Le rhizome deleuzo-guattarien « Entre » philosophie, science, histoire et anthropologie

1En 1976, Deleuze et Guattari publient aux éditions de Minuit un petit livre intitulé Rhizome. Ce livre est un point de passage entre les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie : il enregistre d’une part l’écriture à deux de L’Anti-Œdipe publié en 1972, et il annonce d’autre part le programme de Mille plateaux auquel il servira d’introduction en 1980 [1]. Moment décisif de leur collaboration, Deleuze et Guattari y théorisent en effet pour la première fois la nouvelle image de la pensée qu’ils mobilisent – une image nomadique de la pensée (nomadologie) – et la nouvelle pratique de la philosophie qu’ils mettent en œuvre – une philosophie des multiplicités. Il est probable que ce moment a été particulièrement décisif pour Deleuze, la rencontre avec Guattari ayant enfin rendu possible le renouvellement qu’il n’avait cessé d’appeler de ses vœux depuis les années soixante. En 1977, dans Dialogues, Deleuze confiera ainsi :

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J’essayais dans mes livres précédents de décrire un certain exercice de la pensée ; mais le décrire, ce n’était pas encore exercer la pensée de cette façon-là. (De même, crier « vive le multiple », ce n’est pas encore le faire, il faut faire le multiple. Et il ne suffit pas non plus de dire : « à bas les genres », il faut écrire effectivement de telle façon qu’il n’y ait plus de « genres », etc.). Voilà que, avec Félix, tout cela devenait possible, même si nous rations [2].

3Toutefois, pourquoi est-il revenu au rhizome d’incarner ce renouvellement ? La question se pose d’autant plus que Deleuze et Guattari confèrent au rhizome une portée générale, ou plutôt transversale. Elle est en effet aussi bien métaphysique que politique. Métaphysique, puisque le rhizome témoigne d’une reformulation pratique de l’immanence, qu’il faut faire en même temps que penser, de manière à déjouer tous les effets de transcendance. Politique également, puisque cette pratique ne fait qu’un avec processus de nomadisation, que Deleuze et Guattari illustrent par l’extériorité de la machine de guerre vis-à-vis de l’État comme forme d’intériorité et de transcendance. Pourquoi Deleuze et Guattari ont-ils choisi d’exprimer ce renouvellement philosophique à travers un système végétal jusque-là privé de toute dignité conceptuelle ? Quel rapport peut-il bien y avoir entre le rhizome – l’igname, le manioc, la patate douce, etc. – et la nomadologie ?

4L’intérêt que Deleuze et Guattari accordent au rhizome tient d’abord et avant tout à son opposition à la racine, à l’arbre. En effet, qu’elle soit pivotante ou fasciculée, la racine est un système végétal qui se développe le long d’un axe vertical et hiérarchique (couper une plante à la racine revient le plus souvent à la tuer). En revanche, le rhizome est un système végétal qui prolifère horizontalement, le plus souvent de manière souterraine, et qui est dépourvu de centre ou, ce qui revient au même, qui en a plusieurs. En ce sens, la racine constitue une image du fondement ou du principe hiérarchique (arkhè), tandis que, à l’inverse, le rhizome se présente comme une image du devenir ou du réseau, de toute multiplicité rebelle à la centralisation et à la hiérarchisation.

5Il est vrai que, historiquement, la racine et l’arbre ont constitué un puissant modèle pour le déploiement de la pensée philosophique. Dans l’histoire de la philosophie, il n’y a pas de meilleur exemple que l’importance de l’arbre de Porphyre, qui modélise la logique du genre et de la différence spécifique qu’Aristote avait élaborée dans l’Organon[3]. On sait en effet que cette logique irriguera toute la scolastique médiévale (la querelle des universaux, par exemple, est une longue discussion avec Aristote), animera la pensée classificatoire de l’âge classique (que l’on songe aux taxonomies de Linné), puis innervera encore les schémas évolutionnistes de l’épistémè moderne (l’évolution comprise comme processus arborescent de différenciation). On ne s’étonnera donc pas du manque de dignité philosophique du rhizome, de sa situation minoritaire. Pour Deleuze et Guattari, c’est précisément la contrepartie de l’importance exagérée que l’Occident a prêtée à l’arbre.

