Image de la pensée et pensée sans image chez Deleuze & Guattari

1Notre récente recherche [1] visait à élaborer le sens de la théorie deleuzienne de la pensée sans image qui apparaît dans Différence et répétition. Dans le même mouvement, en effet, Deleuze opère la critique radicale de l’image de la pensée, de laquelle surgissent les conditions d’une pensée sans image qui se substitue à elle. Le problème qu’il s’agissait de résoudre consistait dans le rapport qu’entretient la pensée avec l’image dans la philosophie du « premier » Deleuze. Nous voudrions prolonger ici cette recherche en interrogeant le sens du rapport entre image de la pensée et pensée sans image dans la philosophie de Deleuze-Guattari : retrouve-t-on le rapport entre image de la pensée et pensée sans image dans leur philosophie ? S’agit-il du même rapport que dans la philosophie de Deleuze seul ? Et si oui, sous quelles formes apparaît-il et pour quelles raisons ce rapport est-il maintenu ? Parallèlement, les termes de ce rapport eux-mêmes se modifient : pourquoi le vocable « image de la pensée » est-il maintenu, malgré son ambivalence ? Pour quelles raisons l’image de la pensée comme représentation cède-t-elle la place à une pluralité d’images de la pensée ? Quant à la pensée sans image, comment l’atteint-on désormais ? Est-ce encore par le moyen de la critique de l’image de la pensée ? Enfin, quelles formes la pensée sans image prend-elle alors, lorsque le vocable disparaît ?

2Il s’agit, en somme, de montrer que le rapport entre image de la pensée et pensée sans image, établi par Deleuze, persiste en se métamorphosant dans la philosophie de Deleuze-Guattari.

Image de la pensée et pensée sans image dans Différence et répétition

3L’image de la pensée, c’est l’image que la pensée se donne d’elle-même, l’image mentale et implicite qui précède et conditionne la pensée. Autrement dit, avant de penser, la pensée a déjà une image de ce que signifie penser. C’est cette image que Deleuze entreprend de critiquer radicalement en montrant que la philosophie, en se donnant une image implicite, ne peut que se dénaturer et s’y assujettir, incapable de saisir le sens de l’acte de penser. Tant que cette image est opératoire, la pensée ignore sa propre nature et les conditions de son exercice. Pourtant, Deleuze s’efforce déjà en même temps de conquérir une « nouvelle » image de la pensée. C’est que l’image de la pensée a un double sens : dans un sens négatif comme image représentative ou représentation, elle équivaut aux conditions de possibilités, abstraites et générales, préexistantes à l’acte de penser, autrement dit aux présupposés de la représentation ; dans un sens positif comme nouvelle image, elle équivaut aux conditions réelles propres à un problème posé à la pensée et nécessaires à sa résolution. Deleuze assimile ainsi la première image à la représentation et recherche une pensée sans image qui serait une pensée sans représentation. En somme, le mouvement de la philosophie de Deleuze est triple : critique de l’image de la pensée ; construction d’une nouvelle image de la pensée ; surgissement de la pensée sans image. C’est, pour lui, le mouvement même de la pensée, en tant qu’elle surgit comme genèse de l’acte de penser dans la pensée même.

4La philosophie sans présupposés, envisagée par Deleuze dans Différence et répétition, répond donc à une double exigence. La première consiste dans la critique des postulats de l’image de la pensée qui constituent les présupposés les plus généraux de la pensée philosophique et forment l’image dogmatique de la pensée, supposée naturelle. En effet, ces présupposés sont les présupposés de l’opinion, dont les philosophes ne parviennent pas à s’extraire et qu’ils reconduisent à leur insu. En ce sens, le philosophe en reste à une pensée naturelle, non philosophique. Les principaux postulats sont les suivants : la bonne volonté du penseur et la bonne nature de la pensée ; le sens commun comme concorde des facultés et le bon sens comme garant de la répartition ; le modèle de la recognition, conviant les facultés à s’exercer sur un objet supposé le même ; l’élément de la pensée comme représentation.

