L’identité entre sexe et genre chez Freud et Lacan
1« Deviens ce que tu es » : le célèbre impératif nietzschéen tiré d’Ainsi parlait Zarathoustra pourrait permettre de formuler la question du devenir qu’il appartiendrait à chaque individu d’actualiser entre sexe et genre. La question de l’identité de genre d’un individu sexué n’est pas anecdotique pour la nouvelle science analytique fondée par Freud, ne serait-ce que parce que cette discipline est tout entière fondée sur la mise au jour du sexuel – de ce que Jean Laplanche appelle la « sexualité généralisée [1] » – dans la constitution psychique et la découverte de l’existence d’une sexualité infantile. La psychanalyse freudienne d’emblée n’a pu faire l’impasse sur la question du devenir sexué et sexuel d’un individu, de son évolution dite psychosexuelle. Celle-ci implique dans la théorie psychanalytique deux concepts : celui de l’identité sexuelle et celui du choix d’objet (Objectwahl). Ces deux concepts sont inséparables d’un troisième, celui de narcissisme tel qu’il a été mis en lumière par Freud dans l’essai Pour introduire le narcissisme [2](1914), mais sont néanmoins à distinguer. La question du devenir sexué et sexuel d’un individu a été débattue depuis les premiers textes freudiens jusqu’à l’époque contemporaine par les psychanalystes non sans susciter d’ailleurs certaines polémiques internes ou externes à la communauté analytique.
2L’objet du présent article se limitera à considérer la question de l’identité entre sexe et genre chez Sigmund Freud et Jacques Lacan, afin de montrer comment une théorie de la différence des sexes est élaborée par Freud, comment l’héritage freudien est repris par Lacan et infléchi de manière très significative sur un point : celui des effets et de la valence de l’expérience de la différence des sexes. Aussi contre-intuitive soit-elle de prime abord, l’idée selon laquelle la psychanalyse serait par définition une théorie du genre est pourtant explicitement celle que soutient Gayle Rubin dans son célèbre article « The Traffic in Women. Notes towards a Political Economy of Sex », ainsi qu’Anne-Emmanuelle Berger l’a très justement noté : « En tant que description de la manière dont la culture phallique domestique les femmes, et description des effets que produit sur les femmes leur domestication, la théorie psychanalytique n’a pas d’égal. Et comme la psychanalyse est une théorie du genre, l’écarter serait suicidaire pour un mouvement politique qui s’est consacré à éradiquer la hiérarchie du genre (ou le genre lui-même) [3] ». Dès les Études sur l’hystérie (1895) signées par Freud et Breuer et la découverte de l’inconscient par Freud par l’entremise de plus ou moins de jeunes femmes hystériques, la question du féminin dans son altérité de principe et d’expérience a tenu une place insistante et énigmatique dans la théorie freudienne.
Freud et le destin de l’anatomie
Fondamentale bisexualité
3La conception freudienne telle qu’elle s’énonce dans la cinquième des Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1915-1916) intitulée « Féminité » prend appui sur l’essentielle bisexualité de tout individu qu’appréhendent les praticiens de la nouvelle science analytique et que confirment les travaux de la biologie :
Enfin la science vous apprend un fait inattendu et bien propre à jeter la confusion dans vos sentiments. Elle vous fait observer que certaines parties de l’appareil sexuel mâle se trouvent aussi chez la femme et inversement. Elle voit dans ce fait la preuve d’une double sexualité, d’une bisexualité, comme si l’individu n’était pas franchement mâle ou femelle, mais bien les deux à la fois, l’un des caractères prévalant toujours sur l’autre. Soyez persuadés que la proportion de masculinité et de féminité est, chez chaque individu, éminemment variable. Néanmoins, sauf en quelques cas extrêmement rares, il n’y a chez un être qu’une seule sorte de produits sexuels : ovule ou sperme. Tout cela, certes, est bien embarrassant et vous allez être amenés à conclure que la virilité ou la féminité sont attribuables à un caractère inconnu que l’anatomie ne parvient pas à saisir [4].
5Quel est donc ce « caractère inconnu que l’anatomie ne parvient pas à saisir » et qui fait le genre homme ou femme d’un sujet ? Freud juge qu’il appartient à la psychanalyse de résoudre l’énigme du devenir de genre, car la clé de cette énigme n’est pas inscrite dans la nature. C’est pour Freud une clé psychique et non pas biologique, ni simplement anatomique. La bisexualité est le fait des hommes aussi bien que des femmes, ainsi que le rappelle Freud dans cette conférence, et la réduction des positions masculine et féminine aux catégories d’activité et de passivité serait à ce titre erronée. Freud réinterprète notamment le masochisme, qu’il a identifié au féminin, à partir des conditions sociales d’existence des femmes, insistant d’autre part, une fois n’est pas coutume, sur le lien qui unit le féminin à la vie pulsionnelle :
Gardons-nous cependant de sous-estimer l’influence de l’organisation sociale qui, elle aussi, tend à placer la femme dans des situations passives. Tout cela reste encore très obscur. Ne négligeons pas non plus le rapport particulièrement constant qui existe entre la féminité et la vie pulsionnelle. Les règles sociales et sa constitution propre contraignent la femme à refouler ses instincts agressifs, d’où formation de tendances fortement masochiques qui réussissent à érotiser les tendances destructrices dirigées vers le dedans [5]. I
7Il faudrait ainsi se garder d’aller trop vite en besogne et de qualifier la conception freudienne d’essentialiste. Freud distingue en effet tout au long de sa conférence ce qu’il appelle « la fonction sexuelle » de la « discipline sociale [6] ». Les caractères psychiques qu’il attribue au féminin doivent être rapportés à cette double détermination dont la part, selon lui, n’est pas aisée à établir. Qu’est-ce à dire ? Que Freud dans cette conférence ressaisit ce qu’il appelle la « préhistoire de la femme [7] » depuis un double faisceau de causes psychogénétiques et sociales, les unes influant sur les autres et réciproquement. La psychogenèse du féminin est ainsi, y compris dans le discours freudien, moins épochale qu’il n’y paraît ; tous les paramètres entrant en ligne de compte dans la détermination de la position féminine n’étant pas abstraits de toute contextualisation sociale. L’universalité du schéma œdipien, s’il n’est pas remis en cause dans ce texte, est du moins tempérée par la prise en considération de la situation faite aux femmes dans la société et aux effets psychiques ontogénétiques induits par cette situation de type phylogénétique.
