Le management de la démobilisation

Si on attend de la poule qu’elle produise de magnifiques œufs d’or, il sera très important que l’on s’occupe d’elle avant de s’occuper de ses œufs.
Extrait de la Revue de management et de conjoncture sociale, cité par R. Gory et P. Le Coz dans L’Empire des coachs.

1 En acceptant avec gratitude l’invitation de G. Deslandes, et en lui proposant mon thème et mon titre, je ne me doutais pas que mes recherches préparatoires me conduiraient à risquer une thèse radicale sur le management. Je pensais que je serais conduit à envisager une figure du management à l’époque (disons la nôtre) de la démobilisation venant après celle de la mobilisation totale. Je pensais que je serais conduit à montrer ce qui lie les premiers élans du management, sous l’espèce de la « direction du personnel », intégrable à la recherche opérationnelle, à la mobilisation totale, entendue au sens de E. Jünger – d’un mot, la domination impériale de la totalité de ce qui est, sous les modalités du travail et de la technique. J’aurais bien sûr sollicité Jünger, la mobilisation totale liée à la figure du travailleur, tout cela se laissant comprendre dans la proximité du Gestell heideggerien. Et j’aurais tenté de montrer que tout cela est en déclin, sous les espèces d’un management plus porté au contrôle qu’à la discipline. J’ai été conduit à une thèse plus radicale que je vais tenter d’expliciter et de justifier : le management, s’il y en a, c’est le management de la démobilisation, comprise comme le déclin de la mobilisation totale. Je m’acquitterai d’abord d’un éclaircissement sur le sens de la mobilisation totale. Je tenterai ensuite de justifier le thème de la démobilisation et de son surgissement : à quelle nécessité obéit le repérage de cette possibilité – en quoi est-elle possible ? Comment s’annonce-t-elle ? Comment s’explicite-t-elle à travers la réalité du management, s’il y en a, et la variabilité de ses formes ? L’essentiel sera de mettre en place un bassin de flèches ou réseau de renvois, liant : démobilisation, gouvernementalité, régulation, contrôle, capital humain, pratiques managériales. Par renvoi, j’entends, non pas une relation entre des termes, mais le terme même, en tant que constitué par sa ou ses relations avec d’autres termes [1]. Je privilégierai certaines formes du new public management, et je prendrai appui sur un champ de recherche en sociologie, mettant en évidence le phénomène de la bureaucratisation néolibérale. Mais la démobilisation, elle-même époquale, devra laisser apparaître la promesse ou la possibilité, l’annonce d’autre chose, d’un autre rapport technique aux choses (aux rapports de chose, au rapport des hommes aux choses), un rapport d’usage : des choses, des techniques elles-mêmes, de la production, des modes d’institution du produire, de l’humanité même. Et j’essaierai de discerner la possibilité de donner sens au management, et d’esquisser les contours d’une ère post-managériale : on a commandé au temps de la mobilisation totale, on manage au temps de la démobilisation, il se peut qu’advienne (en des événements qui luiront loin de toute certitude quant à un état stable et définitif de l’histoire) un usage des hommes et de leur travail, un usage de l’économie même, comme usage des choses techniques, de leur production, des coopérations humaines impliquées dans cette production, cet usage consistant à « user des choses techniques comme il faut qu’on en use » (Heidegger). Un usage, donc, du possible.

De la mobilisation totale

2 Il me faut commencer par justifier la référence à la mobilisation totale. On sait que le terme se trouve chez Jünger [2] et que ce qu’il désigne, c’est l’essence de la première guerre mondiale, en tant qu’un trait faisant époque. Grosso modo : le trait qui domine tous les rapports aux choses, c’est l’assaut. De fait, la guerre mobilise hommes et énergies, les énergies humaines et naturelles ; les éléments, minerais, réserves d’énergies fossiles, non-fossiles, etc. Cela fait époque, cela veut dire : quand on vit en ce temps, on n’échappe pas à cette réquisition, et ce qui en témoigne le plus sûrement, ce sont les résistances, la manière dont elles sont ou ont été brisées, ou bien la manière dont elles doivent adopter le style, le mode de la réquisition pour n’être pas elles-mêmes brisées, ou mieux, pour vaincre. Donc, à travers tous les conflits d’intérêts, toutes les mobilisations se rassemblent, convergent, se rapportent les unes aux autres. Mais elles convergent vers quoi ? Quelle figure produit l’unité de tous les rapports ? Exemplifions tous ces rapports qui s’unifient : mobilisation des soldats dans la guerre, des ouvriers dans l’industrie, des outils et des savoirs qu’ils engagent, des capitaux. De toutes les ressources : minerais, énergies. Ici, avant même de les avoir nommés, j’ai identifié trois facteurs de production, au sens des économistes : bien sûr, on aura reconnu le capital et le travail. Mais encore, et on ne le dit pas assez, quand on parle ressources minières et énergétiques pour l’industrie : la terre. Chaque facteur renvoie aux autres, « est » son propre renvoi aux autres. Si je m’arrête sur le facteur terre, de façon plus évidente qu’à partir des autres facteurs, d’un trait, je nommerai ce que Marx appelle la « base matérielle de l’existence [3] », qui inclut les outils et le travail, la médiation de toutes les aptitudes humaines, physiques et intellectuelles, dont dépend l’exploitation de la terre. Mais la terre dit plus que la terre, d’un point de vue cosmologique (au sens restreint de l’univers physique) : elle dit la biosphère et ses conditionnements cosmiques, elle dit le monde entier – la totalité de l’étant, virtuellement mobilisée. Pour autant, nous n’avons pas épuisé les mobilisations qui font, du moins nous le présumons à la mesure de notre « regard inducteur », la mobilisation totale : il y a les mobilisations qui résistent, syndicales et politiques – sous les modalités des syndicats, partis et autres mouvements, le pacifisme et les socialismes, dans lesquelles j’inclus, sans plus de commentaires, les variétés du communisme et de l’anarchisme. Ces mobilisations 1. s’incluent dans la mobilisation totale d’autant qu’elles s’y opposent ; 2. suscitent des mobilisations réactives de défense de la mobilisation totale sous l’espèce du ou des fascismes. Or ici, traversant et débordant la parole de Jünger, nous avons bien encore affaire à un facteur de production de l’économie : le facteur politique, soit l’organisation des modalités de gouvernement qui assurent la direction ou le pilotage de la mobilisation, c’est-à-dire du plan de toutes les mobilisations. Et cela, parce que la mobilisation comme trait de l’industrie – elle-même le trait du rapport de l’homme moderne à la totalité de l’étant – requiert un pilotage, et l’installation, l’institution de garanties quant à la conformité des conduites humaines par rapport au processus. Cela implique l’ordre politique comme essence de la technique [4], comme le plan qui assure une vue d’ensemble de ses renvois, ajointant des instruments, des savoirs, des manières d’être, des projets.

3 Je marque un arrêt pour faire le point sur ce mouvement d’explicitation, dirigé par la tentative du « regard inducteur ». Il paraît assez aisé de voir que dès que nous accueillons des données empiriques, elles se mettent en place de telle manière qu’elles ne se laissent plus voir comme de simples faits contingents, mais comme des traits d’essence. Ces traits, tâchons d’en dégager l’empreinte essentielle.

4 Dans « La question de la technique [5] », Heidegger dispose les traits du Gestell, il dit énigmatiquement que c’est le rassemblement de tous les modes du stellen… mais encore ? Eh bien, quelques paragraphes ou quelques lignes auparavant, il a consacré une courte analyse à la production d’énergie hydroélectrique. Et là, il indique les modes du stellen : l’énergie est libérée, transformée, accumulée, répartie, commuée – la centrale dépendant pour sa construction et son fonctionnement des secteurs d’activité qu’elle alimente. Libérer, transformer, accumuler, répartir, commuer : cinq modes de la mobilité sous la contrainte du calcul comme relation à l’étant, c’est-à-dire manières dont l’étant se dévoile à l’homme moderne. La contrainte n’est pas l’essence de la technique, l’essence de la technique c’est la corrélation entre le comportement technique – le savoir en général – et la manière dont les choses se manifestent ou se dévoilent, l’essence de la technique, c’est le dévoilement. Mais le mode moderne du dévoilement, c’est le calcul ou la production sous contrainte. Et la question de Heidegger, c’est : sommes-nous capables d’une relation libre à cela, et comment ?

