Claire Pagès

1 Nous proposons de revenir sur l’expérience qui fut celle de « Socialisme ou barbarie » (« SouB ») entre 1948-1949 et 1967. Il nous a semblé qu’on pouvait, pour évoquer ce groupe révolutionnaire, – d’où le sous-titre du présent dossier – reprendre la belle expression de Jean-François Lyotard à propos de Pierre Souyri, celle d’un « marxisme qui n’était pas d’école [1] ». Mieux vaudrait d’ailleurs mettre l’expression au pluriel car « SouB », loin d’un sectarisme unitaire, fit entendre en son sein plusieurs voix et plusieurs lectures de Marx, qui s’affrontèrent. Ce ne fut pas un parti mais un laboratoire où différentes pensées s’essayèrent à l’articulation d’une théorie et d’une pratique. Le groupe participe ainsi du « retour de la question politique [2] » sous la forme révolutionnaire qui marqua les années soixante et qui suivit la fin de la guerre d’Algérie. La présente introduction n’a d’autre fonction que de poser ou de rappeler quelques jalons de la vie du groupe, quelques dates et quelques lignes de force de son projet.

2 Si cette présentation se trouve souvent étayée par des analyses empruntées à l’œuvre de Jean-François Lyotard, c’est à la fois du fait d’une prédilection qui est la nôtre pour sa pensée et pour contrebalancer l’absence de contribution au sein de ce dossier sur son itinéraire dans « SouB ». On regrette bien sûr aussi l’absence de texte consacré à Daniel Mothé ; mais ces blancs, nous l’espérons, seront compensés par l’ensemble des perspectives originales ici proposées. Les contributrices et contributeurs se sont intéressés tant à l’apport spécifique de certains protagonistes de « SouB » qu’à certains numéros phares tels celui sur la révolution hongroise, tant aux sources intellectuelles du mouvement – qu’en est-il du rapport du groupe à Merleau-Ponty ? – qu’à son héritage, tant aux polémiques qui ont marqué son histoire, celle entre Lefort et Sartre par exemple, qu’à la question de l’actualité politique du projet du groupe, tant aux autres dispositifs théoriques et pratiques auxquels on pourrait être tenté de confronter « SouB » qu’au type de relectures de Marx effectuées par certains, ou encore au type de mise en œuvre de l’enquête militante qui en procède, etc.

3 On a parfois fait valoir le contraste existant entre, d’une part, la reconnaissance aujourd’hui de « SouB » et de ses thèses, à la fois la diffusion, voire le prestige, la « consécration posthume » dont jouirait le mouvement, impliquant une assimilation ou une appropriation de ses thèmes (autonomie, caractère non-socialiste de l’URSS, etc.), et, d’autre part, à l’époque de sa parution, le caractère assez confidentiel de la revue [3]. Les anciens de « SouB » ont souligné en ce sens qu’en dépit de 40 numéros parus, le groupe et la revue, du temps de leur existence, étaient demeurés quasi-invisibles. En cause, la censure et la marginalisation de la critique de gauche, marxiste ou anarchiste, de l’URSS, celle des Partis communistes et de leurs organes et prolongements [4]. La reconnaissance a posteriori du groupe est liée surtout à la célébrité de quelques-uns mais aussi à sa réinstanciation comme précurseur de la dénonciation du totalitarisme communiste dans les années soixante-dix. Cet éclairage rétrospectif modifie et déforme la réalité qui était celle du groupe. Néanmoins, la publicité de « SouB » aujourd’hui ne nous a pas semblé telle qu’il soit devenu inutile de ré-explorer les enjeux du groupe. D’autre part, quoiqu’il ne s’agisse pas du tout de réduire « SouB » aux voix de certains de ses protagonistes ayant acquis une certaine notoriété (Castoriadis, Lefort, Lyotard, etc.), on constate que ces derniers ont été infiniment moins lus et étudiés que certains de leurs contemporains très consacrés (Foucault, Deleuze, Derrida). Aussi ne nous semble-t-il pas inutile ici de revenir sur leur rôle et leur action au sein du groupe.