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C’est curieux comme l’arbre a dominé la réalité occidentale et toute la pensée occidentale, de la botanique à la biologie, l’anatomie, mais aussi la gnoséologie, la théologie, l’ontologie, toute la philosophie… : le fondement-racine, Grund, roots et fundations[4].

7Mais la question initiale n’en revient pas moins : en quoi l’opposition de l’arbre et du rhizome est-elle autre chose qu’une métaphore pour l’image de la pensée, voire pour l’organisation politique ? Comment lui donner la valeur d’une opposition conceptuelle, lui donner la généralité ou la transversalité d’un schème directeur de la pensée et de l’action ? Pour y répondre, il est d’abord nécessaire de restituer le rôle que jouent chez Deleuze et Guattari les références aux travaux mathématiques de Petitot et Rosenstiehl et aux hypothèses anthropologiques d’Haudricourt.

8Dans un article de 1974 intitulé « Automate asocial et systèmes acentrés », Pierre Rosenstiehl et Jean Petitot, deux spécialistes des mathématiques appliquées aux sciences humaines, cherchent à conceptualiser, dans la lignée des travaux de René Thom, l’idée de système acentré, c’est-à-dire l’idée d’une organisation cohérente propre au multiple. Certes, admettent-ils, « l’usage est de considérer la notion de centralisation comme une sorte de corrélation obligatoire de celle de système ou d’organisation [5] », mais cette corrélation nécessaire est en réalité sans fondement. Ainsi montrent-ils par exemple que le problème mathématique et militaire du Firing Squad (un peloton d’exécution peut-il arriver à tirer en simultané sans être doté d’un général comme centre de décision externe ?) peut recevoir une solution acentrée. La solution d’un tel problème, qui porte sur la coordination entre des cellules privées de coordinateur, suggère plus généralement que,

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contrairement à la croyance selon laquelle le nombre engendre soit le désordre soit l’uniformité, une coordination efficace peut s’installer au sein d’une collectivité acentrée d’individus de mémoire limitée, et pourtant arbitrairement nombreux [6].

10Une telle solution au problème du Firing Squad, qui constitue un précieux modèle pour penser l’agencement réticulaire propre à la machine de guerre (celui d’une logique de guérilla refusant tout commandement central), permet ainsi de démontrer la possibilité d’une organisation propre au multiple, c’est-à-dire la validité d’une coordination entre éléments qui soit indépendante de toute instance centrale et hiérarchique de commandement.

11Cependant, Rosenstiehl et Petitot n’entendent pas seulement fonder l’opposition réelle entre structures hiérarchiques et centralisées et systèmes réticulaires acentrés. Ils prétendent surtout dénoncer la prévalence accordée aux premières sur les seconds, et du même coup le privilège octroyé aux structures arborescentes, d’autant que ce primat tend à « exagérer la portée sociale [7] » de l’organisation centralisée, et notamment à en tirer argument pour la naturaliser. Non contents de contester ce primat, Rosenstiehl et Petitot font valoir au contraire le primat des systèmes acentrés, suivant l’idée que toute organisation peut être ramenée à celle d’un système acentré, et qu’un tel système tend d’ailleurs à rejeter les effets de centralisation (si bien que la question deviendrait plutôt de savoir sous quelles conditions un système hiérarchique est en mesure de se former). Pour les auteurs, il faut alors en tirer toutes les conséquences : mathématiques, avec la nécessité de donner toute sa place à la théorie des graphes ; technologiques, avec la possibilité de concevoir des systèmes informatiques acentrés ; biologiques et sociopolitiques, avec en ligne de mire la possibilité de repenser aussi bien les « sociétés animales » que la fameuse typologie évolutionniste des groupes humains – la famille, la horde, la tribu, l’État –, en passant par les bandes, gangs, et toute la variété des groupes sociaux.

