Des ateliers philosophiques en lycée professionnel
1Professeur de français et d’histoire-géographie en lycée professionnel et auprès d’élèves décrocheurs, la philosophie n’a pas de place légale, ni dans mes cours ni dans les établissements où j’exerce. Elle a pourtant accompagné mon parcours d’enseignant, sous des modalités diverses. Soustraite aux contraintes d’une discipline académique, j’ai pu tenter de la pratiquer avec mes élèves sous d’autres formes. Cette pratique témoigne d’un basculement. On peut le résumer ainsi : d’un rapport à des textes, la pratique philosophique avec mes élèves est passée à une posture. Cela implique un double changement : des objectifs (que fait-on quand on fait de la philo ?), mais surtout de l’effet que cette pratique a sur le groupe classe. C’est aujourd’hui cet aspect qui me paraît le plus important, y compris pour ce que « philosophie » nomme pour des élèves. Il est possible qu’à ce point, l’emploi du nom de philosophie soit contesté. Décrire ce parcours, les difficultés, échecs et avancées, peut permettre de s’interroger sur ce que la philosophie implique dans des classes où il est communément admis qu’elle n’a pas lieu.
1 – Première tentative : des textes « hors piste »
1.1 – Description
2Quand j’ai commencé à enseigner en lycée professionnel à des élèves de CAP, de BEP et de bac pro, mon objectif était de « démocratiser » l’accès à la philosophie. Philosophie nommait alors des textes, des questions, des auteurs inusités dans ce niveau d’enseignement. Cela nommait aussi une pratique de la pensée qui effaçait les frontières, très rigides en lycée pro, entre les textes et leurs destinations.
3Nous avons essayé de travailler, par exemple, des textes de Foucault, de Swift, de Marx, mais aussi des extraits de discours de Bush et de Sarkozy. C’était donc des textes hors programme, ce qui veut dire aussi hors capacités supposées des élèves.
4Sur ces textes, je demandais aux élèves un travail d’analyse à partir de questions fermées, comme l’institution le préconise. Cela signifie que l’analyse demandée, même très simple (identifier le locuteur, sa visée, ses outils rhétoriques…), est faite en fonction d’une compréhension prédéterminée par le professeur. C’était un travail très scolaire, fait sur des textes non scolaires.
5Les attendus de réponses, sur ce type de questions, portent sur la maîtrise de catégories d’analyse textuelle. Par exemple la construction d’une argumentation : le maniement de thèses et d’arguments, la reconnaissance d’une situation d’énonciation, etc.
1.2 – La logique de cette approche
6Cette pratique partait d’une volonté d’émanciper les élèves, au sens de : les sortir de leur condition d’élèves très faibles qu’on destine uniquement à la découverte limitée de textes patrimoniaux et de textes fonctionnels, censés leur être adaptés et leur servir dans la vie quotidienne.
7Le but recherché consistait à leur faire découvrir d’autres questionnements que ceux que je supposais être les leurs dans le quotidien ; et d’autres idées que celles définies par les programmes scolaires (en termes de niveau scolaire, mais aussi de capacité critique et citoyenne [1]).
8Il faut bien dire qu’il y avait une certaine condescendance de ma part dans cette attitude. C’est surtout ineffectif, car on n’est émancipé par personne.
1.3 – Les limites
9Ce choix didactique de travailler ces textes faisait fi des difficultés des élèves. Autre limite : cela ne suscite pas plus d’intérêt ou d’envie que les extraits de manuels scolaires. En plus, ce sont des textes qui, par leur longueur et leur langue, posent des difficultés de compréhension quasi insurmontables. Des textes longs, des opérations compliquées : mais que faire de toutes ces lignes quand on a du mal à lire un paragraphe, quand on a du mal à écrire quelques lignes ? Parce que c’est aussi avec cette réalité-là que je travaillais avec mes élèves, et c’est cette réalité-là que mon approche ne modifiait pas du tout.
