Entretien avec Giuseppe Cocco
1 L’entretien avec le philosophe ukrainien Konstantin Sigov a eu lieu le 9 Novembre 2014. Ce fut l’occasion de penser Maïdan, de formuler des considérations politiques plus générales dans le contexte du Brésil post 2013, et d’enregistrer les impressions du philosophe lors de sa visite au complexe de favelas de « l’Alemão ».
2 La transcription de l’entretien fut préparée par Constança Barahona et Fernando Santoro pour Rue Descartes.
3 L’entretien filmé est disponible sur Internet :
4 http://uninomade.net/tenda/entrevista-com-constantin-sigov-filosofo-ucraniano/
Partie 1 – Maïdan
5 Constantin Sigov : Bonjour, je m’appelle Konstantin Sigov. J’enseigne la philosophie à l’Université de Kiev. Je dirige un centre européen. J’enseigne également, depuis longtemps, en France. De 1991 à 1995, j’ai assuré la fonction de directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et j’y reviens régulièrement pour évaluer des thèses et participer à des colloques internationaux. Cette année, je travaille plus particulièrement avec l’Université Paris- Panthéon Sorbonne. Je dirige enfin la maison d’édition L’Esprit et la lettre (Дух і літера). Depuis vingt-deux ans, nous faisons beaucoup de traductions du français, de l’anglais, de l’espagnol, de l’italien (nous espérons intensifier nos traductions du portugais), pour promouvoir, dans le monde cyrillique et en langues ukrainienne et russe, les lettres ainsi que les meilleurs textes d’actualité. Simultanément nous aspirons à nous inscrire dans un temps long, pour restaurer progressivement l’histoire qui s’est jouée depuis la chute du Mur, qu’on est train de fêter, et que le pouvoir soviétique a voulu supprimer.
6 Giuseppe Cocco : Ici, au Brésil, on est très intéressé par ce qui se passe en Ukraine. Il serait fructueux de commencer par une reconstruction, même rapide, de ce qui s’est passé entre novembre et février à Maïdan. Pourrais-tu donc nous raconter un peu quelles sont, de ton point de vue, les grandes phases de ce processus constitutif d’une démocratie et des différentes forces politiques et sociales engagées, etc. ? Il serait intéressant de commencer par le début.
7 C. Sigov : Premièrement, c’est une très bonne chose qu’il y ait un vrai intérêt au Brésil pour cette question-là. Cela révèle une prise de conscience sur ce sujet au Brésil et de façon générale en Amérique latine. Les gens commencent à s’intéresser et à avoir leur propre jugement, parce que, et c’est un second facteur très important, on devient de plus en plus conscient que nous participons, qu’on le veuille ou non, à une guerre d’informations. Il est complètement inouï d’entendre une telle propagande officielle venant du Kremlin, aussi bien en anglais qu’en d’autres langues. On voit bien qu’il existe aussi des lobbies de mass-média en Italie, en France, en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe. L’Amérique latine commence donc à bien discerner ou distinguer de manière critique la réalité historique de la propagande. Vous aussi, à Rio de Janeiro, vous avez l’expérience de cette grande distorsion entre le streaming de la rue qui montre ce qui se passe réellement sans faire de montages, sans couper-coller et jeux de désinformation, d’une part, et, d’autre part, la télévision officielle qui dit n’importe quoi. Le niveau de mensonges à l’heure actuelle dans les télévisions russes – il n’existe en Russie que la télévision officielle, il n’y a pas de télévision autonome – est d’un niveau tel que les gens perçoivent avec étonnement qu’il y a vraiment, un peu à la manière de George Orwell, l’enseignement de la haine à l’égard de l’Occident, etc. Pour faire face à cela et analyser avec une certaine sérénité, une certaine distance, la réalité, on dispose d’instruments. Par Internet, il ne faut pas être paresseux, il suffit de regarder du streaming pour comprendre ce qui se passe. À Kiev, le streaming était présent sur la place de l’Indépendance, qu’on appelle « Maïdan », depuis la fin du mois de novembre. C’était le moment où toute la société ukrainienne était d’accord pour signer l’association avec l’Union Européenne. Le 21 Novembre 2013, le président d’Ukraine devait se rendre à Vilnus pour signer cette association. Une semaine avant, avec étonnement (on ne savait pas encore jusqu’à quel point l’homme était manipulé par le Kremlin), la signature de cette association fut strictement interdite. Il a zigzagué et pour finir par dire : « je ne signe pas ». Sa décision a tout de suite été relayée sur Facebook et les gens sont allés sur la place de l’Indépendance pour protester. Au départ, le premier jour, les protestations étaient très calmes, il s’agissait juste d’un appel à la vigilance. Et puis, tout d’un coup, pour une raison complètement idiote, pour des faux prétextes les forces spéciales de la police sont passées à un matraquage très violent. Personne n’a été tué, mais beaucoup de gens ont été blessés, des jeunes, des artistes, des étudiants, des professeurs, etc. Le lendemain, le 1er décembre, sur la place de Kiev, il y avait un demi-million d’Ukrainiens pour protester. Et ce fut le début d’une très grande vague de protestations qui allait durer plusieurs mois. Les deux premiers mois furent encore pacifiques, il n’y eut pas de morts, pas de confrontations trop violentes, pas de cocktails Molotov. En décembre et en janvier, les gens, avec beaucoup de retenue, protestaient, et réclamaient justice contre les responsables de ce matraquage ; ils attendaient des explications et, en gros, un changement de gouvernement. Mais il n’y eut rien. Pas de dialogue. Pas de communication. Mais plusieurs attaques pour faire sortir les gens de la place Maïdan occupée ont été organisées. Donc, les gens, jour et nuit, dormaient sur la place, pour préserver cette agora, de dialogue, de liberté, etc. Il faut bien dire que ce fut une action tout d’abord civique, éthique et politique. Et, pas du tout ethnique, pas du tout confessionnelle ou linguistique. Encore une fois, distinguons bien les raisons et les causes de cette opération et les choses qu’on essaye de « couper-coller » sur cette réalité. C’est la grande différence.