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Il serait simpliste de penser que les concepts hiérarchiques imposés par ceux qui ont l’exercice du pouvoir correspondent véritablement à la nature des choses. Les organismes biologiques, les « sociétés » animales comme on dit, les « hordes » humaines de toutes sortes révèlent en fait à y regarder de près, des centres un peu partout, à la limite une absence de centre [8].

13On comprend l’intérêt que Deleuze et Guattari pouvaient alors trouver à une telle hypothèse du point de vue de la théorisation des agencements machiniques opposée à tout principe d’unification structural ou génétique.

14Dans un autre registre, celui de l’anthropologie, on n’accordera pas moins d’importance aux travaux d’André-Georges Haudricourt dans l’élaboration du concept de rhizome. Anthropologue relativement méconnu, spécialiste d’ethnobotanique, d’ethnozoologie et d’ethnolinguistique, Haudricourt était doté d’une érudition prodigieuse qui ne l’empêchait pas de formuler des hypothèses aussi audacieuses que fulgurantes. Parmi ces hypothèses, il y a celle formulée dans un article paru en 1962 dans la célèbre revue anthropologique L’Homme. Dans « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », Haudricourt fait en effet l’hypothèse qu’il existe une correspondance entre le traitement de la nature et le traitement d’autrui, entre la manière de cultiver les plantes et d’élever les animaux domestiques d’un côté et les rapports sociaux politiques interhumains de l’autre. Dans le traitement de la nature et le traitement d’autrui, Haudricourt distingue en effet deux types d’action, deux schèmes pratiques : l’action indirecte négative et l’action directe positive. L’action indirecte négative, dont il trouve l’archétype dans la culture de l’igname chez les Mélanésiens ou la riziculture en Asie, consiste à favoriser les conditions de l’épanouissement de l’être domestiqué plutôt qu’à agir directement sur lui : ainsi, l’environnement de chaque plant est aménagé de sorte qu’il puisse déployer au mieux ses possibilités de croissance. À l’inverse, l’action directe positive, dont l’élevage du mouton dans le bassin méditerranéen constitue l’archétype, consiste à agir directement sur l’individu, en contact permanent avec lui, et à le traiter collectivement : ainsi, le troupeau dépend pour son alimentation et sa protection du berger qui l’accompagne et le dirige constamment. Or, comme le signale Haudricourt, une telle opposition de comportements ne dérive pas de la différence entre les plantes cultivées et les animaux domestiques, puisqu’on retrouve cette opposition ailleurs. Ainsi, l’agriculture céréalière implique une action directe positive homologue à celle impliquée dans l’élevage du mouton, à savoir une série d’opérations coercitives sur les plantes considérées collectivement ; à l’inverse, l’élevage des buffles dans les campagnes indochinoises (ou des rennes dans les zones arctiques), implique une action indirecte négative, car il arrive aux buffles de protéger des attaques du tigre l’enfant qui est censé les « garder ». Enfin, d’après Haudricourt, on trouve également une telle opposition à l’œuvre dans le traitement politique des humains : en Europe et au Proche-Orient s’est en effet développée l’image du souverain qui commande comme le pasteur dirige son troupeau (ou le pilote son navire), comme en témoigne la Bible ou la pensée d’Aristote ; en revanche, dans la tradition confucéenne chinoise comme dans certaines chefferies mélanésiennes, prévaut une attitude non interventionniste qui laisse advenir les choses. Haudricourt peut alors clore sa réflexion sur la question suivante, question à la fois rhétorique et ouverte à des recherches ultérieures :

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Est-il absurde de se demander si les dieux qui commandent, les morales qui ordonnent, les philosophies qui transcendent n’auraient pas quelque chose à voir avec le mouton, par l’intermédiaire d’une prédilection pour les modes de production esclavagiste et capitaliste, et si les morales qui expliquent et les philosophies de l’immanence n’auraient pas quelque chose à voir avec l’igname, le taro et le riz, par l’intermédiaire des modes de production de l’antiquité asiatique et du féodalisme bureaucratique [9] ?

