« Je posthume comme je respire » (le postumus et l’eskhaton)

Je dédie ce texte à Daniel Mesguich, en hommage à sa lecture de Jacques Derrida, à La Maison de la Poésie, Paris, le 8 novembre 2014.

1 Tendre l’oreille.

2 Tendre.

3 Une fois encore.

4 Déplier, étaler, étendre sans réserve, tenir tendue à l’extrême la toile de ma lecture, ici – car ne peut donner accueil à un texte qu’un autre texte. Un texte d’autre.

5 Faire de ma lecture texte, donc ; de ce texte tympan, donc ; afin de donner réson (comme écrit Ponge), réson le plus vibratile possible aux coups d’écriture de Jacques Derrida.

6 À ce coup, en particulier, exemplaire, qui ouvre la scène de la cinquième période de Circonfession : « Je posthume comme je respire [1] ».

7 Faire tympan de la lecture, cela ne fait pas un pli ; c’est exposer, largement, totalement, dans sa plus grande tendresse [2] et sans rien préserver de sa sensibilité, sa vulnérabilité, l’oblique peau, la membrane acoustique, aux transgressions de langage. Afin de tenter de capter, dans cette alarme déséquilibrante de l’oreille interne, alarme que Derrida n’aura cessé de donner (de sonner), tenter d’accueillir la naissance de l’inouï – l’impossible, l’indécidable, mais aussi bien le silence. La naissance de ce qu’il appelle (car il l’appelle, la hèle en toutes lettres), « la partition inouïe [3] ». C’est-à-dire – et il en aura fait son affaire –, la nécessité de « luxer l’oreille philosophique, [de] faire travailler le loxôs [l’oblique, le biais du tympan] dans le logos[4] ».

8 Penser avec Derrida, cela relève du travail d’hospitalité dans la langue : « Un acte d’hospitalité ne peut être que poétique », déclare-t-il à Anne Dufourmantelle. Et par suite, cela relève de l’apprentissage du mouvement donnant, lequel s’énonce ainsi dans Circonfession, (p. 24) : « Il me faut vous apprendre à m’apprendre à me lire depuis les compulsions, il y en aura eu 59, qui nous agissent ensemble […] [5] ». S’inscrit, pas-si-simplement, ni réciproque, ni mutuel, mais décalé, le don de rien sinon la nécessaire distance-dépense du penser. Qui est un penser avec-lui-vers-lui. C’est cette distance, que j’ai nommée naguère généreuse[6], et dont Derrida se plaît, notamment à l’endroit de Nietzsche [7], à en disjoindre le mot, dans la langue étrangère et dans le trait d’union qui sépare – ce qui donne Dis-tanz en allemand : sorte de distance distanciée d’elle-même, et dansante de par l’événement dionysiaque de l’écrire –, c’est cette Dis-tanz que j’observerai à présent : comment s’y tenir en position critique (la mienne) ; et comment déchiffrer l’écriture de Circonfession qui la fait jouer, de façon paradigmatique, mettant en scène les formes de ses contre-temps, greffes et prothèses, dans l’avancée de cet incipit, aphoristique, aporétique, période 5, sur cinquante-neuf, écrites dans une sorte de marge intérieure qui défile sur une bande en pied de page, entre le livre de Geoffrey Bennington, intitulé Derridabase et tenant le haut de la page et un ouvrage en préparation sur la circoncision (janvier 1989-avril 1990) : « Je posthume comme je respire ».

Les styles de Derrida

9 Ce syntagme dit, car ce n’est pas du discours, il dit, pesant ses mots à la balance des lettres, qu’il y va d’un don toujours déjà posthume : don de la distance, du penser, de l’événement d’écriture. Plus précisément, c’est le rapport de la lecture à l’événement textuel qui est « structurellement posthume[8] ». Question de crypte du texte, lequel, sans transparence, « offert et indéchiffrable », est l’événement d’« un texte qui ne s’arrive jamais [9] ». Et ne s’arrime jamais. Autrement dit, c’est question de styles – que Derrida, on le sait, met au pluriel pour tendre la tension au maximum. Dans Éperons. Les styles de Nietzsche, il détaille la scène du texte indéfiniment « ouvert et fermé », à partir de quoi s’annoncent la mort et le posthume :

10

[…] ce texte peut rester, s’il est cryptique et parodique (or je vous dis qu’il l’est, de bout en bout, et je peux vous le dire parce que cela ne vous avance à rien, et je peux mentir en l’avouant puisqu’on ne peut dissimuler qu’en disant la vérité, en disant qu’on dit la vérité), indéfiniment ouvert, cryptique et parodique, c’est-à-dire fermé, ouvert et fermé à la fois ou tour à tour[10].

