Les aventures de l’enquête militante
Introduction
1Depuis la crise de 2008, on assiste à un retour en force de la notion de « capitalisme » sur la scène intellectuelle et dans le débat public, ce qui soulève au moins deux questions : que faut-il au juste entendre par « capitalisme » ? Et qu’est-ce qui en justifie la critique ? Dans une perspective marxienne, la réponse à la première question ne paraît guère problématique, même si elle peut faire l’objet de développements divergents. Par « capitalisme », on entend en effet un mode de production fondé sur la généralisation de l’échange marchand, l’exploitation d’une force de travail « libre » et l’accumulation indéfinie de survaleur. La réponse à la seconde question est en revanche moins évidente, ne serait-ce que parce qu’on trouve dans Le Capital différents modèles de critique du capitalisme.
2Dans les deux premières sections de l’ouvrage, Marx explique que l’échange marchand génère des illusions socialement nécessaires qui imposent aux individus des rôles sociaux unilatéraux en les transformant en simples « porteurs » d’un processus de valorisation anonyme [2]. De la lecture des deux cent premières pages du Capital, on retire donc l’impression que le capitalisme doit être critiqué parce qu’il constitue un système opaque animé d’une tendance incontrôlable à élargir la base de sa reproduction.
3Or, une telle critique, menée du point de vue objectif du capital, resterait formelle si elle n’était complétée par une description, menée du point de vue subjectif du travail, des effets concrets de l’accumulation capitaliste sur l’expérience sociale de celles et ceux qui en assurent la continuité. Dès lors qu’on quitte la sphère de la circulation marchande pour descendre dans l’« antre secret de la production [3] », le capital n’apparaît en effet plus comme un « sujet automate [4] », mais comme une forme de commandement sur le travail qui suscite des conflits portant sur le temps et sur l’organisation de l’activité, qui oppose différentes stratégies d’extraction du surtravail et de refus de l’exploitation et qui se traduit par des dégradations physiques et morales dont Marx, à la suite des inspecteurs de fabrique, fournit la patiente description [5]. Dans cette seconde perspective, le capitalisme ne doit plus être critiqué parce qu’il constitue un système irrationnel et autoalimenté, mais parce qu’il produit des effets négatifs sur la vie physique, psychique et sociale des subjectivités.
4L’objectif de cet article est de développer ce second modèle critique – qu’on peut qualifier de « critique par les effets » – en montrant qu’il a reçu dans la pratique de l’enquête militante un appui théorique et une continuation politique. Partant des élaborations pionnières du jeune Engels, nous soutiendrons la thèse selon laquelle l’enquête militante permet d’articuler la connaissance des rapports sociaux et l’organisation des pratiques visant à en accomplir la transformation. Car, comme nous tenterons de le montrer ensuite en parcourant la séquence menant des élaborations de Socialisme ou Barbarie en France à celles des Quaderni rossi puis de Classe operaia en Italie, c’est bien la question de l’organisation qui fournit à l’enquête militante sa raison d’être et en détermine les différentes modalités.
Décrire et interroger : préhistoire de l’enquête militante
5On fait le plus souvent remonter la généalogie des enquêtes militantes à « l’enquête ouvrière » rédigée en 1880 par Marx pour la Revue socialiste [6]. Pourtant, cette enquête repose elle-même sur deux principes énoncés dès 1845 par Engels : le principe épistémologique selon lequel « la connaissance des conditions de vie du prolétariat est une nécessité absolue si l’on veut assurer un fondement solide aux théories socialistes » et le principe politique selon lequel le prolétariat a « parfaitement raison de n’attendre [de la bourgeoisie] aucun secours [7] ». C’est donc à la Situation des classes laborieuses en Angleterre du jeune Engels qu’il faut faire remonter l’histoire de l’enquête militante, laquelle apparaît en conséquence comme étant constitutive du marxisme envisagé comme une politique d’auto-émancipation adossée à une critique des effets subjectivement éprouvés de l’organisation économique des sociétés.
6Dans son texte de 1845, Engels dresse un vaste tableau des conséquences de la centralité économique qu’acquiert alors la « fabrique » sur l’expérience socio-physique des travailleurs : faiblesse des salaires, intensité et durée de l’exploitation, déqualification et monotonie des tâches effectuées, despotisme de fabrique, sous-alimentation chronique, conditions hygiéniques et sanitaires inhumaines, tant sur les lieux de travail que dans les quartiers et ce, non seulement pour les hommes mais aussi pour les femmes et les enfants. Ce relevé des pathologies de la vie ouvrière remplit en premier lieu une fonction critique : il s’agit de désamorcer toutes les justifications idéologiques du capitalisme naissant par la mise au jour des expériences négatives que les discours scientifiques ou politiques portés par les classes dominantes tendent ou bien à invisibiliser ou bien à minorer [8]. Mais il remplit également une fonction politique, car décrire les conditions de travail et de vie inhumaines des ouvriers, ce n’est pas pour Engels les enfermer dans la position de victimes impuissantes. C’est au contraire favoriser leur constitution en classe antagonique par la révélation du caractère unitaire de leur situation.