16Pour schématique qu’elle soit, une telle opposition entre deux types d’action a été confirmée par les travaux comparatistes du philosophe et sinologue François Jullien. Dans son Traité de l’efficacité, celui-ci distingue deux paradigmes : l’un, dominant dans la philosophie grecque et européenne, consiste à planifier l’effet « en pensant l’efficacité à partir de l’abstraction de formes idéales, édifiées en modèles, qu’on projetterait sur le monde et que la volonté se fixerait comme but à réaliser » ; l’autre, qui irrigue la pensée chinoise, suppose au contraire de recueillir l’effet plutôt que de le rechercher, de le « laisser advenir » plutôt que de le viser directement [10]. L’importance d’une telle distinction de paradigmes tient à son degré de généralité, ou de transversalité. Car ces schèmes d’action sont valides pour l’ensemble des champs de la pratique, aussi bien dans le traitement de la nature que dans le traitement d’autrui. Cette caractéristique de l’hypothèse d’Haudricourt jouera d’ailleurs un rôle décisif dans la genèse du projet anthropologique de Philippe Descola. À la recherche de ces structures de l’expérience que sont les « schèmes intégrateurs » de la pratique, lesquels se reconnaissent au fait qu’ils « sont activés dans le plus grand nombre de situations, tant dans le traitement des humains que dans celui des non-humains », Descola suggère en effet qu’Haudricourt donnait à voir de tels schèmes en distinguant ces deux formes du traitement de la nature et d’autrui que sont l’action directe positive et l’action indirecte négative [11]. Suivant Descola, l’intérêt de l’hypothèse typologique d’Haudricourt est dès lors double. D’une part, elle offre la possibilité d’intégrer sous un même schème le traitement de la nature et le traitement d’autrui, c’est-à-dire des comportements impliquant des relations à des entités ordinairement perçues comme appartenant à des domaines ontologiques séparés, autorisant ainsi à neutraliser ce dualisme de la nature et de la culture qui n’est anthropologiquement pertinent que du point de vue de l’Occident moderne. D’autre part, en se contentant d’invoquer des « correspondances » entre traitement de la nature et traitement d’autrui en Orient et en Occident, une telle hypothèse permet d’exhiber des homologies sans les ramener ni à la projection des relations interhumaines sur les relations aux non-humains ni à l’extension aux humains des relations envers les non-humains, et donc d’exhiber le caractère intégrateur de ces schèmes.

17Lorsque Deleuze et Guattari invoquent l’hypothèse d’Haudricourt dans Rhizome, il est manifeste qu’ils y repèrent le même double bénéfice que signalera plus tard Descola. D’une part, l’opposition du rhizome et de l’arbre prend d’emblée chez eux une validité transversale, qui dépasse le seul cadre de la botanique et soustrait du même coup l’usage de ces concepts à toute métaphore. Aussi, c’est à la lettre qu’il faut lire leur diagnostic suivant lequel l’Europe a « perdu le rhizome ou l’herbe », et la contrepartie formulée par Henry Miller : « la Chine est la mauvaise herbe dans le carré de choux de l’humanité [12] ». L’autre leçon que Deleuze et Guattari retiennent de l’hypothèse d’Haudricourt est son refus de rabattre ces correspondances ou ces homologies entre le traitement de la nature et le traitement d’autrui sur une causalité matérielle ou symbolique. Conformément à la théorie de l’agencement, le rhizome ne doit pas plus être compris selon un mécanisme de détermination matérielle – où les conditions de production, c’est-à-dire l’infrastructure ou la base économique, seraient la cause d’une conception idéologique du monde– qu’en fonction d’une détermination imaginaire ou symbolique – d’après laquelle les structures mythiques ou mentales s’actualiseraient dans des pratiques agropastorales réelles. Ce n’est donc pas par défaut qu’Haudricourt écrit que les philosophies de l’immanence ont « quelque chose à voir avec » la culture de tubercules, et que les philosophies de la transcendance ont « quelque chose à voir avec » le mouton. Il s’agit au contraire d’une formule tout à fait positive, qui révoque les déterminations unilatérales au profit d’une présupposition réciproque du traitement de la nature et du traitement d’autrui.