5La deuxième exigence consiste à produire, à partir de cette critique radicale, une nouvelle image de la pensée comme ensemble des conditions capables de faire naître une pensée sans image. L’image deleuzienne de la pensée requiert en effet les conditions suivantes : la mauvaise volonté du penseur et l’impuissance à penser ; la pensée, contrainte par la rencontre violente d’un signe, est forcée de penser l’impensable, c’est-à-dire ce qu’elle ne peut pas penser, mais qu’elle doit penser ; dans son exercice discordant qui la porte à sa limite, la pensée naît en elle-même, par la conquête d’une intensité.

6Aux deux exigences précédentes, relatives à l’image de la pensée, Deleuze pose une troisième exigence qui consiste dans le surgissement de la pensée sans image elle-même. Cette dernière est une pensée immanente, à même le sensible, une pensée pure et sauvage, sans orientation préalable. Loin d’être une pensée spontanée et naturelle, elle requiert des conditions réelles, non pas abstraites, générales et préexistantes (conditions de possibilité), mais internes, immanentes, des conditions propres à un problème posé et nécessaires à sa résolution. Ces conditions ne préexistent pas à la pensée, mais n’existent pas hors de la philosophie. Pour le penseur, il s’agit, à partir de ces conditions réelles qu’il a déterminées, de libérer la pensée sans image, c’est-à-dire de créer son avènement. La destruction de l’image représentative de la pensée se fait ainsi au profit d’une pensée engendrant son acte même, autocréation de « penser » dans la pensée. Il faut pour cela que la pensée ait changé d’élément, que son exercice ait lieu hors de tout modèle, de toute représentation. À l’image représentative de la pensée, il faut substituer une image non représentative, « sub-représentative », sans ressemblance, à la manière de l’art abstrait qui opère une telle révolution dans le domaine de l’art pictural. La peinture abstraite se libère, en effet, de tout assujettissement à un objet extérieur, pour conquérir par elle-même « l’être de la peinture » (espace, couleur, forme, matériau, intensité) en produisant des images non figuratives, non représentatives, mais qui sont pourtant encore des images. L’art montre ainsi le chemin à la philosophie pour opérer sa propre révolution : en changeant d’élément, la philosophie peut conquérir « l’être de la pensée », en effectuant le passage d’une pensée soumise à l’élément de la représentation vers une pensée libérée de celle-ci, relevant ainsi de l’élément sub-représentatif.

7La « révélation » d’une pensée sans image s’effectue avec le système du simulacre qui remplace les catégories de la représentation par des notions nomades : la profondeur où s’organisent les intensités, le précurseur sombre qui les met en communication, les couplages, résonances internes et mouvements forcés, les moi passifs, les sujets larvaires et les purs dynamismes spatio-temporels, etc. Ces notions trouvent leur unité dans un chaos informel qui est le sans-fond, le monde des métamorphoses, des intensités communicantes, des différences de différences, des individuations impersonnelles ou singularités pré-individuelles. Dans la représentation, la pensée a pu avoir le pressentiment du sans-fond, mais ne se le représente que comme un abîme indifférencié, fond obscur sans différence, dépourvu d’individualité et de singularité. En réalité, le monde du sans-fond déborde la représentation : c’est le fond qui se détache du fond obscur et remonte à la surface, qui ne prend pas forme, mais s’insinue entre les formes, les décompose, en laissant seulement subsister les lignes abstraites comme seules déterminations adéquates à l’indéterminé. Dès lors, la pensée explore l’Idée (le problème), sans image préconçue, mais en formant une nouvelle image qui la conditionne. Autrement dit, la condition (la nouvelle image) et le conditionné (la pensée sans image) sont à la fois distincts et inséparables. Cela signifie que le chaos n’est pas déjà là, préalable, préexistant à toute pensée, abîme indifférencié, comme le soutient la représentation. Le chaos surgit avec la nouvelle image de la pensée, tel un ciel illuminé par le surgissement de l’éclair lors d’un orage. En effet, l’éclair s’oppose à quelque chose qui ne peut s’en distinguer (le ciel noir). Il se distingue du ciel noir en le traînant avec lui, comme s’il se distinguait de ce qui ne se distingue pas. Le chaos est davantage pensé que donné, car il ne semble pas y avoir d’expérience du chaos. C’est l’image qui le conditionne, en même temps qu’il lui échappe.