7Au processus d’uniformisation sociale et économique déterminé par la concentration et la centralisation du capital dans la fabrique doit en effet correspondre un processus politique d’unification de la classe ouvrière, capable de dépasser les différentes scissions qu’inscrivent la division du travail et les frontières nationales au sein de la classe. Et ce processus d’unification de la classe est à son tour identifié par Engels à un processus de prise de conscience de la communauté de destin dans laquelle sont engagés les ouvriers. D’un côté, donc, l’enquête engelsienne est censée révéler une unité de classe déjà donnée. Mais, de l’autre, l’objectivation de la condition prolétarienne dans l’espace textuel de l’enquête anticipe la formation du sujet politique qu’elle vise à faire advenir. L’enquête engelsienne constitue ainsi la réponse à une question absente ou implicite, que s’efforceront d’expliciter ses successeurs : comment la description d’une situation peut-elle participer à la production d’une subjectivité capable de la transformer ?
8On peut interpréter la forme que Marx donne à son « enquête ouvrière » de 1880 comme une tentative de résolution de ce problème. La description sympathisante de l’expérience ouvrière y laisse en effet la place à un questionnaire organisé en quatre parties, au cours desquelles on passe de questions très spécifiques relatives au lieu et au type de travail (I), aux horaires, aux rythmes, aux coûts de la vie (II), au salaire et au rapport avec le patron (III), pour finir avec des questions plus larges, ayant trait à l’État, aux organisations ouvrières et aux formes de lutte (IV [9]). Par sa forme même et sa scansion, ce questionnaire témoigne ainsi d’une volonté d’implication directe des ouvriers dans la production d’un savoir critique qui ne porte pas seulement sur le travail et son organisation, mais aussi sur la société capitaliste dans son ensemble. Un savoir critique qui, pour Marx comme pour les rédacteurs de la Revue socialiste, constitue un moment essentiel de la constitution de la classe ouvrière en sujet politique organisé.
9Il faut à cet égard rappeler que Marx adresse dès 1867 une lettre à l’Association Internationale des Travailleurs dans laquelle il appelle à l’élaboration d’« une enquête statistique sur la situation des classes ouvrières dans tous les pays conduite par les travailleurs-mêmes ». Or, la fonction d’une telle enquête ne serait pas seulement de « connaître la matière sur laquelle on agit » et de faire prendre conscience aux travailleurs de leur capacité à « prendre leur destin en main », selon l’exigence épistémo-politique du jeune Engels. Elle serait aussi d’arriver à « une coordination internationale des efforts » en vue de la constitution du prolétariat en sujet politique. Chaque localité dans laquelle est implantée l’Association devait ainsi lancer l’enquête, en faire parvenir les résultats au Conseil central, lequel rédigerait à son tour un rapport général qu’il redistribuerait enfin aux travailleurs d’Europe et des États-Unis [10].
10De 1845 à 1880, la conception de l’enquête promue par Engels et Marx se révèle ainsi traversée par deux problèmes – le problème d’une description productrice d’effets de subjectivation politique et le problème d’une coordination de foyers de luttes épars – auxquels le marxisme hétérodoxe du XXe siècle devait tenter d’apporter des réponses qu’il nous faut à présent examiner.
