des mathématiques, il s’est tourné de plus en plus vers le problème du statut ontologique et épistémologique des mathématiques [7]. Au tournant du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe, se développe une discussion d’envergure internationale sur la logique et les fondements des mathématiques, discussion d’une profondeur inégalée, sans précédent et sans égal depuis [8]. Frege (1848-1925) avait attaqué l’opinion du philosophe empirique J. S. Mill, selon qui l’arithmétique se fonderait sur une induction à partir de groupes d’objets dans la nature. Dans ses Grundlagen der Arithmetik (1884), Frege développait une conception bien plus sophistiquée. Pour lui, les fondements de l’arithmétique font partie des lois qui régissent la pensée. Ces lois ne sont nullement des faits de psychologie ; ils ne sont pas non plus des lois de la nature, mais comme des lois qui régissent les lois de la nature, c’est-à-dire des principes fondamentaux ordonnant le domaine du pensable [9]. Il s’opposait également à la conception anthropologique des mathématiques comme une construction humaine. Le système de logique formelle tel qu’il l’a développé est le premier dans l’histoire de la philosophie européenne qui soit vraiment global dans ses visées. Mais, au même moment les logiciens – Cantor, Burali-Forti, Russell – découvraient un paradoxe dans la théorie des ensembles, paradoxe fondamental à leurs yeux pour les mathématiques, comme pour la logique. Frege exprime son désarroi devant cette découverte qui menaçait d’inconséquence tout ce qu’il avait cru fonder ; il écrit dans la postface du deuxième volume de ses Grundgesetze, datée d’octobre 1902 : « Ce qui est en cause n’est pas seulement ma façon particulière d’établir l’arithmétique, mais la question de savoir s’il est possible de donner un fondement logique quel qu’il soit à l’arithmétique [10] ». Le paradoxe dérivait de l’emploi d’un concept autoréférentiel : l’ensemble d’ensembles qui n’appartiennent pas à eux-mêmes [11]. Il pouvait sembler que, comme le craignait Frege, un fondement sûr et sans contradiction pour la logique était en fait hors d’atteinte, car voué au paradoxe.
10 Husserl et Frege se sont pris à partie dans leurs publications des années 1890 et c’est ce qu’étudie Derrida dans sa Genèse. Ils ont pourtant eu un contact direct dans une correspondance d’un grand intérêt à deux moments de leur vie : en 1891 et en 1906, échange dans lequel ils semblent avoir discuté les paradoxes des fondements de la logique ; malheureusement ces lettres-là ont disparu, à une exception près, dont une copie se trouverait dans des archives [12]. Elles auraient peut-être jeté de la lumière sur la question qui nous occupe ici souterrainement : si comprendre une question philosophique dans une autre tradition reviendrait à accepter son langage et donc, tant soit peu, sa perspective de son auteur. En tout cas, la correspondance est un rare exemple de deux philosophes de tradition distincte qui essaient de se parler, sinon de se comprendre [13]. Husserl se réfère souvent à Frege dans sa Philosophie de l’arithmétique, dont ce dernier fait, en 1894, un compte rendu sérieux et peu amène. L’échange reprend en 1906. Certainement, le soin que prend Frege d’expliquer et de développer son vocabulaire dès le début de cet échange laisse rêveur. Et Derrida, à son tour, aura constamment le souci de rappeler à son lecteur les mots précis dans lesquels un argument est formulé.
11 En effet, la lettre du 24 mai 1891 est la première apparition [14] chez Frege de la distinction Sinn (sens)/Bedeutung (dénotation) – ce sont là deux expressions allemandes qui pourraient paraître synonymes, mais dont le découplage sera fertile pour la philosophie. Frege illustre cette distinction par un schéma, pour relever la différence d’avec ce qu’il pense être le schéma apparenté mais différent de Husserl. Ce passage au visuel et même au spatial est frappant dans le contexte et je le résume ainsi : attention extrême au vocabulaire qu’il déploie lui-même et à celui, différent dans les relations conceptuelles proposées, qui est déployé par son correspondant. Mais, surtout, passage à une distinction d’avec la littérature : « Pour l’utilisation [de la langue] par les poètes, il suffit que tout ait un sens, pour l’utilisation scientifique, les dénotations ne doivent pas manquer [15] ».