Quelques dates [5]

4 En 1946 vont se regrouper quelques membres de la Section française de la IVe Internationale (trotskiste) sur la base d’une critique du trotskisme orthodoxe, parmi lesquels Cornelius Castoriadis et Claude Lefort : la « tendance Chaulieu-Montal ». Avec la formation de « SouB », l’histoire, en quelque sorte, se répète : tout comme Trotski avait fondé, en 1937, la IVe Internationale pour lutter contre la bureaucratie stalinienne et sa ligne criminelle, une dizaine d’années plus tard, un groupe de militants en sort, lui retournant une partie de ce diagnostic. Ce groupe reprochait au trotskisme : son économisme, son incapacité à définir justement la nature de classe des sociétés communistes, son absence d’attention à la nature spécifique des luttes dans les sociétés capitalistes avancées, luttes qui mettent en avant des revendications d’autonomie, son désintérêt pour la créativité organisationnelle des travailleurs en lutte, l’incapacité à produire une analyse des transformations du capitalisme [6] … Bref, était mise en cause la capacité du trotskisme à mener aussi bien la critique pratique de la société d’exploitation que sa critique théorique [7]. L’éditorial de la revue, dans le premier numéro, de mars-avril 1949, insiste sur l’impuissance du trotskisme à penser vraiment l’essence du stalinisme : « La question de la nature du stalinisme est le point où la superficialité des conceptions trotskistes apparaît le plus clairement ».

5 Après avoir quitté l’organisation trotskiste, Lefort et Castoriadis conçoivent le projet d’une revue, Socialisme ou Barbarie, dont le premier numéro paraît en mars 1949 [8]. Le groupe qui se constitue en 1949 se compose d’une vingtaine de personnes et prendra le nom de la revue. Bimestrielle puis trimestrielle, la revue disparaîtra après la publication de son quarantième numéro en juin 1965. Le groupe s’auto-dissout donc en 1967. Si la revue présente des réflexions théoriques, elle donne la parole directement aux ouvriers. Dans le n° 1 commence à paraître le texte de Paul Romano, « L’ouvrier américain » et la revue publiera ensuite le texte de Mothé sur son expérience d’ouvrier chez Renault. Elle évoque aussi les grands événements politiques du temps, ceux de la guerre d’Algérie mais aussi ceux de Hongrie. Le numéro de décembre 1956 fera date, qui présente à cet égard des analyses critiques très originales sur la révolution hongroise d’octobre, opposées à celles des jeunes communistes qui défendaient l’intervention soviétique en Hongrie. Claude Lefort y a critiqué le « totalitarisme sans Staline » qui présidait à cette approbation. Si les piliers du groupe sont C. Castoriadis (sous les pseudonymes de Chaulieu et Cardan) et C. Lefort (sous celui de Montal), Lyotard y jouant également un rôle important (sous le pseudonyme de François Laborde) ainsi que Pierre Souyri (Pierre Brune) ou Daniel Mothé, militèrent ou passèrent plus ou moins longtemps par « SouB » H. Damisch, G. Debord, V. Descombes, G. Genette, J. Laplanche, É. Morin, B. Péret et bien d’autres.

6 Lefort, lui, qui soupçonne et conteste la reconstruction d’un parti révolutionnaire dans le groupe, quitte « SouB » en 1958 et fonde avec Simon le groupe « Informations et Liaisons ouvrières » (ILO). Le groupe deviendra en 1960 « Informations et correspondances ouvrières ». Le différend tient à la politique du groupe et à la question de l’organisation. Alors que Lefort et Simon dénonçaient le risque de bureaucratisation immanent à toute forme d’organisation (et donc contraire à l’objectif d’auto-organisation du prolétariat dans ses luttes), Castoriadis et Véga soulignaient la nécessité d’une organisation structurée (démocratique et visant l’auto-organisation). Castoriadis sera toujours sensible à cette nécessité de l’organisation (non-partisane). C’est une des lignes de son texte d’analyse de Mai 68, « La révolution anticipée », le « besoin d’un mouvement révolutionnaire organisé » : « On ne dépasse pas l’organisation bureaucratique par le refus de toute organisation [9] ». S’ajoutait à cela une opposition entre Lefort et Castoriadis sur la nature du régime post-révolutionnaire et une analyse originale chez Lefort, distincte du reste du groupe, des derniers jours de l’insurrection hongroise.

7 En 1963-1964, a lieu une seconde scission entre une « tendance » emmenée par Castoriadis et Mothé qui garde le nom « SouB », la revue et un groupement composite qui prend le nom de « Pouvoir Ouvrier » (avec notamment Véga, Philippe Guillaume, Lyotard et Souyri et dont Lyotard démissionnera en 1966) et qui publie un bulletin mensuel du même nom (Pouvoir ouvrier). Ce groupe cessera, lui, d’exister en 1969. Au cœur de la scission, un ensemble de thèses proposées par Castoriadis à la discussion et qui réorientaient la manière de décrire le monde contemporain et celle d’y intervenir. Était en question la façon d’interpréter la neutralisation des effets sociaux et économiques (celle des effets révolutionnaires) par le fonctionnement du capitalisme moderne. Cette consolidation du capitalisme n’était-elle qu’une tendance destinée à se heurter à de nouvelles contradictions, comme le pensait Souyri ? Ou fallait-il, comme commençait à y engager Castoriadis, abandonner la contradiction économiste formulée par Marx dans Le Capital[10] ? Il fallait, selon lui, s’efforcer de comprendre l’adhésion à la société capitaliste moderne – il ajoutera, dès 1968 : « comprendre le capitalisme moderne, et dépasser un marxisme traditionnel mort qui domine encore la conscience de beaucoup de vivants [11] ».

