Les Palestiniens dans la pensée de Jacques Derrida
…mais il y a un holocauste pour chaque date, et quelque part dans le monde à chaque heure.
À tout instant, ici et maintenant pendant que j’écris, que vous lisez, il peut être absolument nécessaire et pressant d’abandonner ces pensées et de se rendre en hâte à l’événement. Cela, en fait, a lieu tous les jours.
1 Jacques Derrida n’a jamais consacré aux Palestiniens, ni non plus au conflit israélo-palestinien ou israélo-arabe, un essai entier. La tragédie palestinienne et les successives politiques de l’État d’Israël ont néanmoins constitué un thème récurrent dans son œuvre. Aux Palestiniens, il revenait avec insistance et inquiétude, notamment dans les œuvres des vingt-cinq dernières années de sa vie, si bien qu’une véritable solidarité avec eux, une remarquable volonté de les accompagner se laissent percevoir dans ses écrits et prises de parole à travers différents modalités et registres.
2 À la tête de ces derniers se trouve le registre affectif, l’émotion provoquée par tel ou tel événement, tel ou tel épisode de la tragédie palestinienne. Ainsi écrit-il dans Glas, en parlant de Genet : « Il m’a fait savoir hier qu’il était à Beyrouth, chez les Palestiniens en guerre, les exclus encerclés. » ; avant d’ajouter : « Je sais que ce qui m’intéresse a toujours (son) lieu là-bas, mais comment le montrer [1] ? ».
3 En accordant, dès cet ouvrage, qui fait partie de ses premiers écrits, une si grande place à la cause palestinienne parmi les grandes questions qui l’interpellaient, Derrida contribuait à donner à cette cause une visibilité, une audibilité, dans des moments où les Palestiniens en manquaient cruellement. Cette invisibilité des Palestiniens, on la constatait non seulement chez le grand public manipulé et désinformé par les mass-médias, mais aussi chez des philosophes tels Michel Foucault ou Jean-François Lyotard ; voire, chose plus affligeante encore, chez de grands esprits marqués parfois, qui plus est, par le souvenir et les séquelles de grandes tragédies. Dans ses chroniques littéraires, traduites en français sous le titre De la lecture à l’écriture, l’écrivain sud-africain John Maxwell Coetzee évoque le poète Paul Celan arrivé pour la première fois en Israël en 1969 et « s’émerveillant avec ironie » : « Tant de juifs, de juifs seulement, et pas dans un ghetto [2] ! ». L’on peut certes penser qu’un tel cri était surtout dicté par le souvenir des ghettos juifs en Europe de l’Est et de l’holocauste où il perdit les siens et une grande partie de sa communauté, mais on a le droit de s’étonner que le si profond poète ait pu ne pas voir les Palestiniens, qui représentaient alors, selon les sources de la municipalité israélienne même, près des deux tiers de la population de la ville de Jérusalem qu’il visita. Mais c’est la formule « de juifs seulement » (qu’on peut traduire aussi par : « que des juifs ») qui nous étonne, et qui, en tout cas, et comme on le verra, détonne avec la vie que Derrida espérait pour les juifs en général, et pour ceux de l’État d’Israël en particulier.
Politique du poème
4 En maintes occasions, Derrida insérera plus tard la cause palestinienne dans tout un ensemble de questions majeures pour l’époque, comme lorsque, pour expliquer les vertus de son rapport critique (appartenance vécue sur le mode de non-appartenance) aux communautés dont il est considéré proche, il affirme dans De quoi demain… Dialogue :
C’est particulièrement vrai, et parfois désespérant, autour de questions toujours tragiques et infernales : la Shoah, Israël, La Palestine, etc., bien que je ne veuille pas, une fois de plus, tout recentrer autour de ce foyer, comme s’il était seul et unique, je veux dire « plus unique » qu’un autre. Comme chaque meurtre, comme chaque blessure, tous les désastres de ce temps (exterminations, génocides, expropriations et déportations de masse, etc.) sont irréductiblement singuliers [3].
