Droit pénal et douceur des peines au XVIIIe siècle. Considérations sur quelques études récentes
1 Lieu majeur de tension entre le pouvoir souverain et la liberté individuelle, le droit pénal concentre une part importante des mutations idéologiques qui, à l’âge des Lumières, ont préparé ou accompagné le crépuscule des théories de la souveraineté. Ce qui prend forme en effet dans les réflexions pénales des réformateurs, ce n’est pas seulement une doctrine des limites du pouvoir, c’est aussi un nouveau paradigme politique. Comment penser les conditions d’un pouvoir intrinsèquement limité, lié par le respect des libertés individuelles ?
2 Tels sont l’objet et l’intérêt des études réunies par Luigi Delia et Gabrielle Radica dans Penser la peine à l’âge des Lumières [1], ainsi que du livre de Dario Ippolito, Diritti e potere. Indagini sull’Illuminismo penale [2]. Parmi les divers aspects de la pratique et de la théorie pénales du XVIIIe siècle, ces ouvrages ont choisi d’attirer l’attention du lecteur sur une dimension privilégiée de ce moment fondateur de la culture juridique moderne : la naissance du principe de « douceur des peines [3] ». Le pouvoir d’État, selon les réformateurs des Lumières, ne doit certes punir que les actions interdites par la loi, et la loi ne doit interdire que les actions pourvues de certaines caractéristiques. Mais il faut aussi punir de manière différente : sans cruauté, avec une violence moindre.
3 Il n’est pourtant pas aisé de comprendre la relation qu’entretient ce principe théorique avec la pratique même de la justice pénale. Pendant longtemps a dominé une interprétation de cette relation qui repose sur un schéma simpliste et simplificateur. Selon cette interprétation, il faudrait opposer en bloc les théoriciens réformateurs aux praticiens de la justice : la théorie de la douceur s’opposerait à la dureté de la pratique. Ce schéma articule ainsi deux couples d’opposés : d’un côté, la théorie s’oppose à la pratique, les idées aux actes, les livres aux faits, selon un schéma qui a longtemps prévalu dans l’histoire des « origines intellectuelles de la Révolution française [4] » ; de l’autre, la raison s’oppose à la cruauté, le progrès à la barbarie, les Lumières à l’obscurantisme. Les réformateurs auraient jeté un cri d’indignation face à la justice de leur temps, dont les atrocités avaient culminé, comme le rappelle Michel Foucault dans les premières pages de Surveiller et punir, dans le supplice infligé au régicide Damiens en 1757.
4 Face à cette « légende noire » de la justice pénale d’Ancien Régime s’est alors développé un autre courant historiographique, non exempt à son tour de simplification et de simplisme. Selon ce courant « révisionniste », l’image d’une justice barbare et arriérée est tout simplement mensongère : les praticiens de la justice n’ont pas attendu les théoriciens pour faire évoluer la justice. On constate en effet, tout au long du XVIIIe siècle, un net adoucissement des peines prononcées par les magistrats, dans le cadre d’une sensible humanisation de la justice pénale. Les vrais réformateurs ne sont donc pas ceux qu’on croit. Or, notre méconnaissance de la justice d’Ancien Régime serait due aux réformateurs eux-mêmes, qui auraient sciemment développé une vision mensongère de la justice de leur temps, créant eux-mêmes cette légende noire qui s’est imposée après eux. Ignorant la réalité et la déformant pour mieux se glorifier de leur humanité, ces prétendus réformateurs sont en réalité des « imposteurs », puisque les véritables héros des évolutions de la justice sont les praticiens du droit d’Ancien Régime, c’est-à-dire ceux-là mêmes qui sont victimes de leurs foudres. Les représentants de cette historiographie en concluent ainsi que les écrits des réformateurs ne contiennent rien de nouveau puisque, dans le meilleur des cas, ils énoncent ce qui se fait déjà en pratique et que, dans le pire des cas, ils bâtissent des châteaux en Espagne sur les fondements fantaisistes de leur ignorance juridique [5].
