La clinique comme laboratoire : quelle épistémologie pour la médecine ?
1Critiquée, la médecine clinique peut-elle répondre de sa théorie, ou des doctrines qui l’orientent ? Les dernières décennies ont vu s’organiser des tensions (médecine scientifique ou humanisme médical, biomédecine ou médecine bio-psycho-sociale) qui exhibent une sorte de valse-hésitation autour de l’opposition art/science, débat qui n’a jamais trouvé d’issue définitive. À examiner la médecine du dehors, on peut déplorer que son épistémologie soit insuffisante, ou du moins bancale. Corps-machine et corps vécu, maladies et malades, savoirs objectifs et savoirs tacites incorporés, faits et valeurs, pouvoir de direction et pouvoir de service ou d’agence, vertus intellectuelles et vertus morales, tous les fils qui tissent la pratique semblent tendus entre deux pôles opposés. Mais plutôt que de vérifier si elle satisfait ou non à certains critères, je tenterai d’expliciter – à partir de la pratique clinique – son épistémologie latente. Si la médecine est en crise, il lui faut découvrir, redécouvrir, sa normativité spécifique, sauf à se résigner à son obsolescence programmée (la fiction d’une médecine sans médecins). Sans prétendre décrire et discuter ici toute l’hétérogénéité des connaissances et des facultés nécessaires à la pratique, ni les raisons multiples qui conduisent au discrédit de la clinique, je me bornerai à indiquer deux points cruciaux qui organisent leur mutuelle divergence : d’un côté, la rationalité médicale, dont on peut admettre sans difficulté la pluralité des modes [1] bute sur un obstacle qui semble infranchissable (désigné comme la subjectivité chez Canguilhem [2], ou la « vraie nature du corps » chez Lacan [3], pour ne citer que les deux auteurs qui ont poussé le plus loin la question en jeu) ; de l’autre côté, la volonté louable de tarir au maximum les multiples sources de l’incertitude qui fragilise la pratique médicale [4], faute d’en méconnaître le caractère irréductible, en vient à aggraver le problème à résoudre (i.e. comment être plus efficace ?) par des remèdes devenus poisons [5]. Ces deux directions ont des prolongements métaphysiques (quelle ontologie pour le destinataire de l’action médicale : une singularité quelconque ou non, une substance individuée, un quasi-unum entre corps et âme ?) et des conséquences gestionnaires et politiques qui ne seront pas discutées ici [6]. Nous aimerions en revanche faire valoir que l’épistémologie qui convient à la clinique médicale doit tenir compte de l’objet réel de la pratique, car – telle est la thèse soutenue – la clinique est la « science » la plus adéquate de cet objet. Il faudra au préalable situer le contexte critique dans lequel ces questions se posent aujourd’hui, puis présenter quelques traits saillants de la clinique.
2Peut-être convient-il d’avertir le lecteur de la précarité de ce que nous affirmons. D’élire comme roc dur de la médecine son exercice, nous nous trouvons, comme praticien, aux premières loges, mais immédiatement soupçonnable. L’immersion fait obstacle à la position du spectateur désintéressé, seul à pouvoir rapporter correctement l’action en cours. Pire encore, si pour la philosophie, « toute bonne matière doit être étrangère », un médecin ne devrait pas se risquer à explorer philosophiquement la matière qui lui est la plus familière : lorsqu’ils se commettent, dénonce Canguilhem, à « certaine littérature pseudo-philosophique […] médecine et philosophie trouvent rarement leur compte [7] ». On se contentera de suggérer que la perspective située offre des avantages dont ne dispose pas le spectateur désintéressé : où se tiendrait-il d’ailleurs ? La clinique n’admet pas de tiers dans son laboratoire, elle n’a que des protagonistes, immergés de part en part dans la situation caractérisée. Comme pour toute pratique, son caractère public n’empêche que certains aspects ne sont perceptibles qu’à ceux qui y sont pleinement engagés, et donc moins menacés d’illusion scolastique pour énoncer ce qui achoppe. Enfin, d’y être intéressé signifie que la subjectivité du médecin est elle aussi en jeu.