5 Alors cela met en jeu la question de la figure, c’est-à-dire de la disposition qu’il faut pour que chacun reconnaisse une époque comme sienne, et donc, comme destin – mon, notre destin. Jünger a tenté une réponse avec la figure du travailleur. Il ne s’agit pas seulement d’une catégorie socioprofessionnelle ; l’essor de la recherche opérationnelle à partir des années vingt a inclus les savants devenus des chercheurs dans les traits de la figure du travailleur, et ce n’est pas pour rien que Bachelard, avec sa vue perçante et sa langue si parlante, a parlé de l’« union des travailleurs de la preuve » pour caractériser la recherche scientifique comme type spirituel, projet et forme de monde. Voici comment Jünger caractérise la figure du travailleur. Il la fait apparaître à travers l’essence même de la technique : « La technique est l’art et la manière dont la figure du travailleur mobilise le monde [6]. » Où l’on reconnaît le projet de la mobilisation totale. Mais quelle est donc la « manière » du travailleur – ouvrier, technicien, c’est la même chose, ingénieur, savant, industriel, banquier ? Écoutons à nouveau Jünger : « La tâche du travailleur consiste dans la légitimation des moyens techniques qui ont mobilisé le monde, c’est-à-dire qui l’ont plongé dans une situation de mouvement illimité [7]. » Que veut dire « légitimer » ? Il ne s’agit pas seulement de travailler, mais d’exposer le travail comme essence et figure. Ce qui signifie que l’existence se décide pour le travail, la mise en mouvement illimitée du monde, qu’elle élimine toute activité et tout projet qui ne seraient pas dominés par ce souci. Elle exclut tout doute, toute délibération, la mobilisation totale s’impose avec et comme la force d’un instinct. La tâche du travailleur est donc de culture : « Il s’agit de réaliser des formes de culture, d’exploitation économique et de peuplement du pays où puisse s’exprimer le caractère total du travail [8]. » Il s’agit de produire un type humain qui transmettrait sa Gestalt : Jünger appelle cela la race, en manifestant une réticence par rapport à la dimension biologique du terme. L’essentiel réside donc en ceci : vouloir être un travailleur, c’est se rendre libre pour l’assignation à l’élément, et pour le commandement et la hiérarchie exclusivement techniques requis par la mobilisation. C’est parler la seule langue du commandement. Occuper toute sa place, rien que sa place, selon les injonctions techniques dont la compétence des chefs constitue l’interprétation. L’état achevé du travail dépasse le caractère dictatorial de la contrainte. La liberté du travailleur est de vivre techniquement sous la contrainte de l’élément : selon l’instinct qui le détermine comme vivant sous les traits de la race, selon le savoir qui lui assigne un rang dans la hiérarchie technique, selon la langue du commandement qui institue le travail, c’est-à-dire le produit comme loi ou statut de l’existence, l’impose comme l’obligation la plus intime, et comme le contenu même de l’imperium, explicité à travers l’ordre juridique qui répartit les attributs et espaces de la puissance – les fiefs, selon le terme même de Jünger.

6 Jünger voit l’état du travail comme un mouvement s’orientant vers une réalisation achevée. En 1928, il diagnostique son essor. Si cela a fait époque, l’état du travail a eu lieu, mais comment ? Quels sont les indices, s’il y en a, de son retrait, de son déclin – et de sa transformation ? À quoi reconnaître le déplacement des enjeux de l’existence ? Je propose la piste suivante : sitôt qu’il paraît, se laisse penser et dire, il est en train de passer. Là où, par exemple, Heidegger peut en saisir le sens comme « époque » – l’époqualité ne perçant pas encore à travers la parole de Jünger. Que cela, la mobilisation totale et la figure du travailleur, apparaisse comme projet et trait d’époque, c’est l’annonce même et l’amorce du déclin. Soit donc à disposer quelques signes du déclin de la mobilisation totale, de la croissance de la démobilisation. Et à produire la figure du manager comme relais de celle du travailleur, en tant que projet technique de la démobilisation, vouée ou assignée à la tâche de la légitimer.

De la démobilisation et de son management

7 Soit à profiler le manager comme figure de la démobilisation générale. Cela se présentera comme un bassin de trois flèches de renvoi, ajustées, donc les unes aux autres : la démobilisation comme rapport à la contrainte de l’élément, et partant, mode du vivre ou déploiement de la vie ; le management comme rapport technique à la démobilisation, comme sa mise en œuvre, et donc comme production de désœuvrement ; la langue dans laquelle tout cela se donne à comprendre, les formes symboliques d’un monde de la démobilisation, culture ou si l’on préfère, contre-culture. L’essentiel, c’est la seconde flèche, elle-même explicitable en un bassin, mais elle doit être encadrée par les deux autres.

Au déclin de la démobilisation

8 Commençons par la première flèche. Je partirai comme d’un repère d’un constat, qui me paraît bien établi, auquel j’accorderai la valeur d’une évidence présomptive. Je l’emprunte, parce que c’est judicieusement formulé, à D. Bourg et K. Whiteside (Vers une démocratie écologique) : « De façon générale, la somme des menaces environnementales auxquelles nous sommes confrontés peut se ramener à un risque unique mais dramatique : la réduction et l’appauvrissement de notre habitat terrestre. L’élévation de la température moyenne, la montée du niveau des mers et le recul des littoraux, ainsi que le changement du régime des pluies, convergent vers une réduction de l’écoumène, l’ensemble des terres habitées en permanence par l’homme ; un écoumène également plus hostile, en raison de la dispersion des ressources minérales, de la moindre disponibilité des ressources d’eau douce, d’une biodiversité réduite et d’un surcroît d’événements climatiques extrêmes [9]. »

9 Comment le constat de Bourg et Whiteside porte-t-il l’indication de la démobilisation ? Quel sens en esquisse-t-il ? Autrement dit : qu’est-il arrivé à la mobilisation totale, au Gestell ? Libérer, transformer, accumuler, répartir, commuer… L’accumulation converge vers une limite. Limitation des émissions de toute énergie entraînant un accroissement de température, une élévation du niveau de la mer, des épisodes climatiques destructeurs, etc. Et dès lors, c’est la possibilité et la modalité des transformations, des répartitions, des circuits de conditionnement réciproque de la production d’énergie et du système économique dans son entier qui s’en trouvent affectés. En particulier, les transformations, c’est-à-dire les projets de l’invention industrielle ou de la recherche, doivent impérativement être sélectionnées selon la contrainte éco-environnementale. Dès lors, c’est la libération de toutes les énergies qui se trouve soumise à l’impératif de limitation, dessinée par les effets de seuil. L’arraisonnement tout entier, la réquisition générale de toutes les formes de la mobilité, se trouve emportée par son propre mouvement, soumise à une contrainte de limitation de la mobilité. Cette limitation contient la mobilité – sous l’espèce de la croissance de la dépense d’énergie –, et si elle ne fait que la contenir, elle la réprime. L’unité de : libérer, transformer, accumuler, répartir, commuer, c’est : réprimer. Tel est le sens historial de la démobilisation comme déclin du Gestell. Au cœur de la démobilisation, comme son cœur même, il y a la répression, en lieu et place de la libération, et la dépression, en lieu et place de l’accumulation et de la croissance. Et c’est sous ces conditions que se poursuivent les autres modes de la mise en mouvement : transformer, répartir, commuer – c’est ce que nous analyserons en revenant vers le travail, il faudra montrer que transformer c’est manager, répartir c’est capitaliser, commuer, c’est multiplier ce que les économistes appellent des « dégénérescences », c’est-à-dire des contraintes qui ne parviennent pas à s’ajuster.

10 Mais le sens de la démobilisation n’est pas tout à fait explicité tant que l’on n’a pas précisé qu’à la mobilisation totale, succède la démobilisation générale, comme démobilisation du genre humain, désœuvrement de la « généricité » humaine, qui met en jeu l’homme dans son rapport à la reproduction de toutes les conditions de sa vie, techniques aussi bien que biologiques. C’est donc sur le plan du travail qu’il faut poursuivre l’analyse.

