Qu’est-ce qui se survole ? Néo-finalisme ruyérien et immanentisme deleuzo-guattarien

1Le concept de survol absolu (ou auto-survol) constitue l’emprunt majeur de Deleuze et Guattari à la philosophie de Ruyer. Dans leur dernier ouvrage en commun, Qu’est-ce que la philosophie ?, il sert à définir la nature même de ce qu’est la philosophie, c’est-à-dire de ce qu’elle crée, à savoir des concepts, compris donc comme des domaines de survol. Pour Ruyer comme pour Deleuze et Guattari, domaine de survol ou survol absolu désigne fondamentalement un mode spécifique de liaison entre éléments, c’est-à-dire un certain type de multiplicité irréductiblement distinct d’autres types. Pourquoi leurs systèmes respectifs impliquent-ils cependant de distinguer entre types de multiplicité irréductibles ? Et comment comprendre que l’une de ces multiplicités se caractérise par le fait, éclairé par Ruyer, que ses éléments non seulement sont « survolés » mais ne le sont par rien d’autre qu’eux-mêmes ?

2Le premier enjeu de notre contribution est de montrer que le même problème détermine la création du concept de survol par Ruyer et son usage, c’est-à-dire sa recréation partielle, par Deleuze et Guattari. Ce problème peut être défini comme la recherche de ce que Ruyer appelle une « ligne de continuité » ou encore une « transversale métaphysique [1] » et qui correspond à un nouveau découpage de la réalité renversant les découpages établis (identification simultanée d’une continuité transversale à plusieurs discontinuités apparentes ou repérage au contraire d’une discontinuité cachée sous un continuum apparent). Dans un bref et lumineux exercice d’auto-analyse récapitulative, Ruyer indique en effet que sa méthode fondamentale a toujours consisté à identifier des isomorphismes entre domaines distincts [2]. Or, après la sortie de Mille plateaux, Deleuze définissait de la même façon son travail avec Guattari comme celui de la recherche de connexions entre domaines a priori hétérogènes : « Nous avons une idée qui semble fonctionner dans un domaine, mais nous cherchons d’autres domaines, très différents qui pourraient prolonger le premier, en varier les conditions, à la faveur d’un tournant [3] ».

3Reste alors à déterminer le nombre, la nature exacte et le critère de distinction de ces lignes de continuité ou types de multiplicités. Si le survol absolu est un mode spécifique de connexion entre éléments, de quel(s) autre(s) mode(s) de connexion se distingue-t-il chez chacun des auteurs ? Le deuxième enjeu de notre contribution est de montrer que tant la transversale que trace le concept de survol que celle(s) dont elle se distingue diffèrent sensiblement dans Qu’est-ce que la philosophie ? de ce qu’elles sont chez Ruyer. La dualité entre multiplicité moléculaire et multiplicité molaire qui sous-tend l’ontologie physico-bio-sociale de L’Anti-Œdipe reprend (en la transformant déjà) la bipartition forgée à partir des Éléments de psycho-biologie entre domaines de survol (« série principale » qui caractérise tant la réalité quantique, moléculaire que biologique en tant qu’y subsistent des « formes vraies » envisagées hors de toute interaction autre que celles qu’elles se subordonnent) et domaines de causalité de proche en proche (série secondaire, dérivée de la première, qui ne caractérise que les interactions spatiotemporelles entre les formes vraies ou leurs composantes, à savoir les « phénomènes de foule » qui s’étendent, là-encore, des particules aux sociétés humaines). Mais de cette dualité finissent par naître chez Deleuze et Guattari trois lignes de continuité, irréductibles les unes aux autres, qui vont structurer l’ontologie cosmo-bio-cérébrale de Qu’est-ce que la philosophie ? où il s’agit en effet pour eux non pas seulement de distinguer trois disciplines mais bien trois genèses distinctes de la Nature à partir du chaos – qu’il faudrait respectivement appeler « cosmogenèse », « biogenèse » et « hétérogenèse » dont science, art et philosophie ne sont que la manifestation cérébrale, c’est-à-dire la forme créative manifeste. Or le survol absolu ne va, dans ce cadre, nullement rendre compte de la biogenèse, de la genèse de la vie même (que l’art ne fait que prolonger), mais uniquement de l’hétérogenèse, c’est-à-dire de la genèse des concepts (et des plans d’immanence qu’ils construisent).

4Comment expliquer ce double écart dans l’usage d’un même concept censé répondre au même problème (tracer une transversale physico-bio-socio-cérébrale) ? Le troisième et dernier enjeu de notre contribution est de montrer que Deleuze et Guattari ne se contentent pas d’emprunter le concept de survol à Ruyer mais en dégagent deux composantes inséparables : d’une part, le survol met en jeu une multiplicité irréductible qui n’implique aucune unité extérieure à elle ; d’autre part et corrélativement, un domaine de survol se dote d’une consistance intrinsèque qui n’est l’actualisation d’aucun agent survolant ni valeur survolée extérieurs au survol lui-même, mais seulement la sélection d’une réalité virtuelle en elle-même inconsistante (chaos). Ce sont ces deux composantes du survol qui expliqueront que Deleuze et Guattari aboutissent à un immanentisme intégral (affirmant l’absoluité de l’immanence) fort distinct du néo-finalisme de Ruyer (appelant une unification ultimement théologique).

Ce qui est survolé n’appartient pas à ce qui survole mais se confond avec lui

5C’est d’abord pour rendre compte des spécificités du champ perceptif que Ruyer crée, dans La Conscience et le cerveau, le concept de survol absolu. Une question sous-tend toute interrogation sur la perception et constitue selon lui un véritable vecteur d’illusions, celle consistant à se demander qui perçoit ce qui est perçu. Les différentes réponses que lui a apportées la tradition (l’âme, l’esprit, le sujet, etc.) sont en effet autant de formes prises par ce que Ruyer appelle l’illusion de l’« œil interne », l’illusion qu’une « super-rétine » serait nécessaire pour percevoir l’image que reçoivent à chaque instant nos rétines et notre cortex visuel. Ruyer récuse la question elle-même : dédoubler le champ perceptif en sujet percevant et objet perçu obscurcit la nature de la perception au lieu de l’éclairer. Ce qui impose au contraire d’envisager la perception comme un champ et en marque la spécificité est qu’il se perçoit comme tel : le perçu est en lui-même immédiatement coprésent à lui-même. Pour penser ce fait fondamental, Ruyer va forger une série de concepts équivalents : « vraie forme », « survol absolu » ou « domaine indivisible de liaisons ». Une double confusion nous empêche de penser pour lui-même l’état de survol du champ perceptif, c’est-à-dire sa coprésence immédiate à soi. En premier lieu, on tend spontanément à comprendre sa constitution sur le modèle des lois géométriques de l’optique, c’est-à-dire de la perspective, alors que celles-ci n’opèrent qu’en amont de l’image rétinienne et de son traitement cortical. De ces lois est née l’illusion selon laquelle la projection des lignes de lumière sur la surface rétinienne devait elle-même se projeter à nouveau pour être perçue. La projection géométrique n’a en vérité lieu qu’une fois, de la lumière jusqu’aux rétines ; chaque point des surfaces rétiniennes ne connaît plus ensuite qu’une transformation homéomorphe (dite « rétinotopique ») au sein des aires corticales visuelles, chacune de ces surfaces ou cartes étant ainsi « intuitionnée sans troisième dimension [4] ». En second lieu, illusion venant redoubler la première, on tend spontanément à comprendre le champ perceptif sur le modèle du champ tactile (et plus généralement moteur), alors que celui-ci n’intervient en vérité qu’en aval de nos aires corticales visuelles et sert à les analyser, à en décomposer le contenu.