5 À la suite de certains autres travaux récents [6], Penser la peine et Diritti e potere montrent pourtant qu’une voie est possible entre ces deux extrêmes. Il convient en effet de distinguer l’évolution de la justice pénale de celle des théories pénales. Sur le plan pratique, on assiste à une évolution fondamentale, qui se traduit par une application de plus en plus fréquente du principe de la modération des peines. Ce principe relève du principe plus général de l’arbitraire : les magistrats ont la faculté d’interpréter la loi pénale pour l’appliquer aux circonstances. Or, par l’effet d’une sensibilité nouvelle, ils recourent de plus en plus souvent à ce droit pour modérer les peines, c’est-à-dire pour prononcer des peines plus douces que celles que la loi les autorise à infliger. Mais sur le plan théorique, on assiste à quelque chose de très différent, qui se traduit par l’élaboration du principe de douceur des peines. Ce principe ne s’adresse pas aux magistrats, à qui les réformateurs demanderaient une application modérée et humaine de la loi, mais au législateur. L’idée des réformateurs est en effet que la loi pénale, même si elle n’est pas appliquée, conditionne en profondeur la liberté des citoyens. Nul n’est libre s’il existe la simple possibilité d’appliquer des lois atroces et cruelles, même si, de fait, ces lois ne sont jamais appliquées. Les réformateurs soutiennent donc que la modération des peines n’est pas une garantie pour la liberté politique : ce qui compte est l’application du principe de légalité ou de certitude du droit. Au contraire, répliquent leurs critiques, « les lois doivent tendre à la rigueur, non à l’indulgence » : c’est au magistrat seul qu’il appartient de les appliquer avec équité [7].
6 Penser la peine et Diritti e potere contribuent ainsi à faire émerger une nouvelle représentation des Lumières pénales. Cette notion même continue d’avoir un sens : le XVIIIe siècle apparaît bien comme un champ de bataille entre progressistes et conservateurs. Au sein de cette catégorie, il faut cependant distinguer deux aspects, corrélatifs mais indépendants l’un de l’autre.
1 – La pratique des Lumières pénales
7 Le premier est la dimension pratique des Lumières pénales. Dès la fin du XVIIe siècle, on constate en effet dans la jurisprudence une forte tendance à la modération des peines : des sanctions de moins en moins sévères sont infligées aux condamnés. Dans leur belle introduction à Penser la peine, Luigi Delia et Gabrielle Radica parlent ainsi d’une « profonde réforme interne de la culture juridique [8] ».
8 Les lois pénales demeurent certes extrêmement sévères tout au long du XVIIIe siècle. Il serait cependant anachronique et trompeur de juger le système pénal de l’époque en ne tenant compte que de la seule loi souveraine. La pluralité et l’hétérogénéité des sources du droit est en effet une caractéristique majeure de l’Europe d’Ancien Régime : plusieurs systèmes juridiques étaient en vigueur (droit commun, droit féodal, droits locaux, etc.) et superposaient leurs propres normes à celles de la loi du souverain. La doctrine savante et la jurisprudence des grands tribunaux concouraient en outre à la création du droit positif. Enfin, comme le rappelle Élisabeth Salvi à propos des républiques francophones de l’Helvétie, le principe de l’arbitraire judiciaire accordait une vaste discrétion herméneutique aux magistrats, qui pouvaient qualifier et punir une infraction en fonction des circonstances [9].
9 Ce qu’on découvre alors, c’est non seulement que la loi n’était presque jamais littéralement appliquée, mais que, au XVIIIe siècle, les juges usaient de leur pouvoir arbitraire non pour durcir, mais pour adoucir les peines. C’est ce que rappelle Constanta Vintila-Ghitulescu à propos d’une situation certes très particulière, mais néanmoins riche d’enseignements, celle des délits contre la morale publique et les bonnes mœurs en Roumanie :
Il convient maintenant de confronter la rigueur des propositions de la loi écrite à sa mise en œuvre effective. Les juges jouissent d’une grande liberté en ce qui concerne l’interprétation de la loi et le choix des sanctions […]. Or, cette liberté n’est pas utilisée pour durcir les peines, mais au contraire pour les adoucir […] [10].