La démobilisation au cœur de la mobilisation : naissance du management

11 Il me semble que, si une époque est quelque chose de transitoire, si les puissances qui croissent en elle annoncent leur déclin, il faut aller chercher les premiers indices, ou des indices précurseurs, de la démobilisation, au cœur de la mobilisation même. Et ces indices, je les trouve dans un ouvrage du Dr Bonnardel, L’Adaptation de l’homme à son métier – Étude de psychologie sociale et industrielle[10]. Le Dr Bonnardel nous parle bien de la mobilisation totale, et il la désigne, en 1943, comme problème. Les analyses de cet auteur se laissent rassembler en trois propositions. 1. La culture industrielle instituée par H. Ford repose sur un principe : un salarié est évalué non pas sur le profil de ses compétences et de son expérience acquise, mais sur sa performance au travail. Tous les salariés performants sont égaux devant la possibilité de connaître des évolutions de carrière sanctionnant la qualité de leur travail. 2. L’obsession des contraintes de la production tient lieu de culture industrielle à tous les échelons de la hiérarchie, et interdit toute adaptation des postes aux salariés, même quand un médecin préconise l’attribution d’un poste assis à une femme fatiguée. 3. Le problème de l’usine, c’est le salarié : s’il n’est pas reconnu, il modulera son zèle dans le seul souci de se faire remarquer et d’exister pour la hiérarchie. Le problème est donc de reconnaissance, il est que le travailleur désire être reconnu pour son travail, et il est, dès lors, de faire de la reconnaissance du travailleur la grande affaire de l’entreprise, pour que le travail reste ou redevienne l’affaire du travailleur. Mais qu’est-ce à dire ? C’est marquer la place du management comme se définissant par son affaire : la reconnaissance du travailleur, comme condition de la production, c’est-à-dire du travail comme l’affaire même du travailleur. Et nous allons voir le surgissement du management comme un mouvement de déconstruction de la figure du travailleur, c’est-à-dire comme la production active d’une inversion, qui installe la secondarité du manager, subordonné, dans un premier temps, au soutien de l’efficience du procès de travail, au centre du procès, comme sa condition, comme ce supplément d’origine tenant lieu de l’origine même, origine vouée, on peut le présumer, à un mouvement de déconstruction.

Le sens vrai du travail

12 Mais il reste à approfondir la possibilité de ce renversement, s’annonçant au cœur de la production, de la mobilisation, de la figure du travailleur : qu’est-ce qui a bien pu dérégler un mécanisme si puissamment contraint ? Quels indices de ce dérèglement ? Et quels effets ? Quelles prémisses de crise, chez Ford, en 1943 ? Quelles prémisses de la figure du manager chez le Dr Bonnardel ?

13 Commençons par comprendre ce que c’est que le travail, partons du travail comme la chose même, comprenons pourquoi il est légitimement la chose du management : comme Hegel nous le montre en des termes d’une clarté diamantine, le travail, activité médiatrice appropriant des moyens particularisés et à des besoins particularisés, demande de l’intelligence : « La diversité des intérêts et des objets a pour effet le développement de la culture théorique. Il ne s’agit pas seulement d’une diversité de représentations et de connaissances, mais aussi de la mobilité et de la rapidité dans l’enchaînement des représentations, de la capacité de saisir des rapports complexes et universels, etc. C’est la culture de l’entendement en général, et par conséquent aussi, du langage. La formation pratique par le travail consiste dans le besoin qui se crée lui-même et dans l’habitude de l’occupation en général, ensuite, pour chacun, dans la limitation de son activité, soit en fonction de la nature du matériel, soit surtout en fonction de la volonté des autres. Elle consiste dans une habitude qui s’acquiert par cette discipline, l’habitude d’une activité objective et d’une habileté d’ordre général [11]. » Que nous dit Hegel ? Que le travail, à la mesure de l’intelligence qu’il exige, est une figure de l’esprit, qu’en lui l’homme s’affirme comme esprit et a vocation à se faire reconnaître comme esprit, depuis l’œuvre en laquelle toutes les aptitudes de l’esprit s’extériorisent. Pour que nous ne doutions pas de la dimension éthique de reconnaissance, implicite au travail comme production du rapport des moyens (outils et savoirs) et des besoins, lisons in extenso le § 193 : « Ce moment confère la détermination d’un but particulier aux moyens pris en eux-mêmes, et à leur possession, ainsi qu’aux différentes manières de satisfaire les besoins. » J’interromps la citation : Hegel parle de la division industrielle du travail au XIXe siècle, et il dit : l’esprit qui travaille accorde une valeur particulière à ses conditions de travail, au rapport à tous les moyens, donc à la possibilité de mener le travail à bien ; entendons : à la définition du poste. Et aussi, à la satisfaction de ses besoins, donc à la consommation. Mais poursuivons : « Il contient, en outre, l’exigence, l’égalité avec les autres de ce point de vue. Ce besoin d’égalité, le désir de se rendre semblable aux autres, de se faire remarquer par son originalité constituent la source réelle de la multiplication des besoins et de leur extension. » Parce que l’homme travaille, il lui faut être reconnu pour son travail, être distingué, par ses semblables, et il demande à être universellement respecté comme l’égal de tous, et estimé dans sa singularité. Si Hegel dit vrai, on comprend que la position de Ford, en tant que ce qu’elle est, c’est-à-dire le fordisme, comme conjonction de l’OST, de l’expansion du marché de masse incluant les ouvriers comme consommateurs, et du sacrifice, par tous les salariés, de leur histoire sur l’autel de la production et de sa légitimation, est structurellement intenable. C’est le caractère structurel de cette impossibilité que fait apparaître le Dr Bonnardel. Que deux citations suffisent, et les prémisses de la crise du fordisme apparaîtront comme lisibles et lues dès 1943 : « Autant que j’aie pu en juger, dit un observateur de Ford, l’usine Ford éprouve les plus grandes difficultés à recruter ses cadres de chef, dont la valeur, surtout aux échelons inférieurs, m’a paru laisser grandement à désirer [12]. » Dans le cadre d’une enquête, un témoignage de contremaître manifeste la crise structurelle du modèle : « Ce sont les ouvriers qui sont productifs, pas la maîtrise. Si vous retirez de la série les ouvriers les plus intelligents pour en faire des agents de maîtrise, que deviendra la production [13] ? » La tâche du manager s’esquisse à travers la problématique du Dr Bonnardel : l’affectation des bons salariés aux bons postes ou l’ajustement des profils ; l’évaluation du potentiel de l’individu en fonction de son parcours, qui inclut, éventuellement la formation, mais aussi, outre l’expérience professionnelle, toutes les expériences que l’on peut juger significatives ; l’enjeu est de repérer ce que l’on désigne aujourd’hui du terme élégant de dissonances affectivo-cognitives, comme facteurs de perturbation de l’implication du salarié dans la production ; cela suppose d’identifier les aspirations des salariés, et leur auto-évaluation. Enfin, l’affaire du manager – le terme n’apparaît pas chez Bonnardel, mais il est déjà en usage aux USA – est d’individualiser l’appréciation : c’est déjà présupposer la mise en concurrence des mérites, sous des modalités qui appartiennent, de fait et en droit, au champ de la recherche et de la délibération. Au moment où le Dr Bonnardel développe ses analyses, l’École des relations humaines, sous l’impulsion d’Elton Mayo, a déjà commencé à problématiser le management comme installation des conditions de la reconnaissance du travailleur comme conditions de l’efficience du travail, et le manager comme l’acteur de cette problématique.

Le management de la démobilisation en quelques figures

14 Il faudra approximativement un cycle de croissance d’une durée de deux à trois décennies, l’histoire, pour le dire schématiquement, du nouvel état industriel théorisé par J. K. Galbraith [14], pour que la figure du manager déploie en l’ajustement métastable de ses traits le déclin de la mobilisation et la croissance de la démobilisation. Il faudra que, dans le jeu des contraintes assurant la « sécurisation sociale-démocrate » du salariat, la discipline productiviste, l’expansion de la consommation de masse, la légitimité du nouvel ordre industriel, sa cogestion pilotée par les États, les acteurs du Capital, les représentants des salariés, vacillent, affaiblies par les multiples « brèches » frayées par une contestation libertaire multiforme, opposant à la réquisition politico-industrielle des énergies le désir d’une vie, d’une manière de produire, de parler, de penser, libérées de l’emprise du calcul. Dans le contrepoint du nouvel état industriel, dans ses brèches, ses lignes de fuite, ses « zones », espaces de formes de vie « déviantes » et/ou alternatives, dans ses impasses, là, grandissent le refus de la mobilisation, les attaques frontales ou obliques contre ses dispositifs. En réponse à cette croissance, dans les espaces où le capitalisme invente la forme de son accumulation néo-libérale, là, s’inventent de nouvelles réponses du management.

15 Le manager était un trait récessif du nouvel état industriel, tentons de montrer qu’il est devenu le trait dominant d’un état qui cherche son nom – il n’est pas sûr qu’il en ait un, et que cet état ne soit pas innommable, qu’il n’épuise pas l’énergie symbolique de tous les noms. Prenons notre point de départ dans le croisement de trois énoncés. Ils se laissent repérer dans le livre de F. Dupuy, La Fatigue des élites.