8 G. Cocco : Parce que, justement, nous ici, du Brésil, nous avons suivi le déroulement des événements, et la première réponse à la répression. C’est d’ailleurs assez proche de ce qui s’est passé ici en juin. Le mouvement de juin au Brésil a en effet commencé à se massifier en réponse à la répression des manifestations contre l’augmentation des prix de transport. On a donc suivi les événements, puis les premiers affrontements et le changement de gouvernement. À partir de ce moment a commencé à se développer une campagne d’information affirmant que ce n’était pas une révolution mais un coup d’État, que les forces d’extrême-droite étaient très présentes, qu’il y avait du fascisme. Ce sont des choses qu’on a aussi essayé de dire ici, au Brésil, par rapport au moment de juin avec beaucoup plus d’insistance, en raison de tout un imaginaire entourant les événements de la Seconde Guerre mondiale autour de la question de l’Union Soviétique, de la Russie, etc. Ce serait très intéressant si tu nous expliquais un peu ce qui s’est passé à la fin du processus, lorsque Maïdan est devenu une dynamique constituante d’un nouveau pouvoir démocratique.
9 C. Sigov : D’accord. Sur la place se trouvaient donc les gens de toutes les régions de l’Ukraine, pas seulement de l’Ouest, mais aussi de l’Est, du Sud et du Nord. Presque toute l’Ukraine – on a une carte sociologique des participations – était présente. Maïdan était bilingue dès le départ, donc deux langues, systématiquement, étaient parlées par les gens et, publiquement, à partir de la tribune, au micro, on parlait aussi bien l’ukrainien que le russe. Kiev est une ville où la moitié de la population est russophone et l’autre moitié ukrainophone. On ne peut donc pas dire qu’il y avait un « nationalisme » ukrainien virulent, pas du tout. Je peux vous l’assurer. Et puisque la question de la langue revient régulièrement, je peux dire en deux mots que, par exemple, toute l’équipe qui a traduit le Vocabulaire Européen de la Philosophie de Barbara Cassin en langue ukrainienne et en langue russe à Kiev, était présente à Maïdan. On a donc écrit une lettre collective et on a demandé à nos collègues de l’Université de Moscou d’écrire, eux aussi, une lettre collective, qui a été publiée sur le site web du Monde. Nous sommes très reconnaissants aux dizaines de philosophes à travers le monde entier d’avoir signé une lettre en réponse, y compris le professeur de l’Université de Rio de Janeiro, Fernando Santoro, et nous sommes très sensibles au soutien que l’UFRJ nous a apporté dès le mois de Février. C’est pendant ce mois que les choses ont mal tourné : le 16 Février, le parlement, en transgressant toutes les procédures, a voté en trois minutes ce que nous appelons des lois draconiennes, c’est à dire des lois qui copiaient des lois déjà en place en Russie. Elles disent, par exemple, que les ONG et les organisations ainsi que tous leurs membres travaillant dans notre pays, entretiennent des relations et des collaborations internationales avec le « très dangereux Occident » et qu’ils sont « les agents internationaux de l’Occident » ou encore « les agents de Big Brother ». C’est exactement ce type de pensées totalitaires, tout à fait orwelliennes, qui passent dans la loi. Les gens ont vraiment protesté, et ce fut un tournant : à partir de la deuxième moitié de janvier, nous avons vu les premiers cocktails Molotov, les gens allaient vers le palais du gouvernement pour dire : « Non, nous ne laisserons pas passer ces lois. » Le premier mort dans ces confrontations fut par hasard un citoyen ukrainien d’origine arménienne.