11 Luigi Delia et Gabrielle Radica nous mettent cependant en garde contre toute interprétation trop hâtive de cette évidente convergence entre les comportements des juges et la théorie pénale de l’époque. Les liens qui les unissent ne doivent pas être conçus comme une simple relation de cause à effet, comme si les magistrats avaient compris et adopté les idées préalablement mises au point par les théoriciens ; comme si, en d’autres termes, la tendance pratique à la modération pénale était le reflet ou le résultat d’une tendance théorique à la douceur des peines. Il faut au contraire considérer ces deux séries de faits comme les différents aspects d’un seul et même phénomène, dont la cause reste encore à interpréter [11].
2 – La théorie des Lumières pénales
12 Les autres Lumières pénales consistent dans leur dimension théorique. Ce second aspect forme l’objet privilégié des deux volumes.
13 Mais en quel sens peut-on dire que la théorie pénale des Lumières diffère de ce qu’on observe dans les pratiques judiciaires contemporaines ? Les théoriciens du droit criminel se sont en effet eux aussi exprimés en faveur de la douceur des peines, comme le rappelle Dario Ippolito dans le premier chapitre de Diritti e potere, consacré à une description limpide et intense du « paradigme du pouvoir limité » tel qu’il a été développé par les penseurs des Lumières [12]. On a donc bien affaire à un seul et même phénomène. Ainsi, dans les débats purement théoriques, l’exigence de modération trace une ligne de partage entre conservateurs et progressistes, entre ceux qui, comme Montesquieu, combattent la sévérité législative et ceux qui, au contraire, la soutiennent et la justifient, comme Muyart de Vouglans.
14 À bien y regarder, toutefois, la théorie pénale des Lumières se distingue nettement des évolutions contemporaines de la pratique judiciaire. Il est important de le souligner : en négligeant pareille distinction, on risquerait de penser que, puisque les magistrats œuvraient déjà en faveur de la modération des peines, les écrits des philosophes n’ont eu aucun effet ni aucune utilité. Or, un tel renversement de l’image traditionnelle serait tout aussi simpliste et erroné que cette image même. Un élément doit en effet immédiatement nous sauter aux yeux : chez les théoriciens, l’appel à la modération était adressé au législateur, non au magistrat. Les penseurs des Lumières n’ont pas adressé des recommandations ou des conseils aux magistrats pour les convaincre d’appliquer ou d’interpréter la loi avec douceur et modération. Ils ont élaboré un véritable principe de douceur dans le but de combattre les lois pénales de leur temps.
15 Le livre de Dario Ippolito et les essais réunis par Luigi Delia et Gabrielle Radica nous aident à comprendre la portée extraordinaire de ce principe. À qui jugerait hâtivement, celui-ci pourrait apparaître comme peu différent de celui qu’adoptaient et qu’appliquaient implicitement les magistrats. Tel n’est pourtant pas le cas, parce que chez les théoriciens – comme nous l’expliquent les auteurs de ces ouvrages –, le principe de douceur était partie intégrante d’une conception radicalement neuve du droit pénal lui-même.
16 Les penseurs des Lumières se rendent compte en effet que la loi pénale, à supposer même qu’elle ne soit jamais appliquée, produit toujours des effets importants sur la liberté du citoyen [13]. Les deux premiers chapitres du livre de Dario Ippolito soulignent ainsi cet aspect crucial. Le « caractère central de la question pénale » découle du lien, établi avec force par Montesquieu, entre principe de légalité et liberté du citoyen : nul n’est libre s’il existe seulement la possibilité d’appliquer des lois atroces et cruelles et même si, de fait, ces lois ne sont jamais appliquées [14].
17 L’analyse précise et éclairante de Céline Spector touchant la critique menée par Montesquieu de la catégorie de « crimes de lèse-majesté » s’inscrit dans cette ligne interprétative : ce que Montesquieu – comme plus tard Beccaria qui s’en inspire – conteste dans cette catégorie juridique, c’est son absence de précision, son flou, son indétermination, qui laisse au juge une immense discrétion herméneutique et lui accorde un redoutable pouvoir arbitraire [15].