Récit ouvrier et réseau d’avant-garde : l’apport de Socialisme ou Barbarie
11C’est sans doute dans l’éditorial du n° 11 de Socialisme ou Barbarie publié en 1952 par Claude Lefort sous le titre « L’expérience prolétarienne » que ces deux problèmes trouvent leur réorchestration la plus originale [11]. Lefort y part de la thèse selon laquelle le prolétariat ne se distingue pas seulement de la bourgeoise par la position qu’il occupe dans les rapports de production mais aussi, et plus fondamentalement, par le fait qu’il ne coïncide pas avec cette position. Certes, le prolétaire individuel peut bien se satisfaire de sa situation et se nourrir d’autre espoir que de s’y maintenir ou de l’améliorer. Mais l’intérêt profond des ouvriers en tant que classe est de se libérer des conditions sociales et économiques qui les condamnent à l’exploitation, c’est-à-dire de viser « l’abolition de la condition prolétarienne [12] ». Il en résulte qu’on ne peut connaître l’expérience prolétarienne que de l’intérieur, en partageant l’intérêt à l’émancipation qui en définit « l’originalité radicale [13] ». Or, ni la description de la condition ouvrière telle que la pratique Engels, ni la diffusion de questionnaires telle que l’envisage Marx ne permettent réellement, selon Lefort, de développer cette connaissance immanente de l’expérience prolétarienne. Quelles que soient les intentions qui l’animent, la première court en effet toujours le risque de s’abîmer en une sociologie objectivante de la misère. Quant à la seconde, elle peut s’avérer « être une gêne pour le sujet interrogé, déterminer une réponse artificielle, en tout cas imprimer à son contenu un caractère qu’il n’aurait pas sans cela [14]. » C’est pourquoi Lefort conclut son éditorial par un appel à la collecte de récits écrits à la première personne par les ouvriers, sur le modèle de « L’ouvrier américain » de Paul Romano, dont le témoignage sur l’expérience du travail et des luttes dans les usines automobiles de Détroit est traduit et publié dans les premiers numéros de Socialisme ou Barbarie [15].
12La question se pose alors de savoir à qui, au juste, s’adressent ces récits. Aux militants organisés dans « Socialisme ou Barbarie », certes, qui y trouveront les moyens de mettre à l’épreuve de l’expérience la ligne autogestionnaire défendue dans les pages de la revue. Mais surtout aux ouvriers eux-mêmes, qui y trouveront l’occasion de « réfléchir sur leur expérience [16] ». Or, réfléchir sur une expérience, ce n’est pas simplement dresser la liste des différentes séquences dont elle est composée (telle situation de travail, tel rapport avec les collègues, tel conflit avec la direction). C’est s’approprier cette expérience, en passant d’un état dans lequel elle est plus ou moins passivement vécue à un état dans lequel elle est activement ressaisie comme ayant un sens exprimable et digne d’être communiqué. C’est donc se constituer soi-même en sujet de discours et d’action, de sorte que la valeur des récits ouvriers ne tient pas seulement à ce qu’ils énoncent, mais aussi au processus de subjectivation dont ils témoignent et qu’ils rendent possible.
13Pour que ce processus s’avère politiquement productif, précise alors Lefort, deux conditions doivent cependant être remplies. D’une part, il faut comparer de multiples récits, de manière à extraire des témoignages individuels l’expérience sociale universellement partagée dont ils ne rendent jamais compte que de manière partielle [17]. D’autre part, il faut assurer la circulation de ces récits entre différents milieux ouvriers, de manière à enclencher une dynamique de « clarification » collective de l’expérience prolétarienne qui en soutiendra la « maturation [18] ». Ces conditions définissent alors la fonction que doit remplir un regroupement militant tel que « Socialisme ou Barbarie ». Pour Lefort, le rôle d’un tel regroupement n’est en effet pas d’importer de l’extérieur une direction politique sur laquelle devraient s’aligner les luttes spontanées des ouvriers, mais de participer à l’explicitation du contenu politique de cette expérience et d’assurer ce que Marx appelait la « coordination » entre ces luttes. C’est pourquoi Lefort appelle finalement à la constitution d’un « réseau d’avant-garde [19] » composé d’intellectuels et de militants d’entreprise, qui, par la diffusion d’un journal, la rédaction d’un bulletin et la conduite d’« enquêtes sur l’expérience de vie et de travail [20] » des ouvriers, ferait progressivement émerger une « collectivité de révolutionnaires [21] » transversale aux différents secteurs de l’économie.
14Or, c’est précisément ce projet de « réseau d’avant-garde » qui devait provoquer la rupture au sein de « Socialisme ou Barbarie ». À suivre Cornélius Castoriadis, qui milite alors pour la transformation du groupe en parti politique structuré par un programme, des statuts d’adhésion formelle et des cellules de base élisant une direction, le projet lefortien reposerait en effet sur deux présupposés également problématiques : le présupposé « économiciste » selon lequel la politique d’émancipation serait circonscrite à la seule sphère du travail, et le présupposé « spontanéiste » selon lequel la clarification de l’expérience prolétarienne suffirait à en actualiser le potentiel révolutionnaire [22]. Contre le premier présupposé, il rappelle ainsi que le prolétaire n’est pas que travailleur, mais aussi « consommateur, électeur, locataire, deuxième classe mobilisable, parent d’élève, lecteur de journal, spectateur de cinéma, etc. [23] » Or, c’est la totalité de cette expérience sociale qui constitue selon lui le milieu de politisation des ouvriers. Par contraste, en réduisant la politique à la sphère de la production, Lefort enfermerait les luttes de classe dans l’espace clos de l’usine et renoncerait par avance au projet socialiste d’autogouvernement de toutes les pratiques sociales par les « producteurs associés [24] ».
