Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États, James C.Scott
1« L’État est à l’origine un racket de protection mis en œuvre par une bande de voleurs qui l’a emporté sur les autres [1]. » Il est rare aujourd’hui de lire ce genre de phrase autre part que sous la plume de libertariens radicaux. Et pourtant on ne doit pas cette phrase à l’un d’entre eux, mais à un anthropologue anarchiste, James C. Scott, qui, dans son dernier ouvrage Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, s’efforce de montrer qu’une telle affirmation n’a rien d’extravagant. Suivant sans le savoir le conseil prodigué par Deleuze & Guattari dans MP : ne pas écrire, une fois de plus, l’histoire « du point de vue des sédentaires […] au nom d’un appareil unitaire d’État [2] », il déjoue le présupposé évolutionniste couramment admis qui nous pousse à voir dans la formation des premiers États de type agraire en Mésopotamie, au cours du néolithique récent (-3300 av. J.-C.), une étape incontournable de la grande marche inexorable du progrès et de la civilisation. En effet, déterminé à se libérer du mythe du progrès marchant main dans la main avec le développement de l’État et de l’agriculture, l’anthropologue prend, dans son livre, le contrepied de ce grand récit traditionnel, et défend à la place plusieurs thèses contre-intuitives qui méritent d’être étudiées et discutées.
2Premièrement, l’émergence de l’État [3] et le passage d’une pluralité d’activités de subsistance à l’agriculture comme source d’alimentation dominante (et bientôt exclusive) n’ont probablement pas été synonymes d’amélioration, mais de dégradation des conditions de vie chez les premiers peuples sédentaires qui se sont placés sous l’égide de ce type d’entités politiques.
3Deuxièmement, compte-tenu de cet absence d’avantage ou de ce handicap (en termes de santé et de sécurité alimentaire) qu’impliquait l’existence laborieuse sous la tutelle d’une autorité centrale, le surgissement de l’État (comme produit d’un certain degré de domestication des plantes, des animaux et des hommes) n’était absolument pas nécessaire mais entièrement contingent.
4Troisièmement, les conditions agro-écologiques propices à un tel surgissement (c’est-à-dire l’agriculture céréalière, la forte croissance démographique et l’aménagement durable du territoire), en l’occurrence les zones riches en eau et en sols limoneux, ont rarement été réunies ; ce qui explique que les premiers micro-États aient émergé dans des niches écologiques restreintes (telles que les plaines alluviales de la Basse Mésopotamie), et se soient régulièrement effondrés ou désintégrés (sous le coup d’aléas climatique) avant d’atteindre une taille respectable.
5Quatrièmement, ces États archaïques, une fois apparus ont bien souvent été davantage des prédateurs que des bienfaiteurs, mettant en péril la subsistance même des cultivateurs, en prélevant de lourds impôts sur leurs mauvaises récoltes ou en se faisant la guerre entre eux, transformant de la sorte de simple pénuries alimentaires passagères en véritables catastrophes humaines (pour ne rien dire des épidémies liées au « zoonoses » aux conséquences dévastatrices sur les populations de ces États).
6Cinquièmement, ces premiers États étaient intrinsèquement fragiles, en raison des maladies infectieuses fréquentes, des écocides involontaires, et des conflits (internes et externes) incessants qui les minaient. Ils n’ont pu se maintenir qu’en érigeant des murailles, en commerçant avec l’extérieur (les autres peuples nomades, itinérants, semi-sédentaires, etc.), et en enrôlant un nombre toujours plus grand d’hommes et de femmes (esclaves, captifs de guerre…) au service de leur entretien, de leur administration et de leur expansion.
7En documentant tous ces points l’auteur est amené à insister sur les multiples mécanismes qui ont pendant longtemps fait obstacle à l’émergence et à la consolidation de l’État, malgré l’existence (archéologiquement) avérée, plusieurs millénaires auparavant, de tous les éléments du « complexe de la domus [4] » indispensables à son apparition : agriculture céréalière ; domestication des animaux (et corrélativement des hommes) ; habitation sédentaire ; pratique de l’irrigation ; urbanisation ; concentration démographique.
8Parmi ces mécanismes, l’anthropologue s’attarde notamment sur la diversification des sources de nutrition (plantes comestibles, légumineuses, céréales, bétail, animaux marins, animaux volants…) et des modes de subsistance (chasse, cueillette, pastoralisme, horticulture, agriculture…) qui allait à l’encontre de la mono-culture céréalière privilégiée par l’État naissant pour ses facilités d’imposition, de prélèvement et de stockage des récoltes.