16 1. – « … Parmi ses multiples conséquences, la mondialisation s’est traduite par une inversion de la rareté entre le produit et le client [15]. » Ce schéma d’inversion renferme et ajuste trois flèches de renvoi. La première porte l’indication d’une substitution : en lieu et place de la satisfaction des besoins primaires comme contrainte d’une économie planifiée, la mondialisation installe la production de besoins secondaires par la concurrence, ce qui implique l’innovation comme contrainte du marché régulateur, et la création de valeur pour l’actionnaire comme contrainte de la reproduction du modèle économique

17 2. – cela veut dire : contrainte de la régulation politique. Deuxième flèche : c’est le client plutôt que le travailleur (technicien, ingénieur, cadre…) qui définit les contraintes d’organisation de la production. Un emblème, le QCD, rapport coût-qualité-délai, qui s’impose dans l’industrie automobile et le transport aérien. Troisième flèche : la fin ou l’affaiblissement de la spécialisation protectrice ou pourvoyeuse de légitimité : c’est la révolution du « sans couture », qui implique la fin d’une organisation fondée sur la segmentation et le cloisonnement. L’insatisfaction du client était le prix des dérives du cloisonnement organisationnel, celle des cadres est le prix du décloisonnement. Cela donne une catégorie : le système industriel post-fordiste de l’économie financiarisée, qui déplace les facteurs de croissance des protections favorables à l’essor de la demande vers une flexibilisation porteuse de réduction des délais et des coûts, et de gains de productivité dans l’innovation.

18 « … Pour les cadres, pas plus que pour les autres salariés, le travail n’a perdu son importance, mais il a perdu sa consistance[16]. » Le travail importe comme pourvoyeur de revenus et de reconnaissance, mais il ne « consiste » plus. On peut toujours mettre en avant la situation moins protectrice sur le marché de l’emploi, la redéfinition des postes et des tâches sous la pression des réductions de coûts imposées par la compétitivité, de la RTT (réduction du temps de travail) – en France – compensée par une augmentation et une accélération des opérations à moyens constants, avec comme conséquence, la détérioration de la qualité. D’où frustration, sentiment d’insécurité, affaiblissement de l’identification à la cause du groupe ou de l’entreprise. Mais qu’est-ce qui se montre, se dit à travers tout cela ? C’est la perte de l’œuvre, et de la légitimité d’une position définie par la place du salarié dans une hiérarchie technique commandée par la nécessité de la production. Perte, dès lors, d’une tâche, d’un office consistant « sans la légitimation des moyens techniques qui ont mobilisé le monde [17] » (Jünger). Effacement, donc, de la figure du travailleur. Le cadre de l’économie financiarisée post-fordienne ne légitime plus la mobilisation du monde, et ne parvient pas à légitimer ce qui pourtant le requiert, la satisfaction des marchés. Mais la figure du manager se dessine en creux comme susceptible de remplir cette fonction, et d’œuvrer à la légitimation du désœuvrement. Elle suppose néanmoins une vue d’ensemble sur les contraintes qui régissent la production industrielle sous l’hypothèse de l’inversion de rareté.

19 3. – Troisième énoncé : « Et il est vrai que personne ne sait où est la limite des phénomènes de déprotection à tel point qu’H. Vacquin a pu écrire : « Le travailleur n’est plus réduit à vendre sa force de travail mais à acheter son emploi. Même K. Marx ne l’avait pas envisagé [18] ! » La citation crayonne une situation qui prend forme à travers l’ajustement de trois flèches de renvois. Première flèche : la création de valeur pour l’actionnaire comme critère de mesure de la performance : le salarié achète son emploi en créant de la valeur, censée mesurer tous les éléments du salaire qu’il mérite. Deuxième flèche : l’arbitraire de l’évaluation, des outils de gestion, des indicateurs de performance, type KPI (key performance indicator), obéissant à une contrainte systémique, savoir : l’incompatibilité entre les projets de moyen et long termes requis par l’exigence de l’innovation et le court-termisme des marchés. Troisième flèche : l’errance managériale, comme conséquence nécessaire des contraintes systémiques. Elle se compose de trois flèches. La première, c’est la trivialité du discours managérial. C’est la multiplication des chartes et proclamations de valeurs sans souci des conditions de leur mise en œuvre – mais pourquoi, sinon parce qu’elles ne sont pas destinées à être mises en œuvre ? Et à quoi tout cela se laisse-t-il reconnaître ? « La rhétorique managériale finit même par adopter des formulations à ce point vides qu’elles n’ont pas de contraire [19]. » C’est ce que les logiciens appellent un énoncé trivial. D’où les valeurs proclamées : du bon sens, du leadership, du talent… quelle est la portée ontologique de cette trivialité logique ? Ces valeurs sans mise en œuvre, parce que sans contraire, sans limite, sont des valeurs de désœuvrement. Deuxième flèche : l’incertitude du salarié dans l’attente de ce que l’organisation attend de lui : qu’est-ce à dire sinon qu’il ne sait pas ce qu’il a à faire ? Et pourquoi ne le sait-il pas, sinon parce qu’il n’a rien à faire – rien d’autre que de justifier sa présence, c’est-à-dire sa capacité à s’adapter à l’opportunisme de stratégies qui ne sont pas commandées par les nécessités de la production, mais par les conflits de la rareté de l’emploi, contraignant le salarié, quel que soit son statut, à rivaliser pour la reconnaissance de son adaptabilité ? Cela suppose l’abondance des compétences techniques, elle-même fonction de l’abondance des biens et des services, dont la désirabilité est en fonction inverse de leur accessibilité. Le salarié est donc institué comme le gestionnaire de son désœuvrement, telle est sa tâche. D’où la troisième flèche : le salarié ne se reconnaît plus à la manière dont il légitime son emploi à travers le produit, principe fordien, mais à la manière dont il légitime son employabilité. Il lui appartient de faire la preuve de l’adéquation de ses aptitudes à son poste.

20 C’est bien la problématique du management, de sa nécessité, telle qu’elle s’annonçait chez le Docteur Bonnardel, mais avec une inversion : c’est, fût-ce en bénéficiant de dispositifs, jamais garantis, de formation permanente, le salarié qui doit légitimer son emploi par le maintien de son employabilité, impliquant une reconfiguration de ses compétences. L’œuvre n’est plus le produit mais le producteur, et il ne saurait s’agir d’une œuvre, si l’on admet que l’œuvre implique la reconnaissance de la chose en tant qu’elle n’est pas moi ou ma seule volonté. Comment émerge la figure du manager ? Elle n’est plus réductible à une fonction d’encadrement, elle nomme l’expérience du travail en tant que le rapport à soi du travailleur lui est essentiel, le travail comme production du travailleur, mais aussi, le travail en tant que le façonnement de la chose lui est accidentel. Les trois flèches se rassemblent en une catégorie, à partir de laquelle devrait se laisser induire le sens de la figure du manager. Cette catégorie, c’est celle de l’« entreprise anorexique » : « … l’anorexie consiste à ne plus rien offrir de positif à ceux qu’on emploie, surtout quand on s’octroie la facilité de penser qu’ils vous sont de toutes façons acquis [20]. » L’entreprise a cessé d’offrir au salarié la reconnaissance du travail comme une œuvre de mobilisation du monde ; le cadre a cessé d’être ce technicien qui légitimait la mobilisation. Il est devenu, mais avec lui, tous les salariés, ce technicien qui produit sa propre démobilisation, dans une relation accidentelle au façonnement des choses. La mise en mouvement illimitée du monde par des moyens techniques subsiste sur le mode d’une hystérèse : la réquisition intégrale des énergies persiste sans nécessité, tant que ne s’est pas déclarée la nécessité d’un autre mode de libération des énergies, d’un usage du monde et des techniques dominé par l’impératif d’une limitation. Il y a bien une nécessité de l’hystérèse même : c’est la nécessité de l’événement, d’une nouvelle figure qui arrive avant que de s’être rapportée à soi. On le sait, le concept vient toujours trop tard. Quelques traits du manager comme figure de la démobilisation demandent à être précisés : la reconnaissance comme facteur de production, le désœuvrement comme sens de la reconnaissance, le capital humain comme modalité et résultat du désœuvrement.