8Avec Guattari, Deleuze estimera lui-même poursuivre le questionnement portant sur l’image de la pensée, en pluralisant et en historicisant celle-ci, la transformant en plan d’immanence, tout en prolongeant la recherche d’une pensée sans image. Cette dernière prend désormais la forme d’un certain exercice de la pensée [2] : à la pensée sans image, est substituée la notion de Corps sans Organes, qui est ensuite rendu équivalent au chaos. Dès lors, deux axes de questionnement paraissent prioritaires : d’abord, comment l’image de la pensée, rapprochée du plan d’immanence, conserve-t-elle un rapport non seulement avec les autres images de la pensée, mais aussi avec une pensée sans image ? Ensuite, par quelles métamorphoses conceptuelles passe la pensée sans image et comment l’identifier comme telle ?

De l’image de la pensée aux plans d’immanence

9Dans un article de 1988, recueilli dans Pourparlers[3], Deleuze revient longuement sur l’image de la pensée, sur le fait qu’elle a hanté ses premières œuvres et refait surface, plus tardivement, dans ses œuvres avec Guattari. En réalité, elle réapparaît dès l’introduction de Mille plateaux qui présente le rhizome comme la nouvelle image de la pensée, sous celle des arbres. C’est à partir de l’image du rhizome qu’ils critiquent l’image classique de l’arbre. Puis, Deleuze prolonge l’analyse dans Cinéma 1 et 2 : selon lui, les cinéastes cherchent à établir des rapports entre les images cinématographiques et la pensée. Artaud soutient même que le cinéma a pour objet le fonctionnement de la pensée, la construction d’une image de la pensée : il construit lui-même une nouvelle image de la pensée, révélant l’impuissance à penser au cœur de la pensée. Selon Deleuze, le cinéma a toujours voulu construire une image de la pensée, des mécanismes de la pensée passant, d’Eisenstein à Resnais, d’une image classique à une nouvelle image de la pensée.

10Dans Dialogues, Deleuze donne les raisons de la poursuite de la recherche d’une nouvelle image de la pensée dans son travail avec Guattari. Il confirme notamment qu’ils n’ont pas cessé de rechercher une pensée sans image, rendue nécessaire par la critique de l’image de la pensée. Ils en montrent la nécessité en procédant à la critique de l’histoire de la philosophie : ils présentent cette dernière comme un appareil de pouvoir de la pensée qui lui donne une image à laquelle on se soumet. Cette image recouvre toute la pensée. L’histoire de la philosophie a toujours été l’agent du pouvoir d’État dans la pensée : elle a joué un rôle de répresseur, d’école d’intimidation. En somme, avec l’histoire de la philosophie, s’est historiquement constituée une image de la pensée qui empêche de penser [4]. En envisageant de devenir la langue officielle d’un pur État, la pensée philosophique rend conforme son exercice aux buts de l’État réel, aux exigences de l’ordre établi, ainsi qu’aux significations dominantes.

11Comment, dès lors, soustraire la pensée au modèle de l’État ? Par une contre-pensée, affirment Deleuze et Guattari dans Mille plateaux. Ces contre-pensées refusent l’assujettissement à l’État et à la pensée dominante, elles détruisent même l’image de la pensée. Ces contre-pensées mettent la pensée en rapport avec des forces extérieures et font de la pensée une machine de guerre. Elles témoignent de penseurs solitaires, mais dont la solitude est extrêmement peuplée, nouant ainsi le fil avec « un peuple à venir ». Toutefois, cette forme d’extériorité de la pensée n’est pas une autre image, mais une force qui détruit l’image et la possibilité même de subordonner la pensée à un modèle. La pensée est sans image : elle n’a pas d’image pour faire une copie ou constituer un modèle, mais elle a des relais, des relances. Lancée telle une flèche dans le monde, la contre-pensée est ramassée et jetée plus loin par un autre penseur. Dès lors, la pensée est comprise comme processus : aux prises avec des forces extérieures, la pensée procède, telle une pensée nomade, en se déployant dans un milieu sans horizon (espace lisse) et sans sujet pensant universel (tribu qui peuple le désert). En tant qu’agent du pouvoir d’État dans la pensée, l’histoire de la philosophie ne peut qu’écraser tout ce qui appartient à la pensée sans image et dénoncer les contre-pensées comme des nuisances. En somme, à l’image dogmatique de la pensée de Différence et répétition qu’il s’agissait de détruire, au profit d’une pensée sans image, Deleuze et Guattari substituent, dans Mille plateaux, des pensées nomades, sans image, en rapport avec les forces du dehors : ce sont des machines de guerre, destinées à résister à la pensée dominante assujettie à l’État. Un nouveau domaine de recherche peut alors être exploré : la « noologie » ou l’étude des images de la pensée qui constituent les prolégomènes à la philosophie.