6 L’approche des Palestiniens se lit donc à la lumière d’autres sujets auxquels Derrida était sensible, et elle s’enrichit, se complique par eux. Dans la précédente assertion, et dans bien d’autres, on remarque surtout le refus du monopole de la douleur et de toute appropriation du statut de la victime ou du rescapé d’une violence extrême, d’un mal absolu, ce qui nous ramène à la lecture qu’il fit de la poésie et de l’expérience de Paul Celan. Dans Schibboleth. Pour Paul Celan, il suspend sa lecture déjà avancée pour prévenir :
On me pardonnera si je ne nomme ici l’holocauste, c’est-à-dire littéralement, comme j’avais aimé l’appeler ailleurs, le brûle-tout, que pour en dire ceci : il y a certes aujourd’hui la date de cet holocauste que nous savons, l’enfer de notre mémoire ; mais il y a un holocauste pour chaque date, et quelque part dans le monde à chaque heure. Chaque heure compte son holocauste [4].
8 Cela dessine pour Derrida une loi du poème, et (ce qui reviendrait au même) de toute blessure, lesquels poème et blessure, pour exemplaires qu’ils soient, devraient toujours abriter une possibilité de permutation, de substitution, de métonymie, et donc de renvoi à d’autres dates. Il analyse longuement le poème In Eins (Tout en un) de Celan, et nous montre ainsi à l’œuvre plus d’une langue (l’allemand, le français, l’espagnol), et surtout une multiplicité de mémoires se convoquant les unes les autres et agissant de concert (Le Paris de la Commune, celui qui manifeste contre les crimes de l’OAS à la fin de la guerre d’Algérie, Madrid et notamment « la Pasionaria, le non à Franco, à la Phalange appuyée par les troupes de Mussolini et la Légion Condor de Hitler [5] »). C’est une telle multiplicité rassemblée, une telle logique métonymique qui explique et motive l’opération poétique de « datation », ainsi que son élargissement, sa répétition ou dissémination.
9 Ce qui va ici pour le poème, acte mémoriel ou de datation, par excellence, ne va-t-il pas tout aussi bien pour la mémoire du vivant en général, poème écrit ou psalmodié dans le cœur, souffrance interminablement dite en silence ?
Critique de l’État d’Israël et du sionisme
10 L’écoute attentive, de la part de Derrida, des doléances des Palestiniens se trouve surtout en superposition, en cohérence, avec une critique quasi permanente de certains entendements du judaïsme et des politiques israéliennes successives, voire de la façon même dont a été fondé l’État moderne d’Israël.
11 On se rappelle en effet comment, dans son ouvrage L’Écriture et la différence, paru en 1967, Derrida affirmait que le judaïsme n’a pas besoin d’un État national et que sa vocation réelle, ainsi que son attachement à la liberté seraient mieux sauvegardés dans une présence active à travers le monde :
La liberté s’entend et s’échange avec ce qui la retient, avec ce qu’elle reçoit d’une origine enfouie, avec la gravité qui situe son centre et son lieu. Un lieu dont le culte n’est pas nécessairement païen. Pourvu que ce Lieu ne soit pas un lieu, un enclos, une localité d’exclusion, une province ou un ghetto. Quand un Juif ou un poète proclament le Lieu, ils ne déclarent pas la guerre. Car nous rappelant depuis l’outre-mémoire, ce Lieu, cette terre sont toujours Là-Bas. Le Lieu n’est pas l’Ici empirique et national d’un territoire. Immémorial, il est donc aussi un avenir. Mieux : la tradition comme aventure [6].
13 Et Derrida de citer cet extrait de Je bâtis ma demeure d’Edmond Jabès, objet de lecture de l’essai en question :
Yukel, tu as toujours été mal dans ta peau, tu n’as jamais été ici, mais AILLEURS…
À quoi songes-tu ? – À la Terre. – Mais tu es sur la Terre. – Je songe à la Terre où je serai. – Mais nous sommes l’un face à l’autre. Et nous avons les pieds sur la Terre. – Je ne connais que les pierres du chemin qui mène, dit-on, à la Terre [7].
