La tâche du poète ?
En tout cas, la philia commence par la possibilité de survivre
1 Pas de possibilité de penser une telle tâche sans une telle interrogation. C’est d’abord et jusqu’au bout de quoi il s’agit. Cela ne se réfère pas seulement à la tâche en tant qu’interrogation, mais plus spécifiquement, à l’interrogation interrogeant : l’interrogation est-elle la tâche du poète ?
2 Exactement là où l’on croit n’avoir pas de réponse possible, dans l’exaspération même du silence, il y a de la responsabilité. Et pour ne pas avancer seul, alors, je voudrais me rapprocher ici de deux textes exemplaires touchant l’enjeu de la pensée de Derrida, de la main de Marc Crépon et de Fréderic Worms. En regardant leurs apports respectifs à l’interprétation de Derrida, on verra qu’ils s’inscrivent dans l’horizon de la question : qu’en est-il de la poésie et de sa responsabilité ?
3 L’idée de traduction se confond avec l’idée même de survie – y-a-t-il d’autres manières de survivre/de traduire ? Marc Crépon montre à ce propos l’importance cruciale de « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin dans la pensée de Derrida, et il ne serait pas sans importance de se rendre attentif au rôle que la vie joue dans cet écrit de Benjamin auquel je renvoie ici sans pouvoir m’y attarder.
4 Alors, si la philosophie est la pensée de cette survie, et que, selon les mots de Derrida : l’« origine de la philosophie, c’est la traduction, la thèse de la traductibilité, et partout où la traduction dans ce sens-là est en échec, ce n’est rien de moins que la philosophie qui se trouve mise en échec [2] ». Marc Crépon a donc tout à fait raison d’affirmer que « s’il est exact que la construction de la tour [de Babel] s’inscrivait dans un projet de domination universelle, et que son achèvement devait imposer à tous une même langue, c’est l’im-possibilité d’un tel achèvement et d’une telle domination que vient signifier ou marquer sa destruction que Derrida appelle, non sans malice, sa déconstruction [3] ».
5 On en retient donc que la déconstruction est l’événement de l’inachevabilité du langage, dans toutes les répercussions auxquelles cela peut nous reconduire. Et ce n’est pas par hasard que Derrida maintes fois évoquera la mort en tant qu’événement. C’est-à-dire, la finitude et la mortalité comme ce qui ne touche pas seulement l’organique ou la vie biologique, mais arrive même à la prothèse, au langage en tant que prothèse par excellence et conséquemment à toute traduction.
6 C’est dans ce sens très précis que je me permets de lire l’affirmation suivante de Jean-Luc Nancy : « L’infini dans le fini. La finitude en tant qu’ouverture à l’infini : rien d’autre n’est en jeu [4] ». Comme Derrida dira plusieurs fois et de plusieurs façons, « l’absence totale du sujet et de l’objet d’un énoncé – la mort de l’écrivain ou/et la disparition des objets qu’il a pu décrire – n’empêche pas un texte de “vouloir-dire”. Cette possibilité au contraire fait naître le vouloir-dire comme tel, le donne à entendre et à lire [5] ». On retrouve ici un trait caractéristique de la pensée derridienne, une sorte d’impureté de l’infini. En d’autres termes, l’infini est, lui aussi, touché d’une certaine façon par la finitude. On peut penser à ce propos à la deuxième des « Trois phrases de Jacques Derrida [6] », rappelées par Jean-Luc Nancy, celle-ci extraite une fois encore de La Voix et le phénomène : « La différance infinie est finie [7] ». Ce qui ne veut pas dire, soulignons-le, un mouvement univoque, dans une seule direction, vers la finitude. Or, des vers, on en aura ici dans presque toutes les directions. Justement, dans son commentaire à ce propos, Nancy témoigne à propos de Derrida précisément cette inachevabilité à laquelle on s’affaire ici : « Jacques n’a jamais cru avoir achevé une pensée [8] ».