10 G. Cocco : Ce sont des gens qui ont été assassinés par des tireurs d’élite, par des snipers…
11 C. Sigov : Voilà. Cet homme était sur les barricades avec le drapeau, ukrainien et européen. Et donc, le premier mort fut arménien, le second biélorusse. Quatre personnes d’origine juive, de Kiev, ont été également tuées. Le deuil a été fait dans les différentes synagogues d’Ukraine. Évidemment, aussi des ukrainiens. Ça veut donc dire que cette information à propos de fascistes ou de nationalistes extrémistes n’a rien à avoir avec la réalité. Il faut vraiment clairement distinguer le mensonge diffusé par le réseau du Kremlin, de la réalité. La réalité, encore une fois, ce furent des millions de gens présents sur la place, on ne peut pas l’éliminer, on ne peut pas l’effacer, on ne peut pas dire : « cela n’existe pas. ». Cette réalité existe, en dépit du schéma qui tente de faire en sorte que cette réalité n’existe pas, en essayant de dire que c’est seulement un conflit entre les États-Unis et la Russie, et que tout ce qui s’intercale entre les deux ex-superpuissances n’existe pas. Ce qu’on refuse, c’est la spontanéité de la société civile, le fait que ces gens existent, qu’ils réclament justice et qu’ils défendent la dignité de chaque personne, son droit à ne pas être tuée, matraquée, etc. C’est cette réalité-là que Maïdan a défendue. Heureusement, après plusieurs jours de confrontation, Maïdan a gagné, c’est-à-dire que le président ukrainien a dû fuir. D’abord en Crimée, puis en Russie, où il a été accueilli, parce qu’il était un agent, pour ainsi dire, des Russes. Et puis l’agression russe a commencé, mais, entre-temps, on a au moins pu nommer un gouvernement légitime, le parlement a nommé un gouvernement démocratique qui est, d’autre part, toujours en vigueur. Et ce gouvernement s’est tout de suite engagé dans des idées de réformes économiques, judiciaires, politiques. Cette action était donc, encore une fois, légitime.
Partie 2 – Totalitarisme - Kronstadt
12 G. Cocco : Ici au Brésil, il y a un discours qui est assez hégémonique à gauche et dans le gouvernement, au sein de la gauche plus institutionnelle. C’est l’esprit du temps, qui consiste à voir dans la politique de Poutine une sorte de retour à une politique indépendante, anti-impérialiste. Il y a là quelque chose comme un désir de retour de l’Union Soviétique. On retrouve aussi cette idée à droite, un discours général qui a transformé la révolution démocratique de Maïdan en une sorte de « coup d’État » manipulé par les intérêts européens et les États-Unis. Cela marche assez bien et ça se mélange avec les discours sur les Révolutions colorées, la Révolution orange qui a eu lieu en Ukraine, la Révolution verte, etc. Il serait intéressant que tu nous dises, à partir de cette dynamique constituante et démocratique de l’Ukraine et de Maïdan, comment ça marche ce discours sur Poutine et la Russie ; Qu’est-ce que la Russie… ?
13 C. Sigov : Premièrement, il y a un fait : depuis la Seconde Guerre mondiale, pour la première fois les pactes internationaux, les lois, la codification, toute la base juridique de l’ordre international, tout ceci a été bafoué et transgressé par l’agression et l’occupation illégitime de la Crimée. Un prétendu référendum complètement manipulé s’est donc déroulé devant les kalachnikovs des soldats russes qui avaient pris le contrôle de la capitale de la Crimée. Ce fut quelque chose d’absolument illégitime, jamais reconnu par l’ONU, y compris le Brésil, la Chine et tout l’Occident. Cette agression de la Crimée, c’est un fait qui a souvent été analysé à la manière de l’Allemagne des années trente, lorsque, avec des prétentions absolument fantaisistes, elle a commencé à occuper la moitié de la Pologne, la Tchécoslovaquie, les Sudètes… C’est vraiment le recommencement de cette logique réactive de revanche, celle de l’Allemagne par rapport à la Première Guerre mondiale et à la période de Weimar. La revanche de Poutine, encore une fois, qui impose aux citoyens russes une telle logique, en affirmant que la fin de l’Union Soviétique fut le plus grand drame du XXe siècle, c’est-à-dire, un drame encore plus important, pour Poutine, que l’Holocauste, que la Première Guerre mondiale et que la Seconde Guerre mondiale. C’est-à-dire que pour lui, il y a une idole, il y a une idée de l’Union Soviétique, absolument hors de l’histoire vraie du XXe siècle. Ensuite, après cette agression en Crimée contestée par l’Occident, il a voulu aller plus loin, et là il faut, encore une fois, distinguer très clairement la réalité des fantasmes de la propagande. Pour ce faire, nous avons créé, avec la revue parisienne, La Règle du Jeu, un site web qui s’appelle Forum Européen, où, en quatre langues – en anglais, français, russe et ukrainien – nous publions des textes de fond. Nous le faisons avec les meilleurs intellectuels, analystes et spécialistes de cette région. Avec Timothy Snyder, qui a vraiment publié les meilleurs textes sur l’histoire de l’Europe Centrale et Orientale, comme Bloodlands, entre autres. Il montre bien, comment le schéma fictif empêche de voir cette réalité : Poutine essaye de flatter l’extrême droite, en France, Marine Le Pen et le Front National, en Hongrie, Jobbik et les partis extrémistes. D’ailleurs, tous les partis d’extrême droite ont été invités en Crimée au moment de son annexion. Ils ont été conviés au banquet qui fêtait la revanche de l’extrême-droite fédérée par le Kremlin. Un philosophe français, Philippe Renault, a protesté, en rappelant aux penseurs, de gauche aussi bien que de droite, que cette flatterie faite à la France avait uniquement pour but de diviser et d’affaiblir la solidarité européenne. Poutine essaie aussi bien de flatter l’Allemagne pour dire « voilà, pangermanisme et panslavisme ça va bien, et les autres pays comme l’Italie, pour ne pas parler de la Suisse, etc., vont être dans le coup ». Il essaie de flatter, de gonfler un égoïsme national dans chaque pays pour diviser l’Europe. Et je crois que l’Europe en devient de plus en plus consciente. J’espère bien qu’ici, en Amérique latine, les gens vont s’apercevoir que la division de l’Occident, de l’Amérique latine et de l’Amérique du Nord, ou celle de l’Amérique tout court et de l’Europe, sert ce dictateur qui veut jouer au bandit sur la scène internationale. Et je crois que le moment de vérité pour l’Occident fut la tragédie du Boeing frappé par les armes russes, par les agents du Kremlin. Deux cents personnes, y compris beaucoup d’européens, ont été tuées. Cette tragédie du Boeing, en juillet, a fait ressortir le fond, elle a révélé la propagande et a fait voir qu’il y avait une « préhistoire » : plusieurs guerres en Tchétchénie, la guerre en Géorgie… c’est-à-dire qu’il n’y a pas que l’Ukraine, il n’y a pas que Maïdan. Depuis des années, Poutine essaie de faire jouer cette politique militaire, cette politique de revanche. Mais cette politique est complètement anachronique et violente dans le monde d’aujourd’hui.