18 Le principe central devient alors celui de légalité ou de certitude du droit, c’est-à-dire celui de la plus grande adéquation possible entre la lettre et l’application de la loi pénale. Or, en raison d’une mutation des sensibilités ou d’un changement de paradigme politique, les penseurs des Lumières adhèrent à l’exigence d’une moindre sévérité pénale, d’une plus grande douceur dans l’application des peines. Ils ne peuvent donc lutter pour l’adéquation entre la lettre et l’application de la loi sans lutter également pour une réforme radicale de la législation pénale.
19 On pourrait alors se demander si cette exigence de modération n’est qu’un pur fait de sensibilité, ou s’il est vraiment possible de parler d’un principe de douceur. Existe-t-il au sein des Lumières une ligne de pensée qui a développé un tel principe ? On pense naturellement et avant tout à une phrase célèbre de Montesquieu :
Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes ; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu’on examine la cause de tous les relâchements, on verra qu’elle vient de l’impunité des crimes, et non pas de la modération des peines [16].
21 Cette maxime est ensuite reprise par Beccaria, qui l’applique cependant de manière utilitariste : c’est pour des raisons d’efficacité que la loi doit édicter les peines les plus douces possibles. Dans un article d’une clarté et d’une précision admirables, Dario Ippolito analyse la manière dont Beccaria, sur la base de ce principe, en arrive à contester la peine de mort dans le chapitre le plus célèbre de son livre [17].
22 Mais comme le rappelle ce même auteur, c’est également pour des raisons morales que Beccaria a défendu le principe de douceur. L’analyse de Montesquieu a en effet mis au jour la vaste influence de la législation pénale, qui affecte aussi la sphère morale : elle influe non seulement sur la liberté du citoyen, mais aussi sur ses représentations morales. Kevin Ladd insiste sur cet aspect dans un article sur Beccaria publié dans Penser la peine :
Il existe au moins un point sur lequel Beccaria ne varie jamais : la peine n’est pas une abstraction, mais un acte entrepris délibérément par une société qui a sans doute le droit de se protéger, mais qui a aussi pour devoir (et pour intérêt) de s’interroger sur ses responsabilités. Le crime ne délivre pas la société de ses responsabilités ; il les rend seulement plus grandes [18].
24 Plus généralement, le principe de douceur, ou encore de parcimonie punitive, implique également l’idée qu’une loi pénale n’est légitime que si aucun autre moyen ne s’est révélé capable de réduire ou de minimiser les violences [19]. De ce point de vue, l’analyse de Francesco Berti est donc très intéressante, car elle met en lumière à la fois le lien étroit et les tensions conceptuelles entre les réflexions pénales de Filangieri et son projet de construction de citoyens vertueux [20]. C’est justement sur Filangieri, mais aussi sur Pagano, deux figures centrales des Lumières pénales européennes, que porte également le dernier chapitre de Diritti e potere. Dario Ippolito y reconstitue le parcours des réflexions de Beccaria au sein des Lumières napolitaines, de Genovesi à Filangieri et à Pagano, où des résultats de plus en plus importants sont obtenus, surtout en ce qui concerne la théorie des preuves, repensée à la lumière d’une « nouvelle épistémologie judiciaire [21] ».
3 – Le principe de douceur comme ligne de partage
25 En raison sans doute de la place de premier plan occupée par Beccaria dans la genèse et la définition du principe de douceur, on tend cependant trop souvent à confondre les Lumières pénales et l’utilitarisme pénal. La nouveauté de l’article de Dario Ippolito publié dans Penser la peine et complété par le chapitre sur Montesquieu de Diritti e potere consiste au contraire à faire émerger la composante rétributiviste des Lumières pénales, étroitement liée à la doctrine du droit naturel [22]. Ce nouvel éclairage jeté sur un aspect peu connu des Lumières pénales induit alors à déplacer la ligne de partage traditionnelle qui oppose les théories pénales du XVIIIe siècle : cette ligne ne passerait pas entre l’utilitarisme et le rétributivisme, comme on le pensait, mais entre le principe de douceur et le principe de dureté, entre la modération des peines et la sévérité pénale.