2 – Deuxième expérience : reprise après arrêt d’enseigner
10Après avoir arrêté d’enseigner pendant six ans, je suis revenu un peu par hasard dans un lycée particulier : le Pôle Innovant Lycéen (PIL [2]). Il permet à des décrocheurs de plus de 16 ans de revenir à l’école et de reconstruire un parcours de formation en un an. Les « décrocheurs » sont des élèves qui ont arrêté leur scolarité pendant plus de 6 mois, en général au milieu du collège ou lors d’une orientation non voulue en lycée professionnel.
2.1 – Description
11Au PIL, j’avais envie de retenter une approche philosophique plus libre et plus questionnante. J’ai mis au point des cours d’1h30, que j’ai appelé « Grands textes », dans lesquels on avait le temps de lire des extraits plus longs.
12Des extraits de Foucault, de Freud, de Nietzsche parfois. On lisait le supplice de Damiens, on lisait l’article de Foucault « Contre les peines de substitution », on lisait des extraits des Trois essais sur la théorie sexuelle…
13Très rapidement j’ai abandonné toute question préalable pour la question centrale : Qu’en pensez-vous ?
14Il n’y avait pas de protocole de prise de parole. C’était une discussion libre, avec parfois des demandes de mise à l’écrit.
15Je n’arrivais donc plus avec des étapes prédéfinies du raisonnement à tenir, mais j’étais toujours dans la posture de celui qui va répondre aux questions, qui va apporter un supplément de connaissance parce que, moi, j’ai lu un peu de Foucault et de Freud, et que je peux donc donner des informations sur le contexte historique du supplice de Damiens ou sur la théorie freudienne.
2.2 – La logique à l’œuvre
16Le principe était celui de la rencontre. Au hasard de la rencontre avec un texte, un questionnement personnel pouvait survenir.
17Il y a eu une certaine surprise des élèves, avec des demandes de discussion, voire d’approfondissement. C’était plutôt positif. Il faut dire que les plus surpris dans l’affaire, ça a surtout été mes collègues.
18Mais une chose ne changeait pas : le fonctionnement du raisonnement des élèves. Ceux d’entre eux qui prenaient la parole – beaucoup n’osaient pas la prendre sur ces sujets ou dans le contexte d’une prise de parole libre – continuaient à raisonner de façon binaire, à partir d’affirmation ou de négation : je suis d’accord / je ne suis pas d’accord.
19Certes, il y avait l’apparition d’un « je ». Ce n’était déjà pas si mal, mais ça n’allait pas beaucoup plus loin.
3 – Conclusion provisoire
20Ces deux expériences ont pour moi les mêmes limites. En effet, la subjectivation de la pensée dans les deux cas est quasi égale à zéro. Elles sont tributaires de la même logique, dans laquelle le rôle du professeur est de rationaliser le réel.
21L’effectivité de la pensée, là-dedans, est extrêmement limitée. Au mieux, ce que vous vérifiez, c’est que vous savez manier les catégories qu’on vous demande de maîtriser. C’est ce qu’on demande au bac. On peut s’interroger sur la portée philosophique d’une telle maîtrise.
22Le réel de la pensée ne fonctionne pas au rationnel. On le sait, mais on s’obstine : c’est ce que remarque Foucault dans un passage précieux pour le pédagogue, vers la fin de Subjectivité et vérité [3].
4 – Année scolaire 2017 : deux expériences contraires
23Je n’ai donc pas reconduit ces cours de « Grands textes », et il y a alors eu un moment un peu flou où j’ai essayé deux choses en même temps.
4.1 – Discut+
24J’ai testé le jeu de cartes Discut+, mis au point par la société Problem Solving [4].
25Dans ce jeu, les élèves mènent un débat argumenté à partir d’une question déterminée par le professeur. Un petit dialogue platonicien, que le professeur écrit, lance la discussion. Les élèves ont en main des cartes qu’ils doivent jouer à chaque fois qu’ils prennent la parole. La logique repose sur la méta-cognition : ils doivent s’interroger sur l’opération de pensée qu’ils vont faire à l’oral, et jouer la carte correspondante. Par exemple, la carte idée, la carte argument, ou distinction…
26On retrouve les catégories formelles scolaires, et une progressivité un peu cartésienne de la complexité des cartes à jouer.