11 C’est bien de scène qu’il s’agit, avec le dispositif qui ferme la phrase à double tour, celui de la parenthèse et celui des mots qui retournent, cependant que le sens, pointe après pointe, se vide de significations, les signifiants béent sur les contredits, le sujet, performatif, s’anonymise, s’amenuise. Sans tragédie.

12 Et le texte, qui ne se fait plus entendre (ni ouïr ni comprendre), est oubliable – ni plus ni moins qu’un parapluie. Oubliable et revenant, à l’occasion :

13

[…] ouvert et fermé à la fois ou tour à tour. Ployé/déployé, un parapluie en somme dont vous n’auriez pas l’emploi, que vous pourriez oublier aussitôt, comme si vous n’en aviez jamais entendu parler, comme s’il était placé au-dessus de votre tête, comme si vous ne m’aviez même pas entendu, puisque je n’ai rien dit que vous ayez pu entendre.
De ce parapluie, on croit toujours pouvoir se décharger, pour autant qu’il n’a pas plu[11].

14 La pointe du style-stylet qui opère chute prosodique, cible la forme homophonique de pleuvoir et plaire (« il n’a pas plu »), entraînant, avec le jeu du sens, la parfaite amphibologie où le sujet oscille entre personnel (il plaît) et impersonnel (il pleut).

15 « Je posthume comme je respire ». Ou : « J’ai oublié mon parapluie [12] », c’est tout comme. Et c’est le comble, c’est-à-dire le vide, l’évidement, du paradoxe, du parodique, de l’aporie. Car hors contexte, hors vouloir-dire qui déciderait de la chose même, la phrase (la sentence), minée de supputations, privée de la clef du code, sonnant tel un gong vide, se déporte sans fin, et suspend la relation-sujet sur la béance. Ce qu’elle dit « ne serait-ce pas cette limite de la volonté de dire, comme effet d’une volonté de puissance nécessairement différentielle, donc toujours divisée, pliée, multipliée [13] ? », écrit-il dans Éperons.

16 Cette limite n’est pas bordure d’un sens, d’un savoir, d’un sujet pleins (pléniers). Elle est traverse, brèche qui engloutit, déflagration de la pensée qui fait éclater rire ou pleur. Derrida prélève sur les fragments du Gai savoir, deux passages. Le premier est pris au fragment 371 : Wir Unverständlichen… « Nous autres incompréhensibles ». Nietzsche ajoute : « Nous autres incompréhensibles […] car nous habitons toujours plus près de la foudre ! » Le second, fragment 365, dit en clôture, ceci : « …wir posthumen Menschen ! » « nous hommes posthumes [14] ! ».

17

« Je posthume comme je respire »
« J’ai oublié mon parapluie »

18 Ou encore :

19

« Préférez toujours la vie et affirmez sans cesse la survie…
Je vous aime et vous souris d’où que je sois. »

20 On aura reconnu cette toute dernière phrase – c’est l’étymologie de « posthume » : postumus : qui vient le tout dernier. En droit, c’est l’enfant né après la mort du père –, cette phrase, venue la toute dernière, celle qui a été lue sur sa tombe, écrite de vivante main au nom de Jacques-pré-voyant-un-spectral sujet (je-il) qui ne se grammaticalise ni ne se localise plus.

21

Jacques n’a voulu ni rituel ni oraison […] il vous supplie de ne pas être tristes, de ne penser qu’aux nombreux moments heureux que vous lui avez donné la chance de partager avec lui. Souriez-moi, dit-il, comme je vous aurai souri jusqu’à la fin. Préférez toujours la vie et affirmez sans cesse la survie…
Je vous aime et vous souris d’où que je sois[15].

22 Ces lignes constituent bien la dernière page de son œuvre, dont elles écrivent l’inachèvement, infini, à venir, comme promesse, l’œuvre dans le péril (mais y en a-t-il une qui ne le soit pas ?) : out of joint. Hors de ses gonds. C’est la page paradigme de la scène posthume tant de fois remise par lui en scène. Elle n’a cessé de spectraliser la pensée : de faire de la pensée derridienne un passe-muraille – un passe-limite.