Le projet « SouB »

8 1. Ce groupe, défini comme « entreprise de critique et d’orientation révolutionnaire [12] », tout occupé par « la lutte contre l’exploitation et l’aliénation [13] », possédait un point de départ clair : ce serait ou le socialisme ou la barbarie. L’expression vient de Rosa Luxemburg qui, avec les luxemburgistes, formule ainsi l’alternative devant laquelle l’humanité se trouve placée. Si l’action des masses ne parvenait pas à faire advenir en temps voulu le socialisme, la société toute entière régresserait vers la barbarie [14]. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur le sens exact de cette référence à R. Luxemburg.

9 Restait à définir également ce que le groupe pouvait entendre alors par « socialisme ». À ses débuts, il semblait à tous que le socialisme devait être pensé en termes d’alternative et ne pouvait donc pas être compris comme résultant d’une amélioration du fonctionnement économique et social, comme fruit d’une amélioration des conditions du vie, etc. Quel que soit le développement du capitalisme, l’alternative resterait inentamée. Dans ce cas, le socialisme semble attaché à (ou semble le nom de) la transformation de l’organisation du travail par laquelle seule l’exploitation du travail est surmontable : « il n’y a pas d’autre contraire à l’exploitation que le socialisme [15] ». Mais on trouve aussi d’autres conceptions, à l’intérieur de « SouB » et parfois différentes chez les mêmes penseurs. La position de cette alternative, socialisme ou barbarie, engage une réflexion sur la redéfinition du socialisme, d’un socialisme distinct des formes historiques existantes. Cette alternative et cet impératif, Merleau-Ponty les avait formulés quelques années plus tôt, en août 1945 :

10

Si la lutte des classes redevient le moteur de l’histoire, si, décidément, l’alternative se précise du socialisme ou du chaos, à nous de choisir un socialisme prolétarien, non comme l’assurance du bonheur, – nous ne savons pas si l’homme peut jamais s’intégrer à la coexistence, ni si le bonheur de chaque pays est compossible avec celui des autres, – mais comme cet autre avenir inconnu auquel il faut passer sous peine de mort[16].

11 2. La ligne intellectuelle sembla celle de la critique, de « l’affranchissement de la capacité critique », d’une critique qui n’épargnerait personne (il ne s’agissait pas ainsi de s’attacher à des principes ou dogmes), de la reconnaissance que le point de vue de classe ne devait épargner personne [17]. Le groupe, selon l’expression de Lyotard, travailla à « un point de vue de classe sans œillères [18] ». En cette capacité de critique, le groupe voit une forme inébranlable de résistance qui restera inentamée : « Tout peut être récupéré sauf une chose : notre propre activité réfléchie, critique, autonome [19] », écrira Castoriadis.

12 3. Le groupe travaillait à une critique des pratiques et discours socialistes existants, à une critique de la perversion des organes que le mouvement ouvrier s’était donnés, au fait que le marxisme était devenu l’idiome dominant en Russie et le genre de discours de la bureaucratie [20]. Le premier numéro de la revue présente la nature de la bureaucratie ouvrière et surtout stalinienne comme « le problème fondamental de notre époque » pour un militant révolutionnaire. « SouB » posa la question de la nature sociale de l’URSS. Il se voulut d’abord la reconnaissance des limites de la critique trotskiste de l’URSS et de la nécessité de reprendre celle-ci à nouveaux frais. En témoigne le texte de Castoriadis, « Les rapports de production en Russie [21] » (1949). Lefort entreprit ainsi la critique de la notion d’« État des travailleurs », de l’idée trotskiste selon laquelle l’Union soviétique serait analysable comme État des travailleurs victime d’une déformation bureaucratique, comme « État ouvrier dégénéré » (soit comme le produit temporaire entre les forces de la révolution prolétarienne et celles de la contre-révolution). Il ne s’agissait donc pas d’un État ouvrier déformé par une excroissance bureaucratique, mais d’une nouvelle forme de société. Il s’agissait encore moins d’un régime en voie de disparaître mais tout indiquait que cet État avait non seulement survécu à la guerre, qu’il se consolidait, mais qu’il se diffusait maintenant comme un modèle.