12 Dans la lettre de 1906 qui marque la reprise de leur contact, Frege critique les « logiciens » qui croient étudier des processus psychiques [seelische Vorgänge], alors que la logique n’a rien à voir avec la psychologie. Au contraire, il voudrait donner lieu à des processus psychiques d’un tout autre ordre. « Bedeutung » relèverait de ce qui pour lui est un fait : « le théorème de Pythagore exprime la même pensée pour tout le monde, tandis que chacun a ses propres représentations, sentiments, décisions, qui diffèrent de ceux de chaque autre personne [16] ». Frege demande qu’en logique on se contente de différencier les phrases seulement selon leur forme ; qu’on mette de côté « couleur et éclairage » (Farbung und Beleuchtung,Gedanken) et « force » (behauptende Kraft, mit der sie [äquipollente Sätze] etwa ausgesprochen sind – la force d’affirmation avec laquelle ces phrases de même valeur sont prononcées) : ce qui reste en commun (entre le contenu de deux phrases) est la pensée (Gedanke) exprimée [17]. Et aussitôt, il défend son procédé : les langues n’ont pas été faites selon les mesures d’une logique (nach dem logischen Lineale) ; la tâche principale du logicien est la libération et la simplification de la langue. « La logique doit être le juge de la langue ». Il continue : dans la logique telle qu’il entend la fonder, il faut liquider les concepts classiques de « sujet » et de « prédicat », ou les restreindre au cas où un objet tombe sous un concept, c’est-à-dire par « subsomption », et distinguer nettement ce cas de celui où un concept est subordonné à un autre concept. Davantage, l’emploi de la langue ne peut décider de la logique, nous pouvons plutôt établir dans la logique notre emploi de la langue selon les besoins de la logique [vielmehr können wir in der Logik nach logischen Bedürfnissen unseren Sprachgebrauch festsetzen [18]]. Frege affirme même qu’il vise à dépouiller la langue logique, de sorte qu’on puisse exprimer la pensée principale sans les pensées qui l’accompagnent [ohne den Nebendanken]. Le philosophe anglais, Gareth Evans, mort à 34 ans, a pu soutenir que la distinction Sinn/Bedeutung est le résultat chez Frege d’une prise en compte de la littérature [19].
13 Où se situe alors Derrida dans tout ceci ? Connaissait-il la discussion Husserl/Frege autrement que de loin, et par les remarques de Husserl dans La Philosophie de l’arithmétique [20] ? Livre qui, remarquera-t-il, « est le livre d’un mathématicien déçu » (56). Au cours de l’exposition, dans le premier chapitre de Genèse, il avait montré comment Husserl développe à partir de Natorp « l’idée d’un fondement absolu de la logique et de la philosophie échappant ainsi à toute genèse historique » (48). Pourtant, il nous faudrait comprendre comment Frege va pouvoir accuser le livre de Husserl de psychologisme : sans emprunter le chemin banal que je viens d’indiquer, Derrida décrit ici de façon plus serrée la situation – il « manquait [à Natorp] le lien concret, la continuité d’un passage entre l’objectivité des significations logiques et un sujet » (49). Et donc Natorp n’expliquait pas comment la connaissance pouvait être « à la fois […] un acte psychologique et un accès à la vérité ». Les conditions formelles de possibilité qui dans cette perspective fondent l’objectivité ne peuvent qu’exclure la genèse dans le temps. Chez Natorp, « le temps et la vérité s’excluent a priori » (53).
14 Dans son deuxième chapitre, Derrida développe la relation entre l’antipsychologisme de Natorp et le logicisme de Frege, et dessine une sortie possible de ces alternatives. Les logiciens isolaient les significations mathématiques de toute conscience (55), ce qui rendait impossible une histoire de leur développement. Husserl en revanche compte bien construire les fondements des mathématiques, mais ce serait par la psychologie (projet exprimé clairement, Derrida le montre, au tout début des Recherches logiques (56). C’est l’analyse intentionnelle qui devrait révéler ces fondements. Et ce sera par l’effacement de la « sédimentation » qu’a laissée la genèse, qu’on pourra les atteindre, dit Derrida en reliant la Philosophie de l’arithmétique avec les derniers travaux de Husserl, dont il traduira une partie dans L’Origine de la géométrie. La perception intentionnelle donne la totalité et cela, immédiatement.