9Scott lui accorde une attention particulière parce que cette diversification volontaire contredit nos préjugés les plus enracinés sur les nomades et leur régime alimentaire (soi-disant pauvre et mauvais pour leur bien-être). L’agriculture sédentaire ne s’est pas naturellement imposée comme le mode de subsistance supérieur à tous les autres, à même de pallier les carences hypothétiques d’un régime alimentaire antérieur déficitaire et vulnérable aux aléas saisonniers, climatiques et environnementaux. Au contraire, toutes les données archéologiques à notre disposition portent à croire que les humains, avant apparition de l’État, « ressemblaient […] plutôt à des généralises opportunistes gérant un large “portefeuille” d’options de subsistance réparties sur plusieurs réseaux alimentaires [5] » et que leur condition physique en était bien meilleure de ce fait (même si leur taux de fécondité était moindre).
10Par conséquent, sauf à postuler un mystérieux désir collectif de sédentarité, on ne saurait expliquer pourquoi des populations d’éleveurs, de chasseurs-cueilleurs et d’agriculteurs itinérants se seraient risqués à « dépendre principalement, voire exclusivement, de formes de culture et d’élevage requérant un travail intensif » d’une masse de gens dociles et captifs, au lieu de « compter sur une relative abondance de ressources alimentaires existant à l’état sauvage [6] », surtout dans les zones humides où proliféraient de nombreuses ressources végétales et marines. Comme l’écrit Scott :
[l]a plupart des débats sur la domestication des espèces végétales et la sédentarisation durable […] partent de l’hypothèse invérifiée que tous les peuples protohistoriques mouraient d’envie de se fixer sur un territoire stable. Il s’agit d’une lecture injustifiée s’appuyant sur le discours traditionnel tenu par les États agraires qui stigmatisent le caractère « primitif » des populations nomades. Il n’existe aucune preuve de l’existence d’une « aspiration sociale à la sédentarité ». Et il ne faut pas fétichiser les termes « éleveurs », « agriculteurs », « chasseurs » ou « cueilleurs », au moins dans leur version essentialiste. En ce qui concerne le Moyen-Orient antique, il est plus pertinent de les interpréter comme caractérisant non pas des populations distinctes, mais une gamme d’activités de subsistance. Villages et groupes de parenté pouvaient fort bien inclure des sous-groupes d’éleveurs, de chasseurs et de cultivateurs de céréales dans le cadre d’une même économie unifiée. Une famille ou un village dont les cultures n’avaient pas prospéré pouvaient se tourner entièrement ou partiellement vers l’élevage ; les éleveurs qui perdaient leur bétail pouvaient inversement se tourner vers l’agriculture. Pendant une sécheresse ou une période d’humidité excessive, des régions entières pouvaient changer radicalement de stratégie de subsistance. Traiter les individus impliqués dans ces diverses activités comme des populations essentiellement différentes, habitant des univers distincts, revient encore une fois à rétroprojeter la stigmatisation des peuples pastoraux par les États agraires à une époque où cette distinction n’avait aucun sens [7].
12Pour reprendre les mots de Deleuze & Guattari, on ne se débarrasse pas facilement de la « forme-État développée dans la pensée [8] », de ce modèle de réflexion qui nous conduit à nier cette riche mosaïque de ressources et de stratégies alimentaires utilisés comme mécanismes d’anticipation-conjuration de la machine étatique, à son niveau le plus fondamental (ses conditions de possibilité matérielles). On a beau suspecter, comme Scott, qu’il existe des cultures « d’État » – comme le riz, l’orge, le blé, le maïs, le millet – qui présentent toutes les caractéristiques adéquates à un « striage [9] » complet et à une taxation subséquente (« de par leur visibilité, leur divisibilité, leur “évaluabilité”, leur “stockabilité”, leur transportabilité, leur “rationabilité” [10] »), et, à l’inverse, des cultures « d’évitement de l’État » – comme le manioc, la pomme de terre, l’igname, le taro, le sagou – rétives à un tel striage et à une telle imposition (de par leur maturation continue, leur faible transportabilité, leur appropriabilité réduite liée à leurs racines et tubercules, leur recours limité au travail intensif), qui sont aussi bien les unes que les autres le résultat de choix politiques, on se rend pas volontiers à une telle évidence [11].