8Freud s’attache à comprendre « comment l’enfant à tendances bisexuelles devient une femme [8] ». L’hypothèse clinique freudienne est qu’il faut à la petite fille subir une « une évolution plus pénible et plus compliquée et surmonter deux difficultés qui n’ont pas leurs équivalents cher le garçon [9] ». À la différence du garçon en effet, pour devenir « une femme normale [10] », la fille doit changer de zone érogène et d’objet, selon la célèbre et double détermination freudienne.
Une libido commune aux deux sexe
9Pour comprendre la dimension d’énigme que représente la sexualité féminine, il faut la rapporter à la nature de la libido dont Freud juge qu’elle n’est pas différente entre les sexes : « Il n’est qu’une seule libido, laquelle se trouve au service de la fonction sexuelle tant mâle que femelle [11] ». Ce point est crucial : Freud reconnaît par-là que la nature de la force pulsionnelle qui anime la vie sexuelle de tous les êtres humains est de même nature. Le choix d’objet qui détermine l’individu dans sa position genrée est donc affaire de devenir. S’il reconnaît l’existence du complexe de castration qui détermine selon lui l’évolution différenciée de la fille et du garçon, il est obligé de reconnaître que les devenirs du féminin sont multiples, que ce qu’il désigne comme une sexualité féminine « normale » – hétérosexuelle – n’est pas le seul devenir possible pour la fille. Même si Freud soutient qu’il n’y a « [R]ien d’étonnant à ce qu’une différence anatomique ait des répercussions psychiques [12] » et même si le complexe de castration a un fondement anatomique, l’unicité de la libido n’en complique pas moins la donne en rendant le désir féminin éligible aux mêmes objets que ceux convoités par le garçon. Le soi-disant mystère du féminin n’est sans doute pas étranger à la bisexualité psychique de la femme.
10Freud présente certes une vision pour le moins sombre des difficultés qui attendent l’individu féminin : en de nombreuses instances, il prend le soin de se défendre explicitement de tout parti pris – c’est le cas notamment dans « Pour introduire le narcissisme [13] » –, cependant l’asymétrie de la position du masculin et du féminin au regard de l’anatomie met la fille dans une situation qui conduit Freud à des conclusions et en certaines instances à des extrapolations qui frisent l’essentialisation des caractères et s’avèrent pour le moins troublantes aujourd’hui [14]. Anne-Emmanuelle Berger va jusqu’à soutenir si l’on suit le raisonnement freudien jusqu’au bout que la sexualité féminine fait figure de « formation névrotique [15] », la névrose étant caractérisée par le refoulement.
11Freud met ainsi au point des scénarios de devenirs différenciés pour la fille et le garçon, relevant d’une causalité stricte où les facteurs constitutionnels s’allient avec les événements contingents de la vie infantile. Depuis les Trois leçons sur la théorie sexuelle [16](1905), Freud distingue les phases de développement de l’organisation sexuelle et soutient sa théorie de la libido jusqu’à la conférence sur la « féminité » (1915-1916). L’évolution psychosexuelle de l’individu relève selon lui d’une causalité qu’on pourrait, après Lacan, qualifier de « psychique », d’une téléologie contrainte et inconsciente. Pour Freud, le choix d’objet malgré son appellation ne relève pas d’un libre-arbitre, mais d’une tendance qui se manifeste dans la période œdipienne et se confirme – ou s’infirme – à la puberté. L’évolution psychosexuelle de l’individu est sous le double signe du refoulement (et de l’amnésie qui l’accompagne), ainsi que de l’alternance de phases d’expression et de latence. Toute continue soit-elle, cette évolution se manifeste de manière plus ou moins souterraine et est un processus de nature inconsciente.
12Si les trajectoires des sexes sont distinguées l’une de l’autre pour les besoins de la mise en évidence d’un telos différencié, cependant, ainsi que Freud le note à plusieurs reprises, elles se confondent de facto durant un certain temps. Dans la section des Trois essais « Différenciation entre homme et femme », Freud écrit : « Compte tenu des manifestations sexuelles auto-érotiques et masturbatoires, on pourrait poser comme thèse que la sexualité des petites filles a un caractère entièrement masculin [17] ». Il se laisse même aller dans ce passage à qualifier la libido de masculine, sans en retirer toutefois l’attribut aux personnes du sexe opposé. En 1915, il ajoute une note de bas de page [18]qui porte sur un point de sémantique décisif : la différence entre « masculin » et « féminin ». Il répète que ces notions d’usage ordinaire s’avèrent pour ce qui concerne leur usage scientifique d’une grande confusion. Il distingue trois acceptions distinctes : l’acception activité/passivité, l’acception biologique et l’acception sociologique. Pour Freud, la première acception est celle qui intéresse au premier chef la psychanalyse, même s’il insiste sur le fait que le féminin et le masculin ne se trouvent jamais à l’état pur dans les individus, chaque individu étant un alliage de caractères appartenant à son sexe et au sexe opposé : « Chaque personne prise isolément présente bien plutôt un mélange de son caractère sexué biologique et de traits biologiques de l’autre sexe et un assemblage d’activité et de passivité, et ce aussi bien dans la mesure où ces traits de caractère psychiques dépendent des biologiques que dans la mesure où ils en sont indépendants [19] ».