23 Un outre-passant.

24 Une page qui n’est pas une épitaphe mais l’ouvert sur l’illisible. Et le sujet foudroyé (il dirait avec Nietzsche : sans paratonnerre ni parapluie), délité à jamais. Et à jamais le débord du texte qui ne s’arrive pas et qui fait le pari de la survivance.

25 Qui ou quoi – de lui (Jacques, le texte, il), d’elle (la phrase, la sentence de mort et de vie), de vous-nous (destinataires ou non, amis, lecteurs, disciples ou non) – quoi ou qui fait du posthumus acte de survivance ?

26 Il (spectre revenant) aura réussi à faire de sa mort un coup de stylus – scalpel qui coupe et qui ne coupe pas. Et une leçon de philosophie qui n’est plus un apprendre à mourir.

Le postumus et l’eskhaton

27 « Je posthume comme je respire » : éperon phrastique, avancée vertigineuse qui ne nous avance à rien sinon, d’entrée, la syncope, une perte de connaissance, le syntagme est crypte et parodie à la fois. Car on lit double aussitôt, pris dans l’écart avec le dicton qui se sur-imprime sans citation : « Je mens comme je respire » – faisant jouer la vérité du mensonge, et le fairementir la vérité, déployant le spectre spéculatif : improbable, indécidable, impossible possible, unpredictable. Faisant jouer la consigne prélevée dans le carnet de notes préparatoires pour un livre sur la circoncision (milah), 11-10-77 : « n’écrire ici que l’impossible, ce devrait être la règleimpossible[16] ». Tendons un moment l’oreille aux incertaines modulations des respirs qui tournent les mots et font « tourner autour » :

28

Je posthume comme je respire, ce qui est peu probable, l’improbable dans ma vie, c’est la règle que je voudrais suivre et qui arbitre en somme le duel entre ce que j’écris et ce que G. aura écrit là-dessus, à côté ou au-dessus de moi, sur moi, mais aussi pour moi, en ma faveur, vers moi et à ma place, car vous aurez remarqué que son hymne de glace brûlante aura en somme tout dit, prédit, predicted si je me traduis dans sa langue, il l’aurait, l’aura-t-il, produit sans citation, sans le moindre morceau de littéralité arraché, comme un événement n’ayant eu lieu qu’une fois, à ce qu’on pourrait appeler à l’université mon corpus, ceci est mon corpus, l’ensemble des phrases que j’ai signées dont il n’a littéralement pas cité une, pas une dans sa littéralité, ce fut le choix […][17].

29 et après quatre pages, ceci à la fin :

30

[…] sauf si j’écris ici même, sauve qui peut, cessant d’être sous sa loi, des choses improbables qui déstabilisent, déconcertent, surprennent à leur tour le programme de G., des choses qu’en somme il n’aura pas pu, lui, G., non plus que ma mère ou la grammaire de son théologiciel, reconnaître, nommer, prévoir, produire, prédire, unpredictable things pour lui survivre, et si quelque chose doit encore se passer, rien n’est moins sûr, il faut qu’elle soit unpredictable, le salut d’un contre-feu[18].

31 L’écart et ses infiniment variables écartements : tel est le principe de l’écrire-penser derridien, lequel commande, dans Circonfession, la présence, au-dessus, du texte de Geoff Bennington, c’est-à-dire la métalangue de son intelligence grammairienne qui fait des liens, relie, recroise serré. Sans les schèmes de ses écrits que G./Geoff bâtit, et étend pardessus, tel un parapluie, le corps du langage Derrida ne pourrait courir en bas, en frise, toujours dégondé, « métaphasique [19] » (comme les phrases de G./Georgette, la mère) et non pas métaphysique, faisant la course avec « lui-même » et contre la montre de Geoff.

32 Le style de l’écart creuse la phrase en période – question de labilité des articulations, désarticulations, minées par l’entame d’incises et de ruptions, de sorte qu’en tout point arrive l’événement de l’arrivage d’une phrase qui n’en finit pas de finir. La période, c’est la phrase qui posthume.