13 Cela appelait un questionnement du phénomène bureaucratique. Selon « SouB » et contrairement à ce qu’avait pensé Trotski, la bureaucratie n’était pas un simple épiphénomène, une formation parasitaire à éliminer, mais s’était constituée en classe dominante à l’égard du prolétariat. De ce fait, l’URSS ne pouvait être dite socialiste[22]. Lefort démontra la genèse politique de la bureaucratie, soulignant la différence de formation de la bureaucratie et de la bourgeoisie [23].

14 Les conséquences théoriques de cette analyse de la bureaucratie sont de taille car se trouvait modifiée la définition qu’avait donnée Marx de la classe dominante : celle-ci s’identifiait moins à la propriété des moyens de production qu’à l’exercice de la gestion de ces moyens. Et l’opposition entre propriétaires et prolétaires se trouvait remplacée par l’opposition entre dirigeants et exécutants [24].

15 4. On a parfois réduit l’activité de « SouB » à la critique des régimes communistes existants alors que le groupe conduisait également celle des sociétés libérales occidentales, prenant pour objet la rationalisation du capitalisme, qui ne semblait plus destiné à s’effondrer, rationalisation induite aussi par la croissance des années soixante. En outre, contrairement à nombre de groupes d’extrême gauche, « SouB » s’est intéressé aux mouvements de contestation dans les pays développés et à l’originalité de leur contenu. Il suivait ainsi de près ce qui se faisait aux États-Unis tranchant avec l’anti-américanisme d’un certain nombre d’organisations marxistes. La rupture avec les explications strictement économiques et productivistes du marxisme orthodoxe permit au groupe de voir opérer partout la lutte des classes. De se rendre sensible à toutes les luttes contre la domination (dans une filiation anarchiste), celle des femmes, des étudiants, des pays colonisés ou anciennement colonisés, etc. Que les luttes contre la domination soient poussées plus loin, non par le prolétariat, mais par des étudiants ou des populations bénéficiant des progrès techniques devait être interrogé [25].

16 5. « SouB » s’est voulu un groupe révolutionnaire. Le travail théorique était ainsi finalisé par l’objectif d’agir sur le plan politique et social, dans le sillage de Marx. On a ainsi parlé, à son sujet, d’ « activité théorique-pratique ». Seule l’action collective, celle des masses, permettrait de dépasser les contradictions du réel. Ce ne sont donc pas des mobiles intellectuels mais politiques qui orientent le groupe, qui projette la transformation des rapports sociaux, groupe qui se veut une « organisation » œuvrant à la révolution prolétarienne mondiale. Philippe Gottraux a souligné à cet égard que la réception rétrospective de « SouB » est biaisée, qui situe la revue dans la seule constellation des revues intellectuelles [26]. Cela masque le critère de la praxis qui était celui du groupe. Ainsi la production théorique de « SouB » visait-elle à nourrir une action, une ligne d’intervention. Néanmoins, il ne faut associer au groupe aucun anti-intellectualisme, et se méfier de cette alternative entre champ intellectuel et champ politique car la production théorique n’a rien de contingent. Castoriadis l’a souvent rappelé y compris pour mettre en garde, en 1968, le mouvement étudiant : « On ne dépasse pas […] la sclérose des dogmes morts par la condamnation de la vraie réflexion théorique [27] ».

17 6. Caractérisait encore « SouB » une forme de spontanéisme, d’où la référence cruciale à Rosa Luxemburg. Cet organe de critique et d’orientation révolutionnaire se présente comme instrument à destination de « l’avant-garde des ouvriers manuels et intellectuels ». Mais cette réflexion internationaliste sur les idées directrices de l’émancipation des travailleurs ne conduit pas le groupe à vouloir diriger leurs luttes. Il s’agit d’être à l’écoute de l’inventivité de celles-ci – « leur apporter les moyens de déployer la créativité qui s’y exerce, et d’en prendre conscience pour qu’elles se dirigent d’elles-mêmes [28] ». Si on voulait savoir ce que faisait et voulait le prolétariat, il fallait aller chercher la réponse du côté des luttes ouvrières, dans l’atelier. Les idées étaient à faire émerger des créations du monde ouvrier lui-même, de ses expériences d’autogestion, de démocratie directe. Il fallait se mettre à l’école des luttes ouvrières. Plus exactement, pour reprendre une expression de Lyotard, « l’inventivité de la pratique immédiate » était « déjà l’émancipation [29] ».