15 Pour Derrida, comme pour Jabès, l’errance ou la quête du Lieu hors de tout lieu ne signifie pas vivre dans des marges oppressives et ingrates, mais dans un être-là productif et créatif et absolument fécond. Quête plutôt que conquête. Le poète et le philosophe sont donc à mille lieues de procéder, comme le prétend, dans l’une de ses lectures le plus souvent tendancieuses, Henri Meschonnic, qui croit desceller ici une « phénoménologisation » qui « s’approprie l’exil », et qui « seule s’attribue de légitimer le déracinement », voire une « méconnaissance », « une dépersonnalisation du Juif [8] » !
16 Que nous sachions, Derrida n’est plus revenu directement à cette question de la nécessité ou non pour les juifs d’un État national, mais il ne manquera pas de discuter les postulats de l’unicité, de l’élection et de l’exemplarité, ainsi qu’un certain silence régnant sur l’actualité au Proche-Orient et sur la politique israélienne. Par exemple, dans sa conférence « Interpretations at War. Kant, le Juif, l’Allemand [9] », prononcée lors d’un colloque international organisé du 5 au 11 juin 1988 à Jérusalem, sous le titre (proposé par Derrida lui-même deux ans auparavant) : « Comment ne pas parler ? », et ayant pour thème « Les institutions de l’interprétation ». Dans cette conférence, avec une ironie, une stupéfaction à peine cachées, Derrida relit les écrits de deux philosophes juifs de langue allemande, Herman Cohen et Franz Rosenzweig, qui, à la veille de la guerre de 1914-1918 et peu après, invitaient, chacun à sa manière, à « une symbiose judéo-allemande », à une « alliance spirituelle » de deux peuples, tous deux vus comme étant exemplaires, deux exemplarités en une, en quelques sorte [10].
17 Dès l’ouverture de sa conférence, Derrida tient à prévenir ses auditeurs et futurs lecteurs :
Comme d’autres, ma communication consistera en un ensemble d’hypothèses interprétatives au sujet, précisément, des institutions de l’interprétation. Dès lors, elle sera, certes et de facto, en rapport avec un contexte institutionnel, celui que déterminent aujourd’hui, ici, maintenant, une université, un État, une armée, une police, des pouvoirs religieux, des langues, des peuples ou des nations [11].
19 Ensuite, après avoir rappelé qu’il avait tenu à ce que des collègues palestiniens des territoires occupés soient invités à participer au colloque (il leur rendra au cours du même voyage visite chez eux [12]), Derrida invite à ce que soient interrogés, interprétés, la « préhistoire » de l’État d’Israël, « les conditions de sa fondation récente, les fondements constitutionnels, juridiques, politiques de son fonctionnement actuel, les formes de son auto-interprétation, etc. [13] »
20 Cette invitation à interpréter les conditions de la fondation récente de l’État d’Israël se trouve réitérée dans d’autres textes, Spectre de Marx [14] par exemple, ou Le Derniers des juifs (nous y reviendrons).
21 Mais c’est dans son ouvrage Adieu à Emmanuel Levinas que Derrida revient le plus longuement au sionisme et discute, dans le respect de l’homme et de sa pensée, mais d’une manière « serrée » et avec son habituelle rigueur, les thèses d’un philosophe qui était, comme on le sait, un ardent, pour ne pas dire un farouche défenseur de l’État d’Israël et du sionisme. Au sujet d’Israël et de la manière dont sont présentés les Palestiniens, Derrida émet dans cet ouvrage plusieurs réserves et objections. En effet, tout en raportant ses réflexions à des dates précises, et donc dans l’Histoire, l’auteur d’Au-delà du verset s’empresse à chaque fois de les transcender vers des considérations hypothétiques ou spéculatives sur ce qu’il pense être la vocation de l’État juif, de la Jérusalem terrestre, ou du sionisme :
Israël, écrit Levinas, était devenu incapable de penser une politique qui parachèverait son message monothéiste. L’engagement désormais est pris. Depuis 1948. Israël n’est pas moins isolé pour achever sa tâche inouïe que n’était, il y a quatre mille ans, Abraham qui la commençait [15].