12Une nouvelle transformation a lieu dans le deuxième chapitre de Qu’est-ce que la philosophie ? Deleuze et Guattari opèrent un rapprochement de l’image de la pensée avec le plan d’immanence, esquissé dans l’article de Pourparlers de 1988. Le plan d’immanence constitue ce que la pensée peut revendiquer en droit, ce qu’elle sélectionne et enveloppe, c’est-à-dire le mouvement infini. En effet, dans leur dernière œuvre commune, Deleuze et Guattari définissent le plan d’immanence comme l’image de la pensée, « l’image que la pensée se donne de ce que signifie penser, faire usage de la pensée et s’orienter dans la pensée [5] ». Désormais, l’image de la pensée est entendue positivement, comme plan d’immanence qui coupe le chaos. Toute philosophie consiste dans l’art de fabriquer des concepts : ceux-ci, nés d’un coup de dés, résonnent néanmoins entre eux sur un seul et même plan. Le plan d’immanence, construit par la pensée, procure de la consistance aux concepts, tout en étant infiniment ouvert, tel un milieu fluide requis par la vitesse infinie de la pensée. La pensée trace le plan, l’instaure comme le sol absolu de la philosophie. Dès lors, toute philosophie originale se donne une image particulière de la pensée, et tout grand philosophe dresse son propre plan d’immanence. En somme, l’image de la pensée se pluralise et s’historicise : chacune correspond à un penseur majeur ou à une période historique de la pensée qu’il ouvre. La critique de l’image de la pensée ne se fait plus selon une perspective d’élimination, de destruction, mais de transformation de celle-ci dans l’histoire. L’image de la pensée est présentée, non plus comme « présupposé non philosophique », mais comme « compréhension pré-philosophique » qui est un réquisit nécessaire à toute philosophie. Pour déterminer les conditions de la philosophie, il s’agit pour Deleuze et Guattari de mettre à jour les images de la pensée des philosophes. En effet, les philosophes ne se font plus la même image de la pensée que leurs prédécesseurs. En réalité, l’image se transforme selon une double contrainte : les déterminismes socio-historiques (externes) et le devenir (interne) de la pensée. Par exemple, depuis Nietzsche, on ne cherche plus le vrai mais le sens, en se débattant dans le non-sens.

Une pensée sans image persiste-t-elle chez Deleuze et Guattari ?

13Dans la philosophie de Deleuze-Guattari, la pensée sans image ne disparaît pas, bien que le vocable disparaisse après Mille Plateaux : elle se transforme, tout en conservant certaines caractéristiques. La première métamorphose de la pensée sans image s’effectue avec le Corps sans Organes. Dans Logique du sens, Deleuze a déjà amorcé ce déplacement. Au système du simulacre de Différence et répétition, Deleuze a substitué le Corps sans Organes, emprunté à Artaud. Le Corps sans Organes, c’est la pensée sans image sous l’angle de l’organicité, du côté de l’inorganique. Le Corps sans Organes opère dans la profondeur, là où l’organisation de surface, garantissant le sens et la distinction entre le corps et les mots, a disparu. C’est la révélation qu’il n’y a plus de surface, plus de frontière entre les choses et les propositions. Le corps n’est plus que profondeur, happant les choses dans sa béance. Sans surface, l’intérieur et l’extérieur n’ont plus de limite et s’enfoncent dans l’universelle profondeur. En somme, Deleuze « décrit » un certain exercice de la pensée, libérée de tout modèle et de toute ressemblance : c’est la pensée sans image. La pensée s’exerce de telle façon qu’en déterminant ses conditions réelles, la pensée sans image peut naître dans la pensée. Par-là, surgit un monde sub-représentatif, cet impensable que la pensée ne sait pas penser, mais qu’elle doit penser, pour se libérer des significations dominantes.

