De mur en mur
1 Dans le monde contemporain, on constate que le recours aux constructions de murs, symbole architectural d’une dictature militaire ou militarisée, s’est déroulé en Allemagne entre l’Est et l’Ouest, en Israël entre les territoires palestiniens et les territoires israéliens. Maintenant, des murs sont en construction, ou sont déjà construits en Europe un peu partout pour repousser les réfugiés.
2 En réalité, les murs sont politiquement instrumentalisés depuis toujours. Ils sont toujours construits par des pouvoirs militarisés, ou militaires, en tout cas autoritaires, dont le manque de créativité et d’imaginaire apparaît d’autant plus nettement dans cette répétition de la même éternelle mesure : ériger un mur.
3 La même inlassable répétition autoritaire a lieu en Égypte, où les murs, au centre-ville, sont comme les stigmates silencieux des affrontements entre les révolutionnaires et les forces militaires du pouvoir militaire en place.
4 Qu’est-ce qu’un mur au centre-ville ? Le mur est droit et vertical, ascendant vers le ciel qu’il ne peut atteindre. Il transcende le sol vers une hauteur qu’il ne peut jamais toucher, signifiant que le pouvoir suprême des forces armées en Égypte n’est pas en mesure, ni aucun autre pouvoir d’ailleurs, d’atteindre le ciel. La hauteur d’un mur est haute jusqu’à une certaine mesure. Il n’est pas au pouvoir de celui qui croit détenir le pouvoir d’ériger un mur et d’aller très haut. Ainsi, cette domination spectaculaire demeure-t-elle impuissante et relative, tout comme le pouvoir incarné par le mur de Berlin l’a été également. Car un mur dit aussi autre chose que le pouvoir, sa force et son impuissance. Il incarne surtout la défaillance de légitimité, voire même l’illégitimité d’un pouvoir qui s’impose avec la force séparatrice incarnée par des blocs de béton ou de briques. Le mur est ainsi une sorte de supplément ou une prothèse à la légitimité. Un mur articule deux espaces, un espace d’inclusion et un espace d’expulsion. Mais cette spatialisation n’est pas statique, elle inclut et exclut. Ce qui est inclus peut, selon une certaine perspective, être exclu. Un mur est un double bind par excellence, donc, un signe de souveraineté et la défaillance de cette même souveraineté.
5 Le mur au centre-ville, une nouveauté égyptienne j’imagine, n’est pourtant pas tout à fait comme n’importe quel autre mur. Au centre-ville, les murs incarnent les murs des bâtiments et des immeubles. Les murs érigés par le Conseil Suprême des Forces Armées sont ainsi une perversion de la fonction d’un mur au centre-ville parce qu’ils séparent ce qui a été autrefois une rue, un espace commun ou encore une place publique. Leur perversité vient de leur duplicité. Le mur au-dedans d’une ville comme Le Caire ne délimite pas un seuil, comme le mur d’un bâtiment ou d’un immeuble. L’origine de l’irruption de ces murs a été un affrontement sanglant avec les forces armées et militaires au sujet précisément de la légitimité. La contestation de la légitimité des militaires par les révolutionnaires dans une séquence clé de la transformation du pouvoir en Égypte, du contrat social et de la forme d’État lui-même, a laissé des traces bien présentes aujourd’hui sous la forme d’un mur. Les murs ont ainsi supplémenté les armes, le gaz, les troupes, face à un contrepouvoir que l’arsenal répressif ne parvenait pas à repousser. C’est un supplément, impassible dans sa violence, à la violence nue. En revanche, les murs témoignent à travers leur appropriation par les artistes révolutionnaires d’un partage transcendantal de la légitimité.
Ta voix disparaissaitQuand tu tapais sur le mur collé au litCriant de tes poings serrésJe sus que la désobéissance des cités et des rues s’endormit en ton cœurTon corps devint un arbre et tes crisS’égarent sur le sol de la Place, l’un après l’autreÀ l’aube tombent des gouttes d’eau sur le plateau de pierre
7 Les murs dont je parle, il y en a sept, parfois dix, parfois onze ou même douze, érigés par le Conseil suprême des forces armées en plein milieu de centre-ville du Caire, autour de la place Tahrir. Le pouvoir des Frères musulmans a suivi l’exemple, et d’autres murs ont été érigés autour du palais présidentiel lors des affrontements avec le président issu des mouvances islamistes. Il en reste peut être quatre ou cinq aujourd’hui.
8 Les murs qui ont encerclé la place Tahrir n’ont pas été érigés d’un coup, mais l’un après l’autre, d’abord pour protéger les locaux du Ministère de l’intérieur, puis ils ont proliféré pour barrer la route à l’Assemblée nationale, au cabinet du Premier ministre. Ce sont des murs réels en béton, pourtant ils sont aussi métaphoriques et symboliques. Ils représentent une temporalité figée dans un lieu et signifient la fin d’une séquence révolutionnaire conclue par l’ascension de militaires au pouvoir, cette fois-ci en toute légitimité. Le double bind de l’exclusion et de l’inclusion a pris corps dans la réappropriation de ces murs par les artistes. Ces murs comprennent une dimension sacrificielle car ils ont été construits sur des dizaines de cadavres de jeunes de la révolution dont le mot d’ordre a été « soit on rend justice à nos morts, soit on meurt comme eux ». Le nombre des morts n’a pas cessé de se multiplier depuis.