18 Il s’agissait de régénérer la trame des idées directrices des travailleurs mais sans intervenir de l’extérieur. D’où la polémique avec J.-P. Sartre mais aussi l’opposition à la conception classique du « parti ». Le dossier permettra de revenir sur la grande thèse alternative développée par C. Lefort de l’autonomie de la classe ouvrière (autoformation) dans « L’expérience prolétarienne » (n° 11 de décembre 1952). Bien sûr, il faudrait se tourner aussi vers la façon dont Castoriadis élabore peu à peu, avec « SouB », la pensée de l’autonomie qui sera la sienne et qui le conduit à l’idée d’auto-institution de la société. Mais là aussi, les membres de « SouB » pouvaient se diviser. En particulier, la position de P. Souyri, spécialiste dans le groupe de la Chine, se distingue par une méfiance à l’égard de la spontanéité émancipatoire des masses et du spontanéisme politique, tant il juge profonde la dénaturation causée par l’exploitation. Comme l’écrira Lyotard, aux yeux de Souyri, faire confiance à la seule spontanéité des masses était à peu près comme compter sur le seul inconscient pour sortir de la névrose [30] ! C’est pourquoi Souyri ajoutait à l’impératif de se mettre à l’écoute des luttes, celui de les défendre contre ce qui, en elles, de l’intérieur, menaçait de les défigurer.

19 7. Ainsi, « SouB » proposait-il, en gardant un cadre marxiste d’analyse, l’ébranlement du marxisme classique. Reste à se demander si la contestation du marxisme d’école prenait toujours appui sur des principes marxistes ou si celle-ci n’exigeait pas souvent des échappées hors du marxisme, préparant ainsi la rupture de certains de ses membres avec l’analyse marxiste de l’histoire et de la société. Le travail de « SouB » n’est pas d’un seul tenant. Si l’activité des débuts du groupe jusque vers 1958 semble se faire dans un cadre marxiste d’analyse, la chose est beaucoup moins claire après 1958 et se trame déjà au sein du groupe la rupture de certains avec le marxisme.

Les enjeux de la dissolution

20 Sont à distinguer la question de l’arrêt de la revue, celle des raisons théoriques des différentes scissions mais aussi celle des motifs pour lesquels certains ont tout simplement choisi de quitter « SouB ». Les abonnés reçurent en juin 1967, plus d’un an après le dernier numéro (juin-août 1965), une lettre expliquant que, en raison du changement des conditions sociales, de l’étouffement des conflits politiques avec l’arrivée au pouvoir de De Gaulle, le renversement révolutionnaire semblait maintenant lointain. Comme « rien ne permet d’escompter une modification rapide de la situation », leurs membres choisissent donc de mettre un terme au groupe et à la revue. Les protagonistes de « SouB » formulèrent de façons différentes leur suspicion croissante à l’égard du marxisme, Castoriadis mit en cause « le devenir idéologique du marxisme [31] », mais ne renonça jamais à la perspective révolutionnaire. Lyotard, lui, diagnostiqua la fin du grand récit marxiste d’émancipation après avoir pris ses distances avec tout discours de l’aliénation.

21 Certes, la postérité de certains membres de « SouB » après la fin du groupe ou leur sortie du groupe, le discours qui a été le leur, alimentent sans doute une vision déformante de ce que fut « SouB ». Philippe Gottraux a ainsi soutenu que le statut d’intellectuel qui va être celui de Castoriadis, Lefort ou Lyotard a biaisé la connaissance de « SouB » en situant le groupe et la revue dans un champ intellectuel, gommant de ce fait les dimensions « pratique-pratique » et militante qui étaient les leurs. Néanmoins, les auteurs du dossier ne partagent pas l’interprétation de la dissolution du groupe en termes de « renoncement » politique ou de « désengagement politique », en raison de l’épuisement des rétributions militantes [32], spécifiquement chez les protagonistes les plus connus de « SouB » qui auraient suivi les chemins du désengagement, ceux de « la carrière [33] ». L’interruption de l’activité militante n’est pas niable mais il y a plus, souvent, dans ce diagnostic, le jugement d’un abandon du politique, qui lui est discutable.

22 Pour mettre cela en perspective, on rappellera que Castoriadis, pour sa part, n’a jamais abandonné la perspective révolutionnaire. La révolution lui semble consubstantielle du projet démocratique moderne, si bien que renoncer à la révolution serait renoncer à la démocratie comme dynamique historique [34].