18Il existe néanmoins une différence essentielle entre la lecture philosophique que Deleuze et Guattari font de l’hypothèse d’Haudricourt et la lecture comparatiste et structuraliste qu’en fait Descola. Pour ce dernier, la typologie des schèmes de la pratique en partie inspirée d’Haudricourt forme une classification des structures de l’expérience qui n’implique aucun privilège particulier d’un type sur un autre. Ainsi, dans Par-delà nature et culture, le naturalisme, l’animisme, le totémisme et l’analogisme constituent différents modes d’identification répartis de manière contrastive dans l’espace des possibles, sans que l’un d’eux ne jouisse d’un quelconque primat sur les autres. Or, lorsqu’ils reprennent l’hypothèse d’Haudricourt, Deleuze et Guattari considèrent pour leur part que les deux modèles d’action n’ont pas le même statut. Ce n’est pas seulement que, historiquement, l’Occident a perdu le rhizome ou l’herbe. C’est aussi et surtout que le rhizome ne forme pas un modèle au même sens que l’arbre, si bien que leur dualisme n’en est pas vraiment un. Au sens strict en effet, seul l’arbre-racine agit comme un modèle transcendant, quitte à engendrer ses propres poussées rhizomatiques, tandis que le rhizome agit « comme un processus immanent qui renverse le modèle […], même s’il constitue ses propres hiérarchies [13] ». Autrement dit, de même que l’opposition entre système hiérarchique et système acentré chez Rosenstiehl et Petitot, le dualisme apparent entre système rhizomatique processuel et système arborescent se résout en réalité dans un primat du premier par rapport au second, qui n’en est qu’une centration et une hiérarchisation toujours secondes et provisoires.

19En abordant la dimension historico-géographique de l’hypothèse d’Haudricourt, ce n’est donc pas sans raison que Deleuze et Guattari soulignent l’impossibilité de s’en tenir à une opposition statique entre les philosophies et les morales de la transcendance, chères à l’Occident depuis l’Antiquité grecque, et les philosophies et morales de l’immanence en Orient, sorte d’éternelle leçon de la Chine. Car pour eux, il s’agit non seulement de faire valoir que l’Occident a perdu l’immanence et le rhizome, mais aussi qu’il peut partir à leur recherche et les retrouver. Qu’il les ait perdus, et que cette perte se soit rejouée à différents moments de son histoire, il revient entre autres à une analyse critique de la « Révolution néolithique » et de ses suites de le montrer. Qu’elle puisse les retrouver, il revient cette fois à l’analyse de cette grande déterritorialisation de l’histoire moderne qu’est la « découverte de l’Amérique » de le montrer, car l’Amérique incarne précisément le territoire extra-européen sur lequel, dans l’histoire moderne, les Européens sont allés conduire cette recherche de l’immanence. Pour Deleuze et Guattari, en dépit du fait que l’Amérique n’est pas exempte de sa propre recherche des racines, notamment dans le rapport organique de la côte Est au vieux monde européen, « tout ce qui s’est passé d’important, tout ce qui se passe d’important procède par rhizome américain : beatnik, underground, souterrains, bandes et gangs, poussées latérales successives en connexion immédiate avec un dehors [14] ». De cette ambivalence, toute l’œuvre de Kerouac témoigne : mouvement de déterritorialisation absolue dans Sur la route, Le Vagabond solitaire et Les Clochards célestes, invention d’un nouveau rapport au peuple et au territoire urbains avec les beatniks des Souterrains, ambiguïté schizoparanoïaque de la déterritorialisation dans Big Sur, fantasme raté d’un retour aux origines bretonnes-celtiques dans Satori à Paris, etc. Invoquant les travaux de Leslie Fiedler, qui distinguait différents types de littérature américaine en fonction de la puissance mythique des différents points cardinaux, Deleuze et Guattari pouvaient noter comment l’opposition de l’Orient et de l’Occident se transformait en Amérique, puisque l’Est y est imprégné du rapport généalogique à la vieille Europe, tandis que l’Ouest y incarne le rapport mouvant et toujours déplacé à la Frontière.