23 Entre crochets, au cœur de la citation, Derrida avait noté : « cette incidence sur l’isolement d’Israël peut se discuter, elle est à mes yeux discutable… ». Mais l’essentiel est que Levinas parle ici, nous fait remarquer Derrida, « dans un contexte où il est question d’inventer le politique, d’une “invention politique”, plus précisément encore de “créer sur cette terre [la terre de l’État d’Israël] les concrètes conditions de l’invention politique” [16] ». Et Derrida de s’interroger :
Cette invention politique en Israël est-elle jamais advenue ? en Israël ? […] ? Je suis de ceux qui l’attendent, cette “invention politique” en Israël, de ceux qui l’appellent dans l’espérance, et aujourd’hui plus que jamais avec un désespoir que de récents événements, pour ne parler que d’eux, ne viennent pas atténuer (par exemple, mais ce ne sont que les exemples d’hier et d’aujourd’hui, la relance des “implantations” coloniales ou telle décision de la Cour suprême autorisant la torture, et, d’une façon générale, toutes les initiatives qui suspendent, détournent ou interrompent ce qu’on continue d’appeler, façon de parler, le “processus de paix”) [17].
25 À propos du sionisme, Levinas écrivait :
Notre texte, parti des villes-refuges, nous rappelle ou nous enseigne que l’aspiration à Sion, que le sionisme, n’est pas un nationalisme ou un particularisme de plus ; qu’il n’est pas non plus simple recherche d’un refuge. Qu’il est pour l’espoir d’une science de la société et d’une société pleinement humaines. Et cela à Jérusalem, dans la Jérusalem terrestre, et non pas hors tout lieu, dans de pieuses pensées [18].
27 Derrida souligne les mots « aspiration » et « espoir », et nous rappelle que, « quand il tente de distinguer l’État juif du particularisme ou nationalisme, Levinas parle toujours, plutôt que d’un fait présent, d’une possibilité, d’une promesse pour l’avenir, d’une “aspiration”, d’un “engagement” […], d’un “espoir” ou d’un “projet” [19] ». C’est aux Palestiniens qu’il réserve les mots, limitatifs à ses yeux sinon dégradants, de « particularisme » et de « nationalisme ». Insistant par exemple sur la fidélité de Sartre à Israël, à travers son évolution depuis Réflexions sur la Question juive, il ajoute que l’auteur de L’Être et le néant était demeuré fidèle « malgré toute la compréhension manifestée au nationalisme palestinien et à ses justes douleurs [20]… ». Le propos est bien paradoxal, mais passons ! Le fait est que cela pousse Derrida à nous faire remarquer ceci de capital : « À l’expression “nationalisme palestinien” ne répondra jamais celle de “nationalisme israélien” [21] ». En effet, Levinas écrivait : « Ce n’est pas un nationalisme ni une secte de plus qu’inaugure Israël en Terre Sainte [22]. » Dans la foulée, Derrida signale aussi dans cette pensée de Levinas un étonnant silence. « Car rien n’y est déterminé, je dirais même déterminable, de la “meilleure politique”, du “meilleur” droit, fût-ce du droit de la guerre [23]…. » Et un peu plus loin : « Pour le dire selon un discours philosophique classique, silence est gardé sur les règles ou les schèmes (il n’y en a pas pour la raison pure pratique selon Kant) qui nous procureraient les “meilleures” ou les moins mauvaises médiations : entre l’éthique ou la sainteté de l’hospitalité messianique [thèmes de prédilection de Levinas] d’une part, et le “processus de paix”, le processus de la paix politique d’autre part [24]. »
28 En vain Levinas aura-t-il défendu la possibilité d’un sionisme qui ne soit pas un nationalisme, lui qui « a toujours voulu soustraire sa thématique […] de l’élection à toute séduction nationaliste [25] », car, commente Derrida, « nous le savons mieux que jamais, tous les nationalismes se veulent exemplairement universels, chacun allègue cette exemplarité et se6veut plus qu’un nationalisme de plus [26] ».
De Mal d’archive au Dernier des juifs
29 Une autre occasion pour déconstruire la métaphysique de l’Un est fournie à Derrida dans Mal d’archive, où il discute longuement la thèse que l’historien américain Yosef Hayim Yerushalmi oppose au Moïse et le monothéisme de Sigmund Freud.