13Et pourtant, les deux philosophes nous avaient avertis :
[u]n évolutionnisme économique est impossible : on ne peut guère croire à une évolution même ramifiée « cueilleurs - chasseurs - éleveurs - agriculteurs - industriels ». Ne vaut pas mieux un évolutionnisme éthologique « nomades - semi-nomades - sédentaires ». Pas davantage un évolutionnisme écologique « autarcie dispersée de groupes locaux - villages et bourgades - villes - États ». Il suffit de faire interférer ces évolutions abstraites pour que tout évolutionnisme s’écroule [12].
15Le péché originel de l’évolutionnisme est de penser que les distinctions qu’il établit entre différents stades sont pertinentes pour classer les sociétés selon un certain axe chronologique congruent avec le degré de civilisation. Or chasseurs-cueilleurs (nomades), éleveurs (semi-nomades), agriculteurs (sédentaires) ne sont pas des catégories fixes bien délimitées applicables à des peuples géographiquement et historiquement distincts, mais des mouvements, des devenirs qui affectent des populations variées à différents moments du temps, sans direction prédéterminée, sous le coup d’événements (politiques, naturels) largement imprévisibles. C’est pourquoi il aura fallu en définitive beaucoup de temps et de contingences (historiques, écologiques) pour que le seuil d’étatisation des premières communautés sédentaires soit franchi, rendant possible une accumulation continue de population (humaine, animale), de ressources (énergétiques, nutritives), et de richesses (matérielles, financières) sur un espace strié et fermé. Et c’est tout le mérite de Scott de nous le rappeler, en relativisant – sur le temps long et à l’échelle de l’humanité – l’hégémonie mondiale actuelle de la forme-État, quitte à laisser en suspens la question importante (pour nous) de savoir comment cette hégémonie a été acquise et si elle peut aujourd’hui être remise en cause.
Notes
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[1]
Scott, James C., Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États, trad. Marc Saint-Upéry, préf. Jean-Paul Demoule, Paris, La Découverte, 2019, p. 148, n. 1.
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[2]
MP, p. 35.
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[3]
Scott ne définit pas précisément ce qu’il entend par État mais estime que « s’il existe un souverain, un personnel administratif spécialisé, une hiérarchie sociale, un centre monumental, des murailles encerclant la ville et un schéma de prélèvement et de redistribution fiscale, il s’agit sans aucun doute d’un “État” au sens fort du terme » [Scott, op. cit., p. 39]. En outre, comme Deleuze & Guattari, il juge que l’étatisation des sociétés est beaucoup plus une affaire de gradient que de catégorisation des agencements sociaux en deux groupes homogènes et antithétiques : sociétés à État, d’une part ; sociétés contre État, d’autre part. « [L]a forme-État est un continuum institutionnel reposant sur un “plus ou moins d’État” plutôt que sur une opposition tranchée entre État et non-État. » À comparer à ce passage de Mille Plateaux : « l’État lui-même a toujours été en rapport avec un dehors, et n’est pas pensable indépendamment de ce rapport. La loi de l’État n’est pas celle du Tout ou Rien (sociétés à État ou sociétés contre État), mais celle de l’intérieur et de l’extérieur » [Deleuze et Guattari, op. cit., p. 445].
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[4]
Scott, op. cit., p. 105.
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[5]
Ibid., p. 75.
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[6]
Ibid., p. 78.
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[7]
Ibid.
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[8]
MP, p. 464.
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[9]
Ibid., p. 550 : « La terre comme objet de l’agriculture implique en effet une déterritorialisation, parce que, au lieu que les hommes se distribuent dans un territoire itinérant, ce sont des portions de terre qui se répartissent entre les hommes en fonction d’un critère quantitatif commun (fertilité à surface égale). C’est pourquoi la terre est au principe même d’un striage, procédant par géométrie, symétrie, comparaison ».
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[10]
Scott, op. cit., p. 146.
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[11]
Ibid., p. 147, n. a. : « J’ai développé Ia question des implications politiques de Ia culture des tubercules et des racines d’une part, et de celle des céréales de l’autre dans Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné. J’y fais Ia distinction entre les cultures d’État”, comme le riz, et les cultures d’évitement de I’État”, comme le manioc et les pommes de terre. J’y soutiens à la fois que l’État dépendait de Ia céréaliculture sédentaire et que les populations souhaitant échapper à Ia taxation et au contrôle de I’État adoptaient des stratégies de subsistance comme Ia culture de racines, Ia culture sur brûlis –itinérante– et Ia chasse et la cueillette afin de garder leurs distances. »
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[12]
MP, p. 536.