15Contre le second présupposé sous-jacent selon lui au « réseau d’avant-garde » envisagé par Lefort, Castoriadis souligne ensuite que l’expérience prolétarienne n’est pas unilatéralement tendue vers l’émancipation. Elle se présente bien plutôt comme étant animée de tendances contradictoires – l’aliénation et son refus, la confiance dans le parti communiste et le rejet des bureaucraties syndicales, le racisme contre les travailleurs immigrés et l’internationalisme prolétarien – entre lesquelles il faut trancher. Au demeurant, remarque Castoriadis, c’est là ce qui justifie la pratique de l’enquête militante. Si celle-ci doit être autre chose qu’une objectivation savante de la condition ouvrière, si elle doit réellement participer d’un processus de subjectivation politique, alors elle implique nécessairement une prise de position à l’égard de l’expérience prolétarienne. Or, l’ensemble des principes permettant de décider laquelle des tendances immanentes à cette expérience doit prévaloir sur l’autre définissent quelque chose comme une ligne politique. Et les militants qui s’efforcent d’appliquer cette ligne forment, quant à eux, quelque chose comme un parti. S’il était cohérent avec lui-même, conclut Castoriadis, Lefort devrait donc reconnaître que le « réseau d’avant-garde » qu’il appelle de ses vœux n’est pas le contraire de la forme-parti, mais une forme renouvelée du parti [25].
16Il nous fallait rappeler ces éléments de discussion, car ils soulèvent deux problèmes décisifs pour notre propos. Le premier problème est celui du rôle dévolu à l’enquête : celle-ci n’est-elle qu’un instrument au service de l’organisation du prolétariat, ou bien épuise-t-elle l’ensemble des fonctions que peut prétendre remplir une organisation politique ? Le second problème est celui des terrains que doit investir l’enquête, et partant, des subjectivités avec lesquelles elle doit être menée : peut-elle être circonscrite aux seuls lieux de production ou bien doit-elle être étendue à d’autres sphères de la société ? Ces deux problèmes devaient scander les aventures de l’opéraïsme, un courant hétérodoxe du marxisme italien qui s’est efforcé de théoriser et d’organiser les nouvelles formes de radicalité ouvrière suscitées par les transformations du capitalisme des années soixante – soixante-dix [26].
De l’enquête politique à la co-recherche : la trajectoire opéraïste
17Au risque d’être schématique, on pourrait faire correspondre les premières branches des deux alternatives que nous venons d’esquisser (l’enquête est un instrument de l’organisation et elle se déroule entièrement dans l’enceinte de l’usine) aux position défendues par Raniero Panzieri et ses partisans au sein des Quaderni rossi (1961-1966). Les secondes branches de ces alternatives (l’enquête est l’organisation en acte et elle doit multiplier les terrains d’intervention) définissent, quant à elles, l’orientation défendue par Romano Alquati au sein de Classe operaia (1964-1966), qui devait irriguer la pratique des groupes extra-parlementaires du « long Mai italien » jusqu’à leur dissolution dans ce qu’on a appelé « l’Aire de l’autonomie [27] ».
18C’est dans « Usage socialiste de l’enquête ouvrière » – un article publié de façon posthume dans la cinquième livraison des Quaderni rossi – que Panzieri explicite sa conception de l’enquête [28]. Le titre même de cet article est significatif. Il témoigne du fait que ce n’est pas la méthode de l’enquête, mais son usage, c’est-à-dire les hypothèses qui l’animent et les objectifs qu’elle poursuit, qui en déterminent le caractère politique. La forme de l’enquête, explique en effet Panzieri, n’a en soi rien de spécifiquement « socialiste » : il s’agit de la méthode de l’entretien dirigé telle que l’a mise au point la sociologie industrielle. Cet emprunt direct de méthodes sociologiques pourra surprendre, notamment lorsqu’on le compare aux méfiances dont fait preuve un auteur comme Lefort à l’égard de toute prétention à l’objectivation scientifique de l’expérience prolétarienne. Il se fonde cependant chez Panzieri sur un diagnostic historique au regard duquel le « néocapitalisme » des années soixante n’apparaît plus comme cette économie concurrentielle que théorisait l’économie politique classique ou néoclassique, mais comme une économie planifiée s’étant soumise l’ensemble des institutions sociales. Ce tournant planificateur du capitalisme, qui n’est pas sans rappeler la thèse du « capitalisme bureaucratique » défendue dans les pages de Socialisme ou Barbarie, se manifeste tout d’abord dans les grandes usines fordistes, où il prend la forme d’une rationalisation des tâches et d’une automatisation du procès de production visant à domestiquer l’insubordination ouvrière. Et il s’exprime ensuite dans différents phénomènes (constitution de monopoles, mise en place d’un large système de crédit, gestion du chômage, intégration des partis ouvrier à l’appareil d’État) qui témoignent d’une tendance du capital à prendre en charge sa reproduction à l’échelle de toute la société [29]. C’est précisément ce devenir-société du capital qui justifie le fait de l’ériger en objet d’étude sociologique.