7 Dans quel sens, finalement, cela touche-t-il ou affecte-t-il la poésie ? C’est pourtant de cela que Derrida n’aura jamais cessé de témoigner, notamment dans Schibboleth pour Paul Celan car, dès la première page, il s’agit de « nous laisser approcher plutôt par ce qu’une fois peut offrir de résistance à la pensée [9] », mais aussi dans Béliers : « c’est aussi le don du poème à tous les lecteurs et contre-signataires qui, toujours sous sa loi, celle de la trace à l’œuvre, de la trace comme œuvre, entraîneront ou se laisseront entraîner vers une tout autre lecture ou contre-lecture. Celle-ci sera aussi, d’une langue à l’autre parfois, dans le risque abyssal de la traduction, une incommensurable écriture [10] ». Et alors, dans cet enjeu, face au tour de force de la thèse de la traductibilité, la résistance à la traduction, c’est le poème en tant que schibboleth, en tant que différence insignifiante comme condition du sens – l’incommensurable. Sans jamais oublier, pourtant, que le poème absolu est ce qu’il n’y a pas, mais à cause de cela justement résiste. Qu’il résiste à la traductibilité, cela ne témoigne pas d’autre chose que le fait de résister à sa propre survie, à son espoir même de traduction. Et peut-être dans aucune autre pensée n’aura-t-on aussi explicitement eu affaire à une telle compréhension du poème comme ce qui est presque jaloux de sa propre mort. L’aporie de cette circonstance réside dans son ouverture à la survie, dans l’insistance même de sa propre intraductibilité – de son « pas de survie ». Parce que finalement :
Le poème n’est pas seulement le meilleur exemple de l’intraduisible, il donne son lieu le plus propre, le moins impropre à l’épreuve de la traduction. Le poème situe sans doute le seul lieu propice à l’expérience de la langue, à savoir, d’un idiome qui à la fois défie pour toujours la traduction et donc en appelle à une traduction sommée de faire l’impossible, de rendre l’impossible possible lors d’un événement inouï [11].
9 Entendue dans ce sens, la poésie serait donc, en même temps, ce qui fait défense à la philosophie, comme moyen de résistance ultime, mais aussi – et voilà la particularité spécifique de ce qu’est une pensée aporétique – la singularité même de la date qui, en revanche, fait l’objet du désir philosophique de répétition et appelle, c’est-à-dire, ouvre le désir de traductibilité de la philosophie, parce qu’elle est, en dernière instance, ce qu’il faut traduire. Dans ce sens, le poème est l’ami caché, parfois refoulé, parfois assassiné dans sa singularité, au sein même du mot philosophie. Le poème est ce qui fait l’expérience de son danger et en témoigne sans témoignage possible – l’illisible. On serait tenté de le dire alors que rien au niveau de la prothèse du langage ne peut témoigner plus fortement de la vulnérabilité et de la mortalité d’autrui qu’à travers cette résistance même – sa restance [12]. Car « enfin et surtout, le poème se destine à rester seul, dès son premier souffle, seul à la disparition des témoins et des témoins des témoins. Et du poète [13] ». Tout poème est en tant que tel la cendre.
10 Y aurait-il philosophie sans poème, – comme dans certaines fictions de calendrier sans dates ? Dès lors que, comme le dira d’ailleurs Giorgio Agamben, l’« amitié est tellement liée à la définition même de la philosophie que l’on peut dire que sans elle la philosophie ne serait pas proprement possible [14] », comment peut-on encore penser une philosophie sans cet appel qui l’engage et la tient toujours déjà altérée ? Sans ce qui constitue le ressort même de son mouvement. Derrida n’aura jamais cessé de le souligner :
L’amitié de ces deux amis (qui font trois) nous rappellerait opportunément qu’une amitié se doit d’être poétique. Avant d’être philosophique, l’amitié appartient au don du poème. Mais partageant l’invention de l’événement et l’invention de l’autre avec la signature d’une langue, elle engage la traduction dans l’intraduisible. Chance et risque politique du poème, dès lors. N’y aura-t-il pas, toujours, une politique de la rime [15] ?
12 La tâche du poète donc, s’il y en a au moins dans sa propre disparition, donc son attitude de résistance à la philosophie, évoque l’amitié, dans cette résistance même, car, sans le poème, voire sans quelque singularité irréductible à la traduction, sans une différance, le retard même, tout et depuis toujours et pour toujours aurait déjà été traduit et sans possibilité d’appel, sans appeler ami quoi que ce soit, sans rien à traduire, sans l’avenir du venir – mais il y a là cendre.
13 Le poète n’est donc autre chose que l’impossibilité de la fermeture du temps dans la bonne conscience. Fermeture du temps qui se réfère exactement à l’achèvement de la langue, voire à l’incapacité philosophique d’endurer cette amitié impossible avec ce qui la coupe d’elle-même, mais aussi conséquemment de s’endurer soi-même. Car, comme le dit Fréderic Worms, avec Derrida, on a « non seulement la philosophie comme exigence [on peut y lire ici la survie et la traduction] mais la philosophie comme amitié [16] ».
14 Et quand Frédéric Worms affirme que « la notion de survie peut nommer non seulement la tension extrême entre les questions posées par Jacques Derrida, mais aussi ce que nous appellerions volontiers le problème du moment présent en philosophie », il s’agit bien de faire face à la responsabilité et à l’idée de justice qui y insistent, c’est-à-dire, de maintenir l’intraductibilité dans un autre passage à la traduction philosophique, et que celui-ci soit du moins et surtout philosophique. Que dit alors Derrida de la responsabilité ?