26 Prenons un exemple pour illustrer la manière dont les analyses de Dario Ippolito permettent de mieux comprendre les textes. Comment interpréter le fait que les toutes premières critiques adressées à Beccaria lui attribuent des thèses diamétralement opposées ? Un mois après la « troisième » édition des Délits et des peines (1765), Camillo Almici déplore que, pour les « naturalistes » modernes (parmi lesquels il range Beccaria), « ce qui contraint [strigne] les sujets à l’obéissance à leur prince est la seule crainte de la peine, non leur conscience [23] ». Il reproche donc à l’auteur anonyme des Délits de ne pas avoir compris que ce qui a conduit les hommes à s’associer n’est pas la crainte, mais « un motif plus lointain, qui suppose nécessairement avant lui la bienveillance [24] », et d’avoir ainsi accordé une trop grande importance à la fonction dissuasive des peines. Or, quelques semaines auparavant, Ferdinando Facchinei avait dénoncé chez ce même auteur un principe opposé. Aussi avait-il rappelé ce que, selon lui, Beccaria n’avait pas compris : « C’est la crainte qui conserve les royaumes. L’aversion pour la douleur est parmi les hommes plus vive et plus générale que l’inclination au plaisir [25] ». Aux yeux de Facchinei, Beccaria n’a pas compris que seule la dissuasion pénale est capable de tenir en bride les appétits corrompus des hommes.
27 D’un côté, on peut sans doute expliquer pareil phénomène en rappelant que Beccaria déplace les termes du débat : il reprend des arguments déjà connus, mais il les situe dans une nouvelle ligne de raisonnement, dans un nouveau paradigme, ce qui transforme leur signification et rend cohérent ce qui autrefois était considéré comme contradictoire [26]. Mais d’un autre côté, à un niveau plus général encore, les travaux de Dario Ippolito permettent de comprendre que, dans la réflexion du XVIIIe siècle sur le droit pénal, l’opposition entre douceur et sévérité est plus structurante, plus décisive que l’alternative entre rétributivisme et utilitarisme. Cette dernière, comme on l’a vu, se révèle peu utile pour comprendre les discussions de cette époque. La véritable ligne de partage entre Beccaria et ses adversaires se situe entre le principe de douceur et l’insistance sur la dureté des peines, revendiquée comme nécessaire et légitime, même si cette insistance est fondée sur des raisons qui ne sont pas toujours les mêmes [27].
28 Les travaux de Dario Ippolito invitent ainsi à une série de recherches sur la présence ou non du principe de douceur dans les théories pénales des Lumières, sur la façon dont ce principe est affirmé, argumenté et utilisé, et sur les conséquences qui en sont tirées. Une autre manière de s’interroger sur la structure et la portée du principe de douceur est offerte par l’analyse de Luigi Delia qui, dans son article recueilli dans Penser la peine, parvient admirablement à réunir la théorie et la pratique pénales. Après l’échec de la lutte abolitionniste en France au commencement de la Révolution, l’effet paradoxal du principe de douceur a été l’invention d’un sinistre instrument de mort : « Issue du principe : faire mourir sans faire souffrir, la guillotine représente, en un sens, une solution de compromis entre les revendications des partisans et celles des détracteurs de la peine capitale [28] ».
29 Dans la perspective que j’ai tenté d’exposer, les deux volumes obtiennent alors, je crois, deux résultats remarquables. En premier lieu, ils redonnent une place au sein des Lumières pénales au mouvement vaste et complexe des magistrats « modérés » ou « éclairés » qui exploitaient les ressources de l’arbitraire judiciaire pour adoucir ou atténuer la pratique punitive d’Ancien Régime. Ces deux livres, toutefois, ne renoncent pas à identifier le noyau de la théorie pénale des Lumières : ils ne renoncent pas à définir ce qui fait de cette théorie un moment de rupture et de tournant dans l’histoire des doctrines pénales. Comme j’ai tenté de le montrer, ils permettent même de mieux identifier et de mieux comprendre ce noyau.