27J’ai testé le jeu selon les règles proposées par les concepteurs. Le constat, c’est que les élèves jouent avec les opérations déjà maîtrisées, la quasi-totalité du temps par affirmation et négation. Et seuls ceux qui ont une aisance à affirmer leur point de vue prennent la parole.
28L’intérêt est que le professeur ne joue pas, et que les rôles dans l’animation du dialogue sont pris en charge par les élèves : il y a celui qui donne la parole, celui qui peut apporter une citation, celui qui doit nourrir le débat sans donner son avis, etc. C’est sans doute pour ces élèves, notamment le modérateur, que l’exercice est le plus intéressant et le plus profitable. Là encore, on est dans une procédure de rationalisation du réel, et, soit on maîtrise déjà les opérations pour pouvoir y jouer, soit on se retrouve dans la configuration de celui qui ne peut pas parce qu’il ne sait pas.
4.2 – Discut+ v2.0
29J’ai testé une autre utilisation, que j’ai imaginée parce que je voulais absolument rompre avec la dichotomie entre ceux qui causent tout le temps et ceux qui attendent que ça passe.
30J’ai réparti les élèves en binôme. Chaque binôme avait une question ou une affirmation à discuter (par exemple l’affirmation négationniste : « Il n’y a pas de preuve de l’extermination des juifs d’Europe », chapitre qu’on étudiait en histoire. Ou : « Désobéir, est-ce forcément un délit ? »)
31Je distribuais très peu de cartes à chacun, 2 ou 3, différentes pour chaque élève. Ensuite, ils devaient discuter de la question en abattant à chaque fois une carte, qu’ils ne pouvaient pas rejouer. L’élève était donc obligé de construire une réflexion à partir des règles formelles de l’argumentation sans avoir le choix des opérations de pensée à jouer.
32Le résultat fut assez constructif. Les élèves étaient même étonnés et intéressés par ce qu’ils avaient produit, même si c’était assez court. Cela avait l’avantage notable que le professeur ne participait à aucun de ces binômes, et qu’ils étaient tous au travail – ou qu’alors le fait de ne pas travailler se voyait, ce qui est aussi très positif.
5 – Les ateliers philo AGSAS-Lévine
33J’en viens à l’expérience qui m’occupe encore aujourd’hui, et que j’ai commencé à mettre en place en même temps que les ateliers Discut+. J’ai mis du temps à me lancer, parce que ce n’était pas évident pour moi de changer ainsi de posture et de se lancer à ce point dans l’inconnu. Car dans ces ateliers philo, on ne peut pas prévoir ce qui va être produit, ni où cela va mener le groupe. Chose très déstabilisante pour un enseignant.
34Ce sont les ateliers philo AGSAS-Lévine. Il faut que je précise que cette pratique des ateliers philo est incluse dans ma façon de pratiquer la classe inversée.
5.1 – La classe inversée
35La classe inversée est un courant qui vient des États-Unis : le flipped learning. Ce n’est pas une pédagogie ; c’est un ensemble de pratiques par lesquelles les tâches de bas niveau cognitif sont réalisées par les élèves en autonomie (hors ou dans la classe), ce qui permet de libérer du temps en classe avec l’enseignant pour travailler la mise en œuvre de tâches cognitives plus compliquées.
36Cette approche permet de différencier les activités et les aides apportées aux élèves : les rythmes de travail vont être différents selon les difficultés et les réussites rencontrées, et les objectifs ne sont alors plus forcément les mêmes pour toute la classe.
37Un des outils que j’utilise, comme beaucoup d’autres enseignants, pour gérer cette hétérogénéité, est le plan de travail : grâce à cet outil de planification en amont du cours, chaque élève peut travailler à son rythme, sur des tâches différentes, avec des soutiens différenciés selon les difficultés qu’il rencontre. Je précise que cela n’a rien de miraculeux sur la mise au travail des élèves ; si ce n’est que celui qui ne fait rien ne peut pas le masquer (en attendant la correction, ou que le professeur l’interroge par exemple) puisque, dans ce système, je ne transmets rien, et que tout est produit par l’élève. S’il ne travaille pas, son cahier reste vide, aucun travail n’est validé : cela peut être un peu violent, mais c’est un très bon moyen de mettre en visibilité le travail ou le non-travail. Cela est très important, notamment avec des élèves qui veulent raccrocher à l’école (et pour qui souvent revenir à l’école, c’est être présent – ce qui n’est pas la même chose qu’être actif).