Les enjeux de la reconnaissance

21 La démobilisation appelle donc la figure du manager pour la légitimer. Quelle est donc l’opération de ce manager, et qui est-il ? Comment la démobilisation se laisse-t-elle reconnaître à travers son opération ? Soit à crayonner le plan d’une corrélation intentionnelle – pas forcément consciente – entre la figure du manager et la démobilisation. Dans La Société du mépris[21], Axel Honneth met en place le schéma suivant : la revendication salariale à l’autonomie et à la réalisation de soi, montant dans les années soixante-dix, a été convertie par le capitalisme néo-libéral en contrainte systémique, et l’individualisme a été institué comme facteur de production. Cela veut dire que la formation de la plus-value dépend prioritairement du désir de reconnaissance du salarié. D’où le discours et la pratique du management – ou du moins, les discours et pratiques dominants, la littérature comportant aussi des études et des axes de recherche critique. Le discours : disons, la soumission de quelques propositions « autogestionnaires » à des axiomes néo-libéraux. Les propositions autogestionnaires : les revendications d’autonomie, de réalisation de soi, d’épanouissement créateur des aptitudes individuelles au service d’un projet collectif, de diminution de la pression hiérarchique avec préférence accordée à l’horizontalité du réseau plutôt qu’à la pyramide. La responsabilité plutôt que l’uniformité bureaucratique, la reconnaissance de la singularité plutôt que la soumission à la norme. Les axiomes néo-libéraux : la rémunération mesurée par la plus-value dégagée, dans le cadre d’une autonomie fonctionnelle et structurelle bien formalisée par la logique d’agence ; il y a un terme commun aux propositions autogestionnaires et aux axiomes néolibéraux, aux deux champs discursifs, c’est le contrat. Sous couleur d’un « humanisme » soucieux de la personne, ou de personnalisme, c’est l’autogestion soluble dans le libéralisme. La pratique : la mise en adéquation de l’autonomie érigée en contrainte, en facteur de production, avec la mobilité de l’organisation flexible – avec la reconfiguration des structures érigée en habitus. Le résultat, c’est que le salarié doit légitimer son emploi à travers la mise en intrigue de son expérience, de ses compétences, de ses performances. La présentation narrative d’une identité construite dans les interactions du travail et de la vie personnelle doit exciter chez le responsable du recrutement l’envie de le recruter, au motif qu’il doit être agréable et plaisant de travailler avec lui – la valeur du salarié, c’est son adaptation à une sociabilité de réseau [22].

22 Qui est le manager ? Il est le médiateur de la production d’employabilité comme mode d’occupation de l’emploi, comme activité de l’employé ou du salarié. Et en cette qualité, il est le producteur de sa propre employabilité. Mais comme tout salarié est structurellement incité à cette production, il n’y a plus de distinction entre managers et managés, tout employé est manager. Cela n’exclut ni la dépendance, ni la hiérarchie : certains managers sont plus qualifiés que d’autres pour évaluer la manière dont les employés se managent et s’évaluent. Une hiérarchie fonctionnelle demeure, imposée par la propriété des moyens de production et d’échanges. Au bout du compte, il y a des managers du management global qui rendent des comptes à l’actionnaire. Quelle est l’opération du manager, quel est son produit ? Soi-même, mais encore ? C’est une opération d’écriture, de story telling, une autobiographie fictive – l’acte du management, c’est l’entretien, d’évaluation ou de recrutement. La vérité de l’emploi s’y trouve réduite à toutes les manifestations de soumission, de docilité, de l’employé aux critères normatifs permettant de reconnaître et d’évaluer son désir de reconnaissance et d’évaluation.

23 Il peut paraître paradoxal de faire de la légitimation de la démobilisation l’opération du management. Car enfin, tout cela mobilise de l’énergie et du temps. Et, on peut raisonnablement le soupçonner, de l’argent, mesurable en coûts de transaction. Mais ce à quoi il faut avoir égard, c’est que ce qui donne sens à cette contrainte d’auto-légitimation fictionnelle, c’est la rareté de l’emploi – couplée à celle du client. Et cette rareté ne détermine pas seulement l’emploi sous la catégorie de la quantité, mais encore, sous celles de la modalité, de la relation, de la qualité. De la modalité : un emploi est une transition entre deux périodes de chômage, le problème des salariés étant de réduire le temps du chômage. La modalité, c’est l’intermittence de l’emploi, et ce que l’on appelle les marchés transitionnels de l’emploi, hors secteur protégé, type fonction publique d’État, c’est le marché de l’emploi. De la relation : l’emploi n’est plus substantiellement, mais accidentellement attaché au salarié. De la qualité : l’emploi a pour modalité l’intermittence, parce qu’il a pour essence le projet, dans le cadre de ce que L. Boltanski et E. Chiaparello ont appellé la « Cité par projets [23] » : la labilité plutôt que la stabilité du socius, du lien social, qui consiste moins dans la configuration ou l’organisation, que dans la re-configuration et la ré-organisation de structures chaque fois dédiées à des projets transitoires, appelant la formation de coalitions appelées à se défaire avec la réalisation des projets. Cette forme n’est pas une généralité, elle s’actualise sous la contrainte du marché concurrentiel, imposant l’adaptation au changement, et le consentement à cette adaptation comme facteurs de productions. On désigne du terme de social-libéralisme le projet d’un pacte qui disposerait les salariés à consentir à la cité par projets grâce à l’institution des garanties propres à sécuriser leur insertion dans le jeu concurrentiel – et cela passe, d’ores et déjà, par des comptes-épargnes capitalisables en points : de temps, de formation, tout cela extensible à tous les domaines de l’existence, et on peut le présupposer, à la santé. L’équation néo-libérale peut se présenter comme suit : comment faire du minimum de sécurité la condition d’un maximum de flexibilité ? La démobilisation est bien légitimée sous l’espèce de l’employabilité comme disposition à l’intermittence de l’emploi dans le cadre du projet. Tel est le paradigme actif qui constitue l’état attracteur du déploiement des formes de comportement repérables dans le domaine de la production économique.

Du désœuvrement

24 Qu’est-ce qui permet de soutenir que le désœuvrement constitue le sens même de la problématisation managériale de la reconnaissance ? Ici, je voudrais solliciter les analyses de Hegel sur la terreur dans la Phénoménologie de l’Esprit. Interprétant cette séquence-événement de la Révolution française, Hegel pointe la « volonté générale » comme la régularité énonciative, si on veut le dire dans la langue de Foucault, repérable dans ce que l’on pourrait appeler la gouvernementalité de la mort, « la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau [24]. » Ce n’est pas le « philosophème » rousseauiste qui est en cause, mais son inscription dans une séquence d’histoire. La volonté, diagnostique Hegel, ne s’occupe plus que d’elle-même ; les décisions n’ont pas leur nécessité dans les choses ; ou encore, la chose publique, la loi, est séparée de la nécessité des choses, des choses « Òà faire » ; la généralité de l’intérêt général ne peut s’expliciter à travers la particularité et la variété des intérêts, qui deviennent suspects ; d’où l’extension de la suspicion à toute volonté particulière : tout individu devient suspect, et comme le citoyen est individué, cette suspicion est étendue à la citoyenneté toute entière, transformant en œuvre de mort l’énergie créatrice de la démocratie instituante. À la République, la Chose Publique, il faut des choses, il faut le jeu des intérêts, et Rousseau, attentif quoiqu’on en dise, à l’économie, aux techniques, aux habitus sociaux, à l’histoire, était trop obsédé par la corruption pour accorder la reconnaissance nécessaire au jeu des intérêts, réintroduit, sous des modalités très diverses, par Hegel, Marx, Proudhon. Mais qu’est-ce qui meut ontologiquement la dynamique politique de la terreur, fondée sur l’exclusivité du rapport à soi de la volonté ? « L’objet et la différence ont ici perdu la signification de l’utilité, qui était prédicat de tout être réel. La conscience ne commence plus son mouvement dans l’objet comme un terme étranger à partir duquel elle retournait alors seulement en soi-même, mais l’objet lui est la conscience même [25]. »

25 L’essence de la terreur consiste donc en ceci : pour la conscience, il n’y a pas d’autre, sous l’espèce de l’objet, qui dévoilerait son utilité. L’utilité implique l’outil : cette absence d’objet, c’est l’absence d’œuvre, dans l’effondrement du sol de la production. La conscience n’a plus de contenu, parce qu’elle ne se rapporte pas à soi sous la modalité de l’œuvrer, de la production de l’œuvre. Demeure l’œuvre de mort, dans la politique, la terreur, sous l’espèce de la loi pure de l’intériorité. Le désœuvrement explicite alors la cosmophobie, la haine terrorisée du monde. L’intériorité ne subsiste plus que comme l’œuvre de mort, et dans l’économie, elle s’actualise sous l’espèce du discours qui légitime la démobilisation comme consentement tragique à la perte du monde.