Si Moïse, écrit Yerushalmi, avait effectivement (actually) été tué par nos ancêtres, non seulement le meurtre n’aurait pas été refoulé (repressed) mais – au contraire – il aurait été gardé en mémoire (remembered) et enregistré [archivé, recorded] avec un zèle implacable, dans ses détails les plus sensibles, comme l’exemple quintessentiel et extrême du péché de désobéissance d’Israël [27].
31 Et l’argument sur lequel il se fonde pour arriver à cette conclusion dans sa réfutation de l’hypothèse de Freud est celui de la mémoire. Dès le début de son ouvrage, il avait en effet affirmé : « En Israël et nulle part ailleurs, l’injonction de se souvenir est ressentie comme un impératif religieux pour tout un peuple [28] ». Plus loin, en comparaison avec l’attitude d’Œdipe, il attribue à Israël une autre spécificité, celle de « l’anticipation d’une espérance spécifique en l’avenir [29] ».
32 Or pour Derrida, l’idée même d’un peuple est-elle possible sans la détention d’une mémoire, sans « mal d’archive », mais aussi sans capacité d’anticipation d’une certaine espérance en l’avenir, et donc de projection sur l’avenir ? « Dès qu’il y a de l’Un, il y a du meurtre, de la blessure, du traumatisme », écrit Derrida, avant de proposer un double axiome dont chacune des formules admet une double lecture : L’Un se garde de l’autre, dans le sens de se protéger de l’autre, mais aussi de garder en soi l’altérité et la différence, d’être différent de soi-même ou « de soi-même différant ». Et l’Un se fait violence : il s’institue en violence, mais dirige sur lui-même la violence qu’il est ; il « s’auto-affirme en violence [30] ».
33 Dans Monolinguisme de l’autre [31] et d’autres textes, l’on se rappelle comment Derrida dit avoir transformé son refus de suivre les études dans une école destinée aux seuls enfants juifs en un refus de toute crispation identitaire. Rappelons pour mémoire que cet épisode, central dans les écrits autobiographiques de Derrida et dans sa pensée, renvoie à la décision prise sous le gouvernement de Vichy, dans l’Algérie faisant alors pourtant partie de la France libre, de renvoyer les enseignants juifs des écoles publiques et de rassembler tous les écoliers juifs d’Alger dans un seul lycée.
34 Dans « Avouer – l’impossible. “Retours”, repentir et réconciliation », conférence prononcée à Jérusalem, au XXXVIIe Colloque des intellectuels juifs de langue française en 1998, Derrida revient longuement à cette riposte, qui fut la sienne, à cet enfermement communautaire, imposé par les autorités dites éducatives, et qu’il ne voulait pas ratifier en acceptant de se mouvoir dans les limites qui lui étaient assignées. Sur cette riposte, il revient, pour en dégager une politique d’ensemble et la connecter justement avec le mode de vie qu’il perçoit chez la plupart des juifs d’Israël. Se refusant à admettre la vie entre soi, mode qu’il qualifie de « symbiotique », « organique », « grégaire » ou « fusionnel [32] », il affirme que le seul mode de vie possible est celui du vivre-ensemble. Le vivre-entre-soi est donc pour lui hypothèque de la vie, son oubli ou sa suspension, une sorte de ne-savoir-pas-encore-vivre. Or, demande Derrida, si vivre ne peut être que vivre-ensemble, avec qui vivre (ensemble) sinon avec l’autre, le différent [33] ? Et c’est là sans doute que la formule citée plus haut de Paul Celan : « de juifs seulement » ou « que des juifs », nous paraît problématique et surprenante.
35 On se rappelle enfin que, dans ses propos recueillis par Jean Birnbaum dans le journal Le Monde, qui sont peut-être les derniers propos recueillis du philosophe, Derrida signale : « […] et Israël ne représente pas plus à mes yeux le judaïsme qu’il ne représente la diaspora [34]… ». Et dans Le Dernier des juifs, on apprend que l’inquiétude de « l’enfant devenu adulte » (Derrida lui-même) face aux « risques du vivre-ensemble des Juifs, qu’ils soient du type symbiotique (naturalité, naissance, terre, sang, nation) ou conventionnel (juridico-étatique, au sens moderne) », cette inquiétude « ne pousse pas seulement ledit enfant à s’opposer, parfois publiquement, à la politique de l’actuel gouvernement israélien et à bon nombre de ceux qui l’ont précédé, mais à continuer de s’interroger de la façon la plus insomniaque sur les conditions dans lesquelles s’est installé l’État moderne d’Israël [35] ».