6Deux conséquences découlent de cette confusion inévitable des deux champs. Premièrement, on oublie que l’on ne peut aucunement tourner autour de nos sensations au même titre que l’on tourne autour des objets sentis [5]. À moins de fermer les yeux (et d’être ou de devenir non-voyant), nous restons ainsi à chaque instant entièrement immergés dans notre perception. Jamais les sensations qui remplissent ce champ à chaque instant ne peuvent se perdre de vue – bien que nous puissions perdre de vue n’importe quel objet vu [6]. De ce fait fondamental, il ressort que la perception, contrairement aux objets perçus ou touchés, est sans bord, sans limite [7]. Deuxièmement, cette confusion entre champ visuel et champ tactile explique notre réticence à confondre la subjectivité avec l’ensemble de ce que nous voyons. Les deux champs ne se recouvrant que partiellement, nous sommes naturellement enclins, remarquait déjà Bergson, à situer le « je » que nous serions à l’intérieur du champ tactile plutôt que perceptif. On ne peut toucher en effet que ce qui nous résiste d’une façon ou d’une autre et définit donc, par rapport à notre sens tactile, une extériorité objective. Or ce que l’on perçoit est illusoirement analysé sur le même modèle, comme venant toucher notre rétine et nous étant par conséquent extérieur – à l’exception de la surface de notre corps que nous sentons aussi de l’intérieur. Pour Bergson, ce sont ainsi seulement « les besoins de l’action qui nous ont amenés à […] donner à la perception tactile un rang privilégié et à restreindre notre présence réelle à cette partie très limitée de l’espace où notre influence tactile s’exerce ». Dissiper cette illusion pratique d’extériorité permet au contraire de reconnaître que « nous sommes réellement en chaque point auquel notre perception s’étend [8] », que nous nous confondons avec la totalité de notre champ perceptif. Loin de représenter pour l’intérieur ou au contraire de projeter depuis l’intérieur un monde extérieur, ce champ constitue donc une extériorité absolue comprenant seulement des effets relatifs d’intériorité (Bergson) ou, ce qui est équivalent, une intériorité absolue comprenant seulement des effets relatifs d’extériorité (Ruyer [9]).

7Tout domaine de survol se dédouble ainsi en soi, le survolant s’identifiant au survolé, de sorte que c’est du survol, donc de l’auto-survol, que naît le soi, dont provient tout subjectivité – plutôt que l’inverse : « la subjectivité, contrairement à l’étymologie, est sans sujet, elle n’est qu’un caractère de toute forme absolue en ce sens qu’elle exprime la non-ponctualité de l’étendue sensible. Il est dans la nature de toute forme de paraître “se survoler” elle-même[10] ». Reste cependant à déterminer plus précisément, à partir du même exemple, l’enjeu exact de la notion de survol elle-même. Pourquoi les éléments du champ perceptif non seulement s’intuitionnent-ils, mais se survolent-ils ? C’est là qu’intervient le problème de la liaison, du mode de connexion entre éléments d’un tel domaine. Ruyer pose avec une grande acuité ce problème en situant très précisément les enjeux du concept de survol par rapport aux deux révolutions de la physique dont il est contemporain, la physique relativiste et la physique quantique.

8La seule connexion habituellement envisagée entre éléments est la connexion causale, que Ruyer appelle « causalité de proche en proche ». Contrairement à ce qu’elle suggère, l’expression vaut pour le temps plus encore que pour l’espace. C’est là en effet l’un des enseignements de la relativité einsteinienne : aucune action causale ne s’effectue immédiatement, tout agit nécessairement dans le temps ; en termes équivalents, rien ne se transmet plus vite que la lumière qui joue le rôle de vitesse-limite, structurelle. Le principe de causalité traduit ainsi la structure même de l’espace-temps de la relativité (restreinte et générale) qui constitue mathématiquement un ensemble partiellement ordonné : les éléments de l’espace-temps (couramment nommés événements) sont en effet connectés ou non selon qu’ils sont liés par des vecteurs de type « lumière » (délimitant les cônes passé et futur de chaque événement, c’est-à-dire tout ce avec quoi, causalement, il a pu être en rapport et pourra être en rapport), de type « temps » (se situant à l’intérieur des cônes) ou de type « espace » (se situant à l’extérieur des cônes et définissant donc un « ailleurs absolu » où la connexion entre éléments, notamment leur supposée simultanéité, devient, au contraire des autres connexions, toujours relative à un système de référence donné). De fait, la révolution relativiste enlève tout caractère anodin à l’idée que des éléments distincts ou événements spatiotemporels puissent être simplement coprésents, c’est-à-dire simultanément présents : cette coprésence ou simultanéité devient en théorie non seulement relative mais même impossible, tout événement étant en droit strictement ponctuel et n’interagissant de fait qu’avec des événements issus de son cône passé ou présents dans son cône futur. Comment, au sein du cadre relativiste, affirmer dès lors qu’il existe des domaines de survol entre éléments distincts où tous sont immédiatement coprésents à eux-mêmes ? Le champ perceptif n’est-il pas ainsi seulement tissé par le cône de lumière passé ? En vérité, quelles que soient la provenance et la date d’émission des photons du champ (plusieurs milliards d’années-lumière dans le cas de certaines étoiles), tous ceux qui sont coprésents au moment de frapper la rétine stimulent quasi-simultanément les aires corticales visuelles, de sorte que le champ perceptif semble recréer à chaque instant un plan ou plutôt un bloc de simultanéité absolue, sans vitesse-limite :

9

On a dit que l’essentiel de la théorie de la relativité (restreinte) revenait à s’aviser que l’on ne peut être à deux endroits à la fois. En ce sens, l’étendue absolue, subjective, échappe à la juridiction de la théorie de la relativité. « Je » suis à tous les endroits à la fois de mon champ visuel. Il n’y a pas de propagation de proche en proche, de vitesse limite, pour un tel domaine. Si je regarde deux horloges d’un seul coup d’œil, quoique distinctes, elles ne font qu’un. Il n’y a pas d’« ailleurs absolu » dans un domaine subjectif, puisqu’il n’y a pas d’altérité absolue des détails les uns pour les autres » ; et aucun « éloignement variable, qui apparaît dans la figure ordonnée de la sensation, n’est […] une vraie distance qui demanderait, pour être vaincue, des moyens et de l’énergie physique [11].