14 G. Cocco : Mais il y a ce discours qui circule, qui est très puissant, et qui jouit d’une certaine hégémonie. Cet appui que l’on donne à Poutine se nourrit, au Brésil d’où je parle, en Amérique du Sud, voire en Amérique latine, d’un sentiment anti-occidental, et même d’une critique du rôle de l’Europe. Ce sentiment vient clairement des luttes pour l’indépendance, contre l’impérialisme, contre le rôle qu’ont joué les États-Unis en Amérique du Sud, et qu’ils jouent encore dans l’Amérique latine, contre le rôle de l’Europe dans la colonisation, etc. Il y a un sentiment sur lequel se greffent ce discours et cette idée que Poutine incarnerait un moment de résistance. Ce serait intéressant que, quand tu parles de l’Occident et de l’Europe, tu expliques un peu ce que tu entends. Aujourd’hui, quand on parle de l’Europe, il y a toutes ces polémiques qui ont lieu en Europe quant à la direction allemande de la crise : l’Allemagne impose à la périphérie de l’Europe, à l’Espagne, à la Grèce, à l’Irlande, à l’Italie, des politiques d’austérité très dures, qui, apparemment, sont décidées en vue de l’autonomie de leur Banque Centrale et de l’hégémonie de l’euro compris comme un avatar du deutsche mark. Il serait intéressant que tu nous expliques un peu ce qu’on entend, en repartant de la résistance de Maïdan, quand on parle de l’Occident et de l’Europe, par rapport à cette illusion selon laquelle Poutine incarnerait un moment de résistance, alors qu’en fait, comme tu viens de l’expliquer, il porte un nationalisme qui parie sur la guerre. L’horizon de la guerre est proposé comme une résistance, alors que c’est complètement suicidaire pour la démocratie et pour n’importe quel processus de libération.
15 C. Sigov : Absolument. Il ne s’agit pas du tout d’une alternative sociale. Vladimir Poutine est l’homme le plus riche du pays, celui qui a le mieux tiré profit, de manière illégitime, de la vente du pétrole et du gaz ; il a mis en prison d’autres oligarques russes, il a vraiment utilisé l’appareil du KGB pour investir et s’enrichir. Mais, la question est de savoir jusqu’à quelle folie militaire il va pousser le pauvre peuple russe, qui est justement en train de tout perdre sur le plan économique, social, etc. Il y a une crise sociale très profonde : l’argent gagné avec le pétrole n’a jamais été investi dans les routes, qui sont très mauvaises, dans la médecine, dans l’éducation, nulle part. Donc, on assiste à un appauvrissement et à une crise sociale de plus en plus prononcés. J’enseigne depuis 25 ans dans différents pays d’Europe et en Amérique ; je vois donc régulièrement de l’intérieur leur très grande diversité et leurs particularités sociales. Je ne vois donc pas tout en rose, je n’idéalise pas l’Occident, pas du tout. Il en va d’ailleurs de même pour les milliers d’ukrainiens qui ont voyagé et savent bien la réelle diversité de l’Occident. En revanche, je dirais qu’il y a une différence de taille avec les crises économique, sociale et politique telles qu’elles ont été gérées dans le cadre des lois en vigueur au temps de la paix. Et on a oublié qu’en fait, c’est à la suite de la Seconde Guerre mondiale, de cette catastrophe, que l’Europe et l’ordre mondial ont été institués. Et, au moment précis où cette aventure militaire met à bas cet ordre, on comprend qu’il ne s’agit pas seulement de débats économico-politiques, mais qu’il en va de la différence qualitative entre la guerre et la paix. Et de fait, c’est à partir de la guerre, dans une perspective militaire, que les actions de Poutine doivent être comprises – sa politique, sa propagande et sa manière d’utiliser l’économie, Gazprom par exemple, n’est qu’une arme pour gagner du terrain. Alors qu’on sait bien que le territoire de la Russie n’est pas précisément petit. Au contraire, il est urgent de développer les institutions sociales, l’économie, la société civile. Et c’est la société civile qui est maintenant réprimée. Énormément de gens, de journalistes, de personnes exerçant différentes professions quittent la Russie, précisément parce que ça devient irrespirable. Ils ne peuvent pas exercer honnêtement leur métier, donc, ils vont soit à Kiev – beaucoup de gens se sont installés à Kiev – soit dans d’autres pays du monde.