26 C’est bien cela qui se laisse discerner à travers une figure que Hegel n’a pas pensée, la figure de la terreur économique. Cette conscience qui ne s’occupe que de soi, c’est le story telling de l’employabilité ; l’œuvrer, orienté sur les choses, les choses à faire, est intégralement rapporté à, subsumé sous, la subjectivité de l’agent, sous les modalités de son désir de reconnaissance, entendu comme premier facteur de production. Alors, on peut dire, avec Hegel, à propos de l’objet : « la négativité a transpercé tous ses moments [26]. » Cela veut dire : il n’y a pas un trait de l’objet qui ne ramène à la conscience, l’occupation de l’emploi toute entière se trouve ramenée à l’employabilité, parce que l’employé, l’agent, est devenu l’accident du système productif, et non l’essence ou la substance de la valeur. Cela pourrait se laisser dire : « le travail, une valeur en voie de disparition » –- le travail, c’est-à-dire l’œuvre de transformation de la matière, celle-ci s’entendît-elle comme information et énergie neuronale, mais aussi, le travail comme peine mesurable en temps d’activité. Cela se laisse dire, assurément : sous les conditions de l’économie mondialisée, le travail comme coût résiduel comprimé. Alors, on doit pouvoir expliciter le désœuvrement sous la modalité du capital humain, de l’entrepreneuriat de soi-même, comme opération, produit et résultat de la démobilisation. Comme l’œuvre infiniment négative, assurément ironique, du désœuvrement – comme l’œuvre transpercée de négativité.

Du capital humain

27 Qu’est-ce qui peut bien orienter la pensée du désœuvrement comme œuvre du management, œuvre démobilisatrice, vers la problématique du capital humain ? La motivation de cette dernière, sa nécessité, ont été remarquablement circonscrites par Foucault. Il y a des économistes, comme Robbins, qui veulent introduire dans l’analyse économique un facteur qui ne se laisserait réduire ni à la quantité de travail, ni au taux d’investissement – donc au capital : c’est la qualité du travail. C’est-à-dire les compétences mises en œuvre ; disons, dans des termes très contemporains : des aptitudes affectivo-symbolico-cognitives ; et c’est l’unité de ces aptitudes, jamais définitivement acquise, qui peut se fissurer sous la modalité de « dissonances affectivo-cognitives », quand le cadre se démobilise, cesse de s’identifier à l’entreprise, n’y croit plus, voire sombre dans toutes les formes de ce qu’Alain Ehrenberg a appelé la « fatigue d’être soi », dont le « burn-out » apparaît comme l’une des manifestations les plus spectaculaires [27]. Or, cela se présente comme un problème d’allocation des ressources, sous les conditions de la rareté de ces ressources, et, disent les économistes, de leur usage « exclusif ».

28 Qu’est-ce que cela veut dire ? La seule quantité de travail et l’investissement en capital ne suffisent pas à la reproduction du capital ; ce qui est requis, c’est de faire la différence avec des ressources qui ne sont pas à la disposition de tous les investisseurs, de tous les agents en concurrence ; soit c’est l’utilisation optimale des ressources dont on dispose, soit la découverte ou la production de ressources rares. Cela se pose en ces termes parce que :

29 1. Le mouvement général, au rythme complexe, parfois heurté, de la « substitution capital-travail », c’est-à-dire de l’automatisation, comprime le volume de temps de travail nécessaire à la production ; il y a besoin de moins d’heures travaillées, et sous l’hypothèse de l’impératif de la compression des coûts salariaux, l’emploi est la variable d’ajustement, il doit soit diminuer en quantité, soit se segmenter, se flexibiliser, se précariser. La démobilisation commence là, sous la catégorie de la quantité.

30 2. Qualitativement, la productivité, c’est l’essor des économies d’organisation et d’apprentissage : il importe donc moins de produire ou de reproduire en masse des compétences que de les sélectionner, et d’ajuster la quantité et la qualité des compétences produites à un niveau de sélectivité optimale. Donc, les compétences du salarié, c’est un capital, posé comme facteur de production. Compétences cognitives, symboliques, affectives, relationnelles, étayées sur des facteurs génétiques, mais aussi, Foucault n’était pas en mesure de le dire en 1979, sur des facteurs épigénétiques, environnementaux, sur leur unité médiatisée.

31 3. Jusqu’à nouvel ordre, ce capital de compétences appartient au salarié. Dès lors, qu’est-ce que le capital humain ? Foucault l’éclaire à partir de la théorie : « Ce n’est pas une conception de la force de travail, c’est une conception du capital compétence qui reçoit, en fonction de variables diverses, un certain revenu qui est un salaire… de sorte que c’est le travailleur lui-même qui apparaît comme étant lui-même une entreprise [28]. » Du capital compétence à l’entrepreneuriat de soi-même, la conséquence est bonne, parce que l’entrepreneuriat de soi-même, c’est la valorisation, par le salarié, du capital qu’il est. Sous la catégorie de la relation, il se laisse donc penser et se pense comme entrepreneur de soi-même et capital humain.

32 4. Sous la catégorie de la modalité, la mise en œuvre de ce capital passe bien sûr par l’entretien des compétences, mais aussi, par leur mise en intrigue, destinée à valoriser le souci par le salarié de son employabilité. Entretenir ses compétences, c’est encore se comporter en travailleur. Valoriser son propre investissement dans la légitimation d’une activité orientée vers la promotion de sa propre employabilité, c’est se comporter en manager. Et c’est ce comportement qui vaut insertion dans l’emploi. En lui, se dévoile la démobilisation comme projet du modèle de régulation néo-libérale, ou encore le désœuvrement, parce qu’en lui, l’objet se confond avec la conscience, que l’objet est « transpercé de négativité ».

Une figure du désœuvrement : la bureaucratisation néolibérale

33 Ici, il faut tenter, plus précisément, l’épreuve du terrain de l’analyse sociologique. Je m’en tiendrai à l’épure, en référence au travail collectif dirigé par B. Hiboux, « La Bureaucratisation néolibérale[29] ». C’est assez inattendu, parce que la bureaucratisation, c’est le communisme soviétique, et le républicanisme français. Du moins, selon une certaine doxa. Dans une version plus savante, c’est la rationalisation weberienne productrice de désenchantement, à travers la généralisation des méthodes de planification. Mais précisément, la concurrence, la flexibilité, la responsabilisation de salariés devenus tous entrepreneurs, sont censées libérer la modernité réflexive de ces archaïsmes, et l’individu de ces contraintes. Alors, qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Ceci, que la concurrence, pour être efficiente, impose une standardisation par les normes, et la production réglementaire qui va avec. Tout cela entraîne une reconfiguration institutionnelle, qui réarticule l’exercice du pouvoir en redistribuant les compétences de production des normes et de contrôle de leur application entre les entreprises privées, les administrations publiques, les autorités de régulation, toutes soumises, du moins tendanciellement, à la même logique d’agence. Cela implique des pratiques de contrôle, des champs de pouvoir, des stratégies, pour imposer les contrôles, légitimer et accréditer les institutions qui en sont chargées, et pour se soustraire à ces mêmes contrôles. C’est sur ces champs, divers et complexes, de la bureaucratisation néolibérale, qu’il faut tenter de reconnaître la corrélation du management et de la démobilisation, ou du désœuvrement. Cette corrélation est marquée dans la définition de la bureaucratisation néolibérale proposée par Isabelle Bruno : la bureaucratisation néolibérale, c’est « l’art de gouverner qui puise des principes d’intelligibilité et d’action non pas simplement dans la rationalité économique dominante, mais dans un autre ensemble de connaissances et de règles pragmatiques : le management [30]. »

34 Je voudrais en repérer deux figures. La première, c’est le développement, dès les années soixante-dix, des techniques de Benchmarking chez Xerox. Il s’agit de faire face à la concurrence en particulier japonaise, par des études systématiques des pratiques de la concurrence ; par des comparaisons avec les pratiques en cours chez Xerox ; par la sélection et l’appropriation des pratiques les plus efficaces. Ces études sont censées être documentées, elles doivent être rédigées, diffusées, lues. Ces documents doivent être crus, ils doivent être pris au sérieux, et leur connaissance, leur reconnaissance plutôt, doit orienter les comportements. L’enjeu : « équiper une “gestion par objectif” qui doit administrer la preuve de la justesse des décisions prises en identifiant des étalons… en exhibant des faits [31]. » Il ne s’agit ni de comparer les performances actuelles et les performances passées ; ni d’inciter les travailleurs à l’invention de nouveaux produits, de nouveaux procédés, de nouvelles méthodes de vente, mais de les transformer en managers de leur propre compétitivité et de celle de l’entreprise. Réintériorisation donc de l’objet et de l’œuvre à la conscience. On peut toutefois se demander si c’est bien la démobilisation qui se laisse reconnaître à travers le projet revendiqué de vaincre les résistances au changement : mais nous avons vu que la mobilité était celle de la flexibilité des structures, commandée par la rareté de l’emploi et du client. L’opération se déplace vers une production de conscience requise par l’impératif d’accréditer les décisions en prenant appui sur la « datacratie », le pouvoir du document écrit, qui se présente comme « exocratie », comparaison avec la concurrence, et soutient la « meliocratie », amélioration des performances : il s’agit de « faire taire les incrédules », et d’instituer, comme facteur de production, la croyance, comme condition de la survie d’un groupe industriel dans les conditions de la concurrence.