10Le survol désigne donc un principe de coprésence absolue qui structurerait une partie de la réalité échappant de fait au principe de causalité ou localité. Dès L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari utilisent ainsi le concept de « liaisons non localisables » pour rendre compte de ce mode spécifique de connexion entre éléments.

11Mais Ruyer ne se contente pas de parler d’un mode de connexion alternatif au mode causal, il entend ériger le survol en modèle et fondement de toute liaison possible entre éléments :

12

Le type primaire de toute liaison, c’est le « survol absolu », c’est-à-dire l’existence ensemble, comme forme immédiate. La colle ne peut coller, comme l’acier ou le diamant ne peut être solide, que par l’action microscopique, en eux, de domaines de survol absolu. C’est mettre les choses à l’envers que d’expliquer l’unité d’un domaine équipotentiel par des connexions ou des champs empruntés à l’ordre d’une physique macroscopique qui n’a retenu du phénomène que l’action de proche en proche, et non les liaisons élémentaires qui peuvent rendre le « de proche en proche » liant et la colle collante [12].

13Les Éléments de psycho-biologie arguaient en effet qu’

14

il faut en venir, pour comprendre la liaison, à ce schéma : des observables élémentaires abcd sont solidarisés dans un « tout ». Or, si a ou si b reste isolé en lui-même comme une réalité physique au sens classique du mot, comment a et b pourront-ils se solidariser entre eux ? Grâce à des liens intermédiaires, α, β, γ ? Mais on pourra alors refaire le même raisonnement à l’égard de la solidarité d’α et de β, de β et γ de et ainsi de suite. Il faut donc bien qu’il y ait solidarité immédiate, « existence-ensemble », « survol absolu », de l’ensemble abcd, ou du moins de ab, de bc, de cd, en d’autres termes « aseité » de la forme [13].

15Que nous dit la physique contemporaine elle-même sur ce problème de la liaison au niveau le plus microscopique connu, régi par la mécanique quantique ? Comment tiennent ensemble les particules élémentaires constitutives de la matière ? Parmi les quatre interactions fondamentales décrites par la physique (force forte, faible, électromagnétique, gravitationnelle), seule la première, qui assure la constitution des nucléons (neutrons et protons) mais aussi leur cohésion pour former des noyaux atomiques, offre un aperçu scientifique du concept philosophique de domaine de survol. L’interaction forte (entre quarks) est en effet la seule à croître avec la distance jusqu’à atteindre une valeur infinie (et inversement une valeur nulle lorsque les quarks sont infiniment proches), de sorte que rien ne peut rompre le lien entre quarks qui restent dès lors confinés dans un espace constitutif du nucléon (ou plus généralement du hadron) et de ses composés, c’est-à-dire de l’ensemble de la matière stable.

16Ce confinement est assimilable à un domaine de survol – à ceci près qu’une telle liaison reste localisable étant encore fonction (proportionnelle et non inverse) de la distance. Si l’interaction forte en particulier donne ainsi à voir la non-séparabilité des liaisons entre éléments, ce que Ruyer appelle à juste titre un « domaine indivisible de liaisons », le formalisme quantique dans son ensemble exige la violation du principe de localité, en découvrant et décrivant les « liaisons non localisables » qui sous-tendent toute apparition de matière, manifestation phénoménale ou événement spatiotemporel – ainsi peut se décrire la dite intrication quantique entre particules qui ne suppose aucun échange spatiotemporel d’information.

17Chez Ruyer, l’auto-survol permet donc de penser à la fois la mise en tension apparente de deux pôles distincts et leur identification profonde : un pôle, survolé, de multiplicité irréductible (les éléments) et un pôle, survolant, d’auto-unification de cette multiplicité (les liaisons entre éléments). Néo-finalisme analyse directement cette bipolarité du survol en la décrivant comme l’opposition et l’identité de l’être et de l’avoir :

18

Un domaine absolu, une forme vraie, étant unité dans la multiplicité, réalise la synthèse, inconcevable autrement, de l’être et de l’avoir. Le système ab est-il a et b ou a-t-il a et b, comme parties possédées ? L’unité survolante a-t-elle les détails qu’elle survole ou, comme le survol est purement métaphorique, est-elle l’ensemble même des détails survolés ? […] Avoir une sensation visuelle, c’est en même temps l’être. L’activité individuelle des cellules sensorielles n’est pas perdue dans une unité résultante, globale et massive, puisque les détails de ma sensation dépendent de cette individualité, et restent distincts dans l’unité survolante de la surface absolue. « Je » possède cette activité sensorielle dans un sens tout à fait transcendant à celui de la possession d’un objet par relation externe. Je participe à elle, je suis modifié par elle, tout en restant distinct en tant qu’unité métaphoriquement survolante [14].

19Ruyer opère ici un glissement théorique quasi-imperceptible dont les conséquences vont s’avérer absolument décisives : évoquant une « unité survolante », il tend à figer l’un des deux pôles du survol en l’érigeant en instance « distincte », « possédante ». C’est ainsi qu’il définit finalement le domaine de survol comme un « domaine unitaire », confirmant ce privilège peu à peu donné à l’unification opérée par ce mode de connexion. Reprenant l’optique ruyérienne et lui étant en quelque sorte plus fidèle que Ruyer lui-même, Deleuze et Guattari ne négligeront jamais, pour leur part, le caractère irréductible de la multiplicité, même ainsi connectée : ce qui se survole n’est autre en vérité que la multiplicité elle-même et ne suppose, fût-ce à titre métaphorique, aucune unité survolante distincte.