Aller vers l’autre
36 Revenons au rapport de Derrida aux Palestiniens. Force est de remarquer que ce rapport, de la part de Derrida, s’exprime aussi à travers le voyage, l’aller vers l’autre et le contact direct, passant parfois par des check-points et de longues heures d’attente.
37 Qu’il assiste à une lecture du poète palestinien Mahmoud Darwich à la Sorbonne en mai 1997, ou intervienne à propos d’Israël ou de Genet aux côtés de Leila Shahid, déléguée générale de la Palestine en France puis auprès de la Communauté européenne, il s’agissait toujours pour Derrida de rejoindre, coûte que coûte, l’autre dans des lieux d’exil comme dans son cadre familier. Il lui importait au plus haut point de pouvoir se rendre à l’événement, là où il avait lieu, selon la modalité ou l’exigence dessinée par Jean-Luc Nancy dans ses lignes mises en exergue au début de cette communication.
38 Cette posture éthique est illustrée à merveille, entre autres endroits, dans une lettre à Catherine Malabou, reproduite dans Voyager avec Jacques Derrida, sous le titre « Jérusalem, Tel-Aviv, Ramallah, le 11 janvier 1998 ». Derrida commence la lettre en décrivant sur le mode d’une « innocente culpabilité » « le dernier lien qui reste indestructible en [lui], peut-être, avec toute communauté juive dans le monde, et là où elle reste infiniment coupable, et bien au-delà d’Israël, de la violence infligée aux Palestiniens [36]… ». Ensuite, il décrit longuement sa rencontre avec les Palestiniens : « Confiance absolue, cette fois, je respire, nous n’évitons aucun sujet, depuis les violences originaires, les expulsions, les camps de réfugiés, jusqu’à la sinistre malédiction de l’arrogant “Netaniyahou”. Mais aussi leur impatience devant la démocratisation insuffisante du pouvoir palestinien [37]… ».
39 Mais ce rapport trouve sa meilleure explication dans une « Lettre ouverte pour la Palestine », adressée en vidéo aux Palestiniens lors de la visite à Ramallah, en mars 2002, d’une délégation du Parlement international des écrivains, présidé alors par Derrida. Dans cette vidéo préparée par les soins de Safaa Fathy et désormais diffusée en supplément à son film D’ailleurs, Derrida (Éditions Montparnasse), Derrida s’étend sur la tragédie des Palestiniens et cite différents textes dans lesquels il les évoque. Puis il relit le bref texte intitulé « Nous ? », qu’il avait écrit pour un ouvrage collectif [38]. Face au fait que « le mal est fait » et qu’il « continue » ; face aussi à « l’impuissance des analyses », il invite à agir, « sur cette limite, en ce lieu d’épuisement », selon « la raison du cœur, sa raison politique ». « Il faut réparer, ajoute-t-il, autant que possible, partout où il y a encore du réversible ; il faut rapatrier, autant que possible ». Il invite au partage de la souveraineté, notamment sur Jérusalem, ville qu’il avait nommée « inappropriable », dans la lettre à Catherine Malabou déjà citée. Et il conclut en suggérant qu’« il faut traiter autrement l’irréversible, sans perdre son âme. Au contraire, il est peut-être temps de faire de l’avenir avec le mal irréversible, si l’on ne veut pas perdre, avec son âme, sa vie ».
40 Par deux fois, dans la même phrase, retentit le rappel de « l’irréversible », qui fait résonner ensemble en nous les mots de Baudelaire et de Jankélévitch sur l’irréparable et l’irréversible, tout en accouchant ici d’autres graves significations, dont le travail et l’effet sont reportés à une échelle collective.