23 En outre, la peinture d’un Lefort tournant le dos à la vision révolutionnaire pour la question démocratique [35] nous laisse dubitatif. Peut-être infléchit-il sa perspective dans le sens d’une critique du totalitarisme. Néanmoins, la critique de la démocratie bourgeoise à l’époque de « SouB » allait déjà de pair avec une réflexion sur une forme démocratique alternative, forme de société et non forme politique. L’idée de démocratie insurgente signifie cette récusation de la toute puissance du pouvoir car il s’agit justement d’un pouvoir qui demeure en quête de son fondement.

24 Enfin, l’idée d’un désengagement de Lyotard ou de son renoncement à la politique nous paraît discutable. Celui-ci met fin à sa « militance » et à la conception marxiste de celle-ci mais la philosophie qu’il développe ensuite semble éminemment politique. Il dit ainsi poursuivre la résistance par d’autres moyens, sur d’autres terrains [36]. Si « dépolitisation » il y a, explique Lyotard, c’est seulement au sens où la pratique et la réflexion politiques ne peuvent plus s’inscrire dans les grandes figures de l’alternative, dans les grands discours d’émancipation (dont le marxisme). Mais reste à « fonder une autre conception et une autre pratique que celles qui inspiraient la Modernité classique [37] ». C’est pourquoi il présente son parcours comme une pérégrinations « dans l’espace temps du politique [38] ».

Postérités

25 Ce groupe restreint qui ne se confondit jamais avec un parti et qui resta à l’écart du pouvoir exerça néanmoins un grand pouvoir d’attraction. On peut distinguer différents types de postérités, de prolongements ou d’héritages pour « SouB ». D’abord, l’esprit de la revue se prolonge peut-être dans d’autres expériences éditoriales comme celle de Libre. Il faudrait analyser aussi quels groupes politiques ont pu par la suite se revendiquer de l’esprit de « SouB » ou prendre modèle sur lui, mais aussi quels théoriciens se revendiquent aujourd’hui de « SouB ». Le bel entretien qu’ont donné Pierre Dardot et Christian Laval à la revue Vacarme en 2016 sur Castoriadis, « De l’autonomie au commun », explicite par exemple le sens de la réactualisation de la pensée politique de celui-ci à l’œuvre dans Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle (2014). Ils montrent alors comment l’expérience de « SouB » inspire leur projet d’« inventer, à l’occasion des mobilisations sociales, des lieux et des méthodes de co-construction des savoirs critiques… ».

26 Se pose aussi la question du rapport de 68 à « SouB ». Mai 68 marque, en effet, d’une certaine manière, l’épanouissement de la pensée révolutionnaire dont « SouB » constitue un des jalons. Lyotard remarque que Mai fait exception à l’égard de la position d’écoute du groupe : d’une façon générale, le groupe cherchait à s’effacer derrière la parole des travailleurs, à l’exception de Mai 1968 où il apparaît sur la scène politique quand le mouvement des étudiants met en avant certains de ses motifs, convoquant et interpellant d’une certaine manière le groupe [39]. Il est vrai que Mai 1968 marque un tournant dans la réception ou la publicité des idées de « SouB ». Comme l’indique P. Gottraux, la reconnaissance rétrospective du groupe connaît deux scansions : d’abord, quand un segment de la gauche qui se radicalise dans le sillage de 68 met en avant « SouB », puis avec la diffusion dans des milieux plus larges sous une forme sélective et une conjoncture nouvelle, « celle de la promotion de la “pensée antitotalitaire”… [40] ». Quand on lit les textes d’analyse de Mai 68 rédigés par Morin, Lefort et Castoriadis et réunis dans Mai 1968 : La brèche[41], on est frappé en effet par la convergence entre les thèmes mis en avant par le mouvement étudiant et certaines préoccupations anciennes de « SouB », sans que les auteurs le soulignent (le désir des leaders étudiants de n’être surtout pas des « chefs » de partis, l’autonomie critique, l’autogestion, la critique de la bureaucratie, des partis, des syndicats, etc.). Lyotard souligna cette convergence en octobre 1972 :

27

S’il faut faire un point d’histoire, la dérive a commencé pour moi au début des années cinquante quand j’ai embarqué sur la nef de ces fous qui éditèrent la revue Socialisme ou barbarie et le journal Pouvoir Ouvrier, et qui firent naufrage ou escale en 1964-1966 après quelques quinze ans de navigation hauturière. Comme c’est toujours le cas, notre divagation était toute sagesse : nous nous trouvâmes, chacun de son côté, à peu près de plainpied dans le mouvement de 68, qui nous paraissait faire et dire en grand ce que nous avions esquissé par mots et actions en miniature et par prémonition, et qui inventa encore bien plus de belles choses auxquelles nous n’avions pas pensé.[42]