19Or, raisonne Panzieri, si toute la société est dorénavant organisée pour assurer la continuité du processus de valorisation, alors les luttes qui éclatent dans les usines présentent un potentiel proprement révolutionnaire de démembrement de la totalité sociale [30]. Elles témoignent en tout cas du fait que le prolétariat n’est jamais uniquement force de travail, c’est-à-dire marchandise humaine intégrée au développement capitaliste, mais toujours aussi classe ouvrière, c’est-à-dire sujet politique capable d’interrompre ce développement. C’est dès lors cette hypothèse d’une dualité immanente au prolétariat que doit à la fois vérifier et provoquer l’enquête, notamment lorsqu’elle est menée « à chaud », c’est-à-dire en situation d’ébullition politique. D’un côté, les entretiens menés avec des ouvriers en lutte permettent en effet de mesurer le degré de conscience qu’ils ont acquis de la différence séparant leur statut de producteur de leur pouvoir politique. De l’autre, ils représentent un facteur d’intensification de cette différence et de renforcement des institutions à travers laquelle elle s’organise [31]. Forcer les directions syndicales à reconnaître la combativité de leurs bases en leur fournissant les résultats d’enquêtes conduites « à chaud », tel est, en dernière analyse, l’objectif de Panzieri et de ses partisans au sein des Quaderni rossi. Mais tel est également le motif de rupture avec Mario Tronti, Romano Alquati et Antonio Negri, qui quittent la revue en 1964 pour fonder Classe operaia [32].
20La comparaison des supports matériels de ces deux revues laisse déjà transparaître leur différence d’orientation. Là où les Quaderni rossi apparaissent comme un journal d’analyse des transformations du néocapitalisme, Classe operaia se présente en revanche, pour en reprendre le sous-titre, comme un « mensuel des ouvriers en lutte », visant à fixer une ligne politique autonome, voire opposée à celle que préconisent les partis et les syndicats. Car il ne s’agit plus pour Tronti et ses camarades de pousser ces derniers à une réforme stratégique, mais d’organiser la « non-collaboration » des ouvriers avec les institutions qui prétendent les représenter. C’est pourquoi là où Panzieri cherchait à articuler par l’enquête la théorie sociale avec la pratique militante, les membres de Classe operaia entendent, quant à eux, fusionner ces deux moments dans un même processus de « co-recherche » (conricerca).
21Élaboré par Alquati dès 1961, ce concept désigne plus qu’un projet de connaissance immédiate de l’expérience prolétarienne ou même d’implication directe des ouvriers dans la production d’un savoir portant sur l’usine et la société [33]. D’un point de vue épistémologique, la co-recherche repose tout d’abord sur une forme de « collectivisme méthodologique [34] », c’est-à-dire sur la conviction selon laquelle la connaissance des transformations du capitalisme ne peut être que le produit d’un va-et-vient permanent entre les initiateurs de l’enquête et ceux qui y participent. Alquati n’ignore certes pas que, dans une société de classe, le temps qu’on peut consacrer à l’étude et les capacités analytiques qu’on peut ainsi acquérir sont inégalement distribués. Mais il fait le pari que les connaissances informelles mobilisées par les travailleurs dans la production et les doctrines formalisées des théoriciens-militants peuvent et doivent se conjuguer en une forme de savoir proprement inédite. Car, d’un point de vue politique, maintenant, cette forme de savoir n’a pas vocation à être exposée dans des livres : elle n’est rien d’autre que le processus d’autoréflexion de l’antagonisme ouvrier sur ses causes, ses formes, ses limites et ses objectifs. Prolongeant les éléments de discussion avancés par Lefort dans son débat avec Castoriadis, la co-recherche alquatienne n’est donc ni le complément, ni la condition de la politique organisée : elle est l’organisation conçue comme unité dynamique de la théorie et de la pratique et comme dépassement tendanciel de toute différence entre enquêteurs et enquêtés. Un dépassement qui se fonde alors sur des coordonnées spatio-temporelles bien différentes de celles qui définissent l’enquête telle que l’envisage Panzieri.