16 G. Cocco : Il y a de gens qui ont été assassinés, récemment…
17 C. Sigov : Oui ! Récemment, un des plus grands artistes de Saint-Pétersbourg a été assassiné pour avoir dit la vérité, pour avoir publiquement protesté contre le régime, comme l’avait fait sept ans plus tôt Anna Politkovskaia, une journaliste opposée à la guerre en Tchétchénie. Crimes et exactions sont systématiques ; on a même interdit aux mères des soldats tués à la guerre de dire la vérité et d’enterrer dignement les soldats russes qui, de fait, y participent. Plus que des centaines, ce sont des milliers de soldats russes qui sont tués dans cette aventure militaire à l’est de l’Ukraine. Évidemment, il y a aussi énormément de gens tués et blessés du côté ukrainien – dans différentes villes, y compris à Kiev, dans les hôpitaux. Il faut faire face, il faut prendre en charge les blessés ou les réfugiés, etc. Mais ce qui fait une grande différence, c’est qu’il y a un large mouvement de volontariat, d’aide, de la part de gens qui manifestent une véritable compassion, une véritable solidarité avec les victimes. De l’autre côté de la frontière, en Russie, il est interdit de dire la vérité : à Pskof, on a battu un député qui a voulu dire la vérité sur les soldats qu’on enterre la nuit pour ne pas dire qu’ils participent à la guerre. C’est une guerre de mensonges, couverte par les médias mais mêlée de mensonges… L’association des mères de soldats – mères souvent éplorées d’ailleurs – ont essayé de le dire publiquement, mais leur responsable a été arrêtée. Et il y a maintenant un procès…
18 G. Cocco : Il y a une guerre de mensonges, mais il y a aussi une vraie guerre militaire à la frontière, en Europe.
19 C. Sigov : Absolument. Deux facteurs, en fait, ralentissent cette agression militaire, empêchent une agression susceptible de mener à une troisième guerre mondiale. Parce qu’à partir du moment où ce n’est plus un avion civil de chez Boeing qui est abattu, où donc les seules victimes sont civiles, mais où se produit un événement mettant aux prises les avions de l’OTAN des Pays baltes, par exemple, et les avions militaires russes, c’est la guerre. Donc, il suffit d’un peu d’huile jetée sur le feu et la confrontation sera quasiment inévitable. Pour arrêter cette folie (beaucoup de gens se posent la question de l’état mental de Poutine et de son entourage proche : Poutine n’écoute pas son gouvernement, et son premier cercle est maintenant exclusivement composé de généraux du KGB et de militaires), la question est de savoir si vraiment les sanctions de l’Occident vont arrêter ces gens. Je crois qu’il est très important que l’Amérique dans son ensemble, pas seulement l’Amérique du Nord mais également l’Amérique latine, participe à ce blocage pacifique de l’agression militaire par des sanctions. Évidemment, ce n’est pas toujours facile, ce n’est pas toujours agréable, etc. Mais hier encore, le Ministre de l’économie allemande affirmait que « de toutes manières, la guerre, c’est beaucoup plus cher ». Chaque jour de guerre est infiniment plus cher que les sanctions. Donc, il faut vraiment, en clair, faire un choix en regardant la réalité telle qu’elle est. C’est la seule manière de mettre un terme à tout cela – et beaucoup d’oligarques russes commencent à se poser la question de savoir si cette folie militaire ne mène pas à la ruine de l’économie russe. Donc, les sanctions font réfléchir des gens qui, sans elles, peuvent, en tout orgueil, sans absolument aucune restriction, en grands seigneurs, pour ne pas dire en bandits, transgresser toutes les règles. Les règles ne sont jamais parfaites, mais sont une manière de dialoguer, d’avoir un débat, plutôt que de s’entretuer. Donc, l’alternative est la suivante : soit le débat dans une cité pacifique, soit la guerre. Et cette guerre, encore une fois, peut toucher le monde entier, devenu plus petit, de manière beaucoup plus brutale que ce ne fut le cas lors de la Seconde Guerre mondiale. On sait bien que le Brésil a participé à la Seconde Guerre, mais le monde est devenu encore plus petit depuis lors. Et on voit bien que les marines trouvés par les Suédois en mer du Nord, les avions dans les Pays baltes, tout ça donne le sentiment d’une fragilité extrême. Dans une analyse, excellente je dois dire, que j’ai lue dans Le Monde, écrite par mon collègue et ami Philippe de Lara, il est dit que l’imprévisibilité est une arme de Poutine ; mais c’est aussi un indice de sa fragilité. Il est dans une situation fragile, il est acculé. Toute la question est de voir de quelle manière l’élite russe l’aidera à s’en sortir, et donc modifiera cette situation. Je crois que tout le monde aujourd’hui est plus ou moins conscient qu’il faut penser la Russie après Poutine. Sans Poutine. Donc engager des vraies réformes de fond.