35 La deuxième figure se laisse dessiner à travers la dynamique qui s’est emparée de l’hôpital comme « usine à soins ». C’est le management de l’hôpital-entreprise, théorisé par Jean de Kervasdoué, et dont toute la logique, comme le montre bien Frédéric Pierru, est de subordonner le soin, son administration et sa conception, à la gestion. Cela se passe au croisement de contraintes qui imposent la meilleure qualité des soins au moindre coût – le moindre coût étant un impératif catégorique –-, en prenant appui sur la transparence de l’information. Et celle-ci doit être documentée, sans limite, sans relâche. Alors, bien sûr, il y a la contrainte du respect du patient, de sa parole, de son consentement éclairé, de la qualité à laquelle il a droit, et de la sécurité – diminution des risques d’infections, et de danger, liés à des choix thérapeutiques mal calculés. Qu’est-ce qui commande la soumission du soin à la gestion ? C’est l’acceptation de la concurrence, qui fait de chaque agent hospitalier, non pas seulement un producteur de soins, son œuvre, son objet, mais un producteur de l’image et de la crédibilité de l’établissement de soins, à travers le double souci de documenter ses pratiques, et de documenter sa propre soumission aux normes de qualité et au contrôle de leur respect. Comme l’écrit F. Pierru : « La concurrence est le levier pour inciter/contraindre les agents hospitaliers à entrer dans des formes plus intégrées, plus formelles et rigides, plus rationnelles d’un point de vue économique, de coordinations des activités médicales [32]. »

36 Tout cela, nous le savons, est épuisant, démotivant, et l’on ne saurait parler de mobilisation que formellement : mobilisation qui tourne à vide, qui n’a plus son contenu dans l’œuvre, dans laquelle la conscience se rapporte à soi par l’intermédiaire de l’objet, compris comme l’œuvre à accomplir. C’est donc bien la démobilisation qui se poursuit, sous la modalité d’une production institutionnelle de désœuvrement, à travers laquelle se laisse reconnaître la définition du New Public Management, à l’œuvre dans l’hôpital public comme dans l’hôpital privé : il s’agit, précise I. Bruno, de « techniques de gouvernement privilégiant […] les aiguillons non contraignant de l’incitation et de l’émulation, qui fonctionnent dans des dispositifs valorisant l’autonomie et la responsabilité individuelle (la coopétition), la mesure et la comparaison, et la publicité, l’autoévaluation et le contrôle des performances [33]. » Où l’on voit que le service, c’est de faire du serviteur un croyant crédible, au bénéfice de la concurrence érigée en chose publique.

37 Il n’y a pas encore de connexion claire entre les trois ordres de la démobilisation : la vie ou le rapport aux éléments, le travail, ou leur façonnement, le langage ou l’ordre symbolique comme explicitation des rapports de choses, c’est-à-dire signe de monde. Vie et travail nous sont apparus articulés, parce que le travail met en œuvre la vie en tant qu’elle s’affecte de soi dans et comme ouverture à l’élément. Mais il nous semble qu’un état attracteur s’annonce : sous l’impératif de limitation du Gestell, la production industrielle est d’ores et déjà exposée à des contraintes de seuil. Sont-elles intégrables par le management ? Ce qu’elles appellent, nous l’avons dit, c’est une autre relation aux choses, une relation d’usage. Nous voudrions à leur sujet formuler quelques indications : montrer qu’elles impliquent une ère post-managériale, et que cette ère, si elle est vraisemblable, pourrait bien contenir la promesse du ménagement des hommes et des choses, dont Xénophon, comme l’a montré Ghislain Deslandes [34], avait fait l’essence même de l’économie.

Variations sur l’usage

38 Sous le nom de « tournant », Heidegger avait discerné un nouveau possible : un nouveau mode d’accueil de la relation technique aux choses, un nouveau rapport au calcul, et partant, un nouveau rapport aux choses, à la manière de les produire, de les vouloir, de les désirer. Ce nouveau rapport est un rapport libre à l’essence de la technique, c’est-à-dire au dévoilement – en l’occurrence, au dévoilement moderne, au Gestell, à la calculabilité intégrale de toutes choses. Il le désigne du terme de Gelassenheit. Cela se laisse traduire tantôt par « sérénité », tantôt par « égalité d’âme ». Égalité d’âme convient le mieux : c’est qu’il s’agit d’accueillir les deux visages de la technique, l’usage et le calcul, ce qui en fait un « Janus bifrons ». Ce double acquiescement se donne à lire à travers l’explicitation de la Gelassenheit : « Mais nous pouvons nous y prendre autrement : nous pouvons user des choses techniques comme il faut qu’on en use, sans nous laisser atteindre par elles [35]. » User des choses comme il faut qu’on en use : c’est le tout de la production industrielle qui est en usage ; et partant, le travail, les aptitudes qu’il met en œuvre ; le travailleur, ses opérations, les coopérations dans lesquelles il est engagé. User d’une chose, dit Heidegger, c’est la remettre à son être [36]. C’est la remettre à sa mobilité, mobilité libérée et non requise. C’est donc laisser se déployer, croître, se transformer, une disposition à œuvrer et à produire ; c’est la laisser trouver sa place, changer de place, prendre forme ou figure. L’usage ainsi compris concerne l’ensemble des choses, disons : leur économie, un rapport dominé par le soin, le souci de ménager.

39 La figure de l’usager de l’économie, elle apparaît chez Peter Handke sous le nom de : « transformeur » (Umwandler). Dans La Perte des images[37], le regard de l’héroïne sur les hommes et les choses révèle les contours d’une nouvelle économie, d’une autre manière d’entreprendre. Comme elles constituent, ces choses, un « trésor », le projet qui guide l’aventurière est la création d’une « banque des images ». Cette banque, c’est l’image même d’un rapport d’usage qui n’exclut pas le calcul, et ce qui est en question, c’est un usage du calcul des images. C’est cet usage qui révèle une nouvelle économie.

40 Elle a son lieu à Hondareda, en Espagne, improbable cirque montagneux au relief accidenté, aux saisons tourmentées, lieu de la profusion des rencontres, de la rencontre du profus. Les habitants sont des colons, migrants chassés d’autres terres par des guerres sans nom, qui installent leur fragilité en même temps que leur résolution de grands accidentés de la vie. L’industrie, c’est l’activité, charmante entre toutes, de recueillir ce que donne le climat de la terre d’Hondareda, la rosée : l’activité dominante, c’est la mise en bouteille et la vente de la rosée. Les colons vivent de la rosée, au sens où vivre de, ce n’est pas exploiter l’élément, mais séjourner en lui de manière à en recevoir une impulsion, une disposition à déployer son pouvoir-être. De là une économie, dont les traits sont révélés par le regard de l’aventurière – c’est-à-dire à son regard, comme une image, qui, par son intermédiaire, par la médiation de sa parole, arrive aux habitants eux-mêmes :

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Mais ici, à Hondareda, je suis venue les mains vides, avec mon regard, mon simple regard. Et aussi, j’ai pu voir réellement les colons – une façon de voir qui procède par étape, pas à pas, un peu comme dans le métier de la finance, mais cependant très différemment – et je leur ai fait voir par la même occasion que leurs faits et gestes n’évoquaient pas tant un travail, un labeur ou un effort physique – muscles bandés et sourcils froncés – qu’une nouvelle forme de gestion, qu’ils esquissaient ou traçaient une nouvelle manière d’entreprendre, de créer des valeurs, de produire à la lumière des trésors[38].