Activité/passivité : articulation entre sexe et genre
13Cette dernière remarque laisse entendre que même si pour Freud le sexe d’un individu, sauf exception, est anatomiquement établi, il n’est pas le tout de l’évolution psychosexuelle. Une part relevant d’un tout autre ordre vient ou non confirmer le sexe biologique du sujet. Les caractères d’activité et de passivité rapportés aux sexes masculin et féminin auxquels Freud tient malgré leur usage malaisé fournissent un point d’articulation entre sexe et genre dans la théorie freudienne. Cette part en tant qu’elle est laissée à l’individu, c’est-à-dire au psychique inconscient et non à une décision volontaire, n’en est pas moins performative dans le sens où elle réalise l’individu dans son évolution psychosexuelle, tout en ne découlant pas simplement de son sexe biologique. Malgré la note de 1915, ajout aux Trois leçons, qui rapporte l’activité et la passivité respectivement au masculin et au féminin, ces caractères peuvent être déconstruits en-deçà de toute essentialisation de sexe et de genre au regard de la libido, dont Freud soutient que les deux sexes l’ont – au moins pour commencer – également en partage. Activité et passivité, si elles s’avèrent des coordonnées de la vie sexuelle, sont essentiellement des polarités que l’on pourrait qualifier de pulsionnelles, des positions qui sont à rapporter aux pulsions érotiques et mortifères que distinguera Freud.
14Dans la conférence consacrée à la féminité, la question de la phase phallique et du renoncement à la masturbation clitoridienne de la fille est longuement discutée. Les premiers temps du développement de la fille sont marqués par des similitudes plutôt que par des divergences avec le garçon. Longtemps, la fille se maintient dans une position où elle ne renonce pas malgré la différence qui selon Freud la frappe : « Nous devons admettre que la petite fille est alors un petit homme. Parvenu à ce stade, on le sait, le garçonnet apprend à se procurer, grâce à son petit pénis, de voluptueuses sensations et cette excitation est en rapport avec certaines représentations de rapports sexuels. La fillette se sert, dans le même but, de son clitoris plus petit encore [20] ». Rappelons que dans les Trois leçons sur la théorie sexuelle, Freud avait déjà noté qu’au regard de l’auto-érotisme pré-pubère, les situations de la fille et du garçon étaient comparables. L’interdiction de la masturbation est dans cette conférence envisagée du seul point de vue du féminin. Ses effets sont selon Freud aussi capitaux que délétères à l’endroit de celle qui la prononce, à savoir la mère : « Le renoncement capital se produit à la période phallique, quand la mère vient à interdire la masturbation, source de volupté à laquelle elle a elle-même induit l’enfant [21] ». Le renoncement à l’onanisme n’est pas seulement décrété par l’autorité maternelle castratrice ; il s’accompagne chez la fille selon Freud d’une lutte intérieure qui fait alterner le désir de masturbation, archive de la phase phallique, et la dépression intérieure qui signe le stade de l’envie du pénis où la fille renonce d’elle-même, de guerre lasse, devant un organe qu’elle juge délibérément insuffisant et sans comparaison possible avec celui du garçon. La théorie freudienne du refoulement qui constitue le complexe de castration féminine fait une place tout à fait singulière au renoncement à la masturbation, renoncement qui sonne le glas de la tentative de la fille pour se maintenir dans une économie libidinale de type masculine :
Bien des années plus tard, alors que l’activité masturbatoire s’est depuis longtemps éteinte, on retrouve encore les vestiges de cette lutte contre une tentation toujours redoutée : sympathie pour des personnes qu’on pressent être en proie aux mêmes difficultés, motifs auxquels on obéit en se mariant, choix même du mari ou de l’amant. Renoncer à la masturbation n’est vraiment pas un acte indifférent ou négligeable [22].
16La conception freudienne fait donc du devenir féminin un devenir contraint quoi qu’il en soit par la découverte de la castration : que la « réalité » soit in fine acceptée et pour ainsi dire métabolisée, ou qu’elle soit l’objet d’une lutte, voire d’un déni, qui ne finit pas et prend la forme d’un « complexe de virilité [23] ». Le devenir au féminin est selon Freud un devenir nécessairement contrarié.
Trauma de la découverte du féminin
17Ce que Freud désigne comme la « différence des sexes » est une réalité qui fait au sujet l’effet d’une révélation traumatique, de quelque côté de la barrière qu’il se trouve. Le garçon comprend, en même temps qu’il la ressent avec consternation, l’absence de pénis maternel ; la fille n’est pas moins ébranlée par la découverte du manque qui la frappe selon Freud et qui déclenche chez elle une série de stratégies de contournement – entre compensation et consolation – face à la difficulté. L’articulation entre sexe et genre se joue pour Freud de manière tout sauf originaire ou mécanique dans le développement infantile d’un individu. La première question pour l’enfant n’est pas celle de la différence des sexes, mais de celle l’origine de la vie : la première question qui s’impose à lui concerne la possibilité terrifiante d’être détrôné par un enfant à naître. « Le fait qu’il y ait deux sexes est tout d’abord accepté par l’enfant sans rébellion ni réserve [24] ». Pour commencer, dans l’idée que s’en font garçons et filles, c’est le sexe masculin qui domine comme modèle unique.
18La vie libidinale commence bien avant la découverte de la différence des sexes, une organisation érogène du corps de l’enfant ayant pris place bien antérieurement à cet événement et ayant laissé une empreinte libidinale indélébile. La découverte de la différence des sexes oblige l’individu et notamment la fille à se repositionner – ce que Freud résume par la nécessité d’un double changement de zone et d’objet – par rapport, non pas tant à sa propre organisation libidinale prégénitale en cours, que par rapport à ce qu’elle comprend et projette de son rapport aux tiers qui l’entourent, que sont le père, la mère et éventuellement le frère ou la sœur. Le trauma vient pour la fille essentiellement de sa mise en rapport et de sa comparaison imaginaire des modalités de son expérience de plaisir. La découverte de la différence des sexes lui est traumatique en ce qu’elle interrompt et vient compliquer sa vie libidinale et pulsionnelle. Elle subordonne sa recherche de plaisir à un processus réflexif, voire calculatoire, imaginaire et obsessionnel, qui, même s’il n’est pas le premier en date, l’oblige et la contraint dans son développement libidinal. L’individu fille selon l’hypothèse freudienne s’apparaît à elle-même dans sa différence qui prend la forme d’un manque irrémédiable. Dans « Quelques conséquences de la différence anatomique entre les sexes » (1925), Freud écrit : « Il en va autrement pour la petite fille. Dans l’instant, son jugement et sa décision sont arrêtés. Elle l’a vu cela, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir [25] ». La scène du jugement – du jugement de castration – que propose Freud n’est d’ailleurs pas dénuée d’intérêt : si les femmes manquent selon Freud constitutionnellement d’aptitude à la justice, le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne manquent pas de compétence dans la formation du jugement, ni de célérité dans son exercice. La différence dans son objectivité anatomique est subjectivante pour la fille comme d’ailleurs pour le garçon, mais en ce qui la concerne cette subjectivation signe irrémédiablement la fin d’un âge d’or, coïncide avec une chute brutale dans la réalité.