20 G. Cocco : Et cette histoire selon laquelle il y aurait une minorité russophone que le nouveau pouvoir ne respecterait pas – et qui est complètement montée par la propagande ?
21 C. Sigov : Écoutez, il y a quelques jours, des élections au Parlement ont eu lieu. Elles ont été reconnues non seulement par l’Occident mais également par la Russie. Ce sont donc des élections légitimes. Qu’en est-il résulté ? À la différence des élections précédentes, le parti considéré comme étant d’extrême-droite n’est pas entré au Parlement, il n’a pas pu dépasser le seuil des 5%. C’est-à-dire, qu’à la différence de Marine Le Pen qui a obtenu 20%, ils n’ont pas eu 5%, ils ne sont pas même entrés au Parlement. Donc, au Parlement, en grande majorité, 70% des élus sont favorables à des liens avec l’Occident, afin d’avoir encore une fois de vrais échanges. Nous pouvons être en désaccord, mais nous voulons débattre de manière pacifique. Voilà ce que nous voulons : développer un vrai dialogue. J’espère que le Forum Européen dont je parlais, que nous avons développé avec Galina Ackerman et nombre de nos collègues dans différents pays du monde, favorisera une compréhension mutuelle ; j’aimerais que les textes parus en langue portugaise puissent aussi paraître en russe et en ukrainien pour éclairer cette situation. Mais quoi qu’il en soit, nous n’avons jamais eu, avant l’agression de cette année, l’idée même d’un parti, où d’un leader capable de revendiquer, par exemple, l’autonomie – sans même parler d’une sortie de l’Ukraine. Jamais. Parce que cela aurait été totalement artificiel.
22 G. Cocco : Le fait est que, lorsqu’on passe les frontières de l’Europe, même celles de l’Europe orientale, au Sud, cette notion d’Occident fonctionne comme un piège, parce que la tendance ici est d’identifier l’Occident aux États-Unis et au pouvoir des riches, à une vision des choses eurocentriste. Je crois qu’il faudrait justement essayer de montrer comment l’Ukraine est un « Sud » de l’Europe, de la même manière que la Grèce et l’Italie, aussi bien que le Brésil ou l’Argentine, et pouvoir penser au-delà de cette opposition. L’Ukraine, c’est la possibilité de penser au-delà de l’opposition Occident/Orient. Cette dualité n’est plus d’actualité. Il n’y a plus de dehors, nous sommes tous dedans, le monde est plus petit. Et nous avons tout intérêt, en termes d’option démocratique, à développer la paix plutôt que la guerre.
Partie 3 – Humanisme
23 C. Sigov : Il ne s’agit pas de discuter pour savoir si le Japon, Hong Kong ou le Brésil font partie de l’Occident. La question n’est pas d’ordre géographique stricto sensu ; elle se situe sur le plan du respect de la dignité humaine. Ce qu’a fait Kiev, toujours, pendant cette période hautement dramatique, du point de vue humain et social, c’est défendre la dignité humaine. Et toutes les valeurs qui s’y constituent doivent se rattacher à ce contexte de défense de la dignité humaine. À partir du moment où l’on nie complètement la valeur de la vie d’un homme ou d’une femme, où l’on ne la considère pas comme supérieure à celle des empires, des compagnies transnationales, des intérêts, etc., quand on estime que l’homme ne vaut rien, là, on peut voir une vraie frontière – philosophique, sociale, culturelle et politique. Et cette frontière nous concerne bien davantage que le débat sur la démarcation entre Est et Ouest, sur la fin de l’Occident et le commencement de l’Orient, l’orientalisme, le « désorientalisme », etc. Donc, pour ne pas être désorienté, déboussolé, il faut poser dès le départ la question de l’homme, de sa dignité, des violences commises, de la justice, qui doit se prononcer sur cette question. Et, à mon avis, défendre ces valeurs, c’est travailler à une vraie sortie de « l’Égypte totalitaire du XXe siècle », c’est-à-dire échapper à la tentation de faire et de construire n’importe quoi, de manière totalitaire, à partir de masses humaines manipulées, sans considération pour les peuples – déportés, gazés, oppressés, détruits, etc. C’est la grande différence. Donc, pour ne pas être piégé par la question de l’Occident, il faut regarder, très concrètement, le vrai danger qui menace l’Europe à l’heure actuelle. On n’a pas assez mis en valeur la réconciliation des deux anciens ennemis, la France et l’Allemagne. Il y a quelques jours encore, j’ai rencontré en France des gens qui parlaient de leurs parents et des « Boches ». Cela laisse imaginer comment les « autres », les anciens ennemis, peuvent être traités. Et je crois que l’on commence seulement à comprendre la valeur de la réconciliation entre France et Allemagne, au-delà de ses simples enjeux économiques. Et pour l’avenir, pour le XXIe siècle, l’enjeu fondamental de la réconciliation entre l’Ukraine et la Russie est, de manière analogue, différente mais au fond similaire, la paix sur tout le continent européen et dans le monde. Cette réconciliation doit s’appuyer évidemment sur la vérité, sur la réalité, sur la justice, pour que la paix soit durable et non pas seulement, une fois encore, sur ce montage d’intérêts