14Dans L’Anti-Œdipe, l’analyse du Corps sans Organes (que nous désignerons par CsO) opère un premier déplacement, lié à la critique de la psychanalyse et de sa conception du désir : avec Guattari, Deleuze envisage désormais le CsO au-delà de l’organisme. Il n’est plus une entité proprement schizophrénique, mais le corps du désir dont le schizophrène fait l’expérience extrême, en souffrant de l’interruption du processus du désir. Dès lors, L’Anti-Œdipe déploie une nouvelle métaphysique, dans laquelle le CsO devient un œuf, « traversé d’axes, de seuils, de latitudes et longitudes, de géodésiques, gradients, qui marquent des devenirs et des passages [6] », une surface glissante ou un fluide amorphe et indifférencié, dans lequel rien n’est représentatif, mais tout est vie et vécu.

15Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari reprennent à nouveau l’analyse du CsO, en interrogeant le corps du CsO et en procédant à un second déplacement. Le corps, dont il est question ici, n’est ni le vécu corporel ordinaire que décrivent les phénoménologues, ni le vécu rare, atteint à l’aide de substances chimiques (drogues), encore moins le corps propre, constituant l’intériorité du Moi. En réalité, le corps du CsO, c’est la limite du corps vécu, limite atteinte lorsqu’il est traversé par des affects ou des devenirs : le corps est la puissance invivable du désir qui ne se fige jamais dans des formes. À ce titre, il n’y a pas à proprement parler d’expérience du CsO. Au regard des organes, le CsO est à la fois répulsion (il est la condition, afin que l’organisme ne se sédimente pas) et attraction (il est ce sur quoi les organes s’inscrivent comme des états intensifs). La production du réel est donc l’articulation fragile de la répulsion (qui frôle l’autodestruction) et l’attraction (les organes comme états intensifs). S’opère ici la substitution de la pensée sans image (monde sub-représentatif et chaos informel) en CsO (limite du corps traversé par les devenirs et les affects sub-représentatifs, et puissance invivable et informelle). Deleuze et Guattari reprennent également l’idée que le CsO est un œuf qu’on apporte avec soi, comme son propre milieu d’expérimentation. Tandis que Différence et répétition établissait que le système du simulacre (subreprésentatif) était un œuf (un milieu d’intensité pur), Mille plateaux montre que le CsO est peuplé des seules intensités, passant et circulant. Le CsO fait passer des intensités, en les produisant et les distribuant dans un spatium intensif qui n’est ni un espace, ni dans l’espace : il est l’énergie, la matière intense, non formée, non stratifiée. Il est la production du réel comme grandeur intensive. Il y a ici encore une étroite proximité avec les caractères de la pensée sans image de Différence et répétition.