L’injustice de l’anatomie
19Le scénario de ce devenir prend pour la fille les espèces d’une injustice. C’est du moins ce qui ressort de l’analyse freudienne et qui conduit le psychanalyste à prononcer de manière péremptoire que les femmes ont une propension à la justice moins marquée que celle des hommes :
La femme, il faut bien l’avouer, ne possède pas à un haut degré le sens de la justice, ce qui doit tenir, sans doute, à la prédominance de l’envie dans son psychisme. Le sentiment d’équité, en effet, découle d’une élaboration de l’envie et indique les conditions dans lesquelles il est permis que cette envie s’exerce. Nous disons aussi que les femmes ont moins d’intérêts sociaux que les hommes, et que chez elles la faculté de sublimer les instincts reste plus faible. En ce qui concerne l’intérêt social, l’infériorité de la femme est due, sans doute, à ce caractère asocial qui est le propre de toutes les relations sexuelles [26].
21Pour Freud, la différence des sexes bouleverse le schéma organisateur érogène et libidinal de l’enfant de sexe féminin. La différence prend dès qu’elle est mise au jour le tour d’une comparaison qui tourne au désavantage de la fille. Ce désavantage qu’elle perçoit est aussi celui que Freud lui reconnaît : la thèse freudienne de la difficulté à devenir une femme – ce que Freud appelle non sans hyperbole « la pénible évolution vers la féminité [27] » –, si elle n’est pas sans substrats clinique et théorique réels, n’en est pas moins marquée par une inflexion compatissante – dont il faudrait interroger les raisons, qui ne s’épuisent pas nécessairement dans le seul paternalisme freudien indéconstructible. De ce point de vue, le trauma de la découverte du féminin s’impose à l’analyste homme, autrement qu’à la fillette dont il décrit l’évolution, mais s’impose néanmoins à lui. Cette remarque n’invalide pas la nécessité logique du scénario freudien mais en fait entrevoir la charge d’injustice, et souligne la traduction éthique que Freud associe d’emblée à cette découverte. Le féminin pose à Freud rien de moins que la question de la justice, d’une justice que réclame la fille, d’une injustice qui la frappe et prend un caractère tragique dans la mesure où ce que la différence des sexes recèle d’injuste ne peut être réparé. Le féminin s’en trouve marqué pour Freud au sceau d’un destin tragique :
Avec la reconnaissance de sa blessure narcissique, s’instaure chez la femme – pour ainsi dire comme cicatrice – un sentiment d’infériorité. Après avoir surmonté la première tentative consistant à expliquer son manque de pénis comme punition personnelle et avoir saisi la généralité de ce caractère sexué, elle commence à partager la dépréciation de l’homme pour ce sexe raccourci en un point décisif et reste attachée, au moins dans ce jugement, à sa propre parité avec l’homme [28].
23Ce qui détermine le genre dans la psychanalyse freudienne, c’est la réaction et l’élaboration psychique qui résultent pour le sujet de la découverte du réel anatomique. Freud décrit la réaction de la fille dans cet extrait en hypostasiant et scénarisant une série de sentiments et de jugements prêtés à l’enfant de sexe féminin. Le trauma d’une telle découverte tient selon nous à ce que l’identité de sexe qui s’impose à l’individu féminin s’accompagne d’une traduction tragique de son genre. Pour Freud, lorsqu’un individu, fille ou garçon, découvre la condition de son sexe biologique, il y répond psychiquement. Si comme Freud l’écrit, en paraphrasant Napoléon, « le destin, c’est l’anatomie [29] », cherchant par là à apporter une fin de non-recevoir aux revendications égalitaires des féministes, chaque individu a – la tragédie grecque le montre de la manière la plus illustrative qui soit –, sa manière d’y répondre. Et cette réponse a, au regard du genre, un caractère performatif.
24Le schéma œdipien suspend et refaçonne l’organisation prégénitale sur lequel il vient se greffer. Le moment d’entrée dans l’Œdipe marque selon Freud la séparation définitive des itinéraires de la fille et du garçon, le complexe de castration et le complexe d’Œdipe produisant sur chacun des deux sexes des effets opposés [30]. Le complexe d’Œdipe est une « formation secondaire [31] » au complexe de castration. Un scénario – celui de l’Œdipe – vient prendre le relais d’un autre qui l’a précédé. Une autre différence distingue la fille du garçon au regard du complexe d’Œdipe : Freud reconnaît en 1925 ne pas pouvoir fournir de raison valable à sa liquidation en ce qui concerne la fille [32], alors que sous l’effet de la menace de castration, il vole en éclats dans le cas du garçon qui se détourne de l’objet interdit de ses tendres assiduités. Le scénario œdipien en ce qui concerne la fille perdure selon Freud de manière résiduelle et obscure.