Notes
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[1]
Penser la peine à l’âge des Lumières, Lugi Delia et Gabrielle Radica (dir.), in Lumières, n° 20, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012.
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[2]
Dario Ippolito, Diritti e potere. Indagini sull’Illuminismo penale, Rome, Aracne, 2012.
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[3]
Cesare Beccaria, Des délits et des peines. Dei delitti e delle pene, texte italien établi par Gianni Francioni, introduction, traduction française et notes de Philippe Audegean, Lyon, ENS Éditions, 2009, § XXVII, p. 225. Ce titre du § XXVII n’est un oxymore qu’en apparence. Il ne faut pas en effet l’interpréter comme la description d’un fait, mais comme l’énoncé d’un principe. En tant que tel, il a pour fonction de s’opposer à une règle implicite de parallélisme psychophysique selon laquelle l’effet dissuasif des peines sur l’âme des innocents serait proportionnel à la violence infligée sur le corps des condamnés. Le principe de douceur des peines comprend ainsi deux aspects. Le premier est une règle de théorie pénale : la peine étant un mal, elle ne peut être justifiée que si elle est nécessaire pour réduire les violences futures. C’est une règle de parcimonie punitive : « On doit donc choisir des peines et une méthode pour les infliger qui, tout en respectant la proportion, feront une impression plus efficace et plus durable sur les âmes des hommes, et la moins tourmentante sur le corps du coupable » (§ XII, p. 179) ; « D’une manière générale, le poids de la peine et la conséquence d’un délit doivent être les plus efficaces pour les autres et les moins durs qu’il soit possible pour celui qui les subit ; parce qu’on ne peut appeler légitime une société qui ne tiendrait pas pour un principe infaillible que les hommes ont voulu s’assujettir aux moindres maux possibles » (§ XIX, p. 205-207). Le second aspect est un fait déjà observé par Montesquieu : « Un des plus grands freins qui s’opposent aux délits n’est pas la cruauté des peines, mais leur infaillibilité » (§ XXVII, p. 225). L’articulation de cette règle et de ce fait doit porter le législateur à tenter de réduire, autant que possible, la violence des peines (notamment en fonction de l’évolution des mœurs). C’est donc sans contradiction, bien qu’en des termes insupportables, que Beccaria décrit ainsi la peine qu’il souhaite substituer à la peine de mort : « le long et pénible exemple d’un homme privé de liberté […], transformé en bête de somme », « dans les fers et dans les chaînes, sous le bâton, sous le joug, dans une cage en fer » (§ XXVIII, p. 231, 233). Sur le principe de douceur des peines chez Beccaria, je me permets de renvoyer aux notes 117 et 187 de cette édition des Délits et des peines (respectivement p. 336-338 et 361-362).
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[4]
Voir Daniel Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française. 1715-1787 [1933], Paris, Éditions Tallandier, 2009, et la critique de Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française [1990], Paris, Éditions du Seuil, 2000.
-
[5]
Voir Antonio Marongiu, « Muratori, Beccaria, Pietro Verri e la scienza del diritto », in Rivista italiana di diritto e procedura penale, XVIII, 3, 1975, p. 744-776 ; Benoît Garnot, C’est la faute à Voltaire… Une imposture intellectuelle ?, Paris, Éditions Belin, 2009.
-
[6]
Voir Kurt Seelmann, « Gaetano Filangieri e la proporzionalità fra reato e pena. Imputazione e prevenzione nella filosofia penale dell’illuminismo », in Materiali per una storia della cultura giuridica, 2001, 1, p. 3-25 ; Italo Birocchi, Alla ricerca dell’ordine. Fonti e cultura giuridica nell’età moderna, Turin, Giappichelli, 2002 ; Francesco Berti, « Il garantismo penale di Gaetano Filangieri », in Archivio storico del Sannio, 2006, 2, p. 147-201 ; Les Sphères du pénal avec Michel Foucault, Marco Cicchini et Michel Porret (dir.), Lausanne, Antipodes, 2007 ; Luis Prieto Sanchís, La filosofía penal de la Ilustración, Lima, Palestra Editores, 2007 ; Dario Ippolito, Mario Pagano. Il pensiero giuspolitico di un illuminista, Turin, Giappichelli, 2008 ; Benoît Garnot, « On n’est point pendu pour être amoureux », Paris, Éditions Belin, 2008 ; Pascal Bastien, Histoire de la peine de mort : bourreaux et supplices. Paris, Londres, 1500-1800, Paris, Éditions du Seuil, 2011 ; Ethel Groffier, Criez et qu’on crie ! Voltaire et la justice pénale, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011 ; Éric Wenzel, La Torture judiciaire dans la France de l’Ancien Régime. Lumières sur la Question, Dijon, EUD, 2011 ; La Peine de mort, Luigi Delia et Fabrice Hoarau (dir.), Corpus. Revue de philosophie, no 62, 2012.