16La seconde métamorphose de la pensée sans image s’effectue dans la substitution du chaos au Corps sans Organes. En effet, pour Deleuze et Guattari, la pensée ne peut pas être réduite à une activité naturelle et spontanée : penser est une activité qui met en situation d’affronter le chaos. Le chaos menace sans cesse le plan d’immanence, d’effondrement, d’émiettement. Le plan d’immanence étant une coupe sur le chaos, la coupe nécessite, à la fois, de parvenir à s’enfoncer dans le chaos et de s’en extraire : il ne suffit pas de se protéger du chaos, comme le fait l’opinion, il faut l’affronter. Pour cela, le philosophe doit consolider le plan en lui donnant de la consistance par la création de concepts, sans toutefois perdre l’infini dans lequel la pensée a plongé. Le problème de la philosophie est donc d’acquérir de la consistance. Penser commence par l’effectuation d’une coupe et l’instauration d’un plan d’immanence. Ce plan est préphilosophique : c’est l’ensemble des conditions internes de la philosophie. Et Deleuze et Guattari le distinguent du champ d’immanence. À la différence du plan d’immanence, conçu comme image de la pensée, le champ d’immanence est LE plan, le donné pur, non pas l’expérience possible qui nous protège du chaos (le reconnu), mais l’expérience réelle qui enveloppe ou implique le chaos : c’est le non-pensé de chaque plan d’immanence. En instaurant LE plan ou champ d’immanence, la pensée accomplit la conversion à l’immanence pure. LE plan est l’impensé que la pensée ne sait pas penser mais doit penser, ce dont la pensée peut seulement s’approcher, car coïncider avec lui, c’est être englouti par le chaos. LE plan unique est non transcendant, il est celui qui reconnaît le chaos comme dehors de tous les plans. En réalité, chaque plan d’immanence est une variation, hiérarchisable en fonction de la quantité d’illusions de transcendance qu’il laisse subsister ou, à l’inverse, de la plus ou moins grande part d’immanence qu’il enveloppe et qui le rapproche de l’immanence pure. Aussi chaque philosophie, en tant que variation, tente-t-elle d’englober le chaos pour sauver le mouvement infini, en créant des concepts qui lui donnent de la consistance. Mais aucun plan ne peut épuiser le chaos, à moins de dresser un plan qui inclurait le chaos. C’est la tentative menée par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?. Le chaos, c’est un vide, non pas un néant, mais un virtuel. Le chaos contient toutes les particules possibles et tire toutes les formes possibles qui surgissent pour disparaître aussitôt : il est une « vitesse infinie de naissance et d’évanouissement [7] », avec laquelle toute forme, à peine ébauchée, se dissipe. Le chaos n’a donc pas de consistance. Pourtant, paradoxalement, le chaos est ce qui ne peut pas être pensé (virtualité chaotique) mais qui doit être pensé (virtualité devenue consistance). Autrement dit, chaque philosophe trace un plan d’immanence qui coupe le chaos et, par la création de concepts, porte à l’infini les événements, sous l’action de personnages conceptuels, sauvant ainsi le mouvement infini. Il donne par-là de la consistance à la virtualité chaotique.

figure im1
figure im2

17Au terme de cette étude, récapitulons les résultats obtenus. Il s’agissait d’examiner les transformations survenues dans le passage de la métaphysique de Deleuze à celle de Deleuze et Guattari. Nous avons suivi l’évolution des rapports qu’entretiennent l’image de la pensée et la pensée sans image lors de ce passage. L’image de la pensée est d’abord critiquée, avant d’être transformée, pluralisée et historicisée, en plans d’immanence. Quant à la pensée sans image, elle se métamorphose d’abord en Corps sans organe, pour devenir ensuite le chaos. En réalité, Deleuze et Guattari maintiennent jusqu’à leur œuvre ultime le rapport entre l’image de la pensée et la pensée sans image, mais ce rapport se transforme également : ce dernier passe de la critique, menée par Deleuze seul, de l’image dogmatique de la pensée au profit du surgissement d’une pensée sans image, à la noologie, ou l’étude des images de la pensée conçues comme plans d’immanence, hiérarchisés en fonction de leur plus ou moins grand rapprochement de l’Immanence pure, c’est-à-dire en fonction de la consistance des concepts permettant de s’approcher au plus près du chaos. En ce sens, Deleuze et Guattari renouvellent la définition même de la pensée et invitent désormais à penser une immanence pure ou intégrale.

Notes

  • [1]
    Bernard Bénit, Deleuze. La critique de l’image représentative de la pensée (1) ; Deleuze. La pensée sans image (2), L’Harmattan, 2018.
  • [2]
    D, p. 23 : il ne s’agit plus seulement de « décrire cet exercice de la pensée », mais de l’accomplir, « d’exercer la pensée de cette façon-là ». Voir aussi MP, p. 185-204, « Comment se faire un Corps sans Organes ? ».
  • [3]
    P, p. 202-204.
  • [4]
    D, p. 19-20.
  • [5]
    QPh, p. 39-40.
  • [6]
    , p. 25 et p. 15.
  • [7]
    QPh, p. 111-112.