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L’Amérique a inversé les directions : elle a mis son Orient à l’ouest, comme si la terre était devenue ronde précisément en Amérique, son Ouest est la frange même de l’Est. (Ce n’est pas l’Inde, comme croyait Haudricourt, qui a fait l’intermédiaire entre l’Occident et l’Orient, c’est l’Amérique qui fait pivot et mécanisme d’inversion [15]).

21Reste que, si l’histoire et la géographie de l’Amérique moderne et contemporaine ont incarné un mouvement de déterritorialisation et de reconquête du rhizome perdu, c’est en réalité toute l’histoire et la géographie de l’Occident qui peuvent être lues en fonction de ce vecteur, et de toutes les combinaisons possibles entre le modèle transcendant et despotique de l’État et le processus immanent et nomadique qui l’excède, lui résiste, s’y soumet parfois, quitte à le travailler aussi de l’intérieur. « Toute l’histoire et la géographie », puisque c’est depuis la fin de la préhistoire, et plus précisément au Néolithique qu’apparaissent les premières formes d’agropastoralisme sédentaire, avec son cortège de plantes et d’animaux domestiqués, et que naissent les premiers États – et, selon toute vraisemblance, que s’instituent les hiérarchies et inégalités sociales, ou du moins le problème de la servitude volontaire dont Deleuze et Guattari feront le problème fondamental de la philosophie politique. Ce n’est donc pas un hasard si Haudricourt lui-même plaçait son hypothèse sur le changement concomitant des rapports entre l’homme et la nature et des relations interhumaines dans le cadre des effets de la Révolution néolithique [16]. D’ailleurs, le problème des effets de la néolithisation sur les structures de l’expérience trouve aujourd’hui un prolongement particulièrement riche dans les travaux et débats archéologiques et anthropologiques sur le Néolithique, en lien notamment avec la critique du pouvoir d’État et la crise écologique [17]. L’anthropologue James C. Scott – qui appartient à une famille d’anthropologues anarchistes, car étudiant les formes de résistances à l’État (Sahlins, Clastres, Graeber) – montre ainsi que dans les sociétés vivant actuellement en marge des États du sud-est asiatique (Chine, Birmanie, Laos, Vietnam), la résistance passe entre autres par la culture de tubercules, laquelle constitue une culture d’évitement de l’État et de la monoculture céréalière qu’il favorise pour faciliter le prélèvement fiscal. Développant cette idée sur la question des conditions de l’apparition de l’État au cours du Néolithique, Scott a fait l’hypothèse que le développement de la culture céréalière au moment de la révolution agricole a été une condition de possibilité de la formation des premiers États, dans la mesure où une telle culture se prête particulièrement bien à la concentration de la production, au prélèvement fiscal, à l’appropriation, au stockage et au calcul, bien plus que les cultures de tubercules, hypothèse que vient étayer le constat que, a contrario, l’histoire n’a pas enregistré de trace de l’existence d’États du manioc, du sagou, de l’igname, du taro, du plantain, de l’arbre à pain ou de la patate douce [18]