-
[7]
Voir Michel Porret, « “Les lois doivent tendre à la rigueur plutôt qu’à l’indulgence”. Muyart de Vouglans versus Montesquieu », in Revue Montesquieu, no 1, 1997, p. 65-76.
-
[8]
Luigi Delia et Gabrielle Radica, « Introduction. Le droit de punir entre philosophie politique et histoire de la justice », in Penser la peine, p. 15. Voir aussi Benoît Garnot, Crime et justice aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Éditions Imago, 2000.
-
[9]
Voir Élisabeth Salvi, « Les Lumières pénales dans les républiques francophones de l’Helvétie », in Penser la peine, p. 35-51. Sur l’arbitraire judiciaire, perçu comme un immense progrès au moment de son introduction dans la jurisprudence criminelle à la fin du Moyen Âge, je me borne à rappeler les ouvrages de Bernard Durand, Arbitraire du juge et consuetudo delinquendi. La doctrine pénale en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Montpellier, Société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, 1993, et de Michel Porret, Le Crime et ses circonstances. De l’esprit de l’arbitraire au siècle des Lumières selon les réquisitoires des procureurs généraux de Genève, Genève, Éditions Droz, 1995.
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[10]
Constanta Vintila-Ghitulescu, « Punir les corps/Séquestrer les âmes. Sur les peines dans la société roumaine au XVIIIe siècle », in Penser la peine, p. 92.
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[11]
Ce processus historique a fait l’objet de deux interprétations opposées. Selon la première, l’exigence de douceur serait le fruit d’une mutation des sensibilités, d’une « invention de la compassion » elle-même liée à de plus vastes processus culturels tels que la diffusion des romans, qui apprennent à se mettre à la place d’autrui : voir Lynn Hunt, L’Invention des droits de l’homme. Histoire, psychologie et politique, traduit de l’anglais par Sylvie Kleiman-Lafon, Genève, M. Haller, 2013. Selon Michel Foucault, au contraire, la modération pénale s’inscrit dans un changement de paradigme politique : au paradigme de la souveraineté, qui réaffirme sa puissance dans « l’éclat des supplices », se substitue celui de la biopolitique, qui alimente l’obsession de « défendre la société » en réprimant le moindre délit, la moindre infraction, la moindre incartade. Foucault développe pour la première fois cette interprétation en 1975, dans Surveiller et punir, puis en 1976 dans La Volonté de savoir ; il l’approfondit ensuite dans ses cours au Collège de France des années 1975-1980 : voir Il faut défendre la société (1975-1976), Sécurité, territoire, population (1977-1978), Naissance de la biopolitique (1978-1979), Du gouvernement des vivants (1979-1980).
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[12]
Voir Diritti e potere, chap. I, p. 21-37.
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[13]
Voir Diritti e potere, chap. II (« Montesquieu e la centralità della questione penale »), p. 39-74.
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[14]
Quentin Skinner a rappelé l’origine romaine de cette idée : voir La Liberté avant le libéralisme, traduit de l’anglais par Muriel Zagha, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 30-31. Dans la Rome antique, un esclave pouvait bien agir « librement » s’il était placé sous les ordres d’un maître bon, bienveillant ou absent, mais cette situation purement factuelle ne le rendait pas « libre » au sens juridique du terme. Pour les Romains, en effet, la liberté n’était pas un fait, qu’on pourrait définir comme l’absence d’obstacles ou de contraintes, mais une catégorie juridique : étaient dites libres les personnes sui juris, placées sous leur propre juridiction ou leur propre loi. La liberté était donc conçue comme la situation morale, mentale ou psychologique de toujours pouvoir agir sans craindre que ses actions soient légitimement entravées ou contraintes par autrui.