Le temps des intimidations
41 Il sera sans doute nécessaire de rappeler pour finir deux autres faits d’importance. D’abord, que tout ce travail de Derrida n’a pas manqué de rencontrer chez quelques-uns quelque hostilité déclarée, ou volonté d’intimidation. L’on se rappelle en effet le procès intenté à Edgard Morin, et les attaques réservées aux écrits d’Alain Badiou au sujet des Palestiniens et de l’État d’Israël. Dans le numéro de l’automne de 2011 des Temps modernes, et ce n’est là qu’un exemple, visant les derniers écrits de philosophie politique de Derrida, Robert Redeker écrivait que « les occasions d’assister à la résurrection de la judéophobie de gauche se multiplient [39]… ». Ce à quoi, dans une lettre à Claude Lanzmann, Derrida répliquait : « S’il y a des procédés d’intimidations totalitaires, ils sont là, justement, dans cette tentative de faire taire toute analyse critique des politiques israélienne et américaine [40] ».
42 L’autre fait à rappeler ensuite est que cette inquiétude de Derrida pour les Palestiniens va de pair avec l’attention qu’il a toujours réservée à la pensée arabo-musulmane. Comme lorsqu’il s’intéresse, via Louis Massignon, à « la Badaliyya, mot qui appartient au vocabulaire arabe de la “substitution” », plus précisément au vocabulaire technique du soufisme [41].Ou comme lorsqu’il participe, en avril 1996, à la Rencontre de Rabat avec Jacques Derrida, et enrichit ses actes d’un long texte intitulé « Fidélité à plus d’un. Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut [42] ».
43 Ce travail consonne également avec les écrits autobiographiques de Derrida, avec tous ses travaux sur le droit, la justice, la responsabilité et le pardon, et surtout avec sa pensée déployée dans « Foi et savoir [43] », Voyous [44] et Le « Concept » du 11 septembre sur le retour du religieux, et sur ce processus d’auto-immunisation qui, à ses yeux, se trouve à la base de l’émergence du terrorisme islamiste et des maux de la démocratie en Occident [45]. Cela conduit enfin à l’espace de Khôra, ce Lieu de non-lieu qui « serait l’ouverture à l’avenir ou à la venue de l’autre comme avènement de la justice, mais sans horizon d’attente et sans préfiguration prophétique [46] ».
En guise de conclusion
44 Installation des Palestiniens dans le discours philosophique en un temps où le nom des Palestiniens était quasiment imprononçable ou inaudible, et transformation du travail de la pensée en solidarité active et en un permanent souci de l’événement, voilà enfin l’immense don de Derrida aux Palestiniens et à toute pensée soucieuse d’équité et de justice.
Notes
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[1]
J. Derrida, Glas – 1, Paris, Éditions Denoël/Gonthier, 1981, p. 50.
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[2]
Cité par J. M. Coetzee, De la lecture à l’écriture – Chroniques littéraires 2000-2005, traduit de l’anglais par Jean-François Sensé, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p. 136. Coetzee à son tour renvoie à John Felstiner, Paul Celan, Poet, Survivor, Jew, New York, W. W. Norton, 1995, p. 268. (C’est au poète espagnol Jorge Gimeno que je dois de connaître cet article.)
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[3]
J. Derrida, De quoi demain… Dialogue…, avec Élisabeth Roudinesco, Éditions Arthème Fayard et Galilée, 2001, repris dans Éditions Champ Flammarion, 2003 (éditions que nous citons), p. 184-185. (C’est Derrida qui souligne.)
-
[4]
J. Derrida, Schibboleth. Pour Paul Celan, op. cit., 1986, p. 83. (C’est l’auteur de cet article qui souligne.)
-
[5]
Ibid., p. 45.
-
[6]
J. Derrida, « Edmond Jabès et la question du livre », in L’Écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 101.
-
[7]
Cité par J. Derrida, ibid., p. 102.
-
[8]
H. Meschonnic, « L’écriture de Derrida », in Le Signe et le poème, essai, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Le Chemin », 1975, p. 462-463.
-
[9]
J. Derrida, « Interpretations at war. Kant, le Juif, l’Allemand » (1988), in Psyché. Inventions de l’autre, tome 2, Paris, Éditions Galilée, 2003.
-
[10]
Ibid., p. 253.