pour lesquels des pays entiers sont mis au service d’une stratégie inhumaine. C’est vraiment le principal, c’est fondamental. Vous savez que notre université, à Kiev, fête cette année ses quatre siècles d’existence : elle a été fondée entre 1615 et 1616. Toute cette histoire, celles des gens, de l’enseignement, des cultures ukrainiennes, est là, encore une fois, pour notre liberté et la vôtre. C’est notre mot d’ordre depuis toujours ; des siècles durant, nous l’avons répété : « pour notre liberté et la vôtre », pour la liberté des Ukrainiens, des Polonais, des Russes, de tous les pays de l’Est et du Centre de l’Europe. Il faut rappeler le propos d’Hannah Arendt au sujet des « trésors perdus » de la culture européenne, qu’ils soient en Amérique ou en Europe, peu importe. Ces trésors perdus, c’est ici précisément une autre pensée de l’homme. Et ce que nous sommes en train de vivre dans cette autre Europe, l’Europe de l’Est, est la réactualisation d’un important débat qui a eu lieu à Budapest, à Prague, en Pologne, et qui, maintenant, a historiquement migré en Ukraine. C’est le moment de visiter l’Ukraine ! À Kiev, heureusement, on peut faire des rencontres, des débats, des colloques et c’est pour ça que nous nous sommes battus. C’était un combat pour l’installation d’une véritable agora, d’un vrai forum, pour les débats. Comme c’était le cas en Espagne après la Première Guerre mondiale, une solidarité internationale vis-à-vis d’un drame qui conduit à un désastre encore plus grand, comme celui qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, je crois qu’une certaine sorte de solidarité internationale est nécessaire pour penser le véritable enjeu de cette crise en Europe de l’Est. Pour penser, pour en tirer les conséquences et développer une autre pratique – une praxis sociale, politique, civique, etc. différente. C’est pour cette raison que nous avons misé sur les réformes sitôt la bataille gagnée à Kiev. Il y a une jeunesse absolument extraordinaire, une vraie génération de Maïdan, de Kiev, des gens de votre génération, des gens qui ont participé aux grands mouvements du Brésil, à Rio ; ce sont des gens qui veulent la justice, de vraies réformes, un vrai changement, pour se démarquer du passé soviétique. Il n’y a pas de nostalgie du système soviétique : c’est pour cette raison que l’un des symboles des révolutions de Kiev était le renversement de la dernière statue de Lénine ; dans différentes villes d’Ukraine sont tombées d’autres statues de cette idole qui a provoqué la guerre civile en Russie, pour ensuite laisser sa place à Staline, qui a provoqué une famine artificielle et est à l’origine des plus grands désastres du XXe siècle. À partir de là, je crois qu’on peut repenser aussi, disons-le, le code des valeurs européennes de fond en comble – non pas dans l’idée qu’elles sont muséifiées, obsolètes, ou gravées dans le marbre, mais, au contraire, comme des choses qui se constituent jour après jour, dans les rapports humains, dans le dialogue. Je crois que c’est cette extraordinaire revitalisation de la communion, de la communication sur la place Maïdan, qui a mis ensemble des gens de gauche, de droite, du centre, des croyants, des athées, qui a donné une vitalité extraordinaire à la société, qui a mis en contact des gens qui s’ignoraient, qui ne savaient pas qu’ensemble, ils pouvaient effectivement constituer une force nouvelle. Et je crois que la grande différence, quand même, relativement aux événements de Rio, de Sao Paulo, de Turquie, d’Égypte ou de Hong Kong, tient à la question de savoir s’ils ont lieu dans un pays donné, déterminé, ou si intervient une grande puissance étrangère qui, ensuite, provoque la guerre. Aujourd’hui, nous comprenons mieux comment nous avons pu gagner à Kiev – c’est un événement incontestable, historique. Nous allons donc méditer et réfléchir à la manière dont la société civile a pu donner naissance à un nouveau gouvernement, à un nouveau président, a pu renouveler le parlement et repartir sur de nouvelles bases, tout en gardant en mémoire les gens qui ont été tués, qui ont donné leur vie, qui ont osé, qui ne sont pas restés paralysés par la peur.
24 G. Cocco : Combien de morts y a-t-il eu ?
25 C. Sigov : À Kiev, on parle d’une centurie, de « centurie céleste », c’est-à-dire d’une centaine de personnes tuées pendant la confrontation du mois de Février. Et nous avons proposé de mettre dans les cabinets de tous les bureaucrates non pas le portrait du président de la république, mais des photos de ces gens qui ont donné leur vie, qui ont osé, qui ont surmonté la peur physique d’être tués pour la liberté des autres.
26 G. Cocco : Quand tu as parlé de Lénine, tu l’as mis au même niveau que Staline. Mais dans l’imaginaire d’ici, et pas seulement dans l’imaginaire de gauche ou progressiste, Lénine n’est pas Staline, et, de ce point de vue, les événements de Maïdan, c’est léniniste – l’insurrection, la prise du palais… Seulement, vu de l’Ukraine, ce n’est pas le cas. La critique du léninisme y est beaucoup plus radicale et importante.