33 Et le posthume – le « posthumer », cette impossible activité de verbalisation –, le postumus, c’est l’eskhaton. L’extrême dernier. « Je suis le dernier des eschatologistes », écrit Derrida dans Circonfession, période 15/74. Ou plus exactement et de façon plus retorse, déconstruisant le mot du dernier-mot :

34

J’aurai toujours été eschatologique, si on peut dire, à l’extrême, je suis le dernier des eschatologistes, j’ai à ce jour avant tout vécu, joui, pleuré, prié, souffert comme à la dernière seconde, dans l’imminence de la fin en flash back […] [20].

35 Toujours déjà et sans fin, l’après-dernier du dernier des derniers, dans un double mouvement (double bind) de pré- et post- visions. Autant dire qu’il n’y a pas de dernier, pas de fin ni d’origine, tout comme « Je suis le dernier des juifs » fait entendre aussi bien « Je suis un mauvais juif » que la mort du judaïsme mais aussi son « unique chance de survie ». Je renvoie ici à l’entretien de Derrida avec Élisabeth Weber dans Questions au judaïsme, où Derrida désigne là sa « manière douloureusement ironique de donner une leçon de fin[21] ».

36 « Je posthume comme je respire ». Avec ce commencement sans commencement, cette béance au commencement d’une période qui ne clôt pas et renaît 59 fois, comme un salut à la vie des années comptées jusqu’en 1989, c’est l’opération par excellence de la circoncision de la langue qui s’expose : circoncision, cette « blessure dans le langage » ; il n’aura parlé que de cela ; les marches sur les limites, les marges, les marques, l’anneau de l’alliance et du don, le sacrifice, le pharmakos… Considérant la dimension rhétorique et symbolique de la circoncision, – « Tout homme est circoncis par la langue […] et aussi toute femme [22] » –, et notant le troublant homophone selon quoi, à une lettre près, le « yod », miilah le mot pour circoncision c’est aussi milah, le mot pour mot [23], Jacques Derrida peut considérer que « le simple fait de parler nous installerait d’entrée de jeu dans l’alliance de la circoncision, en général [24] ». Citant la phrase de Tsvetaeva à Celan « Tous les poètes sont des juifs », il explicite avec Élisabeth Weber :

37

Le rapport poétique à la langue, c’est l’expérience de ce qui nous fait naître à la langue, à l’être-déjà-là de la langue, au fait que la langue nous précède, commande notre pensée, nous donne des noms etc. Cette expérience poétique de la langue est d’entrée de jeu une expérience de circoncision (coupure et appartenance, entrée originaire dans l’espace de la loi, alliance dissymétrique entre le fini et l’infini). Par conséquent, entre guillemets et avec toutes les précautions rhétoriques qu’il faudra, une « expérience juive[25] ».

38 Telle que l’entend et la pratique Derrida, « l’expérience juive »-entre-guillemets de l’écriture du corps – corps d’escarres et de scarifications –, c’est à la fois questions de styles, de circoncision, de féminin, de crypte, de schibboleth, de spectre, de véridiction.

39 « Je posthume comme je respire » est un des noms de l’expérience-juive-entre-guillemets, où le pronom, déshabité d’une improbable identité de sujet, s’estrange, et ouvre l’avenir aux fantômes (Ghost Dance) – dans le battement d’un aveu qui ne fait pas vérité, et où la pensée fait son jeu.

40 Au bord des lèvres de la période 5 – il dit : « eskhaton […] le bord des lèvres de ma vérité [26] » –, s’enclenche la marche accidentée de la période que ponctuent (period) les compulsions d’écritures, les attentes et absences de la mère, la mère, ma mort, ma mort vivante, et les cycles (period) du sang, des eaux et des larmes, féminin-masculin liés à la mort à la vie.

41 Et rien n’est poignant – n’est « éperonnant » – comme la commotion de langage qui avance et propage, par la voix de la mortelle, les derniers mots, oraculaires, d’outre-tombe quasiment, qui sont, mots pour mots, ceux qui le taraudent, lui, l’impossible sujet ventriloqué par elle, lui qui se fait un sang d’encre, les derniers des derniers mots : « “qui je suis, moi ?” [27] ». Où l’on entend : suivre la mort autant qu’être à la mort : « question dont la syntaxe me paraît tout à coup incroyablement difficile à entendre en miroir, quand la circulation cérébrale en a pris un coup, « qui je suis, moi ? » […] [28] ».

