Présentation
1Peut-être existe-t-il un paradoxe contemporain de la clinique qui tient à ce que, au moment même où la notion est contestée dans ses domaines de prédilection, elle se trouve revendiquée par de nombreuses branches des sciences humaines et sociales. Dans les secteurs traditionnels, en effet, nombreux sont les constats alarmants de langueur, de déclin, parfois de mort de la clinique : en médecine somatique, mais aussi en psychiatrie, en psychologie et bien sûr en psychanalyse [1]. Toutes les disciplines du soin semblent traversées par une mutation de grande ampleur, qui relègue volontiers la rencontre intersubjective au rang d’artisanat suranné. À l’époque de l’approche basée sur les preuves, des progrès de l’imagerie médicale, de la pharmacologie triomphante et de la médecine personnalisée [2], que reste-t-il du « colloque singulier » dont se moquait déjà Foucault ? Parallèlement, on assiste toutefois, en sciences humaines et sociales, à un surprenant phénomène de diffusion du terme, revendiqué non seulement comme objet d’étude par l’éthique ou les humanités médicales [3], mais comme un mode d’enquête et de connaissance spécifique, et, ce, bien au-delà de la psychologie : dans les sciences de l’éducation ou la criminologie, en sociologie, en anthropologie, voire en géographie ou en droit. Crise d’un côté, inflation de l’autre : la notion de clinique semble bien aujourd’hui affectée d’un double malaise.
2Si la clinique suscite l’intérêt et la perplexité de la philosophie, c’est parce qu’elle lui pose un certain nombre de difficultés énigmatiques : celle de sa pertinence même, d’abord, puisque sa reconnaissance comme savoir est contestée, d’abord par le rationalisme aristotélicien, puis, à l’époque moderne sous l’effet du développement des sciences expérimentales (et statistiques) ; celle de son extension, ensuite, dès lors qu’elle peut être revendiquée par des disciplines qui ne sont plus (seulement) thérapeutiques, à commencer par la psychologie ; celle de ses modalités, enfin, puisque ses hésitations notoires et persistantes (science ou art, théorique ou pratique, positive ou axiologique, neutre ou empathique) sont autant d’oscillations conceptuelles entre l’interprétation inspirée et le savoir justifiable et transmissible, la mise en série et le contraste, le rapport soumis ou libre à la théorie. Sans compter que le vocable même de clinique est particulièrement protéiforme, et susceptible de nombreuses déclinaisons, tant comme substantif (clinique de l’activité, clinique psychanalytique…) que comme adjectif (démarche, approche, posture, position, cadre, méthode, entretien, travail, etc.) ; aussi la clinique peut-elle désigner tour à tour une adresse, un état d’esprit, un effet, une pensée baroque, une ontologie, une phénoménologie, une anthropologie, une épistémologie, etc.
3L’hypothèse de ce numéro est qu’il existe, sinon une unité, du moins quelque chose de similaire dans la diversité de ces emplois, une sorte de « pensée clinique », avec son ampleur propre, inscrite (parfois cachée) dans des pratiques mais irréductible au concret de l’ordinaire, traversant différentes disciplines scientifiques (et techniques) mais pas toutes, et pour des raisons qui restent à élucider. Il ne s’agit donc ni de délayer la notion pour l’étendre métaphoriquement à tous les domaines du savoir et de la pratique, ni de la recentrer brutalement sur la seule médecine, mais simplement de prendre au sérieux la question de la ressemblance des usages, en tant qu’elle dénote plus un problème qu’elle n’évoque un simple air de famille. D’où une enquête largement critériologique, qui cherche à identifier les caractéristiques principales de ce type de spéculation, dont on soupçonne l’originalité sans bien parvenir à la comprendre, ni même souvent à l’apercevoir. L’un des leitmotivs des interventions est, à rebours du mythe de la « rencontre » transparente, la nécessaire médiatisation de la clinique, que ce détour soit expérimental, technique, statistique, ou interprétatif. D’autre part, outre que la clinique déborde la seule visée du soin, il n’est pas sûr qu’on puisse la définir par la seule visée de l’individu, dont de nombreuses sciences revendiquent aujourd’hui la saisie [4]. Aussi bien est-ce plutôt la question de la possibilité et des modalité d’une connaissance du singulier, dans son unicité, qui constitue le fil rouge des contributions.