27 C. Sigov : Oui. On a récemment rappelé que Trotsky aussi est né en Ukraine, dans une famille juive. Si vous voulez, on sait bien qu’il s’agit d’une histoire encore à écrire, et qui donnera à penser, y compris dans votre pays, ici au Brésil : les purges de Staline, le tempérament criminel qu’il manifeste en envoyant au goulag des millions de personnes – un chiffre supérieur à celui des personnes tuées au cours de la Seconde Guerre mondiale –, tout ça trouve son origine chez Lénine. Lénine, après Kronstadt, après la prise du pouvoir au moment de la guerre civile, avait déjà mis en place sur l’île Solovsky le premier goulag. Tout ça ressortit bien à une logique bolchevique. Encore une fois, sans faire d’amalgame, il faut simplement, de manière documentée, apaisée si possible, étudier de manière plus objective, historique, à la fois l’histoire du communisme et celle de la « décommunisation », de la « désoviétisation ». Et le fait que le cadavre de Lénine soit toujours sur la Place Rouge, dans un mausolée… cela n’est pas le fait d’un État laïc. Il y a quelque chose d’inimaginable, peut-être même d’impossible – même au fond de la forêt amazonienne –, à maintenir, au XXIe siècle, devant le Parlement, le cadavre d’un homme qui a perdu la tête – c’est-à-dire, qui a initié un mouvement qui l’a complètement dépassé, pour devenir une tendance plus large… L’influence des Bolcheviques sur le parti nazi au début des années trente est bien connue. Donc, si vous voulez, cette vague totalitaire nie le caractère unique de chaque homme, la valeur ultime de chaque personne, qui est fragile, mortelle. La chose est remarquablement décrite chez Grossman dans Vie et destin. Il y a de grands récits à prendre en compte, à méditer, à lire ; il faut comprendre qu’il y a une autre histoire du XXe siècle, qui éclaire la possibilité d’une autre histoire du XXIe siècle. Je crois qu’il y a là une vraie leçon à tirer ; les événements de Kiev et d’Ukraine, d’une manière plus générale, sont une grande invitation à actualiser cette autre histoire, afin d’ouvrir des portes, de dévoiler des possibilités nouvelles à toutes les sociétés, très différentes, des pays d’Amérique latine, et du monde, qui souffrent de ce cloisonnement.
28 G. Cocco : Grossman est très important, parce qu’il avait écrit plus tôt Le Peuple immortel à partir d’articles et de récit de batailles, c’était une sorte d’hymne au peuple soviétique – puis ce fut Vie et destin. Mais Berkman écrivait déjà ça en 1919, 1921, à propos de Kronstadt.
29 C. Sigov :Voilà, très tôt. Donc il faut vraiment aller effectivement aux sources.
30 G. Cocco : C’est à partir de Kronstadt qu’il faut reprendre ce débat, qui est très ancien.
31 C. Sigov : Absolument. Et il faut bien comprendre, à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale, que nous sommes en train de penser aujourd’hui, que Kronstadt a été l’élément déclencheur d’immenses désastres, mais il ne faut pas non plus être piégé : la véritable analogie, pour notre temps, n’est pas avec 1914, mais avec 1939. Nous sommes en 1939. Il faut vraiment comprendre que l’esprit de Munich, les erreurs commises par Chamberlain, par un certain nombre de gens moins éclairés que ceux qui comprenaient le grand danger du nazisme et d’une logique totalitaire. Encore une fois, il ne faut pas retomber dans les analogies faciles entre Hitler et Poutine – ce n’est pas du tout mon propos. Le problème, c’est le vrai danger que présente une logique militaire, lorsque le militarisme prime sur la politique, l’économie, la culture et sur l’homme. Il y a alors une vraie folie, une obsession militaire. Il y a une logique. En Ukraine, on a déploré la lenteur de l’Amérique, la mollesse, les faiblesses, malheureusement, d’Obama et compagnie. Mais ce n’est pas tellement la réaction américaine qui est discutée, au contraire, ce qui a été critiqué, c’est, dans notre pays, malheureusement, l’inertie, et, en Occident, le manque de courage et de sensibilité concernant la guerre en Géorgie : personne n’a bougé. Et c’est ce qui entraîne une agression plus grave encore. Sans réaction de l’Amérique – latine ou du Nord –, l’agression s’étendra. Donc, à mon avis, ce qu’on appelle les sanctions, c’est une manière de dire : « Arrêtez ! Stop ! Basta cosi ! On ne peut plus supporter ni accepter ça ». Malheureusement, le langage de la force est le seul langage que comprend Poutine. Si on ne réagit pas avec force, il fera pire dans d’autres pays, parce que c’est une logique, encore une fois, excusez-moi, de bandit ; il s’agit d’un État bandit. Donc c’est grave. Et nous sommes au début de ce cycle historique, qui risque de durer cinq ans, dix ans. Il ne faut pas perdre de temps : on a déjà perdu plusieurs mois, en répétant des bêtises sur le fascisme et l’antifascisme. Il ne faut pas se laisser de nouveau piéger par les clichés de la propagande. Il faut analyser la réalité avec sérieux, regarder le flux des événements, dessiner une véritable cartographie pour adopter une démarche conséquente, pour tracer un chemin.