28 Il n’est pas si facile pourtant d’identifier l’esprit de « SouB » et l’esprit de Mai. Ou alors on peut faire ressortir la foncière ambivalence des deux. Dans l’ « Avertissement » (Décembre 1979) dont il fait précéder la réédition en 1980 Des dispositifs pulsionnels (1973), rassemblant des textes des années 1970-1973, Lyotard dit quelque mot de ces années de latence, faisant porter l’accent sur l’ambivalence de Mai 68 : « 68 resta en suspens sur le tranchant du rasoir [43] ». Par l’une de ces faces, l’événement semblait une relance au grand récit politique moderne de l’émancipation. Mais sous son autre face, il échappait déjà aux grandes narrations et faisait signe vers une condition postmoderne. « SouB » lui semblait tiraillé entre les deux, entre la poursuite du grand récit marxiste et la sensibilité « postmoderne » à l’ « intraitable ».

Rétrospections

29 Il est intéressant que nombre de militants de « SouB » se soient retournés sur cette militance. Ainsi, nous ne disposons pas seulement de critiques extérieures au mouvement mais également d’éléments d’autocritique émanant des protagonistes eux-mêmes. On pense en particulier à la façon dont Lefort et Castoriadis sont, chacun, revenus sur l’expérience « SouB » dans des entretiens avec L’Anti-Mythes. On pense aussi aux textes écrits par Morin, Castoriadis et Lefort, en 1988, vingt ans après 1968 et publiés sous le titre Vingt ans après à la suite de Mai 1968 : La brèche (qui réunissait trois textes d’eux d’analyse de Mai 968). S’ils ne discutent pas directement de « SouB », le propos implique une réflexion sur ce que peut, doit être ou a été, un mouvement révolutionnaire. On pourrait mentionner aussi les textes dans lesquels Lyotard revient sur son parcours à « SouB », comme « Mémorial pour un marxiste » dans Pérégrinations, texte consacré à P. Souyri ou « Note : Le nom d’Algérie » (1989).

30 Cette rétrospection – j’emprunte cette expression à un texte d’Hyppolite « “Phénoménologie” de Hegel et psychanalyse », dans lequel il écrit qu’à la faveur d’une « rétrospection », on peut soutenir l’idée paradoxale d’une influence rétrospective de Freud sur Hegel – conduite en première personne par les anciens protagonistes de « SouB » soulève des difficultés. Lyotard, dans « Mémorial pour un marxiste », son texte d’hommage à Pierre Souyri, publié d’abord en 1982, souligne ainsi que, pour rendre vraiment hommage a Souyri, il lui faudrait « faire l’histoire en termes marxistes du courant marxiste radical auquel il appartenait, en particulier l’histoire du groupe qui publia en France SouB puis le journal Pouvoir Ouvrier[44] ». Or, dit-il, la langue dans laquelle il faudrait écrire cette histoire n’est plus la sienne, lui qui depuis longtemps a suspecté « la validité du marxisme à exprimer les changements du monde contemporain [45] ». Aussi, ne veut-il pas, en tentant l’entreprise, ajouter une « imposture politique » à « l’inévitable trahison par la mémoire ». C’est là une question intéressante, celle de savoir, aujourd’hui, comment, de quelle manière, exprimer les contenus de « SouB ».