22La co-recherche alquatienne n’est en effet pas une intervention ponctuelle dans tel ou tel secteur de la production. Elle est un processus au long cours, composé de plusieurs cycles d’enquêtes annuels : sa « processualité in-terminée, permanente et infinie » peut s’étaler sur une durée de quinze ans environ. Après avoir identifié un « nœud barycentrique », le parcours de co-recherche se déploie en fait à travers des sous-enquêtes préliminaires, formatrices et auto-formatrices. L’enjeu de chaque cycle d’enquêtes annuelles est alors de vérifier les hypothèses de départ, lesquelles, une fois confirmées ou redéfinies, deviennent les présupposés du nouveau cycle, et ainsi de suite, dans une sorte de « projectualité in-éteinte, constitutive et inventive » qui reste par définition inachevée [35]. Ce temps long de la corecherche se fonde lui-même sur la reconnaissance du fait que, comme le relevait Marx, « la société actuelle n’est pas un cristal définitivement solidifié mais un organisme susceptible de mutation, et constamment pris dans un processus de mutation [36]. » Or, parmi les mutations que connaît cet organisme, il faut notamment relever le déplacement des espaces investis par la production capitaliste.
23À partir des années soixante-dix, la grande industrie qui constituait jusqu’alors le terrain privilégié de l’enquête et de la co-recherche perd en effet de sa centralité dans les métropoles occidentales. Une part croissante de la force de travail est désormais employée dans le secteur tertiaire et évolue aux frontières de l’entreprise et de l’université. C’est l’émergence de « l’ouvrier social », une figure de la subjectivité ouvrière plus qualifiée mais aussi plus dispersée, et surtout plus précarisée que ne l’était « l’ouvrier masse » concentré dans les forteresses industrielles [37]. Il n’est alors plus suffisant de souligner, comme le faisait Panzieri, que l’usine tend à transformer la société à son image. Il faut aller jusqu’à souligner que la société devient littéralement une usine, ou encore qu’elle se restructure de manière « néomoderne, hyper-industrielle et hyper-fordiste [38] ». Pour Alquati, la disparition tendancielle de la grande industrie n’est en effet que le revers de l’industrialisation rampante d’un nombre croissant d’activités, et, partant, de la multiplication des sphères de la vie sociale touchées par l’exploitation. Les institutions dévolues à la reproduction de la force de travail (le foyer, l’université, les hôpitaux) comme les secteurs économiques vers lesquels afflue l’ouvrier social (l’industrie des services, de la communication, de la production culturelle) représentent alors autant de nouveaux terrains de co-recherche à investir, autant de sites de conflictualité latente sur lesquels implanter une présence militante de longue durée. Car c’est dans « le quotidien de la connaissance et de l’expérience des situations effectives des mouvements [également subjectifs] de la classe [39] » que prend corps ce processus de subjectivation collective qu’est la co-recherche.
Considérations finales
24Nous avons commencé cet article en avançant la thèse selon laquelle l’enquête militante constitue la forme politique d’une critique du capitalisme menée du point de vue de ses effets sur l’expérience sociale de la subjectivité ouvrière. À l’issue d’un parcours qui nous aura mené du jeune Engels à Alquati, en passant par « Socialisme ou Barbarie », il nous semble possible de préciser cette thèse sur deux points.
25Le premier point concerne le rapport général entre l’expérience sociale et l’action politique. D’un côté, tous les auteurs que nous avons abordés envisagent l’enquête comme la meilleure manière d’articuler ces deux plans. Mais de l’autre, ils se distinguent les uns des autres par la manière dont ils envisagent les modalités de cette articulation. Chez Engels et Castoriadis, l’enquête ouvrière apparaît ainsi comme une condition nécessaire à la construction d’une organisation politique orientée vers la transformation radicale de la société. Chez Marx et Panzieri, elle apparaît, en revanche, comme un moyen de renforcer et de faire évoluer les institutions du mouvement ouvrier. Chez Lefort et Alquati, elle apparaît enfin comme étant elle-même une forme d’organisation, c’est-à-dire de radicalisation de l’insubordination ouvrière, de coordination des conflits dans lesquelles elle s’exprime et de clarification de leurs objectifs. Mais, dans tous les cas, l’enquête répond à la conviction selon laquelle c’est dans l’épaisseur de l’expérience sociale, dans les formes de sociabilité au sein desquelles elle se constitue comme dans les affects, les représentations et les intérêts communs qu’elle détermine, que s’enracine la politique d’émancipation. Dans cette perspective, le fait que Lefort et Castoriadis, certes sous des modalités différentes, aient figuré à partir des années quatre-vingt parmi les principaux théoriciens de l’irréductibilité du politique au social pourra paraître déroutant.