38On est donc dans une posture pédagogique où la transmission du savoir par l’enseignant est minimisée, voire inexistante. Concrètement, cela veut dire qu’il n’y a ni cours magistral ni cours dialogué où j’interroge seulement les motivés [5].
5.2 – L’AGSAS
39Les ateliers philo AGSAS-Lévine proviennent, eux, des groupes de soutien au soutien, et de l’association qui s’est formée autour d’eux : l’Association des Groupes de Soutien au Soutien fondée par Jacques Lévine, psychanalyste, psychologue et chercheur, au milieu des années quatre-vingt. C’est un groupe d’analyse de pratiques pour les enseignants. L’association a expérimenté et mis au point un « outillage » : les ateliers. Il y en a de plusieurs sortes, dont on peut résumer les objectifs :
- Valoriser les compétences et la parole de l’élève dans le cadre scolaire mais par des pratiques non scolaires ;
- permettre de construire un groupe classe dans lequel la mise au travail est possible, en construisant une alliance éducative entre élèves, et avec l’enseignant.
- De manière plus générale faire grandir les élèves, c’est-à-dire faire évoluer leur rapport aux pairs et aux adultes.
40Ces ateliers philo se rattachent au courant la philosophie à l’école [6].
5.3 – Les ateliers : comment cela se passe ?
41Le cadre formel des ateliers est assez strict :
42Il y a un avant-propos : je pose la question « Qu’est-ce que c’est pour vous être philosophe aujourd’hui ? ». Les élèves répondent librement ; je note toutes les réponses, toutes considérées comme bonnes, au tableau. Cela a donné par exemple : « beaucoup lire, beaucoup écrire, beaucoup parler ». Ou : « ne jamais avoir de réponse concrète », ou encore : « réfléchir, débattre, argumenter ».
43Tous les élèves sont invités à participer. Ils sont assis en cercle, mais ceux qui ne veulent pas participer, qui ne veulent pas prendre la parole, peuvent rester silencieux. Il faut être volontaire pour participer, et le professeur ne sanctionne pas une non-participation. Lui ne participe pas : il sera en dehors du cercle et ne dira rien. Une question ou un mot est annoncé et proposé à la réflexion. Par exemple : « Le rêve » ou « Qu’est-ce qu’être amoureux ? » Il y a d’abord une minute de réflexion silencieuse, puis un temps de 10 minutes est lancé. Un bâton de parole est donné au premier locuteur : chaque élève ne peut parler que quand il a le bâton, il parle autant qu’il veut et donne ensuite le bâton à son voisin.
44L’atelier se déroule. Je ne fais que prendre des notes ou enregistrer ce qui est dit. Une fois les 10 minutes écoulées, j’arrête l’atelier, et il y a un moment de retour sur l’atelier, la question étant : « Comment s’est passé l’atelier pour vous aujourd’hui ? »
45Pour le cours d’après, je distribue la retranscription, ou je l’affiche dans la classe.
5.4 – Quel effet est suscité ?
46L’atelier philo suscite un désir très fort : il y a une forte demande de les renouveler, et une très forte demande de les faire durer plus de 10 minutes. Quelques citations : « J’ai bien aimé écouter les autres et ne pas parler » ; « Est-ce qu’on en fera un autre la semaine prochaine ? » ; « La discussion aurait duré 10 minutes de plus, ça aurait été top. »
47À moyen terme, on constate un autre effet. C’est un travail sur l’écoute et la prise de parole qui est décisif puisque c’est un dispositif grâce auquel ceux qui habituellement ne prennent jamais la parole devant la classe, quelle que soit la façon de faire, et même quand on la leur donne (et cela est terrible pour certain.e.s !), prennent la parole quand leur tour vient.
48Je pense par exemple à J. pour qui prendre la parole devant un groupe était source d’une grande angoisse, ou à T., mal à l’aise et très dédaigneux devant les autres, qui ont pris la parole dans les ateliers philo, alors qu’ils ne l’avaient jamais fait dans les autres modalités.