Ce qui se survole ne constitue pas un domaine unitaire mais une multiplicité irréductible

20L’Anti-Œdipe introduit en son dernier chapitre la distinction entre deux types de multiplicités, qualifiées les unes de « molaires », les autres de « moléculaires », qui s’appuie doublement sur le travail de Ruyer : d’une part, celui-ci utilise lui-même ces deux termes [15] ; d’autre part, les deux auteurs citent explicitement un de ses textes qui retrace la « bifurcation » entre deux lignes de continuité parallèles qui, depuis les constituants atomiques jusqu’aux organismes vivants et même aux sociétés humaines, vont constituer soit de véritables « domaines de survol », soit de simples « phénomènes de foule », selon que les éléments envisagés (nucléon, atome, molécule, cellule, etc.) subordonnent à leur unité, c’est-à-dire, à leur individualité comprise comme forme auto-subsistante et formatrice, une collectivité ainsi formée et dominée, ou restent au contraire subordonnés à des phénomènes collectifs, statistiques :

21

La physique classique ne s’occupe que de phénomènes de foule. La microphysique, au contraire, conduit naturellement à la biologie. À partir des phénomènes individuels de l’atome, on peut aller, en effet, dans deux directions. Leur accumulation statistique conduit aux lois de la physique ordinaire. Mais que ces phénomènes individuels se compliquent par des interactions « systématiques », tout en gardant leur individualité, au sein de la molécule, puis de la macromolécule, puis du virus, puis de l’unicellulaire en se subordonnant les phénomènes de foule, on arrive alors à l’organisme qui, si gros qu’il soit, reste en ce sens « microscopique [16] ».

22Les phénomènes de foule vont ainsi explicitement correspondre dans L’Anti-Œdipe aux multiplicités molaires tandis que les domaines de survol sont implicitement rebaptisés multiplicités moléculaires. En déterminant une « direction moléculaire » de production des choses (distincte de la « direction molaire »), Deleuze et Guattari tracent à l’instar de Ruyer une ligne de continuité allant, sinon de la matière au vivant, du moins du vivant au champ social, en tant que traduction directe de la « production désirante » qui ne produit rien d’autre que « le Réel en lui-même [17] ».

23Cependant l’identification entre domaines de survol et multiplicités moléculaires est loin d’être parfaite et montre justement la divergence de vue déjà prégnante entre les auteurs. Là où Ruyer caractérise un domaine de survol par son individualité intrinsèque, Deleuze et Guattari refusent toute identification entre le moléculaire et l’individuel : « ce serait une erreur d’opposer ces deux dimensions [molaire et moléculaire] comme le collectif et l’individuel » ; il s’agit « plutôt de la différence entre deux sortes de collections ou de populations : les grands ensembles et les micro-multiplicités. Dans les deux cas, l’investissement est collectif, il est celui d’un champ collectif ; même une seule particule a une onde associée comme flux qui définit l’espace coexistant de ses présences » (c’est-à-dire la superposition des états de la variable position). Une multiplicité reste en fait moléculaire tant qu’y prédominent « les singularités, leurs interactions et leurs liaisons à distance ou de différents ordres [18] ». Une multiplicité devient molaire lorsque prédomine au contraire l’individuation, comprise comme forme d’unification et donc partie intégrante des conditions statistiques de transformation du moléculaire en molaire – c’est moins en effet la multiplicité de ses cas ou composantes qui soumet un phénomène au calcul des probabilités et aux lois statistiques (distribution gaussienne, etc.) que leur caractère homogène, donc unifiable, totalisable et individuable. Les deux auteurs qualifient ainsi de « machinique » une approche du vivant qui serait proprement moléculaire, fondée sur les singularités pré-individuelles – et non sur les individuations ou unifications molaires comme toute approche mécaniste ou finaliste. Là où La Genèse des formes vivantes critiquait le mécanisme au nom d’un néo-finalisme affirmant l’unité verticale ou thématique du vivant, refusant de réduire sa formation à son fonctionnement, L’Anti-Oedipe critique de fait à la fois le mécanisme et le finalisme au nom d’un « machinisme » généralisé refusant de réduire le vivant à son unité apparente, « unité structurale » de la machine ou « unité individuelle et spécifique » de l’organisme :

24

La vraie différence n’est pas entre la machine et le vivant, le vitalisme et le mécanisme, mais entre les deux états de la machine qui sont aussi bien deux états du vivant. La machine prise dans son unité structurale, le vivant pris dans son unité spécifique et même personnelle, sont des phénomènes de masse ou des ensembles molaires ; c’est à ce titre qu’ils renvoient du dehors l’un à l’autre. Et même s’ils se distinguent ou s’opposent, c’est seulement comme deux sens dans une même direction statistique. Mais, dans l’autre direction plus profonde ou intrinsèque des multiplicités, il y a compénétration, communication directe entre les phénomènes moléculaires et les singularités du vivant, c’est-à-dire entre les petites machines dispersées dans toute machine, et les petites formations essaimées dans tout organisme : domaine d’indifférence du microphysique et du biologique, qui fait qu’il y a autant de vivants dans la machine que de machines dans le vivant [19].

25Si la production désirante est définie comme « multiplicité pure, c’est-à-dire affirmation irréductible à l’unité [20] » et si les machines désirantes sont de fait dénuées de toute unité globale (individuelle ou structurale), elles ne jouent pas moins le même rôle que les domaines de survol chez Ruyer, celle d’être des « unités de production », des unités de base de la production du réel. Un pôle même minimal d’auto-unification s’impose nécessairement, dans la mesure où, en son absence, aucune multiplicité ne pourrait paradoxalement apparaître comme irréductible en soi. En effet, comment, sans unité inhérente à chaque multiplicité, distinguer les unes des autres ? Comment, sans critère de distinction, éviter que toutes se confondent en une seule multiplicité – alors nommée Corps sans Organes ou plan de consistance – laquelle en droit les engloberait ou les absorberait toutes, ne laissant à chacune aucune consistance intrinsèque ? C’est très exactement le problème auquel répond le concept de « domaine unitaire » chez Ruyer et auquel, avant lui, répondait le concept de « monade » chez Leibniz. Tout se passe comme si Deleuze et Guattari avaient repris cette question sans supposer d’autre existence que celle des multiplicités (les parties communes chez Leibniz), sans établir d’autres distinctions en nature que celles entre multiplicités pures et multiplicités dérivées ou « pseudo-multiplicités ». En différenciant les multiplicités rhizomatiques des multiplicités arborescentes qui généralisent la distinction du moléculaire et du molaire, Mille plateaux cherche à dégager ce critère susceptible d’assurer à la fois la distinction extrinsèque et la consistance intrinsèque des « véritables » multiplicités en tant que telles, c’est-à-dire leur irréductibilité au plan comme à toute unité. Ce qu’un tel critère doit permettre de montrer, c’est que plan et unité résultent de ces multiplicités bien plutôt que celles-ci n’en résultent : d’un côté, le plan de consistance ne constitue rien d’autre que la connexion ou « le dehors de toutes les multiplicités » ; de l’autre, toute unité ou unification, loin d’être la source ou la base d’une multiplicité, n’apparaît jamais que comme « soustraite d’elle » (n - 1 au lieu de n x 1). « Introduction : Rhizome » énonce ainsi un certain nombre de ces critères dont celui de « principe de rupture asignifiante » : sera qualifiée de rhizomatique, toute multiplicité dont les éléments ou liaisons peuvent être partiellement détruites ou rompues de l’extérieur sans changer de nature. Ce ne sont donc ni les éléments ni même les liaisons d’un rhizome qui définissent sa nature, mais uniquement son degré de variation possible, en-deçà duquel il devient une pseudo-multiplicité (molaire, arborescente) et au-delà duquel il perd sa consistance propre pour se fondre dans d’autres et finalement dans le plan de consistance.