15 Pourtant, Husserl oscillerait « étrangement entre un génétisme psychologique absolu et un logicisme » (61). Il avance vers une distinction entre le phénomène « comme tel » et sa « “fonction” ou son “sens” » (62), c’est-à-dire entre une description psychologique ou phénoménologique d’un phénomène objectif. Mais la genèse n’est pas encore séparée de la structure des essences logiques ; parce que le temps est encore conçu seulement comme condition psychologique, la genèse n’est pas encore dissociée du sens qui serait hors du temps (c’est-à-dire, la perspective logique). Nous voilà au rouet : nécessité logique et genèse psychologique sont toutes les deux déjà constituées. Derrida soulève ici (65), mais sans la développer, une question qui me paraît centrale pour toute sa pensée, celle de la thématisation. C’est son manque dans la description que donne Husserl de la relation sens/objet qui empêcherait une résolution de l’oscillation entre logicisme et psychologisme.
16 Le concept naît d’un processus d’abstraction ; mais il faut que ce processus s’accompagne d’une intuition d’un objet : « tout concept est concept de quelque chose ». C’est la possibilité d’un quelque chose en général (etwas überhaupt) qui fonde la possibilité de l’abstraction conceptuelle (65). Mais le « quelque chose en général » n’est pas lui-même un concept et échappe ainsi, dit Derrida, à la genèse.
17 Le laissant de côté (Frege en revanche en a fait la cible de sarcasmes dans son compte rendu de Husserl), Derrida suit Husserl dans son insistance sur la nécessité d’une genèse psychologique des nombres. La définition des concepts élémentaires de l’arithmétique ne peut rester logique, comme le voulait Frege, car ces concepts sont déterminés par un acte qui a une histoire. Une définition rigoureuse d’une forme logique « déjà constituée » requiert « un dévoilement de toute l’histoire intentionnelle de sa constitution » (67). Faute de quoi, l’acte de définition même reste inexplicable.
18 La question devient plus difficile pour Husserl lorsqu’il faut expliquer le « zéro ». Le zéro étant absence de détermination, il faut qu’il soit possible avant l’opération de soustraction. Si le zéro n’était pas possible a priori (68), l’acte de soustraire n’arriverait pas à zéro mais resterait dans l’approche indéfinie sans y atteindre. « Sa [le zéro] condition de possibilité n’est pas elle-même génétique » (69). On touche à une aporie : si l’origine du nombre se trouve dans des objets concrets distincts, nous avons une accumulation et non un nombre. L’unité du nombre doit être déjà donnée pour pouvoir faire abstraction des différences des objets qui le constituent. Mais si cette unité se base sur une équivalence qui crée le nombre, on voit mal comment les nombres se distingueraient entre eux. « Tous les paradoxes de la genèse sont ici présents » (70). C’est par le débat avec Frege que Husserl arrive à cette aporie et, dit Derrida, c’est par là qu’il sortira du débat entre logicisme et psychologisme. Frege invoque comme fondement du nombre l’équivalence entre membres des ensembles en question. Mais c’est là une synthèse a priori : « parce qu’a priori elle précédait toute synthèse effective, parce que synthétique elle était déjà produite par une genèse » (70). Et par cette synthèse, la phénoménologie de Husserl pourra instituer « un domaine “neutre” du vécu ».
19 Ce mémoire du jeune Derrida comporte des leçons pour l’histoire de la phénoménologie comme pour l’histoire des mathématiques. Je voudrais pour conclure ajouter ici quelques remarques sur le style de ce travail. À l’exception de l’Avant-propos, il diffère du tout au tout avec celui de l’introduction à L’Origine de la géométrie. Si Derrida avait publié ses œuvres dans l’ordre de leur composition, ses intentions auraient été moins difficiles à saisir pour ses lecteurs philosophes anglo-saxons. Car, je l’ai dit, la construction de ce mémoire comme le style dans lequel il est rédigé sont plus conformes aux habitudes académiques. On pourrait se demander si c’est l’effet d’un avertissement qu’Althusser écrivit au dos d’un travail de Derrida : « Derrida, nous verrons ensemble le détail de ce devoir : il n’aurait aucune chance de “passer” à l’agrégation. Je ne mets pas en cause la qualité de tes connaissances ni ton intelligence conceptuelle, ni la valeur de ta pensée. Mais on ne les “reconnaîtra” au concours que si tu opères une “conversion” radicale dans l’exposition et l’expression [21] ». Pour le Derrida tel qu’on le connaît, une telle dissociation n’était plus possible.