42 Infinie question de la question : elle n’en finit pas de demander raison, et de multiplier la scène des mille et une façons de « vivre aujourd’hui, ici maintenant, cette mort de moi [29] ». De biais, par tiers, par périphrases, mort ès lettres, toujours dans la crypte à plus d’un sens : « j’écris à mort sur une peau plus grande que moi [30] ».

43 Telle la scène du « je me téléphone à G. comme à Dieu [31] », celle du « je ne sais qui pleure ma mère ou moi [32] », la scène « d’elle qui m’est partout [33] » ou « d’elle en moi », celle du « moi le contre-exemple de moi-même [34] »ou du « pardon de te confesser où tu ne m’entends plus [35] » – et toujours la basse continue, ou l’acmé, des citations sublimes d’Augustin, comme celle-ci, jetée sur le ciel de la période qui s’interrompt :

44

La mémoire est comme l’estomac de l’esprit. […] quand [joie ou tristesse] sont confiées à la mémoire, elles peuvent, comme si elles passaient dans un estomac, s’y déposer, elles ne peuvent pas y avoir de goût. […] Mais alors, pourquoi dans la bouche de la pensée ne sent-on pas… [36] ?

45 Derrida aura tout fait, tournant le corps des lettres et des sens, les greffes et prothèses de la grammaire, pour, non pas attendre la mort, encore moins s’y attendre et s’y résigner, mais pour la devancer, la prendre de vitesse et jouir de la mort avant la mort, goûter la survivance dans l’écriture (dans la bouche de la pensée, sentir le goût de la mort) : une mort non-absolue qu’il paie de mots, au prix fort d’un sujet à jamais inconciliable.

46 Davantage. Son hédonisme mortifère du posthumer-vivant, aura fait de tout pour ne pas pactiser avec la mort, mais esquisser une danse spectrale où il se désaffecte : « pour me soustraire à la mort en faisant que peu à peu le “je” auquel une mort est censée arriver soit parti, non, détruit avant qu’elle ne le rejoigne, afin qu’à la fin déjà il n’y ait plus personne pour avoir peur de perdre le monde en s’y perdant […] [37]. » Retrait du sujet qui ne s’arrive pas à la mort.

47 Depuis toujours, Jacques, ou Derrida, nous parle, ou plutôt il se téléphone à nous à la mort.

48 Il ne pense pas à la mort.

49 Il ne pense pas la mort (concept).

50 Il pense à mort. À fond. Question de rapport : inconditionnel. Et d’inconciliable.

51 Tel le sourire, le dernier des derniers : sourire à travers les larmes, par-delà trace et archive. Promesse [38].

52 Post-scriptum et une archive, puisque nous étions à l’IMEC. Lors d’une rencontre à la maison des Arts de Créteil, le 17 février 1996, où, après la représentation de Bérénice, je partageais la discussion publique avec Jacques Derrida et Daniel Mesguich, lequel avait fait une bouleversante mise en scène (bouleversant l’alexandrin, la diction, la gestuelle), Derrida insista sur « l’antinomie entre deux lois toutes deux inconditionnelles », la loi de l’amour et la loi de l’État. Il ajoutait : qu’il y allait toujours d’une « transaction entre deux impératifs également inconciliables ». Lorsqu’il me renvoya la transcription de l’entretien corrigée, il avait joint cette carte postale : sur le portrait canonique de Kant, il s’est amusé à répartir l’inscription de cette phrase, avec, au front l’impératif, sur les lèvres l’inconciliable