26Il s’éclairera peut-être quelque peu si l’on remarque – et c’est le second point sur lequel nous voulions pour finir insister – que l’enquête ne vise jamais simplement à rendre compte d’une forme de vie ouvrière envisagée comme donnée, mais à en actualiser le potentiel politique plus ou moins latent. À cet égard, deux modèles d’actualisation de ce potentiel se distinguent tendanciellement des différentes élaborations que nous avons examinées : un modèle de la prise de conscience, qui irait de Engels à Panzieri, et un modèle de la subjectivation qui irait de Lefort à Alquati. Dans le premier cas, le rôle de l’enquête est principalement de faire prendre conscience aux ouvriers de la force que leur confèrent leur nombre et la position stratégique qu’ils occupent dans la reproduction matérielle de la société. On considère alors que la dissolution des formes de méconnaissance de cette force requiert l’intervention d’intellectuels et de militants relativement extérieurs à la classe et qu’elle suffit à en libérer la puissance antagonique. Dans le second cas, le rôle de l’enquête est, en revanche, d’alimenter un processus de transformation réciproque de la subjectivité ouvrière aussi bien qu’intellectuelle et militante. Il s’agit alors de se déprendre des habitudes et des comportements socialement prescrits par la division du travail et d’accomplir ainsi ce que Marx appelait « la coïncidence du changement des circonstances et de [l’] autochangement [40] ». Paradoxalement, c’est sans doute la radicalisation de cette perspective, pour laquelle c’est en se dressant contre ce que le monde social fait de nous qu’on devient capable de le transformer, qui a finalement mené Lefort et Castoriadis à déconnecter la politique d’émancipation de l’expérience de l’exploitation. Nous espérons cependant avoir montré que cette déconnexion n’était ni la seule, ni la meilleure voie ouverte par les discussions menées dans Socialisme ou Barbarie.
Notes
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[1]
Cet article est une version complètement remaniée d’un texte à paraître en anglais sous le titre « Inquiry : Between Critique and Politics », in South Atlantic Quarterly, Duke University Press, Volume 118/Issue 2, 2019.
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[2]
Nous pensons notamment ici à la célèbre sous-section conclusive du chapitre I du Capital consacrée au « caractère fétiche de la marchandise », au chapitre II consacré au « procès d’échange » et au chapitre IV consacré à « la transformation de l’argent en capital ». Voir Karl Marx, Le Capital, Livre I, trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1993.
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[3]
Ibid., p. 197.
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[4]
Ibid., p. 173.
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[5]
Nous pensons cette fois aux chapitres VIII (« La journée de travail »), XIII (« Machinerie et grande industrie ») et XXIII (« La tendance générale de l’accumulation capitaliste ») du Livre I du Capital.
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[6]
Voir le panorama dressé par Asad Haider et Salar Mohandesi, « Workers’Inquiery : A Genealogy », in Viewpoint Magazine, disponible en ligne sur https://www.viewpointmag.com/2013/09/27/workersinquiry-a-genealogy/.
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[7]
Friedrich Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Montreuil, Éditions Sciences marxistes, 2011, p. 33, 29.
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[8]
Ibid., p. 34-35. On pourrait ainsi soutenir qu’on trouve chez Engels l’une des premières formes de « critique par mise à jour » thématisée par Axel Honneth. Voir Axel Honneth, « La critique comme “mise à jour”. La Dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale » in La Société du mépris, trad. A. Dupeyrix, P. Rusch et O. Voirol, Paris, Éditions La Découverte, 2008.
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[9]
Voir Karl Marx, « Enquête ouvrière », in Travailler, n° 12, 2004, p. 21-28.
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[10]
Karl Marx, « Lettre à l’association internationale des travailleurs » du 20/02/1867.
-
[11]
Claude Lefort, « L’expérience prolétarienne » in Éléments d’une critique de la bureaucratie, Genève, Éditions Droz, 1971, p. 30-58. Pour une présentation synthétique du travail théorique et politique mené au sein de Socialisme ou Barbarie, voir Marcel van der Linden, « “Socialisme ou Barbarie” : A French Revolutionary Group (1949-65) », in Left History, 1997, 5.1, p. 7-37.