4L’enquête est menée dans différentes directions, tant du côté des disciplines du soin (somatique et psychique) que de la connaissance de l’humain, associant réflexion épistémologique, considération métaphysique et enjeux pratiques.
5Professeur de médecine interne au CHU de Strasbourg, Jean-Christophe Weber tente de remettre la clinique au cœur de la médecine, en lui conférant le rôle d’un laboratoire, au sens d’une expérimentation et d’une invention renouvelée. Contrairement aux apparences, une telle approche néo-canguilhemienne est tout sauf banale et aisée aujourd’hui [5]. D’une part, en effet, la valorisation de la rencontre clinique pour la compréhension intime du patient contrarie l’objectivité issue des « preuves », des techniques et machines (notamment d’imagerie), du profilage bio-informatique ou de la neuronisation des maladies mentales [6]. D’autre part, les dimensions populationnelles (épidémiologiques, évolutionnaires), laborantines (essais cliniques), statistiques (IA médicales), voire institutionnelles (santé publique) impliquent une nouvelle définition de la santé qui remet en question l’idée « humaniste [7] » que la clinique puisse constituer le fondement de la médecine [8] – sans compter que la biologie récente a largement complexifié la notion d’individu, au-delà et en deçà de l’organisme [9]. Pour Weber, comme pour Lantéri-Laura [10], la clinique reste pourtant la clé de voûte de la médecine, donc de la santé [11]. Il y voit certes une technique productive de remédiations diverses, qui mobilise un ensemble hétéroclite de savoirs et de facultés pour trouver des solutions aux problèmes concrets des individus qui s’adressent à elle. Mais, parce qu’elle reste incertaine et conjecturale car individuée [12], malgré son usage des biotechnologies et des algorithmes, la clinique est plutôt infra-technique, mobilisant des esthésies, une praxis, une sagacité pratique. Aussi bien cette hétérogénéité épistémologique est-elle la seule qui soit adéquate à son objet et à son importance.
6Si Mathieu Corteel reprend ensuite la question disputée de l’origine de la clinique moderne en faisant l’hypothèse de son ambivalence épistémologique, de son hésitation entre les grands noms et les grands nombres, le tact et les sciences de l’aléatoire, c’est pour mieux souligner l’importance de cette équivocité dans les débats contemporains. L’auteur souligne à quel point la tradition numériste constitue le double oublié de l’anatomo-clinique – ce que Foucault est près d’admettre quand il écrit que « la clinique est une statistique occultée ». De fait, la méthode de Pierre Louis, qui s’enracine dans l’opposition au physiologisme de Broussais, joue un rôle considérable dans la mise en série des cas cliniques. Elle entretient donc des liens évidents – encore que complexes et indirects – avec l’Evidence-Based Medicine, jusque dans ses relations contemporaines avec l’Intelligence Artificielle. Mais, symétriquement, le fait que l’IA ne joue pas de rôle direct dans la décision clinique, mais doive se contenter d’une fonction indirecte de documentation, rappelle que la singularité du patient doit être respectée, et que l’ambiguïté de la clinique ne saurait donc être dépassée. De sorte que, à rebours de la médecine sans médecin ni malade, le regard médical et le patient conservent un rôle central dans la pratique contemporaine du soin – d’où la nécessité d’un renouveau du serment d’Hippocrate en faveur d’une médecine coopérative et de biens communs médicaux [13].
7Les deux contributions suivantes soulignent de façon complémentaires à quel point la clinique pense à la fois le singulier et à partir du singulier. Spécialiste de psychopathologie, Guénaël Visentini s’efforce de souligner l’originalité, au sein des disciplines du soin, de ce que Lagache appelait « l’ultra-clinique » psychanalytique. Alors, en effet, que l’histoire de la « pensée clinique » suit globalement un processus de dé-singularisation, puisque le colloque soignant/soigné y a de plus en plus été médiatisé par des protocoles et techniques standards, au nom du devoir d’efficacité, la psychanalyse fait exception, parce qu’elle adopte simultanément à ses « montées en généralité » une démarche de « descente en singularité ». Freud repère en effet très vite que certaines représentations uniques verbalisées au cas par cas de ses patients constituent le levier thérapeutique le plus efficace pour une série de troubles et souffrances psychiques. Son legs épistémique consiste ainsi en une reproblématisation de la question des niveaux logiques opérants dans le champ clinique : est-ce avant tout au niveau du générique (comme en médecine) qu’il faut situer l’effort de vérité pour bien soigner, du typique (comme en psychologie), ou de l’unique (proposition originale de la psychanalyse) ? Une relecture du fameux cas freudien de Lucy R., tiré des Études sur l’hystérie (1895), permet de préciser ces enjeux toujours autant d’actualité. Visentini conclut qu’il faut réserver la notion de clinique aux disciplines du soin, plutôt que de l’étendre indéfiniment (art, littérature, sciences humaines), au seul titre qu’une attention y est portée au singulier.