figure im1

Notes

  • [1]
    Jacques Derrida, Circonfession in Geoffrey Bennington, Jacques Derrida, Jacques Derrida, « Les contemporains », Éditions du Seuil, 1991, Période 5/28 (le second chiffre indique la page).
  • [2]
    Je pense au texte de Jean Grondin, « La tendresse de la pensée », écrit à la mémoire de Jacques Derrida, dans Contre-Jour, Cahiers littéraires, n° 9, printemps 2006, p. 139-141. Il souligne le combat de Derrida contre la « domination de la pensée calculante » à laquelle il opposait « la tendresse des mots eux-mêmes qui savent résister à l’arraisonnement technicien ». « Jacques Derrida se méfiait d’une pensée aussi agressive, aussi querelleuse, où il voyait une “morale d’état civil” […], pour lui opposer une autre sensibilité, celle de la tendresse, en nous rappelant que les liens entre les hommes et les femmes, mais aussi avec les autres vivants […] ne sont pas vraiment régis par des facteurs comptabilisables, mais par quelque chose comme une fragilité immémoriale et dont il a su reconnaître le visage dans l’amitié et l’hospitalité, qui auront été au centre de ses travaux », p. 139-140.
  • [3]
    J. Derrida, « Tympan » in Marges de la philosophie, Éditions de Minuit, 1972, p. XXII.
  • [4]
    Ibid., p. VII.
  • [5]
    J. Derrida, Circonfession, op. cit., Période 24/119.
  • [6]
    Mireille Calle-Gruber, Jacques Derrida, la distance généreuse, Éditions La Différence, 2009.
  • [7]
    J. Derrida, Éperons. Les Styles de Nietzsche, Éditions Flammarion, 1978.
  • [8]
    Ibid., p. 116. C’est moi qui souligne.
  • [9]
    Ibid., p. 116. Italique dans le texte.
  • [10]
    Ibid., p. 116-117.
  • [11]
    Ibid., p. 117.
  • [12]
    On se souvient que ces mots, tout seuls, entre guillemets ont été trouvés dans les fragments inédits de Nietzsche (cote 12, 175 in Œuvres philosophiques complètes V. Le Gai savoir, « La gaya scienza » Fragments posthumes. Été 1881-été 1882, textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduits de l’allemand par Pierre Klossowski, édition revue, corrigée et augmentée par Marc B. de Launay, Paris, Éditions Gallimard, 1982, p. 457) et qu’ils constituent par leur énigmatique indirection, le corps conducteur de la pensée dans l’essai de Derrida sur Nietzsche, cf. Éperons, op. cit., p. 103.
  • [13]
    J. Derrida, Éperons, op. cit., p. 112.
  • [14]
    Ibid., p. 113. Le fragment 365, intitulé « L’ermite parle encore une fois », dit ceci : « il est bien d’autres sortes d’expédients pour “fréquenter” les gens parmi les gens : par exemple en tant que fantôme […] on porte la main sur nous et nous restons insaisissables […], nous entrons par des portes closes. Ou bien : lorsque toutes lumières sont éteintes. Ou bien encore : alors que nous sommes déjà morts. Ce dernier expédient est celui de l’homme posthume par excellence », Le Gai savoir « La gaya scienza », op. cit., p. 272.
  • [15]
    J. Derrida in Salut à Jacques Derrida (collectif), in Rue Descartes n° 48, Revue du Collège international de philosophie, Éditions des Presses Universitaires de France, 2005, p. 6-7.
  • [16]
    J. Derrida, Circonfession, op. cit., Période 37/181. L’italique est dans le texte.
  • [17]
    Ibid., Période 5/28.
  • [18]
    Ibid., Période 5/32.
  • [19]
    Ibid., Période 37/180.
  • [20]
    Ibid., Période 15/74. Italique dans le texte.
  • [21]
    J. Derrida, « Un témoignage donné… », in Questions au judaïsme. Entretiens avec Élisabeth Weber, Éditions Desclée de Brouwer, 1996, p. 78. Je souligne.
  • [22]
    J. Derrida, Schibboleth, Éditions Galilée, 1986, p. 99.
  • [23]
    J. Derrida, Circonfession, op. cit., Période 17/85-86.
  • [24]
    J. Derrida, « Un témoignage donné… », op. cit., p. 80.
  • [25]
    Ibid., p. 80.
  • [26]
    J. Derrida, Circonfession, op. cit., Période 15/74.
  • [27]
    Ibid., Période 27/131.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    Ibid., Période 43/213-214.
  • [31]
    Ibid., Période 19/94.
  • [32]
    Ibid., Période 49/243.
  • [33]
    Ibid., Période 29/140.
  • [34]
    Ibid., Période.
  • [35]
    Ibid., Période 32/155.
  • [36]
    Augustin, Confessions, X, XIV, 22, cité par Derrida in Circonfession, op. cit., Période 32/158. Je souligne.
  • [37]
    J. Derrida, Circonfession, op. cit., Période 36/178.
  • [38]
    J. Derrida, « Un témoignage donné… », op. cit., p. 104.