Lacan et la comédie des sexes
Le pari du signifiant
25Lacan ne méconnaît pas l’événement traumatique de la découverte de la castration notamment maternelle – qu’elle résulte pour l’individu sous la forme d’une menace ou d’une réalité – mais en fait une lecture dont l’inflexion est sensiblement différente. Sans le remettre en cause, il s’est interrogé sur la pertinence du complexe d’Œdipe : sans aller jusqu’à le récuser explicitement, il en a, comme j’ai tenté de le montrer [33], compliqué la structure, indiqué les points de fuite. Il place la différence sexuelle non sous le signe de la tragédie mais celui d’un autre genre également théâtral : la comédie. Non que Lacan n’ait consacré à la tragédie et à l’une de ses figures les plus emblématiques – Antigone– une analyse détaillée dans le séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse [34], mais c’est sous le signe de la comédie que, contre toute attente, il appréhende le complexe de castration dans son devenir de genre. Il apparaît que la lecture fataliste de Freud qui essentialise la position du féminin rivé à son destin mélancolique n’est pas la seule lecture possible d’une différence anatomique qui, si elle n’est pas indifférente, trouve chez Lacan une mutation significative : le signifiant du phallus vient remplacer l’anatomie dans sa détermination implacable. Dans « La signification du phallus » (1958) où Lacan passe en revue les étapes de la psychogénèse sexuelle de l’individu par Freud, il qualifie son propre commentaire de Freud de « pari [35] » fondé sur l’introduction du signifiant. Il soutient que le fonctionnement de l’inconscient freudien n’a rien de soluble dans le biologisme [36], le corrélat de cette thèse étant que le phallus est le signifiant du désir marqué au sceau de « la menace ou la nostalgie du manque à avoir [37] ». Le phallus comme signifiant met chacun des sexes au pied du mur de ce qu’il n’est ou n’a pas, obligeant l’humanité entière à ce que Lacan désigne comme « l’intervention d’un paraître » : « Ceci par l’intervention d’un paraître qui se substitue à l’avoir, pour le protéger d’un côté, pour en masquer le manque dans l’autre, et qui a pour effet de projeter entièrement les manifestations idéales ou typiques du comportement de chacun des sexes, jusqu’à la limite de l’acte de la copulation, dans la comédie [38] ». Entre les sexes, une comédie conçue comme mise en jeu du signifiant phallique s’engage, comédie qui s’inscrit dans ce qu’Anne-Emmanuelle Berger a justement appelé « Le grand théâtre du genre [39] ».
26Dans le séminaire Le Transfert, alors qu’il engage la lecture détaillée du Banquet de Platon, lors de la séance du 23 novembre 1960, Lacan déclare tout-à-trac : « l’amour est un sentiment comique [40] ». Le psychanalyste s’interroge sur le sens de la présence d’Aristophane dans le dialogue que Platon consacre à l’amour et examine la nature de la comédie au regard du sentiment amoureux. Il voit dans « la conjonction du désir avec son objet en tant qu’inadéquat [41] », dans le rapport d’inadéquation structurelle qui frappe la dimension du désir le levier de toute comédie. L’inadéquation dont il s’agit n’est pas sans rapport avec le complexe de castration que Freud a mis au jour. Dans la séance du 10 mai 1961 du même séminaire, alors qu’il analyse le théâtre de Claudel, Lacan rappelle que le père est « le thème fondamental de la comédie classique [42] » : la raison en est, au-delà du leurre et de la dérision, qu’il est « joué » et Lacan précise ce qu’il entend par là : il est mis en situation de passivité – caractère que Freud identifiait comme un caractère définitoire du féminin pour la psychanalyse. La comédie a, si l’on suit l’analyse lacanienne, une nécessité anthropologique qui traverse les modes et les époques : elle vient mettre en scène à des fins d’une catharsis non tragique les humains dans leur condition face à la castration et à l’inadéquation de l’objet de leur désir qui en résulte.
Tropisme de l’Autre et identification à son désir
27C’est à partir de la question du désir que Lacan retravaille la théorie freudienne de la différence des sexes devenue différence sexuelle. Dans le séminaire XVIII D’un discours qui ne serait pas du semblant, lors de la séance du 20 janvier 1971 sous-titrée « L’homme et la femme », il recourt à une expression encore toute nouvelle à l’époque, celle d’« identité de genre [43] », et envisage les conditions de genèse et d’apparition de ladite identité. Pour la penser, Lacan part de l’instance de l’Autre, le désir du sujet émergeant dans le champ de l’Autre selon un paradigme hégélien : « Ce d’où je veux en venir est en tout cas fort exemplaire de ce que j’avance concernant le désir de l’Autre. Che vuoi ? Keskiveu ? [44] ». La notion de la différence des sexes telle qu’initialement élaborée par Freud subit chez Lacan une transformation depuis une question que suscite l’Autre et qui constitue le sujet comme tel : qu’est-ce qu’il (me) veut ? C’est la fonction même de la question que de produire le sujet.
28Lacan fait dans la séance du 20 janvier 1971 un détour par un passage de l’essai de Freud Psychologie des foules et analyse du moi (1921). Notons qu’alors que Lacan fait référence à la section VII qui traite de l’identification, il ne la mentionne que sur un point – celui de l’identification à l’idole humaine, le leader de la masse –, à l’exclusion de l’argument principal où Freud détaille le processus identificatoire au premier objet, « manifestation la plus précoce d’une liaison de sentiment à une autre personne [45] », préhistoire du complexe d’Œdipe : « Le petit garçon fait montre d’un intérêt particulier pour son père, il voudrait et devenir et être comme lui, venir à sa place en tous points.[…] Il fait de son père son idéal [46] ». Simultanément, le garçon investit la mère comme objet d’amour. D’emblée, l’identification est marquée par l’ambivalence : elle est manifestation de tendresse d’un côté, souhait d’élimination de l’autre. Freud distingue nettement l’identification et choix d’objet : « Il est facile d’énoncer en une formule la différence entre une telle identification et un choix d’objet portant sur le père. Dans le premier cas, le père est ce qu’on voudrait être, dans le second ce qu’on voudrait avoir [47] ».