26Malgré tous ces raffinements conceptuels, les deux auteurs se heurtent cependant toujours au problème qui sous-tendait déjà l’œuvre de Ruyer, à savoir que cette éventuelle consistance intrinsèque des véritables multiplicités permettant de les distinguer entre elles ne nous dit encore rien d’une consistance extrinsèque permettant de distinguer des types irréductibles de multiplicité. En effet, phénomènes de foule ruyériens ou multiplicités unifiables deleuzo-guattariennes ne sont jamais que des effets dérivés du premier type (domaines de survol ou pures multiplicités), c’est-à-dire que le second type (ou ligne de continuité) apparaît seulement comme une forme secondaire du premier et lui reste donc en droit réductible [21]. Pour résoudre ce problème d’unification au degré supérieur, les deux auteurs vont donc opérer dans Qu’est-ce que la philosophie ?, une ultime transformation conceptuelle en montrant la nécessité de distinguer non plus deux mais trois modes de liaison, c’est-à-dire trois types de multiplicité dont aucune ne deviendra ainsi potentiellement réductible à l’autre (le concept d’auto-survol ne traduisant alors que l’un de ces types).

Ce qui se survole ne résulte pas d’une finalité divine mais d’une sélection naturelle

27Qu’est-ce que la philosophie ? replace de fait explicitement l’auto-survol sur le devant de la scène deleuzo-guattarienne en l’utilisant pour définir ce que crée la philosophie et donc ce qu’elle est fondamentalement : « Le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie. Les concepts sont “des surfaces ou des volumes absolus”, des formes qui n’ont pas d’autre objet que l’inséparabilité de variations distinctes. Le “survol” est l’état du concept ou son infinité propre [22] ». Sont ainsi non seulement mobilisés tous les termes synonymes créés par Ruyer pour désigner la première ligne de continuité, mais en outre scrupuleusement respectées les deux composantes de la notion de survol précédemment examinées : ce qui survole n’est pas autre que ce qui est survolé et constitue toujours une multiplicité. Le fait, premièrement, que ce qui se survole reste irréductible à toute unité se traduit ici par le fait qu’un concept comporte toujours une multiplicité de composantes (lesquelles sont elles-mêmes des concepts ayant des composantes et ainsi de suite à l’infini). Créer un concept revient ainsi à rendre inséparables une multiplicité de composantes conceptuelles, à créer entre elles, comprises comme autant de dimensions, un point d’unification ou de survol à vitesse infinie, ne supposant aucune dimension supplémentaire. Le fait, deuxièmement, que ce qui survole ne soit pas autre que ce qui est survolé se traduit ici par deux éléments déterminants dans la conception deleuzo-guattarienne du concept. D’une part, le survolé ne peut jamais être d’une autre nature que conceptuelle : le concept n’a pas, autrement dit, de réalité supposément extérieure auquel il renverrait, ensemble d’objets qu’il unifierait a priori ou a posteriori ou encore ensemble de variables dont il serait la fonction (conception logique ou première illusion sur la nature du concept). En vérité, réalité, extériorité, objet, variable, etc. ne sont jamais aussi eux-mêmes que des concepts composés ou composables. D’autre part, le survolant n’est jamais non plus d’une autre nature que conceptuelle : le concept n’a pas, autrement dit, de réalité supposément intérieure qui en serait la source, sujet transcendantal qui l’unifierait ou encore vécu empirique ou sensation originaire qu’il exprimerait (conception phénoménologique ou seconde illusion sur la nature du concept). En vérité, « ce qui est véritablement créé […] jouit par là-même d’une auto-position de soi […] à quoi on le reconnaît [23] », de sorte que, loin de supposer un sujet créateur, une instance survolante préalable, « le concept devient l’objet comme créé, l’événement ou la création même » en même temps que « le cerveau devient sujet ». C’est que le cerveau, en effet, est lui-même en droit un rhizome ou un domaine de survol, autrement dit une « forme consistante absolue qui se survole indépendamment de toute dimension supplémentaire [24] ».

28Qu’est-ce que la philosophie ? répond par ce biais non seulement au problème de la consistance intrinsèque des multiplicités pures mais également à leur consistance extrinsèque. Car si le cerveau devient un domaine de survol en tant que créateur de concepts (multiplicités irréductibles) et constructeur à partir d’eux de plans d’immanence (multiplicités de multiplicités également irréductibles car non unifiables par un concept – sinon illusoirement), il ne se confond lui-même avec aucun des deux, puisqu’il peut aussi devenir le sujet d’autres plans construits à partir de deux autres types de multiplicité susceptibles d’être créées – les trois types restant ainsi irréductibles car distincts en nature. Par différence avec les concepts, Deleuze et Guattari vont les appeler des fonctions (multiplicités constitutives des plans de référence) et des sensations (multiplicités constitutives des plans de composition). Or ces trois types ne sont pas seulement dans Qu’est-ce que la philosophie ? des objets de pensée, des créations cérébrales, leur statut n’est pas épistémologique sans être d’abord et avant tout ontologique. Ce sont en effet autant des modes de la pensée que des manières d’être – à eux trois ils épuisent les manifestations possibles de la pensée autant que les formes constitutives de la Nature, ils constituent les trois versants de la pensée-Nature et jouent ainsi exactement le rôle des lignes de continuité chez Ruyer, étant transversales aux domaines constitués, aux découpages communément acceptés de la réalité que serait par exemple la tripartition entre matière, vie et pensée. Sur cette base commune, il est alors possible de situer deux divergences majeures entre l’usage ruyérien et l’usage deleuzo-guattarien du concept de survol. D’une part, l’auto-survol n’est identifié par les deux auteurs qu’à la création conceptuelle mais non à la création du vivant lui-même, laquelle nécessite de faire appel à une seconde ligne de continuité. D’autre part, l’auto-survol résulte d’un processus non plus d’actualisation mais de sélection de quelque chose d’extérieur au domaine de survol lui-même, un Dehors non unifiable ni unificateur qui n’a dès lors que la figure du chaos – et non plus du tout celle de Dieu.

