Le sens de l’existence
Nous trouvons que, pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même.
1Donner un sens à l’existence a-t-il un sens ? Se demander si l’on peut donner un sens à l’existence, c’est présupposer le fait que l’existence n’en délivre pas un d’elle-même, immédiatement, qu’il est donc nécessaire d’en passer par la médiation d’une réflexion. Mais qu’en est-il au juste de ce rapport de rationalisation de l’existence ? Donner un sens implique l’acte de dire et de penser d’un sujet cherchant à expliquer l’existence, à lui conférer un « pourquoi », c’est-à-dire non seulement un fondement mais aussi une fin : donner un sens serait alors « se placer au-dessus » de l’existence, la « surplomber » ou encore la « regarder de haut » : cet acte de « donner un sens » impliquerait alors un écart, une distance, une différence, voire un rapport de prévalence, entre celui qui donne un sens et l’existence donnée comme objet de parole et de pensée. En effet, dire qu’un sujet détermine rationnellement l’existence, c’est dire qu’il l’objective, la place devant lui comme un objet de sa pensée : il se la re-présente. Dans cette perspective, l’existence devient un objet abstrait, général, elle atteint la valeur d’un concept connaissable par notre entendement. Toutefois, quand c’est un sujet qui donne un sens à l’existence, ce sens court le risque d’être réduit à la particularité de son jugement – par suite, ce sens serait un parmi d’autres, il n’aurait de valeur que subjective. Alors on est en droit de se demander s’il est possible de donner un sens à l’existence, un sens qui échappe à l’altération du temps, à la particularité des expériences, mais aussi au doute. Cette tentative ne serait-elle pas vouée à l’échec ? On voit donc que la question dépasse le strict champ de l’investigation psychologique pour interroger l’existence : la nôtre certes, mais aussi celle de tous les autres, et soulever ainsi des enjeux non seulement métaphysiques mais aussi épistémologiques et éthiques.
2Ce numéro de Rue Descartes interrogera la notion d’existence en se demandant si l’on ne doit pas se déprendre de cette volonté de signifier l’existence, de l’orienter dans un sens, à partir de la seule autorité de notre raison et s’il ne s’agit pas plutôt de revenir à l’existence comme telle en la laissant signifier par elle-même, générer un sens auquel nous n’aurions peut-être pas pensé ? Les articles du corpus interrogent les limites de la signification en repensant le rapport du sujet à son existence à partir d’un questionnement sur la nature du sens. Ils se demandent alors en quoi l’existence comme mode d’être spécifique, comme mode d’arrachement à l’être et à la vie, s’inscrit dans l’exigence d’un sens. Les articles de Traverses, quant à eux, vont tenter une percée dans l’impératif du sens en ouvrant la possibilité d’un autre sens, jusqu’à remettre en question la pertinence même de cette question : au fond, poser la question du sens de l’existence n’aurait peut-être aucun sens. Mais alors si l’existence comme telle excède le sens, qu’est-ce, au fond, qu’exister ? Les auteurs se sont risqués à y voir une aventure, un « hors-de-soi » qui serait une manière de mettre en relation ce que l’on est avec l’autre, avec le dehors. Cette grande aventure de l’existence s’actualiserait dans les actions, les rencontres et les créations à travers la culture et l’éducation qui sont autant de forces de transmission et de transition. Exister se dessinerait ainsi comme notre œuvre commune où l’individu excède infiniment les assignations produites par le système. Dans Le Nègre du Narcisse, Joseph Conrad explique ce profond sentiment de communion d’un soi avec l’autre que l’œuvre peut offrir. On y reçoit le témoignage d’une vie qui s’est frayé un chemin parmi les devenirs imposés en pariant peut-être sur la « conviction subtile mais invincible de la fraternité qui unit la solitude d’innombrables cœurs », sur une « inévitable solidarité », « cette solidarité dans l’origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l’espérance, dans une incertaine destinée, qui unit les hommes les uns aux autres, et l’humanité tout entière au monde visible » (Joseph Conrad). Au-delà du sens, l’aventure de l’existence serait ainsi proche de l’étonnement philosophique sans cesse renouvelé, du dialogue qui ouvre à la saveur d’exister singulièrement avec les autres sur une terre hospitalière.
3Dès lors, il ne s’agit plus de spéculer sur l’existence, de donner un sens objectif à l’existence, mais d’entrer dans l’existence. Pour Sören Kierkegaard, cela revient à être un penseur subjectif, car un tel homme rassemble en sa subjectivité « la tâche même de tout homme » (Post-Scriptum aux Miettes philosophiques). Et cette exigence d’authenticité implique de rendre compte de soi-même et d’échapper aux idoles, aux illusions, d’être soi-même dans l’existence où extériorité et intériorité se trouvent entrecroisées (puisque « exister » c’est sortir de soi mais aussi rentrer en soi). En cet acte de corrélation, nous risquons alors l’incertitude, comme Socrate : « Quand il croyait qu’il y a un Dieu, il maintenait fermement l’incertitude objective avec toute la passion de l’intériorité et c’est dans cette contradiction, ce risque que réside justement la foi. » (Post-Scriptum). « Et s’il y avait une immortalité … » : dans ce « si », Socrate place toute son existence. Il risque la mort, il confronte sa vie entière avec la vie de l’infini. Y a-t-il meilleure preuve de l’immortalité de l’âme ? « L’incertitude socratique est alors cette expression maintenue avec toute la passion de l’intériorité du fait que la vérité éternelle se rapporte à un être existant et doit ainsi rester pour lui un paradoxe aussi longtemps qu’il existe. » (Post-Scriptum). Le vrai a partie liée avec l’incertitude, avec le questionnement. Donner un sens en décrétant la vérité du langage sur l’existence serait une manière de manquer la vérité subjective, de passer à côté de l’existence authentique. Socrate, par son ironie, propose une posture, une attitude qui est une manière de dire, de donner un sens à rebours du sens objectif : dans son « je ne sais pas », il y a un « presque rien », c’est-à-dire une miette d’incertitude.