29Le cœur de l’argument freudien que Lacan ne cite pas explicitement est pourtant d’importance au regard de la question du genre, puisqu’il donne lieu à une explication psychogénétique de l’homosexualité masculine : le jeune homme ayant été fixé à sa mère d’une manière inhabituellement longue et intense ne l’abandonne pas à la puberté mais s’identifie à elle, « se mue en elle [48] » et se met en quête d’objets qui puissent la satisfaire. Le moi devient ce qui était jusque-là son objet : c’est la formule de l’identification par introjection de l’objet dans le moi qui caractérise selon Freud l’homosexualité masculine aussi bien que la mélancolie où « [l]’ombre de l’objet est tombé sur le moi, ai-je dit ailleurs [49] », selon l’expression de Deuil et mélancolie (1917). Il est étonnant qu’alors que Lacan traite précisément de l’identification dans son rapport au devenir de genre, il ne commente pas ce passage pourtant décisif où Freud fait dépendre le choix d’objet d’un processus identificatoire.
30Cette lacune est d’autant plus étonnante que la thèse avancée par Lacan dans la même séance du séminaire est que l’identité de genre découle précisément d’un processus d’identification au désir de l’Autre, c’est-à-dire au phallus : « L’identification sexuelle ne consiste pas à se croire homme ou femme, mais à tenir compte de qu’il y ait des femmes, pour le garçon, qu’il y ait des hommes, pour la fille [50] ». Et Lacan de préciser : « Si paradoxale que puisse sembler cette formulation, nous disons que c’est pour être le phallus, c’est-à-dire le signifiant du désir de l’Autre, que la femme va rejeter une part essentielle de la féminité, nommément tous ses attributs dans la mascarade [51] ». C’est ce que Lacan désigne comme la marque du phallus qui précipite homme et femme dans une comédie qui oscille entre mascarade (femme) et parade
31(homme) où les uns se parent et quand les autres se fardent à des fins de simulacre phallique.
Fonction du masque
32Lacan emprunte l’idée de mascarade à Joan Rivière qui, dans un article de 1929 [52], a soutenu la thèse d’une féminité comme mascarade à partir d’exemples tirés de sa clinique. Rivière rapporte notamment les rêves récurrents d’une de ses analysantes dans lesquels les protagonistes portaient un masque sur le visage afin d’éviter les catastrophes et les blessures. Dans cet article, la psychanalyste anglaise définit la féminité comme un masque ayant pour fonction de cacher la possession de la masculinité et d’éviter les représailles qu’encourrait toute femme découverte en possession des tels attributs. La comparaison qui vient à l’esprit de Rivière est celle d’un voleur qui retournerait ses poches de pantalon et demanderait à être fouillé pour prouver qu’il est innocent. Lacan reprend l’idée de Rivière que le masque permet au sujet féminin d’éviter l’angoisse de castration, mais va plus loin en considérant que le masque fait la femme, qu’il la révèle. D’autant que le masque n’est pas un accessoire isolé : il participe d’une mascarade, d’un jeu duel qui interpelle l’autre sexe.
33Le processus de l’identification s’articule ainsi avec ce que Lacan désigne comme la fonction du semblant ou du masque. Dès le séminaire sur la relation d’objet (1957), le phallus est articulé à fonction de voile, appelée aussi rideau :
Le rideau si l’on peut dire, c’est l’idole de l’absence, et en fin de compte si ce n’est pas pour rien que le voile de Maya est la métaphore la plus communément en usage pour exprimer le rapport de l’homme avec tout ce qui le captive, cela n’est sans doute pas sans la raison qu’assurément le sentiment qu’il a d’une certaine illusion fondamentale dans tous les rapports de son désir, c’est bien là ce dans quoi l’homme incarne, idolifie son sentiment de ce rien qui est au-delà de l’objet de l’amour [53].
35Étant donné que nul, ni homme, ni femme, n’a le phallus, chacun est occupé à mettre en scène son rapport à ce qui lui fait défaut. Pour Lacan, le phallus châtre aussi bien les femmes que les hommes [54], parce qu’il n’est pas un organe mais un signifiant. L’identification au phallus est universellement négative et oppose de manière asymétrique et instituante les femmes aux hommes. À cet égard, le complexe de castration s’avère pour Lacan plus structurant pour le sujet et plus fondateur pour son identité de genre que le complexe d’Œdipe dont il n’est fait ici aucune mention.
Subversion de genres ?
36Lacan avance la formule – non de sexuation mais du genre – suivante : « Pour le garçon, il s’agit à l’âge adulte de faire-homme [55] » et il s’explique : « faire-signe à la femme que l’on l’est [56] ». « Le mâle est le plus souvent l’agent de la parade, mais la femelle n’en est pas absente puisqu’elle est précisément le sujet qui est atteint par cette parade [57] ». De cette parade, il était déjà question dans « La signification du phallus » (1958) : « Le fait que la féminité trouve son refuge dans le masque par le fait de la Verdrängung inhérente à la marque phallique du désir, a la curieuse conséquence de faire que chez l’être humain la parade virile elle-même paraisse féminine [58] ». La conclusion de la signification du phallus, texte que d’aucuns ont su considérer comme métaphysique, n’est pas sans ouvrir contre tout attente sur un horizon déessentialisant et subversif qui résulte de la fonction du masque qui redistribue les cartes.
37Les positions de l’homme et de la femme sont sérieusement compliquées dans la comédie des sexes qui se joue entre parade et mascarade, donnant lieu à des brouillages de genres tout à fait inattendus et que souligne Lacan. Les positions d’identité s’en trouvent difficilement démêlables et moins ontologiquement stables que jamais. L’insigne du phallus comme marque du désir pour les deux sexes complique d’emblée la donne et place hommes et femmes dans l’espace intersubjectif d’une comédie voilée. Lacan remarque que si les humains s’inspirent de la parade animale, ce qui les en différencie est « ce semblant véhiculé dans un discours [59] ». Le même Lacan dans la séance du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant intitulée « L’homme et la femme » a aussi déclaré :
L’important est ceci. L’identité de genre qui n’est rien d’autre que ce que je viens d’exprimer par ces termes, l’homme et la femme. Il est clair que la question n’est posée de ce qui en surgit précocement qu’à partir de ceci, qu’à l’âge adulte, il est du destin des êtres parlants de se répartir entre hommes et femmes et que pour comprendre l’accent qui est mis sur ces choses, sur cette instance, il faut se rendre compte que ce qui définit l’homme, c’est son rapport à la femme et inversement. Rien ne nous permet d’abstraire ces définitions de l’homme et de la femme de l’expérience parlante complète jusques et y compris dans les institutions où elles s’expriment, à savoir le mariage [60].