29Il nous reste à examiner en détail ces deux points. En premier lieu, pourquoi Deleuze et Guattari vont-ils finalement refuser, au contraire de Ruyer, de placer l’auto-survol au cœur du vivant [25] ? Pourquoi la biogenèse résulte-t-elle selon eux d’une autre ligne ? La conclusion de Qu’est-ce que la philosophie ? pourrait laisser croire qu’ils rejoignent pleinement la conception ruyérienne de la vie puisque, d’une part, ils reprennent sa critique d’un « système nerveux de la terre » défendue par Schelling, Fechner ou Conan Doyle, qui conduit à parler « de la terre comme d’un être », en préférant assimiler la multiplicité des forces constitutives de la biosphère à autant de « micro-cerveaux » ou « somme d’êtres […] sans unité dominante [26] » et, d’autre part, affichent leur proximité de pensée avec l’une des deux lignées vitalistes qui conçoit la vie comme « une force qui est, mais qui n’agit pas, donc qui est un pur Sentir interne (de Leibniz à Ruyer) [27] ». Or la force comme « pur Sentir interne » renvoie moins pour eux à une capacité d’auto-survol qu’à une capacité de conservation ou force de contraction. Cette contraction, source des sensations créées par l’art mais, avant cela, ressenties par le vivant et sous-jacentes à son existence même (biogenèse), se distingue autant de l’interaction, source des fonctions créées par la science mais avant cela productrices de l’univers infini et de tous les états de choses finis (cosmogenèse), que de l’auto-survol, source des concepts créés par la philosophie mais avant cela fondatrices de toute nouveauté, de tout événement créant une différence inédite au sein des choses (hétérogenèse). Si l’auto-survol conceptuel conserve ainsi la vitesse infinie de variation du chaos, l’interaction fonctionnelle la limite et la contraction sensible la retarde. Les deux auteurs voient ce retard à l’œuvre dans le cerveau-sujet compris non plus comme forme absolue (« superjet ») ni comme état de choses relatif (« éjet ») mais comme force en retrait ou en décroché (« injet ») : « la contraction qui conserve est toujours en décroché par rapport à l’action ou même au mouvement, et se présente comme une pure contemplation sans connaissance » ; dès lors, « si l’on considère les connexions nerveuses excitation-réaction et les intégrations cérébrales perception-action, on ne se demandera pas à quel moment du chemin ni à quel niveau apparaît la sensation, car elle est supposée et se tient en retrait. Le retrait n’est pas le contraire du survol, mais un corrélat » ; de même qu’il « n’est pas une action, mais une passion pure, une contemplation qui conserve le précédent dans le suivant [28]. Est ici explicitement distinguée du survol ruyérien et implicitement rapprochée de la durée bergsonienne un type de multiplicité qui engage une nouvelle conception de la biogenèse : la vie est non pas ce qui se survole mais avant tout ce qui se conserve, créant un soi par et dans cette conservation même. Cette conservation se traduit par une double logique de captation différentielle et appropriation retardée des forces physico-chimiques et de reproduction exponentielle et renouvellement incessant de ses propres productions. C’est une logique de l’avoir et non de l’être, un devenir persistant plus que consistant ou subsistant des choses. Là où le survol, selon Ruyer, apparaît comme la seule façon d’être et d’avoir tout comme l’une des deux manières d’agir (avec la causalité de proche en proche), tout se passe comme si Deleuze et Guattari s’attachaient à distinguer ces trois verbes fondamentaux – être, avoir, agir – en assignant à chacun un et un seul type de multiplicité ou mode de connexion : la Nature se présente sous la forme soit de l’agir sans être ni avoir (l’univers et la science comme produits et producteurs des fonctions ou domaines de limitation), soit de l’avoir sans agir ni être (la vie et l’art comme produits et producteurs des sensations ou domaines de conservation), soit de l’être sans avoir ni agir (le cerveau et la philosophie comme produits et producteurs des concepts ou domaines de survol).

30En second lieu, pourquoi, en refusant d’assimiler finalement le mode de connexion par auto-survol à un domaine d’activité, tendent-ils à le concevoir comme résultant d’un processus, non pas d’actualisation ou de réalisation finalisée, mais de crible ou de sélection sans fin ? Créer un concept revient en effet, selon eux, à soustraire une consistance au chaos, à rendre consistant le virtuel chaotique compris comme l’inconsistance même. Créer, ce n’est pas faire émerger quelque chose à partir de rien, ajouter quelque chose de plus, c’est toujours soustraire un peu moins de tout ce qui est trop (rapide, dense, variable, etc. bref chaotique) de façon à ce que quelque chose d’autre que le chaos enfin se produise – c’est-à-dire subsiste, persiste ou consiste en tant que telle. Toute création est donc une soustraction, un crible du chaos, une sélection en retenant ce qu’elle peut – à savoir un domaine de limitation, de conservation ou de survol. La métaphysique de Deleuze et Guattari est fondamentalement sous-tendue et structurée par ce modèle sélectif qui comporte trois termes, une source sélectionnable, un résultat sélectionné et un crible sélectif. Ce modèle combine et généralise l’apport d’une double lignée, d’une double révolution de pensée tant scientifique que philosophique : celle de Darwin et celle de Bergson. Ce qu’ils retiennent fondamentalement de la révolution darwinienne n’est pas seulement, comme ils l’affirment explicitement, la prise en compte des multiplicités, c’est-à-dire du caractère à tous niveaux irréductible des populations [29], mais bien le processus de sélection naturelle (par lequel Darwin explique la production d’un invariant sélectionné en partant d’une variation sélectionnable) qu’ils tendent implicitement à généraliser à l’ensemble de la réalité à travers notamment l’idée de stratification. Tout domaine constitué et toute composante constituante du réel (physique, biologique, social, cérébral…) apparaît dans cette optique comme le résultat d’une sélection ou stratification du non stratifié (plan de consistance ou Corps sans Organes). Ce sélectionnisme généralisé (dont Ruyer s’est au contraire efforcé de réduire les prétentions pour rendre compte de l’évolution de la vie [30]) va toutefois, au fil de leurs collaborations, se distinguer du modèle darwinien sur un point précis : là où la sélection naturelle opère un tri purement passif (traduisant seulement la disparition de facto de toute lignée s’étant montrée incapable de se reproduire jusqu’à aujourd’hui), la sélection généralisée fait également intervenir un crible actif de sorte que ce qui est sélectionné est aussi en dernière instance créé. Ce qu’ils retiennent fondamentalement de la révolution bergsonienne est précisément l’idée que les choses s’engendrent pas soustraction – et non par émergence. Le premier chapitre de Matière et mémoire élabore ainsi un tel modèle soustractif pour penser la genèse de la perception : tout corps ne perçoit des choses que ce sur quoi il peut agir, toute perception est donc une sélection des images en soi. Si, nous l’avons vu, l’extériorité pure bergsonienne (la matière-image-mouvement) et l’intériorité pure ruyérienne (les domaines de survol) constituent les deux versants d’une même optique, il n’en subsiste pas moins une différence majeure entre les deux : cette extériorité sans intériorité apparaît en même temps chez Bergson comme étant seulement sélectionnée, c’est-à-dire soustraite (par le corps) d’une extériorité plus profonde, d’un « dehors plus lointain que tout monde extérieur [31] ». Tout champ perceptif (voire toute conscience) n’est donc qu’un appauvrissement d’un monde en soi plus vaste ou fouillé qu’elle. Grâce à ce modèle soustractif, Bergson instaure un pur plan d’immanence qui rejoint à la fois celui créé par l’Éthique de Spinoza et celui recréé, selon un tout autre biais, par l’éthologue Jacob Von Uexküll concevant chaque monde animal (Umwelt) comme une raréfaction de la Nature [32].