9 Le premier mur a été dressé dans la rue Mohammad Mahmoud, théâtre d’affrontements violents et massifs entre l’armée et les révolutionnaires en novembre 2011. L’armée a utilisé contre les manifestants un gaz interdit par des traités internationaux, même en temps de guerre. De plus, des cartouches de chevrotine et des balles réelles ont été employées. Ces affrontements meurtriers coïncidaient aussi avec l’ascension des islamistes car les élections à l’Assemblée nationale qui les portèrent au pouvoir ont eu lieu exactement à la même période. Le double bind de l’exclusion, qui n’est qu’une inclusion et vice versa, a été bien formulé par une interrogation de l’un des jeunes révolutionnaires : « Ils font ça [construire des murs] pour nous éloigner ou pour s’enfermer derrière ? ». La scène du pouvoir en Égypte d’alors et d’aujourd’hui est une scène opaque et secrète. Elle demeure dans des lieux fermés ceints de murs. Le pouvoir s’enferme aussi derrière ces murs. Cette légitimité disputée a donné lieu à un art de rue, l’art le plus authentique de rue qui n’ait jamais existé en Égypte, l’art de dessin et de peintures murales que l’on nomme, à tort, graffitis. L’image murale porterait ainsi les récits révolutionnaires, leurs scènes, leurs temporalités et singulièrement leur affirmation déterminée. La révolution s’est approprié l’image en tant que signe de son pacifisme, de son sacrifice, de son affirmation et de sa légitimité. De son inclusion en somme. Sur le lieu de pouvoir surgissent les murs, et sur les murs apparaît le dessin.
10 En quoi ces murs sont-ils aussi des murs de résistances ? En réappropriant l’espace construit par la répression, ils sont devenus des espèces de musées à ciel ouvert où la résistance poétique a élu domicile. Dessins, tags, graffitis de toutes sortes, de techniques très variées, ont été déployés et ces images, peintures et graffitis ont pris d’assaut ces murs, les ont dépossédés et ont détourné leur pouvoir et leur sens. Tous ces murs portent désormais des images qui les traversent non seulement vers l’autre côté, mais surtout vers un ailleurs. Le mur de la rue Mohammad Mahmoud exhibe un arc-en-ciel et des ombres d’individus qui le traversent vers un lieu de l’imaginaire pas encore là, mais virtuellement possible. Il est intitulé Demain par l’artiste Zeft.
11 Le 9 mars 2012, un groupe d’artistes et d’activistes a lancé le projet « Pas de murs » afin d’abolir ces murs tout en gardant leurs formes physiques. Ainsi, une restitution a eu lieu, une restitution du pouvoir de l’art sur la morbidité du pouvoir quasi illégitime. Un groupe éclectique qui inclut aussi bien la cinéaste Salma al-Tarzi que les artistes de rue Mohamed al-Moshir, Hossam Shukrallah, Hanaa al-Degham, Zeft, Amr Nazeer, Laila Maged, Ammar Abo-Bakr et Alaa Awad a entrepris de transformer les murs en muraux.
12 En septembre 2012, les peintures ont été effacées par la police anti-émeute. Nombre d’entre ces artistes ont été arrêtés et leur art rendu illégal aux yeux de l’État. Néanmoins, il demeure légitime aux yeux de peuple du Caire qui continue à les visiter et les prendre en photo. Car, seule la photo pourrait garder l’archive d’un tel art éphémère, exposé à la fois au temps et à la police. La compagnie aérienne d’État, Egypt Air, en a même publié certaines dans son magazine de bord. Ces murailles peintes érigées sur des meurtres jamais punis sont l’emblème de tout double bind révolutionnaire. Érigés entre le sacrifice et le rêve (« Rêve ! » est un slogan révolutionnaire), les murs ont ainsi la force d’une loi à venir, un signe fait vers une justice poétique.
Un mur est dressé dans le tunnel du temps contre lequel nous nous adossonsQuand les jours deviennent un lacIci, il nous faut nous égarer malgré tous ces mursLe temps flotte au-dessus de la PlaceLe gardien nous fait l’aumône d’un instantSi tu jettes un ballon dans l’eauOn te le renvoie bombe à gazComme une pellicule qui revient en arrière
14 Le Reichstag à Berlin a été couvert de graffitis par les troupes russes ; et pendant les révolutions, sous l’Occupation, pendant la guerre d’Algérie, en mai 1968, sur le Mur de Berlin, et dans les régions où des problèmes d’autonomie se posent, le graffiti urbain surgit et double l’espace par une possibilité à venir, une contestation ou même une légitimité en cours de constitution.