La responsabilité à prendre est économique au sens large du mot. Question de plus ou de moins. Mais cette économie ne doit pas être empiriste. Son empiricité doit obéir à une loi régulatrice. Laquelle ? Celle-ci, selon moi : tout faire pour sauver, transmettre, enseigner, rendre déchiffrable la singularité de l’idiome comme telle, là même où elle reste intraduisible. Lui faire passer les frontières de la traduction comme intraduisible. Comme l’autre langue. La langue d’ailleurs [17].
16 Comment faire passer le pas du passage ? La restance, bien entendue, de l’impasse, comment passe-t-elle ? Et s’il y a une manière d’entendre ce qu’économique veut dire ici, en ce sens large, anéconomique, où on trouve la poésie bien au-delà des efforts maladroits qui cherchent à lui imposer – d’une manière très et trait philosophique – justement ce à quoi elle ne se laisse jamais plier, il me faut renvoyer, outre aux assertions intenses du Monolinguisme de l’autre, à cette phrase de Marc Crépon :
Et cela veut dire que, contrairement à tant d’idées reçues, la langue maternelle, et à plus forte raison la langue nationale, ne garantissent pas, par essence, une telle relation à la vie. Elles ne peuvent se prévaloir d’un tel privilège. L’équation « langue = vie » (par exemple, « langue de la communauté = vie de la communauté ») et toutes les évidences du type « ce qu’il y a de vivant dans un peuple, c’est sa langue » sont trompeuses. […] La vie, ainsi redevient possible (ou devient possible autrement) grâce à la découverte d’une autre langue qui échappe à l’emprise de cet oikos [18].
18 L’étrangeté irrémissible de toutes les langues maternelles, voire le dehors même de l’oikos qui nous surprend par dedans, l’ailleurs dans le cœur, le point même où la propriété reste dépossédée de sa souveraineté, il y aurait là peut-être de quoi s’interroger. Préserver l’interrogation, l’interrogation qu’en outre toute poésie reste indécidable dans le cœur même d’une survie toujours déjà survenue, un effroyable devenir à venir de la vie dans cette interrogation intraduisible qui frappe le pas du passage. Préserver l’autre passage vers le vers du pas. Préserver l’amitié jusqu’à la fin du monde, de la philosophie, et de la fin même, voilà ce qui aura été la tâche du poète.
Notes
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[1]
Avant tout je voudrais remercier Safaa Fathy de m’avoir traduit à moi-même, indirectement, cette question.
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[2]
Claude Lévesque et Christie V. MacDonald (dir.), L’Oreille de l’autre. Otobiographies, transferts, traductions, textes et débats avec Jacques Derrida, Montréal, VLB Éditeurs, 1982, p. 159.
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[3]
Marc Crépon, « Déconstruction et traduction », in Derrida, la tradition de la philosophie, Paris, Éditions Galilée, 2008, p. 40-41.
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[4]
Jean-Luc Nancy, L’Adoration (Déconstruction du christianisme, 2), Paris, Éditions Galilée, 2010, p. 11.
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[5]
Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1967, p. 104.
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[6]
Jean-Luc Nancy, « Trois phrases de Jacques Derrida », in Rue Descartes, n° 48, Paris, 2005 p. 68.
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[7]
J. Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1967, p. 114.
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[8]
Ibid., p. 69.
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[9]
J. Derrida, Schibboleth pour Paul Celan, Paris, Éditions Galilée, 1986, p. 11.
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[10]
J. Derrida, Béliers – le dialogue interrompu : entre deux infinis, le poème, Paris, Éditions Galilée, 2003, p. 67. Je souligne la dernière phrase.
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[11]
Ibid., p. 16. Je souligne.
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[12]
J’emprunte ici l’expression « la mortalité et la vulnérabilité d’autrui » à Marc Crépon Voir Le Consentement meurtrier, Paris, Éditions du CERF, 2012. En outre, sur le rôle de la littérature et son témoignage, voir notamment : p. 232.
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[13]
J. Derrida, Schibboleht pour Paul Celan, Paris, Éditions Galilée, 1986. p. 60.
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[14]
Notre traduction. L’original : « L’amicizia è cosí strettamente legata alla definizione stessa della filosofia, che si può dire che senza di essa la filosofia non sarebbe propriamente possibile » in Giorgio Agamben, L’Amico, Roma, Nottetempo, 2007, p. 5.
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[15]
J. Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Éditions Galilée, p. 192.
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[16]
Fréderic Worms, « Derrida ou la transition de la philosophie », in Derrida, la tradition de la philosophie, Paris, Éditions Galilée, 2008, p. 192.
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[17]
J. Derrida, Safaa Fathy, Tourner les mots, Paris, Éditions Galilée, 2000, p. 108.
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[18]
Marc Crépon, Langues sans demeure, Paris, Éditions Galilée, 2005, p. 38-40.