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[12]
Claude Lefort, « L’expérience prolétarienne », art. cit., p. 44.
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[13]
Ibid., p. 50.
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[14]
Ibid., p. 58.
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[15]
Paul Romano, « L’ouvrier américain », Socialisme ou Barbarie, n° 1-6, 1949-1950.
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[16]
Claude Lefort, « L’expérience prolétarienne », art. cit., p. 58.
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[17]
Ibid., p. 53-54.
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[18]
Ibid., p. 54.
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[19]
Claude Lefort, « Prolétariat et organisation » in Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 119.
-
[20]
Ibid., p. 120.
-
[21]
Claude Lefort, « Le prolétariat et sa direction » in Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 38.
-
[22]
Nous résumons ici à gros traits les arguments avancés par Castoriadis dans « Prolétariat et organisation », in Socialisme ou Barbarie, n° 28, 1958, p. 59-61.
-
[23]
Ibid., p. 67.
-
[24]
Ibid., p. 71.
-
[25]
Ibid., p. 64-65.
-
[26]
Pour une présentation générale de l’opéraïsme, voir Steve Wright, À l’assaut du ciel. Composition de classe et lutte de classe dans le marxisme autonome italien, trad. Coll. Senonevero, Marseille, Senonevero, 2007.
-
[27]
On lira sur cette histoire Nanni Balestrini et Primo Moroni, La Horde d’or. Italie 1968-1977, trad. J. Revel et J.-B. Leroux, P.-V Cresceri et L. Guilloteau, Paris, Éditions de l’Éclat, 2017.
-
[28]
Raniero Panzieri « Uso socialista dell’inchiesta operaia », Intervention au séminaire des Quaderni Rossi sur l’enquête ouvrière tenu septembre 1964. On trouve une traduction française de ce texte sous le titre « Conception socialiste de l’enquête ouvrière » in « Quaderni rossi ». Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, trad. N. Rouzet, Paris, Éditions Maspero, 1968, p. 109-116.
-
[29]
Voir Raniero Panzieri, « Plus-value et planification : Notes de lecture en marges du Capital » in « Quaderni rossi », op. cit., p. 81-108. ainsi que Cornélius Castoriadis, « Les rapports de production en Russie » in La Société bureaucratique, tome I, Paris, UGE 10/18, 1973, p. 205-282.
-
[30]
Raniero Panzieri, « Plus-value et planification : Notes de lecture en marges du Capital », art. cit., p. 92-93.
-
[31]
Raniero Panzieri, « Conception socialiste de l’enquête ouvrière », art. cit., p. 114-115.
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[32]
Pour une synthèse documentée de cette séquence, voir Giuseppe Trotta et Fabio Milana (dir.), L’operaismo degli anni Sessanta. Da « Quaderni rossi » a « Classe operaia », Rome, Derive Approdi, 2008.
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[33]
Pour la formulation originelle du concept de « co-recherche », voir Romano Alquati, « Relazione sulle “forze nuove” » in Sulla Fiat e altri scritti, Milan, Éditions Feltrinelli, 1975, p. 27-53. Pour une présentation générale de l’œuvre d’Alquati, encore méconnue en France, voir Gianluca Pitavino, « Romano Alquati : de l’opéraïsme aux écrits inédits des années quatre-vingt-dix », in Période, disponible en ligne sur http://revueperiode.net/romano-alquati-de-loperaisme-aux-ecrits-inedits-des-annees-1990/#identifier_7_5925.
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[34]
Romano Alquati, Camminando per realizzare un sogno comune, Turin, Velleità alternative, 1994, p. 135.
-
[35]
Ibid, p. 38.
-
[36]
Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 7.
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[37]
Voir Antonio Negri, Dall’operaio massa all’operaio sociale. Intervista sull’operaismo, Verone, Ombre Corte, 2007 ; Romano Alquati, « L’università e la formazione. L’incorporamento del sapere sociale nel lavoro vivo », in Aut-Aut, n° 154, 1976.
-
[38]
Il s’agit là d’un leitmotiv du grand modèle sociologique sur lequel travaille Alquati à partir des années quatre-vingt. Voir Romano Alquati, Dispense di Sociologia industriale. Volume 3, Tome 1 et 2, Turin, Il Segnalibro, 1989.
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[39]
Romano Alquati, Camminando per realizzare un sogno comune, op. cit., p. 176.
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[40]
Karl Marx, « Thèses sur Feuerbach » in Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, trad. H. Augier, G. Badia, J. Baudrillard et R. Cartelle, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 32.