31Là où les domaines de survol ou créations conceptuelles se présentent donc chez Deleuze et Guattari comme des prélèvements irréductiblement multiples du chaos inépuisable, ils restent toujours conçus par Ruyer comme des domaines unitaires d’activité finalisée : un domaine de survol se caractérise fondamentalement comme l’actualisation par un Agent d’un Idéal. En lieu et place du triptyque inhérent au modèle sélectif, le modèle finaliste de Ruyer mobilise ainsi toujours un agent s’actualisant, une valeur actualisable et un domaine d’actualisation. Mais ne réintroduit-il pas ainsi des instances extérieures à ce dernier que la notion d’auto-survol, par l’identification du survolé et du survolant, visait précisément à congédier ? Néo-finalisme insiste sur la compatibilité des deux optiques :

32

Il faut nier énergiquement qu’il y ait une dimension géométrique donnant un point d’observation extérieur au champ sensoriel. Mais il faut affirmer non moins énergiquement qu’il y a une sorte de transversale « métaphysique » à l’ensemble du champ, et dont les deux « extrémités » sont le « je » (ou l’x de l’individualité organique) d’une part, et d’autre part, l’Idéal directeur de l’organisation. Pour la conscience primaire (par exemple du Protozoaire), l’Idéal directeur est le type organique. Pour la conscience seconde d’un animal possédant un système nerveux et des organes sensoriels, l’Idéal directeur est à la fois le type organique et un Umwelt étroitement rattaché au type organique selon lequel l’abeille, par exemple, ne voit dans les formes extérieures apportées par ses organes sensoriels que les fleurs comme réserves de nourriture, la ruche comme refuge, etc., et les cherche et les maintient dans cet état. Pour la conscience seconde humaine, l’Idéal directeur est le monde des essences et des valeurs, détaché du type organique humain. Mais, dans ces trois cas, la conscience n’est pas une sorte de domaine inerte, simplement unifié par le survol absolu ; la conscience est organisatrice [33].

33La conséquence d’un tel triptyque est d’ouvrir nécessairement sur une dimension supérieure, verticale, visant à engendrer aussi bien les Agents que les Idéaux en montrant qu’ils s’identifient en dernière instance les uns aux autres. Ce sont cette identification et unification ultime qui transcendent chaque domaine de survol tout en se manifestant uniquement par et en eux que Ruyer appelle naturellement Dieu : « Dieu est toujours, quel que soit le modèle choisi comme plus fondamental que les autres, conçu sur le modèle d’un Agent de domaine unitaire [34] ».

figure im1
figure im2

34L’emprunt par Deleuze et Guattari du concept de survol est donc sous-tendu par la même méthode que celle de Ruyer – l’identification des lignes de continuité allant du cosmos au cerveau en passant par le champ social – mais il aboutit à des conclusions radicalement différentes qui tendent, du côté des deux auteurs, à affirmer et mettre en œuvre le devoir absolu d’immanence (obéissant au double axiome selon lequel tout ce qui est est créé et ce qui est créé est toujours moins mais non autre que ce à partir de quoi il l’est), et du côté de leur prédécesseur, à affirmer et reconnaître au contraire les droits de la transcendance (obéissant au double axiome selon lequel tout ce qui est est finalisé et ce qui est finalisé trouve toujours sa source comme son point d’aboutissement dans une instance elle-même finale). Or le concept de survol constitue précisément le point de bifurcation de ces deux perspectives initialement convergentes et finalement divergentes. Cette bifurcation comporte trois aspects. Ce qui se survole définit : premièrement, soit une auto-unification ou individuation, un domaine unitaire, soit un mode de connexion sans unification, une multiplicité irréductible ; deuxièmement, soit un domaine à la fois d’être, de possession et d’activité, soit un domaine d’être sans possession ni activité ; troisièmement, soit un domaine d’expression d’un Agent et d’actualisation d’un Idéal qui sont extérieurs à chaque domaine et confondus en dernière instance (Dieu), soit un domaine de sélection qui dépend à la fois d’une instance sélective déterminée (la création conceptuelle ou variation finie à vitesse infinie) et d’une source sélectionnable inépuisable (le chaos ou variation infinie à vitesse infinie) qui doivent leur existence respective au fait justement de ne jamais pouvoir se confondre.