Les coordonnées du problème
3La question de son épistémologie a longtemps été discutée dans un cercle restreint en-dehors de la médecine. Que la clinique se présente encore aujourd’hui comme une curiosité épistémologique est attestée par la profusion de thèses contradictoires. Le débat s’est attardé longuement sur l’opposition art/science qui n’a jamais trouvé d’issue définitive, la médecine illustrant précisément certains défauts conceptuels de cette opposition paradigmatique [8]. Faute de l’avoir déjouée correctement, la mouvance EBM (Evidence-Based Medicine, médecine fondée sur des faits prouvés,) n’a eu aucun mal à asseoir sa suprématie dans la formation et les discours de légitimation [9]. L’ancienne dispute a paru obsolète : pas de médecine digne de ce nom qui ne s’appuie sur des faits prouvés. Aujourd’hui, la soi-disant médecine personnalisée [10] d’une part, l’intelligence artificielle d’autre part, contribueraient à « ringardiser » une médecine « artisanale » désuète. Le terme même de clinique semble n’indexer – comme quelques demi-habiles le font accroire – qu’une pratique en voie d’extinction, supplantée par le professionnalisme et son éventail de compétences, ou par le mantra de la « médecine 4P » (personnalisée, préventive, prédictive et participative). Sommée de répondre de la validité des connaissances dont elle use, de clarifier l’identité de son destinataire (tel récepteur cellulaire, ou le quelconque moyenné par les big data ?) et sa finalité (cure ou care, normaliser ou émanciper ?), espérée et contestée à cause du pouvoir qu’elle a acquis sur nos vies, la médecine cherche pourtant encore sa boussole, et la question épistémologique ne cesse de devoir être remise au travail, car ce qui pouvait contenter les moins exigeants ne satisfait personne. Beaucoup se sont accommodés de la distinction entre la science des maladies et l’art de soigner des malades, parfois transformée en division du travail entre techniciens des ratés objectifs de la machine corporelle et « humanistes » chaleureusement compatissants. Les premiers se chargeront de la translation entre le laboratoire de sciences fondamentales et le lit du malade, les seconds veilleront à entretenir le cordon sanitaire qui les préserve des médecines alternatives florissantes. Les uns appellent « personnalisation » une stratification cellulaire ou moléculaire, les autres des soins « centrés sur la personne » trinité bio-psycho-sociale. Mais l’idiotypie organique dévoilée par la science n’est pas la totalité indivisible de l’individu saisi comme organisme (en rapport avec son milieu) qui est l’échelon biologique pertinent. Et comme l’expérience vécue de la maladie, que ce soit comme déchéance, dévalorisation ou souffrance, « doit être tenue pour l’un des composants de la maladie elle-même [11] », il est artificiel et fallacieux d’extraire l’objectivité de la maladie de la notion même de maladie. La « science des maladies », si elle se contente de l’objectivité biologique, manque donc totalement son objet. Ce ratage prend un relief maximal « à la frontière nébuleuse de la médecine somatique et de la médecine psychosomatique [12]», zone dont le peuplement ne cesse de croître. De son côté, la médecine centrée sur le patient reprend ce qu’inaugurait une alternative ancienne au modèle « biomédical [13] ». Mais pour asseoir sa légitimité, il lui faut apporter des preuves, se soumettre au processus EBM, et donc abraser si possible les variations dans les pratiques pour pouvoir définir des standards de qualité garantie. C’est pourquoi ce courant emprunte, pour évaluer sa pertinence, la voie réductionniste : échelles multiples d’évaluations psychologiques et scores de vulnérabilité sociale des malades, scores d’empathie des médecins, codage des comportements spécifiques et des fragments de discours dans des consultations enregistrées, etc. On cherche ensuite à corréler ces mesures au degré de satisfaction des patients et à leur adhésion au traitement pour que leur utilité soit evidence-based [14]. La « médecine centrée sur la personne » manque aussi son objet propre, puisqu’elle évacue ce qui échappe à la mesure [15].
4Finalement un même constat est établi. Alors que la médicalisation de nos vies continue de croître, lorsque nos modes de vie se manifestent comme des maladies physiques ou mentales que les médecins peuvent nommer sans pouvoir les traiter parce qu’elles sont au carrefour de causes multiples, on dira que ces maladies sortent du champ de la médecine. Et la conclusion pratique est déclinée de manière variée mais revient à ceci : comme la demande de sens se trouve projetée hors du pouvoir et des compétences de la médecine, voire renvoyée à une mystérieuse discipline connexe [16], on réclame depuis les débuts au moins de l’expérimentation clinique [17] de « réintroduire l’humanisme » qui se serait perdu, d’en faire un élément aussi important que la science, pour opérer une « nouvelle synthèse », condition essentielle pour… que le médecin et la médecine accomplissent encore leur fonction séculaire [18]. Or quelle est-elle, sinon d’avoir à répondre à une demande ?