49C’est aussi un plaisir vécu d’écouter les autres. Un élève a pu ainsi faire remarquer : « Il ne faut pas oublier ce que les autres ont dit avant, ce que quelqu’un a dit d’important et d’intéressant, c’est pas facile. »
50À plus long terme, l’effet sur le groupe-classe est patent : un changement notable de climat dans la classe. Les élèves s’écoutent beaucoup plus, il y a moins de moqueries. L’atelier philo contribue à faire du groupe classe un espace où chacun sait qu’il pourra sans danger (d’être ridiculisé, jugé, etc.) s’exprimer. Ce qui est précieux et vital, dans une classe.
5.5 – La logique à l’œuvre
51Cette expérience de pensée repose sur trois aspects :
- c’est une expérience du « je pense » avec la co-construction d’une pensée permise par le fait que la circulation de la parole mène le propos bien au-delà de ce que chaque locuteur aurait proposé seul ;
- il n’y a pas de dimension agonistique du débat ; des réactions libres, des associations, des contradictions se confrontent ou se complètent dans un espace qui se veut sans menaces. Or, pour que chaque élève puisse se mettre au travail dans une classe, il est vital que cette classe soit un espace sans défi, où l’on peut prendre la parole sans mettre en jeu son image.
- C’est un temps de travail et de pensée où les élèves sont responsables du déploiement du travail, le professeur étant absent du cercle, et n’étant là que pour mesurer le temps et garantir le respect des règles formelles.
52C’est au sein de ces ateliers que, pour la première fois dans ma courte expérience d’enseignant, j’ai pu entendre exprimer des décisions de pensée : par exemple V. disant : « Même si dans ma tête je suis d’accord avec le fait qu’il faut de l’argent pour réussir […] je veux penser qu’on peut vivre sans ça. »
53Des opérations de mise en relation entre idées sont également apparues, par exemple ce propos sur le bonheur : « Le bonheur c’est ce qui amène à la jouissance » – chose très improbable avec un dispositif où les élèves raisonnent de façon binaire.
54Cela a enfin été pour moi l’expérience de la question fondamentale : Qui pense ? Qui a le droit de penser ?, comme par exemple quand J. a interrogé le groupe : « Oui, mais qui définit le bonheur de chacun ? » Cette expérience-là, cette subjectivation de la pensée, était précisément mon objectif. Cela a été, pour moi comme pour eux, je pense, une découverte surprenante de ces ateliers.
Conclusion
55Peut-être que, pour certains, cette pratique de la réflexivité n’est pas de la philosophie.
56Au fond, si c’est une querelle sur les noms, cela m’importe assez peu. Ce qui m’importe en revanche, c’est l’usage et le sens qui est construit par les situations de pensée des ateliers philo AGSAS-Lévine, tels qu’ils sont intégrés dans ma classe inversée. Ils ont un effet évident à mon sens, à la fois pour les élèves individuellement, et pour le groupe classe.
57Les ateliers font naître et entretiennent un désir de pratiquer une réflexion, dans le cadre d’une communauté de recherche. Ils contribuent à construire un groupe classe qui se met au travail, suivant un protocole formel et pour un temps limité qui garantit un espace propice à des échanges libres. Les ateliers permettent alors de construire l’alliance éducative entre les élèves et moi, et entre eux. Il y a beaucoup de « classes bataille », c’est-à-dire des groupes où l y a toujours des élèves qui arrivent en classe avec la position « je ne veux pas », pour des raisons toujours très personnelles. À côté de ça, il y en a d’autres qui sont dans la position « je voudrais bien, mais [7]… ». Et puis il y a les très peu nombreux, toujours les mêmes dans tous les cours, qui veulent bien. L’atelier philo, comme les autres ateliers de l’AGSAS et la classe inversée, permet de modifier ces attitudes.
58C’est parce que la pratique des ateliers construit un statut inédit pour l’élève : ils instituent l’élève comme « interlocuteur valable » (pour reprendre le concept de Michèle Sillam [8]).