8Elisabetta Basso interroge ainsi le lien que le courant phénoménologique de la psychopathologie, historique mais aussi actuel, entretient avec la recherche typologique en psychologie et psychiatrie. Au-delà, en effet, de la visée de la singularité, constamment revendiquée par les praticiens, elle souligne le souci constant des psychistes pour inférer de leur clinique un certain nombre de généralités, soulignant par là même combien il est erroné de réduire l’ambition de la clinique à une simple monographie. Elle montre en particulier, en quoi Binswanger a été parmi les premiers à poser de manière systématique la question de la rationalité intrinsèque de la connaissance clinique, et à affronter le problème de la relation entre général et singulier qui se présente lorsqu’un « cas » est décrit et analysé dans son « exemplarité ». Ces enjeux de typification immanente à la clinique sont très présents dans les critiques contemporaines adressées aux classifications psychiatriques (de type DSM), aux expérimentations pharmacologiques et à l’usage des IA pour le diagnostic des maladies mentales [14].
9Philippe Lacour interroge le paradoxe sous-jacent à l’idée d’une clinique du social, étrange oxymore né de la revendication récente de la notion de clinique par certaines sciences de l’homme et de la société. Pour rendre compte d’une telle extrapolation, il montre que la diffusion du terme dans ces disciplines a en fait commencé au début du xxe siècle. Il examine successivement comment la psychologie clinique a pu curieusement revendiquer une extension sociale, puis comment ont pu naître et se légitimer les projets, plus ou moins autonomes et indépendants, d’une sociologie et d’une anthropologie clinique. Il dégage aussi certains enjeux épistémologiques d’une telle démarche : l’objet (l’individu) compte moins que le regard qui le rend unique, l’inférence abstraite hésite entre le général et l’universel, et la clinique est une connaissance qui se veut également critique. Par cette extension sociale, la notion de clinique prend un tour étonnamment ample, comme le soulignent également Deleuze et Guattari, qui l’étirent jusqu’à la littérature et la réflexion politique, pour mieux revenir à la psychiatrie institutionnelle [15], ou encore les réflexions contemporaines sur les pathologies du social et la clinique de l’injustice [16].
10Enfin, dans l’Entretien, le « critique de science » Jean-Marc Lévy-Leblond interroge la pertinence d’une qualification de la clinique par le singulier : les sciences physiques ne s’intéressent-elles pas tout autant à cette catégorie ? D’une part, l’enquête scientifique ne peut que commencer par les singularités (telle météorite), même si elle considère leur originalité comme non pertinente au regard des critères explicatifs retenus (le fait d’être une achondrite SHE). D’autre part, si la recherche scientifique vise certes la construction de notions génériques, elle ne néglige pas pour autant la variété concrète du réel : la multiplicité des édifices moléculaires en chimie, la diversité des espèces vivantes, la disparité des exoplanètes, les énigmes persistantes, etc., même s’il ne saurait être question de rendre compte de toutes les caractéristiques de l’objet en question, et si les instruments techniques provoquent plutôt un processus de discrimination que de singularisation. D’autre part enfin, ce n’est pas non plus l’usage de la langue naturelle qui caractérise les sciences sociales, puisque les sciences « dures » y ont tout autant recours, même si elles le reconnaissent moins. De sorte que l’intérêt éventuel des sciences humaines pour le singulier et le désir de le comprendre ne relèvent pas de spécificités de méthode ou de langage mais tout simplement de leur orientation humaine, car c’est bien en tant qu’individus humains que nos singularités personnelles nous intéressent. C’est donc surtout au niveau éthique que l’orientation clinique pourrait avoir du sens pour les sciences fondamentales, à titre de supplément d’autoréflexivité dans le choix des objets et l’évaluation des conséquences de leurs résultats.