Notes

  • [1]
    Raymond Ruyer, Éléments de psycho-biologie, PUF, 1946, p. 1-20 et Néo-finalisme, PUF, 1952, rééd. 2012, p. 166-167 (Néo-finalisme sera désormais abrégé NF).
  • [2]
    La « méthode fondamentale et essentiellement scientifique » que Ruyer revendique avoir « toujours appliquée en essayant seulement de la généraliser […] consiste à chercher des isomorphismes. Elle n’a cessé de faire ses preuves dans toutes les sciences, en mathématiques – où l’école de Bourbaki l’applique systématiquement – comme en physique ou en biologie. La règle d’or est celle-ci. Lorsque deux ordres de phénomènes, soigneusement observés et décrits, ont une allure commune, il faut, sans se laisser impressionner par les classifications en vigueur ou par les hiérarchies a priori, essayer de voir s’ils n’ont pas une nature commune », « Raymond Ruyer par lui-même », réédité dans Les Études philosophiques, n° 80, 2007, p. 12.
  • [3]
    Propos cités par Robert Maggiori, La Philosophie au jour le jour, Flammarion, 1994, p. 376.
  • [4]
    Raymond Ruyer, La Conscience et le corps, Félix Alcan, 1937, p. 58.
  • [5]
    « “Je” (mon organisme) peux tourner autour de la table pour obtenir des sensations différentes, mais “je” ne peux tourner autour de ma sensation une fois obtenue », NF, p. 111.
  • [6]
    « Les formes dites conscientes, étant de vraies formes, se « voient » elles-mêmes et ne se perdent pas de vue, dans quelque coin qu’elles soient du champ sensoriel », La Conscience et le corps, op. cit., p. 99.
  • [7]
    Sur cette perception sans bord, voir Raymond Ruyer, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, Albin Michel, 1966, p. 15-17. En nous immergeant pour la première fois dans une perception de ce type, les casques de réalité virtuelle promeuvent ainsi une révolution majeure – sans commune mesure avec les images qui restent cadrées, qu’elles soient à deux ou trois dimensions.
  • [8]
    Ce propos de Bergson que nous soulignons est cité dans un texte de Gaston Lechalas repris dans la nouvelle édition de Matière et mémoire, PUF, 2007, p. 461-462.
  • [9]
    L’optique de Ruyer et celle de Bergson constituent ainsi l’exact revers l’un de l’autre, les deux faces d’une même révolution de pensée marquant la sortie irrémédiable de ce que Foucault, dans Les Mots et les choses (Gallimard, 1966) a pu appeler « l’âge de la représentation » pour entrer dans l’âge de l’image ou du réel reproductible : l’image est une représentation qui ne représente rien d’extérieur à elle, aucun objet ni matière représentée (« Il est faux de réduire la matière à la représentation que nous en avons, faux aussi d’en faire une chose qui produirait en nous des représentations mais qui serait d’une autre nature qu’elles. La matière, pour nous, est un ensemble d’“images” »), Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 1), l’image est une représentation que rien d’extérieur à elle ne se représente, aucun sujet ni point de vue représentant (« La réalité de la subjectivité consciente ne se mire pas dans la surface corticale comme dans un miroir extérieur à elle, et dont elle serait indépendante pour sa subsistance, elle est cette surface », Ruyer, La Conscience et le corps, op. cit., p. 106).
  • [10]
    Ibid., p. 64.
  • [11]
    NF, p. 112. Cette analyse montrant l’absence de vitesse limite jouera un rôle décisif dans la perspective de Deleuze et Guattari qui forgent à partir d’elle l’idée de vitesse infinie qu’ils conçoivent comme pouvant être autant de variation (définissant ce qu’ils appellent chaos) comme de survol (définissant le concept). Nous nous permettons sur ce point de renvoyer aux deux volumes de notre étude : Deleuze & Guattari à vitesse infinie, Ollendorff & Desseins, 2009 et 2016.
  • [12]
    NF,, p. 126.
  • [13]
    Ruyer, Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 17-18.
  • [14]
    NF, p. 127-130.
  • [15]
    Ibid, p. 233. Il les emprunte au psychologue Edward Chance Tolman qui distingue ainsi le behaviorisme de Watson (qualifié de « moléculaire ») et le sien (qualifié de « molaire » ou organiciste), voir Tolman, Purposive Behavior in Animals and Men, Cambridge University Press, 1949.
  • [16]
    Ruyer, La Genèse des formes vivantes, Flammarion, 1958, p. 54.
  • [17]
    , p. 34.
  • [18]
    Ibid, p. 332-333. La série « Des singularités » dans LS, p. 122-132, identifiait, sous l’influence de Simondon et déjà de Ruyer (puisqu’il est question d’une « auto-unification » du champ « survolé » par les singularités elles-mêmes), un champ du « pré-individuel », à partir duquel se forme toute individuation, comme le « monde fourmillant des singularités anonymes et nomades ».
  • [19]
    , p. 339-340.
  • [20]
    Ibid, p. 50.
  • [21]
    De là l’idée chez Ruyer d’« illusion réciproque d’incarnation » : avoir un corps objectivable, extérieur au domaine de survol que nous devrions seulement être ne serait que l’effet de notre interaction avec les autres domaines, voir NF, p. 91-105.
  • [22]
    QPh, p. 26.
  • [23]
    Ibid, p. 16.
  • [24]
    Ibid, p. 198-199.
  • [25]
    De La conscience et le corps à La genèse des formes vivantes, la notion d’auto-survol s’étend en effet du champ perceptif aux circuits externes d’action technique et/ou instinctive, puis à l’ontogenèse ou embryogenèse de l’organisme, et finalement aux cycles reproductifs dans leur ensemble et à leur apparition divergente, donc à la phylogenèse ou formation des espèces – ontogenèse et phylogenèse étant ainsi subordonnées à une logique fondamentalement morphogénétique.
  • [26]
    QPh, p. 200 et Ruyer, Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 20.
  • [27]
    Par différence avec l’autre lignée concevant au contraire la vie comme « une Idée qui agit, mais qui n’est pas, qui agit donc seulement du point de vue d’une connaissance cérébrale extérieure (de Kant à Bernard) », QPh, p. 201.
  • [28]
    Ibid., p. 201 et 199.
  • [29]
    « Freud était darwinien, néo-darwinien, quand il disait que dans l’inconscient tout était problème de population (de même, il voyait un signe de la psychose dans la considération des multiplicités) », , p. 333. De même, le darwinisme est présenté comme déplaçant radicalement la nature du problème sur lequel débattaient les taxinomistes fixistes de l’époque en transformant les « types de formes » en « populations », et les « degrés de développement » en « vitesses ou taux », dans MP, p. 63-64.
  • [30]
    Voir notamment « Les postulats du sélectionnisme », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, 146, 1956, p. 318-353 où Ruyer vise à montrer que le finalisme ou le thématisme des domaines de survol est un complément indispensable du sélectionnisme, la sélection naturelle permettant de conserver les formes acquises mais jamais de les créer.
  • [31]
    QPh,, p. 59.
  • [32]
    Voir Von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Gonthier, 1956 ainsi que le rapprochement opéré entre les deux auteurs dans SPP, p. 167-170, et le lien entre le plan d’immanence de Spinoza et le premier chapitre de Matière et mémoire dans QPh, p. 50. À partir de ce dernier texte, Quentin Meillassoux reconstruit le plan d’immanence deleuzo-guattarien en dégageant précisément ce modèle soustractif bergsonien : « Soustraction et contraction. À partir d’une remarque de Deleuze sur Matière et mémoire », Philosophie, 96, 2007, p. 67-93.
  • [33]
    NF, p. 117-118. On voit de façon manifeste ici l’usage très différent, finaliste et non sélectif, que Ruyer fait des conceptions de Von Uexküll.
  • [34]
    Ibid, p. 280.