42 Tout cela va ensemble : une nouvelle manière d’entreprendre, nouvelle gestion, création de valeurs, comme alternative au travail comme peine, labeur, et violence d’une transformation. Il s’agit encore d’entreprise, de gestion, de capital : mais dans un nouveau rapport. C’est par le produire qu’il faut commencer : produire à la lumière de trésors. Le trésor n’est pas une richesse que l’on exploite, c’est une image, une chose donnée dans la grâce de son rayonnement, que l’on met en œuvre. La rosée nomme cela. La gestion, c’est, dans l’usage, la grâce du geste s’accordant à celle de la chose : la grâce de la chose dirige la virtuosité des opérations, à laquelle la gaucherie rend hommage, comme le vice rend hommage à la vertu. La « gestion », c’est l’unité des gestes accordée à la nécessité de la chose, et c’est la compréhension de l’économie toute entière, avec son axiomatique implicite. D’où la création de valeurs, en trois axiomes : 1. toute chose est utilisable. 2. Les produits s’échangent sur un marché libre. 3. Il n’y a ni gagnant ni perdant, axiome d’égalité. Toute chose est utilisable – à la lumière des trésors. Un marché libre sans gagnant ni perdant, c’est un marché sans axiome de concurrence assujettissant la force de travail, l’épuisant dans la mobilisation et épuisant toute possibilité de mobilisation. De là, un rapport d’usage à la consommation, qui cesserait d’être dissipation de flux de marchandises : on continuerait à acheter, à dépenser, sans gaspillage, « On s’en tiendrait au strict nécessaire, et l’instauration de ce nouveau système économique apporterait une sorte de libération, oui une nouvelle délivrance [39] ! » Cela se laisse nommer : l’abondance dans la sobriété heureuse. 4. L’usage a son temps, qui est, non pas le temps des contraintes qui s’imposent aux gestes en vue d’une rentabilité c’est-à-dire d’une calculabilité, sans fin, mais le temps des choses à faire, le temps que les hommes accordent aux choses, le temps que les choses accordent aux hommes, en d’autres termes, le rapport hommes-et-choses accordé par ou selon le temps, le tout rassemblé dans et comme « l’enclos du temps le plus grand », espace-de-temps de l’usage.

43 Les usagers de l’économie, l’héroïne les appelle : les transformeurs. Transformeur, c’est le nom de la figure qui correspond, convient à l’usage de l’économie, à une économie de l’usage. Les transformeurs se ménagent, ménagent les choses, la production, le travail, les coopérations, le monde, ils ménagent le monde à travers le ménagement de l’économie toute entière. Ils s’accordent le temps de la fatigue. Tout cela dispose la nouvelle manière d’entreprendre, une gestion « à la lumière des trésors » : c’est selon l’usage du temps et du contretemps, le double consentement à la faveur et à la défaveur, que les transformeurs s’accordent mutuellement lieu et place dans l’espace d’une économie sans gagnant ni perdant.

44 Cette économie, présentée poétiquement dans l’espace d’un récit fictionnel, appartient à un monde dévasté, et son image nécessite la médiation d’un regard. L’aventurière, l’héroïne de Handke, est une transformeuse parmi les transformeurs : elle convertit la banque des capitaux monétaires en banque des images, elle transforme le monde de l’équivalence généralisée, ou toute chose est réduite à la marchandise, en un monde de l’usage où produire, c’est faire luire les trésors, les faire paraître comme trésors. En ce sens, elle est une allégorie de la puissance de la littérature, ou d’une institution poétique du monde. Il y aurait donc un regard privilégié, un regard qui saurait libérer le regard ? Mais c’est un regard hors organigramme, regard improbable, le regard qui doit arriver pour que ceux qui produisent sachent découvrir qu’ils sont les transformeurs, ceux qui font usage de l’économie, dans une relation de soin et d’égard aux opérations et aux coopérations, au temps qu’elles demandent, au temps de l’usage comme ménagement des hommes et des choses. Le centre, dirait Axelos, du rapport entier.

45 Si l’on dit qu’il est à venir, encadrant la démobilisation entre la violence réquisitrice de la mobilisation totale et l’esquisse d’une manière poétique d’habiter le monde, ce n’est pas pour proclamer la certitude de sa venue : il est ce possible que nous avons à apprendre, et auquel, à ce jour, il est à craindre que nous soyons mal préparés.

Notes

  • [*]
    Professeur au lycée Henri IV et ancien directeur de programme au Collège international de philosophie.
  • [1]
    C’est ainsi que pour Heidegger, l’outil est constitué par sa relation à d’autres outils dans un réseau instrumental, voir Être et Temps, trad. F. Vezin, Éditions Gallimard, 1986. Pour la figuration des renvois par des flèches, voir Jean-Toussaint Desanti, Un destin philosophique, Éditions Grasset, 1982.
  • [2]
    E. Jünger, Le Travailleur, trad. J. Hervier, Éditions Christian Bourgois, 1989.
  • [3]
    K. Marx, Le Manifeste communiste, édition établie par M. Rubel, Éditions Gallimard, Coll. « Folio », 1965.
  • [4]
    Jean-Philippe Milet, « La politique comme essence de la technique », in Du Gestell au dispositif – Comment la technicisation encadre notre existence, dir. Valentina Tirloni, E.M.E, Bruxelles, 2009.
  • [5]
    M. Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences, trad. A. Préau, Éditions Gallimard, 1958, p. 22.
  • [6]
    E. Jünger, op.cit., p. 198.
  • [7]
    Ibid., p. 325.
  • [8]
    Ibid., p. 210.
  • [9]
    D. Bourg, K. Whiteside, Vers une démocratie écologique, Éditions Seuil/La république des idées, 2010, p. 15.
  • [10]
    Raymond Bonnardel, L’Adaptation de l’homme à son métier – Étude de psychologie sociale et industrielle, Éditions Alcan, 1943. Par convention, nous désignerons l’auteur comme il se désigne, sous son titre de « docteur », dans l’impossibilité où nous sommes de reconstituer son prénom à partir de l’indication fournie par la seule initiale « R ».
  • [11]
    G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. R. Derathé, Éditions Vrin, 1982, § 196.
  • [12]
    Raymond Bonnardrel, op. cit., p. 28.
  • [13]
    Bonnardel, ibid., p. 93.
  • [14]
    J. K. Galbraith, Le Nouvel État industriel, Éditions Gallimard, Coll. « Tel », 1989.
  • [15]
    F. Dupuy, La Fatigue des élites, Éditions Seuil/La république des idées, p. 42.
  • [16]
    Ibid., p. 20.
  • [17]
    E. Jünger, op. cit., p. 198.
  • [18]
    F. Dupuy, op. cit., ibid., p. 74.
  • [19]
    Ibid., p. 68.
  • [20]
    F. Dupuy, ibid., p. 74.
  • [21]
    A. Honneth, La Société du mépris, Éditions La Découverte, 2008.
  • [22]
    Ibid., p. 319-320.
  • [23]
    L. Boltanski, E. Chiaparello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Éditions Gallimard, 1999.
  • [24]
    G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, trad., J. Hyppollite, Éditions Aubier, 1938, p. 136, tome 2.
  • [25]
    Ibid, Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, tome 2, op.cit., p. 132.
  • [26]
    Idem.
  • [27]
    A. Ehrenberg, La Fatigue d’être soi, – dépression et société, Éditions Odile Jacob, 1998.
  • [28]
    M. Foucault, Naissance de la biopolitique, édition établie par F. Ewald, A. Fontana, M. Sennellart, Éditions Gallimard, 2004, p. 231.
  • [29]
    La Bureaucratisation néolibérale, dir B. Hibou, Éditions La Découverte, 2013.
  • [30]
    I. Bruno, « Faire taire les incrédules, essais sur les figures du pouvoir bureaucratique à l’ère du benchamarking », in La Bureaucratie…, op.cit., p. 112.
  • [31]
    Ibid, p. 116.
  • [32]
    F. Pierru, « Les mandarins à l’assaut de l’usine à soins. Bureaucratisation néolibérale de l’hôpital français et mobilisation de l’élite hospitalo-universitaire », in La Bureaucratie…, op. cit., p. 213.
  • [33]
    I. Bruno, in La Bureaucratie…, op.cit., p. 111.
  • [34]
    Ghislain Deslandes, Critique de la condition managériale, Éditions des Presses Universitaires de France, 2016.
  • [35]
    M. Heidegger, Questions III, « Pour servir de commentaire à Sérénité », trad. A. Préau, Éditions Gallimard, 1966, p. 177.
  • [36]
    M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser, trad. G. Granel, Éditions des Presses Universitaires de France, 1959, p. 177.
  • [37]
    P. Handke, La Perte des images, trad. O. Le Roy, Éditions Gallimard, 2004.
  • [38]
    P. Handke, op. cit., p. 528.
  • [39]
    Ibid., p. 531.