15 En 1960, les avancées techniques et la disponibilité d’aérosols de peintures « émaillées » (originellement destinées à la peinture d’automobiles) contribuent à rendre le graffiti à la fois populaire et facile à effectuer. Cela a été le cas dans plusieurs pays des deux côtés de l’Atlantique.
16 Jusqu’alors, l’Égypte ne connaissait pas le graffiti ni les arts de la rue. Cet art est proprement révolutionnaire : il a naturellement surgi pendant l’occupation de Tahrir, néanmoins il a réellement pris son essor dans l’espace des affrontements entre les forces vives de la révolution et la contre révolution. Ce travail pictural inédit a été comme une figure du phœnix, surgissant des cendres de tant de jeunes hommes et femmes qui ont péri pendant les soulèvements. Dire que cette forme d’art est un art vivant s’avère à la fois vrai et faux. Il est vivant puisqu’il procède d’une certaine instantanéité et d’une spontanéité réactive. Cependant, et à l’instant même où le trait est tracé, il devient archive, voire même pièce de catalogue. Il est comme toute chose vivante destinée à durer et en même temps à disparaître. L’Art de la rue est essentiellement éphémère : son support peut disparaître à tout moment soit par l’effacement, l’érosion des murs ou encore par le recouvrement manuel. Mais, il est aussi archive et il est destiné à durer selon la loi de l’archive car l’instant du dessin est capté par la photographie qui, à son tour, est publiée sur Internet et reprise par un nombre incalculable de pages et de sites.
17 L’art des murailles est un art de lieux concrets et de réseaux virtuels à la fois. Ainsi, les murs eux-mêmes sont déplacés virtuellement à travers l’ouverture des espaces d’avenir bien qu’ils soient voués à disparaître. Il est ainsi esprit et corps, mourant et quasi éternel. Il procède d’une certaine sacralité mondaine, puisque, dans ce contexte, cet art est la substitution et le déplacement du liquide rouge, c’est-à-dire du sang. Les couleurs font signe, représentent et déplacent le sacrifice humain, et les images des visages de martyrs (témoins) sont conservées sur les murs érigés sur leurs cadavres. Les noms des martyrs (témoins) sont connus, comme celui de Sheikh Emad Effat ou Alaa Abed Al Hadi, ou encore Mina Daniel, toutefois leurs noms ne sont jamais inscrits près de l’image peinte. Comme si cette dernière était un appel à une reconnaissance collective de la mémoire de ces événements.
18 Le rappel de noms qui précède constitue une identification a priori et a posteriori. A priori, puisque je connais le contexte qui bientôt sera oublié par la narration adverse que le pouvoir met tant d’énergie à faire admettre comme seul récit du soulèvement. A posteriori, puisque nous les identifions et ces identifications pourront toujours avoir lieu après coup, quand bien même l’effacement du contexte se serait accompli et que le récit aurait été totalement dénaturé.
19 L’art des murailles est en filiation directe avec le commencement de l’art dans les grottes. Il a ceci en commun avec les dessins sur les parois des grottes qu’il condense le temps et l’espace. Il travaille et il est travaillé par les instances du temps. L’espace dans le cas de l’art de muraille moderne est virtuel, il est plutôt un espace-temps. L’art des murailles, né instantanément, est projeté sur un mur lui-même destiné à disparaître le plus tôt possible, et pourtant voué à témoigner du temps de son inscription au-delà du temps de son tracement.
20 Tout comme les premiers hommes qui ont inscrit sur les parois de grottes et de caves leurs dessins, leurs graffiti, celles et ceux du Caire n’inscrivent pas leur nom et ils ne peuvent que très rarement être identifiés par leur signature. Les dessins ont ainsi remplacé les noms, les images les visages, ces lignes tracées ont été adressées au temps. Par leurs gestes, les artistes de rue en Égypte sont dans cette filiation originaire, l’anonymat de l’homme pré-historique est leur règle. De même, ils ont adopté la même technique que celle employée dans les grottes, la technique du pochoir.
21 Jean-Luc Nancy a évoqué le sens de la peinture d’une main posée sur la paroi d’une grotte, de cette pure présentation :
Ainsi, les mains tracées, sans doute à l’aide d’une technique de pochoir (dite « mains négatives »), qui sont aujourd’hui la première peinture connue (grotte Cosquer, et ailleurs des centaines de mains un peu plus récentes), à côté d’animaux et de signes divers, ces mains ne présentent rien d’autre que la présentation elle-même, son geste ouvert, son étalement, son aspérité, sa patéfaction – et sa stupéfaction [1].
23 Les gestes des artistes égyptiens sont dans le sillage des gestes anonymes de nos ancêtres, et font de la main l’instrument qui porte la souveraineté du trait au-dessus du pouvoir et au-delà des armes, et, aussi, par-delà le temps de l’inscription et du récit.
Note
-
[1]
Jean-Luc Nancy, Les Muses, Éditions Galilée, 1994.