39Comment comprendre ces lignes ? Même s’il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir insidieux de l’ironie lacanienne, l’outrance de leur hétéro-normativité tonitruante est contredite par la fonction du semblant et le processus de l’identification dont relève, selon Lacan, l’identité de genre d’un sujet, dont nous avons tenté d’exposer les mécanismes, et qui peut être appelée « identité de semblant », selon l’expression de Luis Izcovich [61]. La catégorie du destin qu’avait mobilisée en son temps Freud pour qualifier le devenir psychosexuel de l’individu fait retour sous la plume de Lacan ; cependant elle est ici infléchie – sinon déviée de son cours – par l’interférence que représente la parole. Lacan prend le soin de préciser que le destin dont il s’agit est celui des êtres parlants. Or la parole produit des effets de discontinuité et de déviation de l’ordre des besoins. La parade masculine n’est en rien comparable à celle du règne animal car même silencieuse elle est structurée par des effets de parole. Le fatum du sexuel mis au jour par Freud est pour Lacan langagier ; sa nécessité est donc tout sauf naturelle. Quant à la formule lacanienne de « l’homme et la femme », elle ne se comprend que depuis la valeur contrastive de la copule « et ». La définition des sexes et leur expression dans les modalités de genre sont pour Lacan comparatives. Lacan sur ce point – une fois n’est pas coutume – est saussurien : le genre est construit dans la différence, sa valence est contrastive et non pas essentielle. D’autant que le sens du genre est tout entier dans le langage et résulte des effets de langage entre les sexes. Le genre relève pour Lacan d’un faire-signe, d’un se faire le signe du désir de l’Autre, d’une comédie masquée qui laisse miroiter sous les plis de l’habit, du fard, un corps traversé par les effets de la parole ou les espèces de ce qu’il n’a pas.
40C’est pour Lacan la fonction du semblant qui façonne l’identité de genre d’un sujet et non son anatomie destinale. En matière de genre, Lacan se défend pourtant de tout nominalisme : « Je veux dire que je ne pars pas de ceci, que le nom est quelque chose qui se plaque, comme ça sur du réel [62] ». Le nominalisme est la doctrine philosophique selon laquelle les idées générales ou les concepts n’ont d’existence que dans les mots servant à les exprimer. Le nominaliste pense que les idées générales ne sont que des mots par opposition au réaliste qui soutient que les idées générales supposent quelque chose de réel. Lacan n’est de ce point de vue pas butlerien avant la lettre dans la mesure où Judith Butler comprend le genre comme résultant d’une série de scènes d’interpellation dont la première instance est celle du médecin accoucheur qui prononce « C’est une fille [63] ». Les effets de langage dont procède le genre pour Lacan ne relèvent pas d’un placage d’un prédicat homme ou femme sur le réel du corps. Il est toutefois intéressant de constater que la scène butlerienne de la nomination de la fille est une scène de découvrement du réel du corps découvert et nommé, alors que la comédie des sexes dont s’entretient Lacan implique parures et enveloppements.
41Le réel du corps, – de la violence entre les corps, et même du viol qu’évoque Lacan brièvement à la fin de la séance du 20 janvier 1971 – n’est pas nié pour autant mais est rapporté à l’instance de la parole et à l’ordre symbolique d’une manière qui n’est pas immédiatement performative. La définition que Lacan donne du réel au passage est éclairante : « Ce qui est réel : ce qui fait trou dans ce semblant [64] ». Le corps – sexué et sexuel – n’est pas en soi, pas sans les effets de langage dans lequel il est pris et dont il se soutient. Ces effets tant symboliques qu’imaginaires relèvent pour le sujet d’une logique intersubjective qui s’avère psychiquement instituante. La perfomativité de la comédie des sexes a un effet double : celle de produire un sujet inséparable de son identité de genre. La comédie du genre, qu’elle soit marivaudage ou grandguignol, est donc d’une importance capitale. Pour Lacan toutefois, le rapport à l’autre sexe est conçu comme relation intersubjective et non confrontation à des fins de reconnaissance au tiers que constitue le corps social. La comédie des sexes est duelle – même si elle est médiée par un tiers terme invisible. L’assertion : « il n’y a pas de rapport sexuel » – dont Lacan donne en 1971 une formulation légèrement différente [65]– s’éclaire depuis la conception performative et théâtrale du genre. Un rapport existe bel et bien mais il ne se situe pas entre les sexes : il est celui que chaque sujet sexué entretient à une tierce instance qui le constitue dans son identité de genre et fonde la cause de son désir.
42Si Lacan s’appuie sur la découverte freudienne du complexe de castration, sa théorie de la différence des sexes est plus subversive que la théorie freudienne ne le laissait présager. Son interprétation délibérément non-tragique du destin freudien des sexes ne porte pas tant sur les conditions de la psychogenèse sexuelle infantile que sur la mise en jeu de l’identité de genre à l’adolescence et à l’âge adulte. Lacan abandonne définitivement la thèse freudienne du Penisneid [66]. Si la théorie lacanienne du genre ne compte que deux genres, féminin et masculin, définis contrastivement l’un par rapport à l’autre – ce qui exclut de facto la possibilité du neutre –, la mascarade du désir dont elle procède ouvre sur une multiplicité de performances possibles où l’identité n’est pas dictée par la nature, mais fictionnée et performée à partir de l’énigme et de l’impasse que représente la découverte du sexuel pour tout sujet.
Notes
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[1]
J. Laplanche, Sexual. La Sexualité élargie au sens freudien, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2007.
-
[2]
S. Freud, Œuvres complètes, XIII, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2005, p. 213-246.
-
[3]
G. Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », trad. Nicole-Claude Mathieu, in Cahiers du Cedref 7-1998, p. 52.
-
[4]
S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1915-1916) trad. Anne Berman, 1936, Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi, Université du Québec, http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/nouvelles_conferences/Nouv_conf_psychalyse.pdf, 69.