Notes
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[1]
Tout numéro de page inséré dans le corps de ce texte renvoie à Jacques Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1990. Traduction anglaise : M. Hobson, Chicago, Chicago University Press, 2003.
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[2]
J’ai étudié ces différentes structures que Derrida déploie pour organiser ses arguments in Jacques Derrida : Opening Lines, London, Routledge, 1998.
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[3]
Husserl, juif d’ascendance mais qui s’était converti très jeune, avait été frappé par le Lehrverbot [défense d’enseigner] en 1933 et, à sa mort, ses papiers furent menacés. Van Breda entreprend de les sortir indemnes de l’Allemagne nazie par un circuit difficile et le met en sécurité dans un dépôt à Louvain.
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[4]
La publication reçoit le prix Jean Cavaillès en 1964.
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[5]
C’est ce que semble indiquer la première note de l’Avant-Propos qui commence ainsi : « Ces longues considérations préliminaires ne devaient pas, à l’origine, introduire la présente étude historique. Elles amorcent plutôt, dans ses très grandes lignes, un travail plus ample et plus dogmatique ».
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[6]
Qui avait été suivi des Psychologische Studien zur elementaren Logik, trois ans plus tard, en 1894.
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[7]
Si ce tournant trouble les logiciens encore aujourd’hui, il est bon de savoir que le grand mathématicien Kurt Gödel étudiait Husserl avec soin.
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[8]
En prenant en compte les travaux qui en sortent, de Zermelo, de Fraenkel et de Paul J. Cohen.
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[9]
Cf. les chapitres VII et VIII sur Frege in W. et M. Kneale, The Development of Logic, Oxford, Clarendon Press, 1971 (1962).
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[10]
Cité par W. et M. Kneale, p. 653, ma traduction.
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[11]
« Certains ensembles, par exemple l’ensemble de toutes les tasses de thé, n’appartiennent pas à eux-mêmes, puisque cet ensemble n’est pas une tasse de thé. D’autres ensembles, comme l’ensemble de tout objet qui n’est pas une tasse de thé, appartiennent à eux-mêmes. [Cet ensemble n’est pas une tasse de thé au même titre que n’importe quel autre objet, par exemple une cuillère, qui n’est pas non plus une tassede thé.] Que “R” soit l’ensemble de tous les ensembles qui ne s’appartiennent pas. Si R appartient à l’ensemble R, alors il ne s’appartient pas, par définition. De même, si R n’appartient pas à l’ensemble R, par la définition de R, il appartient à R. Ce qui est contradictoire » (adapté de l’article par Andrew David Irvine et Harry Deutsch, « Russell’s Paradox », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2014 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL = <http://plato.stanford.edu/archives/win2014/entries/russellparadox/>).
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[12]
Selon les éditeurs de Frege, Wissenschaftlicher Briefwechsel, ed. Gottfried Gabriel u.a., vol. II, p. 105 et notes, Hamburg, Felix Meiner Verlag. 1976.
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[13]
Mon opinion est donc légèrement différente de celle de Carlos Lobo, exprimée dans « Un aveuglement réciproque, ou pourquoi Frege et Husserl ne pouvaient s’entendre », in éd. Robert Brisart, Husserl et Frege ; les ambiguïtés de l’antipsychologisme, p. 222-246, Paris, Éditions Vrin, 2002.
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[14]
Selon les éditeurs de Frege, Wissenschaftlicher Briefwechsel, 1976, vol. II, p. 93.
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[15]
Frege, Wissenschaftlicher Briefwechsel, 1976, vol. II, p. 96 ; ma traduction.
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[16]
Frege à Husserl, le 30 octobre au 1er novembre 1906, dans Frege, Wissenschaftlicher.
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[17]
Remarquons que Frege ne semble pas avouer à ce moment dans son exposé qu’il pense à deux phrases, dont il faut déterminer si oui ou non elles disent la même chose.
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[18]
p. 106.
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[19]
The Varieties of Reference, publication posthume, Oxford, Clarendon Press, 1982.
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[20]
Je suppose qu’il la connaissait, sans pouvoir le prouver pour le moment. Notons que sa femme Marguerite Derrida a traduit Quine lors de leur séjour à Harvard.
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[21]
Écrit par Althusser sur le revers d’un travail de Derrida, lorsqu’il était à l’École normale supérieure ; travail conservé dans le fonds Derrida à l’Université d’Irvine (Californie).