-
[11]
Ibid., pp. 249-250.
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[12]
Ibid.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Éditions Galilée, 1993, p. 101.
-
[15]
E. Levinas, Au-delà du verset, p. 220, cité par Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Éditions Galilée, 1997, p. 141.
-
[16]
E. Levinas, op. cit., p. 227, cité et commenté par Derrida, op. cit., p. 147 (c’est Derrida qui souligne.)
-
[17]
Ibid., p. 147-148.
-
[18]
E. Levinas, op. cit., p. 69-70, cité par Derrida, op. cit., p. 195.
-
[19]
J. Derrida, op. cit., p. 195, note 1.
-
[20]
E. Lévinas, Les Cahiers de la nuit surveillée, Éditions Verdier, 1984, p. 328, cité par Derrida, op. cit., p. 195, note 1.
-
[21]
J. Derrida, ibid.
-
[22]
E. Lévinas, « Séparation des biens », Cahiers de l’Herne, 1991, p. 465, cité par Derrida (op. cit., p. 196).
-
[23]
J. Derrida, op. cit., p. 196.
-
[24]
Ibid., p. 197.
-
[25]
Ibid., p. 202.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Y. H. Yerushalmi, Le Moïse de Freud, Judaïsme terminable et interminable, traduit en français par Jacqueline Carnaud, Paris, Éditions Gallimard, 1993, p. 161 (trad. modifiée par Derrida), cité par Derrida, Mal d’archive, Paris, Éditions Galilée, 1995, p. 102.
-
[28]
Y. H. Yerushalmi, op. cit., p. 25, cité par Derrida, op. cit., p. 121.
-
[29]
Y. H. Yerushalmi, op. cit., p. 179, cité par Derrida, op. cit., 116.
-
[30]
J. Derrida, op. cit., p. 124-125.
-
[31]
J. Derrida, Monolinguisme de l’autre, Paris, Éditions Galilée, 1996.
-
[32]
J. Derrida, « Avouer – l’impossible. “Retours“, repentir et réconciliation » (1998), in Le Dernier des juifs, Paris, Éditions Galilée, 2014, p. 34 sq.
-
[33]
Ibid., p. 37-38.
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[34]
J. Derrida, Apprendre à vivre enfin. Entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Éditions Galilée, 2005, p. 40 (pour mémoire, le texte a paru une première fois, sous le titre « Je suis en guerre contre moi-même », dans les colonnes du journal Le Monde, le 19 août, 2004.)
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[35]
J. Derrida, « Avouer – l’impossible… », op. cit., p. 39.
-
[36]
Voir J. Derrida et C. Malabou, Voyager avec Jacques Derrida - La Contre-allée, Paris, La Quinzaine littéraire – Louis Vuitton, p. 259.
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[37]
Ibid.
-
[38]
Sur une idée de Sapho, Un très proche Orient. Paroles de paix, Paris, Éditions Joëlle Losfeld/Dada, 2001.
-
[39]
Cité par Benoît Peeters, Derrida, Paris, Éditions Flammarion, 2010, p. 622.
-
[40]
Lettre de J. Derrida à Claude Lanzmann, le 30 janvier 2002, citée par B. Peeters, op. cit., p. 623.
-
[41]
J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 128, note 1.
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[42]
Voir. l’ouvrage collectif Idiomes, Nationalisme, déconstruction. Rencontre de Rabat avec Jacques Derrida, Casablanca, Toubqal, Paris, in Les Cahiers Intersignes, 1998.
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[43]
J. Derrida, « Foi et savoir », in Gianni Vattimo et Jacques Derrida, La Religion, Paris, Éditions du Seuil, 1996.
-
[44]
J. Derrida, Voyous, Éditions Galilée, 2003.
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[45]
Voir notamment J. Derrida, « Auto-immunités, suicides réels et symboliques », in J. Derrida et Jürgen Habermas, Le Concept du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), avec Giovanna Barradori, Paris, Éditions Galilée, 2004.
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[46]
J. Derrida, « Foi et savoir », op. cit., p. 27 sq. Voir également J. Derrida, « Abraham, l’autre », in Le Dernier des juifs, op. cit., p. 123-124.