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[15]
Voir Céline Spector, « Souveraineté et raison d’État. Du crime de lèse-majesté dans L’Esprit des lois », in Penser la peine, p. 55-71.
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[16]
Montesquieu, L’Esprit des lois, VI, 12, éd. Robert Derathé, Paris, Éditions Garnier, 1973, vol. I, p. 94.
-
[17]
Voir Diritti e potere, chap. III (« Beccaria, la pena di morte e la tentazione dell’abolizionismo »), p. 77-102.
-
[18]
Kevin Ladd, « Penser la peine dans la souveraineté et dans l’époque. Situation de l’argumentation abolitionniste dans Des délits et des peines », in Penser la peine, p. 111.
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[19]
Voir Beccaria, Des délits et des peines, § XXI, p. 255-257 : « […] on ne peut appeler précisément juste (ce qui veut dire nécessaire) une peine encourue pour un délit tant que la loi n’a pas usé du meilleur moyen possible dans les circonstances données d’une nation pour le prévenir. »
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[20]
Voir Francesco Berti, « Droit de punir et construction d’une citoyenneté vertueuse dans la philosophie de la peine de Filangieri », in Penser la peine, p. 73-86. On rappellera toutefois que, dans un ouvrage splendide inspiré des travaux de John G. A. Pocock et de Quentin Skinner, Jean-Fabien Spitz a montré que Rousseau offre l’exemple d’une « troisième voie » parfaitement cohérente entre le langage de la vertu et le langage des droits : voir La Liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1995.
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[21]
Diritti e potere, chap. IV (« Diritto e processo nell’Illuminismo meridionale »), p. 143.
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[22]
Voir Dario Ippolito, « La philosophie pénale des Lumières entre utilitarisme et rétributivisme », in Penser la peine, p. 21-34 ; Diritti e potere, chap. II, op. cit.
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[23]
[Camillo Almici], « Osservazioni critiche di Callimaco Limi sul libro intitolato Dei delitti e delle pene », in Nuova raccolta di opuscoli scientifici e filologici, t. XIII, Venise, S. Occhi, 1765, p. XVIII.
-
[24]
Ibid., p. XVI.
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[25]
[Ferdinando Facchinei], Note ed osservazioni sul libro intitolato Dei delitti e delle pene, s. l. [Venise], s. n. [Zatta], 1765, p. 164.
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[26]
J’ai tenté de développer cette interprétation dans « Passions et liberté. Loi de nature et fondement du droit en Italie à l’époque de Beccaria », in Studi settecenteschi, 23, 2003, p. 197-278, puis dans La Philosophie de Beccaria. Savoir punir, savoir écrire, savoir produire, Paris, Éditions Vrin, 2010, chap. I, p. 38-78.
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[27]
Ces raisons sont rétributivistes dans le cas d’Almici : il faut toujours « égaler la peine au délit, comme l’effet à la cause » (« Osservazioni critiche », p. XXVII) ; elles sont utilitaristes dans le cas de Facchinei, selon lequel une peine est d’autant plus dissuasive qu’elle est plus sévère : « […] ce n’est pas la certitude, mais la grandeur du mal et du danger qui rend les hommes plus prudents dans leurs actions » (Note ed osservazioni, p. 87) ; « […] la crainte d’une peine plus dure réfrène davantage les délits que celle d’une peine moins sévère » (p. 89). Mais le même auteur recourt également à des arguments rétributivistes, par exemple en faveur de la peine de mort : « C’est une voix forte, constante et manifeste de la nature même, qui crie incessamment et qui déclare hautement que celui qui tue doit mourir » (p. 119).
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[28]
Luigi Delia, « Justice des Lumières et guillotine : un problème philosophique », in Penser la peine, p. 134.