-
[5]
Ibid., p. 70.
-
[6]
Ibid., p. 79.
-
[7]
Ibid., p. 78.
-
[8]
Ibid., p. 71.
-
[9]
Ibid., p. 72.
-
[10]
Ibid., p. 71.
-
[11]
Ibid., p. 79.
-
[12]
Ibid., p. 75.
-
[13]
« Peut être n’est–il pas superflu de donner l’assurance que, dans cette description de la vie amoureuse féminine, toute tendance à rabaisser la femme m’est étrangère » (Pour introduire le narcissisme, op.cit., p. 233).
-
[14]
« La femme, il faut bien l’avouer, ne possède pas à un haut degré, le sens de la justice, ce qui doit tenir sans doute, à la prédominance dans son psychisme » (Ibid., p. 81).
-
[15]
A.-E. Berger, dans Subversion lacanienne des théories du genre, dir. F. Fajnwaks et C. Leguil, Éditions Michèle, 2015, p. 109.
-
[16]
S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, in Œuvres complètes, VI, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2006, p. 59-182.
-
[17]
Ibid., p. 158.
-
[18]
Ibid.
- [19]
-
[20]
Nouvelles conférences sur la psychanalyse, op.cit., p. 72.
-
[21]
Ibid., p. 75.
-
[22]
Ibid., p. 77.
-
[23]
Ibid., p. 78.
-
[24]
Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., 1 p. 31.
-
[25]
S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau anatomique » in Œuvres complètes, XVII, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1992 [1925], p. 196.
-
[26]
Nouvelles conférences sur la psychanalyse, op. cit., p. 81.
-
[27]
Ibid.
-
[28]
S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau anatomique », op. cit., p. 197.
-
[29]
S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe », Œuvres complètes, XVII, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1992, p. 31.
-
[30]
« Pour ce qui est du rapport entre le complexe d’Œdipe et le complexe de castration, il s’instaure une opposition fondamentale entre les deux sexes. Tandis que le complexe d’Œdipe du garçon périt de par le complexe de castration, celui de la fille est rendu possible et est introduit par le complexe de castration. Cette contradiction reçoit son élucidation, si l’on considère que le complexe de castration agit là toujours dans le sens de son contenu, de manière inhibante et destructrice pour la masculinité, et sur la féminité de manière favorisante. La différence dans cette part du développement sexuel chez l’homme et la femme est une conséquence compréhensible de la diversité anatomique des organes génitaux et de la situation psychique qui s’y connecte ; elle correspond à la différence entre castration accomplie et la castration simplement proférée en menace. Notre résultat est donc au fond quelque chose qui va de soi, qu’on aurait pu le prévoir » (ibid., 200).
-
[31]
Ibid., p. 195.
-
[32]
« Chez la fille, il manque le motif pour la ruine du complexe d’Œdipe », ibid., p. 201.
-
[33]
I. Alfandary, « Pour compliquer un peu le complexe d’Œdipe », in Lettres de la Société de Psychanalyse Freudienne, p. 35, 2016, 50-61.
- [34]
-
[35]
« C’est à partir de ce pari – que nous mettons au principe d’un commentaire de l’œuvre de Freud depuis sept ans – que nous avons été amené à certains résultats » (J. Lacan, « La signification du phallus », in Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 688).
-
[36]
« Elle est insoluble à toute réduction à des données biologiques », ibid., p. 686. Dans Le Séminaire XVIII, Lacan ira jusqu’à reconnaître les « trébuchements » freudiens : « Quels que soient les trébuchements auxquels lui-même a pu succomber dans cet ordre, ce que Freud révèle dans le fonctionnement de l’Inconscient n’a rien de biologique », Livre XVIII : D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 30.
-
[37]
Ibid., p. 694.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
Le Grand Théâtre du genre : identités, sexualités et féminisme, Paris, Éditions Belin, 2013.
-
[40]
J. Lacan, Le Séminaire. Livre VIII : Le transfert, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 46.
-
[41]
Ibid., p. 47.
-
[42]
Ibid., p. 338.
-
[43]
J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 31.
-
[44]
Ibid., p. 23.
-
[45]
S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi in Œuvres complètes XVI, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1991, p. 42.
-
[46]
Ibid.
-
[47]
Ibid., p. 44.
-
[48]
Ibid., p. 46.
-
[49]
Freud s’auto-cite ici, ibid., p. 47.
-
[50]
D’un discours qui ne serait pas du semblant, op.cit., p. 34.
-
[51]
« La signification du phallus », op.cit., p. 694.
-
[52]
J. Rivière, « Womanliness as a Masquerade », in International Journal of Psycho-Analysis, 1929, Vol 9, p. 303-313.
- [53]
-
[54]
« Pour les hommes, la fille, c’est le phallus, c’est ce qui les châtre » (D’un discours qui ne serait pas du semblant, op.cit., p. 32) ; « Pour les femmes, le garçon, c’est le phallus, mais elles n’acquièrent que le pénis, et ça les châtre », ibid. p. 34.
-
[55]
Ibid., p. 32.
-
[56]
Ibid., p. 32.
-
[57]
Ibid.
-
[58]
« La signification du phallus », op.cit., p. 695.
-
[59]
D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 32.
-
[60]
Ibid., p. 31-32.
-
[61]
L. Izcovich, (2008). « L’identité sexuelle et l’impossible ». in L’en-je lacanien, 10, (1), p. 84.
-
[62]
J. Lacan, Le Séminaire. Livre XVIII : D’un discours qui ne serait pas du semblant, p. 28.
-
[63]
J. Butler, Le Pouvoir des mots : politique du performatif. Paris, Éditions Amsterdam, 2004 [1997].
-
[64]
D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 29.
-
[65]
« Il n’y a pas d’acte sexuel », ibid., p. 33.
-
[66]
Voir Gilbert Diaktine, « Le Séminaire, X : l’angoisse de Jacques Lacan », in Revue Française de Psychanalyse, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2005, 3, vol. 69, p. 628.