Notes

  • [1]
    Jean-François Lyotard, « Mémorial pour un marxiste : à Pierre Souyri », p. 89-134, in Pérégrinations, Paris, Éditions Galilée, Coll. « Débats », 1990, p. 121.
  • [2]
    Miguel Abensour, La Communauté politique des « tous uns », Entretien avec Michel Énaudeau, Paris, Éditions des Belles Lettres, 2014, p. 14.
  • [3]
    Philippe Gottraux, « Socialisme ou barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Éditions Payot Lausanne, « Sciences politiques et sociales », 1997, p. 7 ; p. 16.
  • [4]
    Sébastien de Diesbach, « Préface » à « Socialisme ou Barbarie ». Anthologie, Éditions Acratie, 2007.
  • [5]
    Voir P. Gottraux, « Socialisme ou barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France d’après-guerre, op. cit.
  • [6]
    Jean-François Lyotard, « Note : Le nom d’Algérie », in La Guerre des Algériens, Écrits 1956-1963, Paris, Éditions Galilée, Coll. « Débats », 1989, p. 33.
  • [7]
    J.-F. Lyotard, « Mémorial pour un marxiste », op. cit., p. 118.
  • [8]
    Voir « Socialisme ou barbarie ». Anthologie : grèves ouvrières en France (1953-1957), Éditions Acratie, 1985.
  • [9]
    Cornelius Castoriadis, « La révolution anticipée » (1968), repris in La société française, Paris, Éditions 10/18, Coll. « Grands Reporters », 1979, p. 181.
  • [10]
    J.-F. Lyotard, « Mémorial pour un marxiste », op. cit., p. 112-114. Voir Cornelius Castoriadis, « Marxisme et théorie révolutionnaire », p. 13-248, in L’Institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Points Essais », 1975, p. 26. Le texte fut d’abord publié dans SouB entre avril 1964 et juin 1965, dans les n° 36 à 40.
  • [11]
    Castoriadis, « La révolution anticipée », op. cit., p. 195.
  • [12]
    Jean-François Lyotard, Pérégrinations, Paris, Éditions Galilée, Coll. « Débats », 1990, p. 95.
  • [13]
    Ibid., p. 40.
  • [14]
    Voir Pierre Souyri, Le Marxisme après Marx, Paris, Éditions Flammarion, 1970, p. 22.
  • [15]
    J.-F. Lyotard, La Guerre des Algériens, op. cit., p. 46.
  • [16]
    Maurice Merleau-Ponty, « Autour du marxisme », p. 173-219, in Sens et non-sens (1948), Paris, Éditions Nagel, Coll. « Pensées », 1966, p. 218.
  • [17]
    J.-F. Lyotard, « Mémorial pour un marxiste », op. cit., p. 118. Voir aussi Claude Lefort, Postface, « Le nouveau et l’attrait de la répétition », p. 355-371, Postface rédigée en juillet 1970 pour Éléments d’une critique de la bureaucratie, Éditions Gallimard, Coll. « Tel », 1979, p. 360-361.
  • [18]
    Ibid., p. 117.
  • [19]
    Castoriadis, « La révolution anticipée », op. cit., p. 180.
  • [20]
    J.-F. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 117.
  • [21]
    Voir aussi Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie (1971).
  • [22]
    Voir Cornelius Castoriadis, « Les rapports de production en Russie », in SouB, n° 2.
  • [23]
    C. Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie. Voir Bernard Flynn, La Philosophie politique de Claude Lefort, Paris, Éditions Belin 2012, p. 298.
  • [24]
    S. de Diesbach, « Préface », op. cit., p. 11.
  • [25]
    Voir Claude Lefort, « Le désordre nouveau », p. 45-81, in Edgar Morin, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Mai 68 : La Brèche, suivi de Vingt ans après, Paris, Éditions Fayard, 2008, p. 49.
  • [26]
    P. Gottraux, « Introduction », op. cit., p. 9.
  • [27]
    C. Castoriadis, « La révolution anticipée », op. cit., p. 181.
  • [28]
    J.-F. Lyotard, Guerre des Algériens, op. cit., p. 34.
  • [29]
    Idem.
  • [30]
    J.-F. Lyotard, « Mémorial… », op. cit., p. 128.
  • [31]
    C. Castoriadis, « Marxisme et théorie révolutionnaire », op. cit., p. 15.
  • [32]
    P. Gottraux, « Introduction », op. cit., p. 163
  • [33]
    P. Gottraux, « Conclusion », op. cit., p. 367.
  • [34]
    « De l’autonomie au commun. Sur Cornelius Castoriadis. Entretien avec Pierre Dardot et Christian Laval », in Vacarme, Juin 2016.
  • [35]
    P. Gottraux, « Introduction », op. cit., p. 15.
  • [36]
    J.-F. Lyotard, « Note… », op. cit., p. 34.
  • [37]
    Ibid., p. 38.
  • [38]
    J.-F. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 12.
  • [39]
    J.-F. Lyotard, « Note… », op. cit., p. 36.
  • [40]
    P. Gottraux, « Conclusion », op. cit., p. 367.
  • [41]
    Voir aussi l’analyse de Mai 1968 qu’a proposée Lyotard, vingt ans après, « À l’insu » (1988). Le texte est repris in Moralités postmodernes, Paris, Éditions Galilée, 2005.
  • [42]
    Jean-François Lyotard, « Dérives » (octobre 1972), p. 5-21, in Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, Éditions 10/18, 1973, p. 11.
  • [43]
    « Avertissement », Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Paris, Éditions Christian Bourgois, 1980, p. 1.
  • [44]
    J.-F. Lyotard, « Mémorial pour un marxiste », op. cit., p. 91.
  • [45]
    Ibid., p. 98.