22Et quoique là aussi les traces soient rares, nous avons de bonnes raisons de supposer que ces États archaïques, qui reposaient sur des bases fragiles, ont toujours suscité des formes de résistance variées. Sauf à être victime d’une illusion d’optique liée au fait que l’histoire a quasi exclusivement été écrite du point de vue des États sédentaires et céréaliers, celle-ci ne se résume pas à leurs vicissitudes. Mieux, compte tenu du fait qu’il y a quelques siècles à peine une part minoritaire de la population mondiale vivait dans de véritables États, il faut admettre que l’histoire a longtemps été, jusque récemment encore, l’âge d’or des adversaires de l’État, des « sauvages », des « barbares » et des « nomades ». Rien n’empêche dès lors de procéder à une gigantesque réévaluation de l’importance accordée à la forme-État et à la prégnance de toutes les structures de l’expérience qui l’accompagnent – y compris le projet même d’écrire l’histoire. C’est dire que l’absence de dignité philosophique du rhizome, comme des nomades, est la contrepartie du développement conjoint de l’État et d’une certaine image de la pensée, suivant deux logiques organiques et souveraines homologues. L’organon comme forme-État développée dans la pensée.

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On écrit l’histoire, mais on l’a toujours écrite du point de vue des sédentaires, et au nom d’un appareil unitaire d’État, au moins possible, même quand on parlait de nomades. Ce qui manque, c’est une Nomadologie, le contraire d’une histoire [19].

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24Il reviendra au « Traité de nomadologie : la machine de guerre », le douzième des Mille plateaux, de remplir le programme ouvert par Rhizome, de procéder à cette relativisation de la forme-État en montrant l’existence réelle et la consistance logique d’une organisation nomade apte à conjurer la formation d’un appareil d’État ou de ses équivalents dans un groupe ou dans la pensée. Du point de vue métaphysico-politique qui nous occupe, la forme-État se définit par sa forme d’intériorité et sa forme de transcendance – deux caractères typiques de l’idéalisme –, la première résultant d’une opération de capture par laquelle des éléments en relation d’extériorité sont recueillis et homogénéisés au sein d’un ensemble qui les totalise, la seconde procédant de l’autonomisation d’un élément de l’ensemble qui se met à valoir comme le présupposé de tout ce qui est. Tout autre est la machine de guerre nomade qui vise à maintenir et créer activement un rapport immédiat au Dehors, à conserver et construire le milieu d’extériorité et d’immanence que toute organisation présuppose et que l’État conjure de toutes ses forces (ce qui explique au passage que la machine de guerre puisse à la fois se présenter comme une dimension de toute organisation et une organisation parmi d’autres). Du fait que l’exigence rhizomatique de Deleuze et Guattari n’est pas un simple enjeu descriptif mais témoigne aussi d’une pratique concrète du multiple en philosophie, il était logique qu’ils prennent pour exemple, dès le début de Rhizome, l’opposition entre deux manières d’écrire des livres. Contre l’idée du livre qui serait une image du monde, qui intérioriserait le monde et s’y substituerait, Deleuze et Guattari entendent que le livre soit en prise directe avec le Dehors, en rapport immédiat avec le champ sociohistorique et les luttes réelles qui le traversent, avec les territoires et les populations, avec les continents et les races, bref avec tout ce que le désir investit immédiatement, comme le montre l’analyse du délire schizophrénique dans L’Anti-Œdipe. Un tel livre commande du même coup une lecture philosophique et non-philosophique, conceptuelle et affective, c’est-à-dire qu’il déjoue aussi bien les effets d’intériorité et de transcendance, à l’instar de l’écriture aphoristique de Nietzsche décrite par Deleuze dans « Pensée nomade [20] ». Avec la conception des systèmes rhizomatiques et l’idée de nomadologie, pensée et politique sont désormais devenues indiscernables.