Notes
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[1]
J.-F. Picard et S. Mouchet, La Métamorphose de la médecine, Paris, PUF, 2009. D. Couturier, G. David, D. Lecourt, J.-D. Sraer, C. Sureau (dir.), La Mort de la clinique ?, Paris, PUF, 2009. C. Lefève, G. Barroux, La Clinique. Usage et valeurs, Paris, Seli Arslan, 2013. S. Demazeux, L’Éclipse du symptôme, Paris, Ithaque, 2019. V. Shoham, M. Rohrbaugh, L. Onken, B. Cuthbert, R. Beveridge et T. Fowles, « Redefining Clinical Science Training », in Clinical Psychological Science, vol. 2/1, 2014, p. 8-21.
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[2]
Voir le dossier spécial dirigé par E. Giroux et M. Darrason, Lato Sensu, Vol. 4, n° 2, 2017.
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[3]
C. Bonah et al., Médecine, santé et sciences humaines, Paris, Les belles lettres, 2017 ; C. Lefève, F. Thorau, A. Zimmer (dir.), Les Humanités médicales, Paris, Doin, 2021.
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[4]
A. Guay, T. Pradeu (eds.), Individuals across the Sciences, New York, Oxford University Press, 2015.
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[5]
Voir le numéro « Philosophie de la médecine », de la Revue de Métaphysique et de Morale, 2014/2, n° 82, dirigé par M. Gaille ; et celui, dirigé par L. Loison, sur « Canguilhem et la biologie » de la Revue d’histoire des sciences, 2018/2, t. 71.
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[6]
Voir le dossier de la revue Multitudes, 2019/2, n° 75, « Renaissance de la clinique », dirigé par M. Corteel.
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[7]
Voir le dossier coordonné par J. Ferry-Danini et E. Giroux, « La médecine et ses humanismes », in Archives de philosophie, 2020 (4), t. 83.
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[8]
D. Forest (éd.), « Philosophies de la médecine. Approches naturalistes », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2009 (1), t. 134. E. Giroux, Après Canguilhem. Définir la santé et la maladie, Paris, PUF, 2010. P.-O. Méthot, « Darwin et la médecine : Intérêt et limites des explications évolutionnaires en médecine », in T. Heams, P. Huneman, G. Lecointre et M. Silberstein (dir), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, 2011, Paris, Matériologiques, p. 937-976. M. Lemoine, Introduction à la philosophie des sciences médicales, Paris, Hermann, 2017. J. Gayon (avec V. Petit), La Connaissance de la vie aujourd’hui, Londres, Iste Editions, 2018, p. 106.
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[9]
J. Gayon, « Le concept d’individualité dans la philosophie biologique de Georges Canguilhem », in M. Bitbol et al., L’Épistémologie française, 1830-1970, Paris, Matériologiques, 2015, p. 389-419 ; T. Pradeu, Les Limites du soi. Immunologie et identité biologique, Montréal, PUM, 2010 ; J. Martens, L’Évolution des organismes. Une perspective épistémologique, Paris, Matériologiques, 2018.
-
[10]
G. Lantéri-Laura, « La connaissance clinique : histoire et structure en médecine et en psychiatrie », in L’Évolution psychiatrique, n° 47, 1982 ; republié dans id., Recherches psychiatriques. 3- Sur la sémiologie, p. 423-464, Paris, Siences en situation, 1994.
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[11]
Sur le rapport entre normes et santé, voir le dossier de Philosophia Scientiae, 12-2, 2008.
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[12]
C. Gabbani, « Étude de l’individu comme facteur de connaissance médicale », in B. Fantini et L. Lambrichs (dir.), Histoire de la pensée médicale contemporaine, Paris, Seuil, 2014.
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[13]
M. Corteel, « La clinique est morte. Vive la clinique ! » (éditorial), in Multitudes, 2019 (2), 75.
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[14]
Voir le numéro spécial « Psychiatrie » de la revue Droit, santé et société, 2017, n° 3/4.
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[15]
A. Querrien, « Deleuze clinicien ? », in Chimères, n° 99, décembre 2021.
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[16]
A. Honneth, « Les pathologies du social », in La Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006 ; E. Renault, L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004.