59Les élèves peuvent s’y éprouver penser, ils peuvent aussi éprouver les autres penser : ce qui est, il faut quand même le dire, une expérience très étrangère à l’école.
60Désir de réflexion, liberté d’interrogation et de parole, communauté de recherche, maxime d’action selon quoi « la réponse, c’est la mort de la question » : pour moi, les ateliers philo sont une pratique philosophique.
61Pour finir, je crois qu’on pourrait voir aussi l’atelier philo un peu de côté par rapport à son étayage psychanalytique, comme une « technique de soi » telle que Foucault l’a définie. Cela permettrait sans doute de prendre la mesure des changements que ces brefs moments provoquent dans une classe. Ces ateliers sont une façon de travailler sur soi dans un groupe, pour construire une place aux élèves, une place qui n’est pas celle d’un élève-qui-ne-sait-pas : une place d’interlocuteur, de penseur, une place aussi dans le groupe qui fait que le groupe peut se construire différemment d’une classe traditionnelle.
Notes
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[1]
« L’enseignement du français dans les classes préparatoires au baccalauréat professionnel poursuit les exigences de l’enseignement du français au collège : la maîtrise de l’expression orale et écrite ainsi que l’affirmation d’une identité culturelle fondée sur le partage de connaissances, de valeurs et de langages communs. […] En lien avec les enseignements d’histoire, de géographie, d’éducation à la citoyenneté, de langues vivantes, d’arts appliqués, d’histoire des arts, l’enseignement du français participe à l’enrichissement de la culture commune par la connaissance de mouvements et d’œuvres, par la fréquentation de productions artistiques variées, par la pratique d’activités culturelles. » Programmes de français, EN.
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[2]
Le Pôle innovant lycéen (PIL) est une structure de retour à l’école de l’académie de Paris. C’est un lycée public au statut dérogatoire (les élèves y sont volontaires, inscrits par les enseignants sur leur accord, pas de niveau scolaire requis, durée d’un an seulement, postes d’enseignants spécifiques).
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[3]
Voir M. Foucault, Subjectivité et vérité, Éditions Gallimard/Seuil, 2014, p. 247 : « On sait bien que [..] le réel ne fonctionne pas au rationnel. Le réel, du moins si l’on entend par là les pratiques humaines, est toujours dans l’inadéquation, toujours dans le mauvais ajustement ; c’est toujours dans l’interstice entre lois et principes d’une part, comportements réels, conduites effectives de l’autre, c’est toujours dans ce jeu entre ce qui est la règle et ce qui ne lui est pas conforme que les choses se passent et que les choses tiennent. »
- [4]
-
[5]
En France la communauté des inverseurs a été initiée et structurée par une association, Inversons la classe ! qui existe depuis 2014, et qui a construit un large espace d’échanges et de coformation. Il y a un congrès annuel, une semaine de la classe inversée (où les classes sont ouvertes à tous), des rencontres aux niveaux académique, national et international. Il y a des classes inversées de tous niveaux (supérieur, élémentaire) et dans toutes les disciplines. C’est aussi un réseau d’enseignants, de chercheurs, de passionnés, qui travaillent avec les pédagogies actives et partagent leurs innovations pédagogiques.
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[6]
L’AGSAS est ainsi co-partenaire de la chaire de pratique de la philosophie avec les enfants de l’UNESCO. Dans ce courant de la philosophie, il y a aussi, très différente dans ses modalités et ses buts, la discussion à visée philosophique de Michel Tozzi.
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[7]
Ayant, en 2018, changé d’établissement pour revenir en lycée professionnel, je continue les ateliers philo dans un contexte de classe très difficile : tout cadre, toute règle étant mis à mal, l’enjeu des ateliers y est pour moi urgent – mais aussi un point d’achoppement. J’y reviendrai dans un écrit ultérieur.
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[8]
Michèle Sillam est membre fondatrice de l’AGSAS, elle a coécrit le livre de référence sur les ateliers philo : L’Enfant philosophe, avenir de l’humanité ? Ateliers AGSAS de réflexion sur la condition humaine (ARCH), ESF éditions, 2014. Elle est enseignante de mathématiques (à la retraite), et formatrice. Pour plus d’informations, voir son blog.