Notes

  • [1]
    Il existe des différences entre les deux versions de ce texte, celle de 1976 (devenue indisponible) et celle de 1980 (reprise dans Mille plateaux). Lorsque nous citons des passages où c’est le cas, nous l’indiquons en note.
  • [2]
    D, p. 23.
  • [3]
    Voir Aristote, Organon V, Topiques ; Porphyre, Isagoge. Deleuze commente l’arbre de Porphyre et la logique aristotélicienne du genre et de la différence spécifique dans DR, p. 21 et p. 47-48. Sur l’opposition entre le modèle arborescent hérité d’Aristote et Porphyre et le modèle rhizomatique de Deleuze et Guattari, voir U. Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1988, rééd. 2013, coll. « Quadrige », p. 112 ; Écrits sur la pensée du Moyen Âge, Paris, Grasset & Fasquelle, 2016, p. 560.
  • [4]
    MP, p. 27.
  • [5]
    P. Rosenstiehl & J. Petitot, « Automate asocial et systèmes acentrés », Communications, n° 22, 1974, p. 48. Pour une critique analogue (de la fonction du centre dans l’idée de structure), voir J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », in L’Écriture et la différence (1967), Paris, Seuil, 1979, p. 409-428.
  • [6]
    P. Rosenstiehl & J. Petitot, op. cit., p. 61.
  • [7]
    Ibid., p. 48-49.
  • [8]
    Ibid., p. 45.
  • [9]
    A.-G. Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, 1962, tome 2, n° 1, p. 50.
  • [10]
    F. Jullien, Traité de l’efficacité (1996), in La Pensée chinoise dans le miroir de la philosophie, Paris, Seuil, 2007, p. 1557.
  • [11]
    P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2015, coll. « Folio », p. 193. Sur le rôle d’Haudricourt dans la genèse de son projet : voir P. Descola, La Composition des mondes, Paris, Flammarion, 2017, coll « Champs », p. 201-204. Sur la postérité de la typologie d’Haudricourt en anthropologie, voir par exemple : C. Ferret, « Vers une anthropologie de l’action. André-Georges Haudricourt et l’efficacité technique », L’Homme, 202/2012, p. 113-139.
  • [12]
    MP, p. 28. (On notera néanmoins que, d’un strict point de vue botanique, l’herbe n’est pas un rhizome, mais un système végétal à racines fasciculées.) La référence à Miller est un ajout de la version de 1980. – Sur la littéralité chez Deleuze, voir F. Zourabichvili, La Littéralité et autres essais sur l’art, Paris, PUF, 2011.
  • [13]
    MP, p. 31.
  • [14]
    Ibid, p. 29.
  • [15]
    Ibid, p. 29-30. Voir L. Fiedler, Le Retour du Peau-Rouge, Paris, Seuil, 1971.
  • [16]
    Le concept de « Révolution néolithique » a été forgé dans les années trente par l’archéologue marxiste Vere Gordon Childe, pour marquer la profondeur, la simultanéité et la rapidité des changements qui se sont produits au cours du Néolithique. On lui préfère aujourd’hui celui de « néolithisation », pour signaler la variété des phases, des rythmes et des aires géographiques indépendantes dans lesquelles ces transformations se sont produites. Pour une synthèse (relativement récente) de la question, voir J.-P. Demoule (dir.), La Révolution néolithique dans le monde, Paris, CNRS Éditions, 2009.
  • [17]
    Un très riche débat a lieu actuellement dans la revue L’Homme sur les interprétations anthropologiques de la période néolithique (naissance des inégalités et de l’État, rupture avec le sauvage et domestication des non-humains, naissance de « la modernité », etc.) : voir les contributions d’Emmanuel Guy, Charles Stépanoff, Rémi Hadad, Christophe Darmangeat…
  • [18]
    Voir J. C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (2009), Paris, Seuil, 2013 ; Homo Domesticus (2017), Paris, La Découverte, 2019 (Voir la recension de cet ouvrage par Quentin Badaire dans ce numéro).
  • [19]
    MP, p. 34 (la dernière phrase de la citation est un ajout de la version de 1980). En rapport avec l’anthropologie et la théorie anarchistes, il serait nécessaire d’évaluer le rapport entre le nomadisme et l’anarchisme chez Deleuze et Guattari.
  • [20]
    ID, p. 350-364.