5L’épistémologie qui convient à la clinique médicale doit tenir compte de l’objet réel de la pratique, car elle est la « science » la plus adéquate de cet objet. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Anne Fagot-Largeault reprenait à son compte les propos de Feinstein : « ce n’est pas en étant moins scientifiques que nous serons plus humains, c’est en étant plus et autrement scientifiques [19] ». Pour ma part, l’être autrement, c’est par exemple prendre à la lettre Canguilhem affirmant que la médecine est « la science des limites des pouvoirs que les autres sciences prétendent lui conférer [20] », c’est considérer dans sa réalité le fossé qui ne cessera jamais de séparer les données disponibles (quelle que soit l’étendue des savoirs disciplinaires que l’on mobilise pour éclairer une situation) et la solution à déterminer pour un malade donné. Ce hiatus est commun à toutes les pratiques : c’est celui qui sépare les règles de leur application dans une situation contingente [21]. C’est aussi admettre que, si la science « n’a pas de sens parce qu’elle ne répond pas à la seule question qui importe pour nous, celle de savoir ce que nous devons faire et comment nous devons vivre [22] », la médecine est le lieu où, à l’occasion de la maladie, est posée au médecin la question de savoir ce que nous devons faire et comment nous devons vivre. Quand il est appelé à l’aide pour son savoir, lui est supposé un savoir qui « parle » à un sujet non quelconque d’un objet non quelconque [23].
6Incorporer une assistance algorithmique (ou des bilans psychologiques et de l’imagerie fonctionnelle, de la génomique et une perspective anthropologique) dans une démarche diagnostique ou thérapeutique ne remplace pas la nécessité d’une observation aiguisée des indices parfois ténus pour pouvoir alimenter le raisonnement avec des prémisses correctes, ni celle d’une expérience acquise par une pratique assidue pour jauger le degré de plausibilité que ces indices confèrent aux hypothèses, et encore moins celle d’une puissance imaginative pour s’orienter dans des situations chaotiques et désordonnées.
La clinique comme laboratoire
7Soit donc cette affirmation, posée comme un axiome mais qui reste une conjecture : la clinique est le laboratoire de la médecine. Au sens subjectif du génitif (de la médecine), la clinique désigne le cadre de son exercice, c’est-à-dire le lieu où son essence originaire et originale (avoir à répondre à une demande) acquiert sa plus grande visibilité. S’y déroule une expérience, c’est-à-dire, à des degrés variables, une recherche, une rencontre, des tests, des analyses, un enseignement, une thérapie. On peut soutenir à bon droit que la clinique est expérimentale, au sens bernardien du terme, et que les réquisits d’une médecine scientifique pour Bernard ressemblent à s’y méprendre aux critères de la tekhnē de la Métaphysique d’Aristote [24].
8Mais la clinique est aussi le laboratoire de la médecine au sens objectif du génitif, à savoir le lieu privilégié de son élaboration et de sa production. Du laboratoire, la clinique tient aussi son caractère de labeur, qui requiert attention et assiduité. La médecine produite cliniquement – dans le laboratoire de la clinique – ne sera distincte de médecines produites par des voies différentes, que si celles-ci rompent l’amarrage à son moment originaire qu’est la demande du malade. Ainsi, l’essai thérapeutique randomisé, l’intelligence artificielle, la médecine de précision, l’usage des biotechnologies, peuvent être accueillis comme autant d’excroissances de la clinique qui en augmentent parfois certaines capacités d’agir… cliniquement, pour peu qu’elles ne soient pas sacralisées mais profanées, c’est-à-dire restituées à l’usage clinique [25], au lieu d’être considérées comme des médecines concurrentes qui imposeraient leur grammaire propre, et donc des jeux de langage différents [26].
9Le signifiant laboratoire convoque donc l’expérience à une place centrale : l’expérience vécue d’un parlant au corps souffrant motive une demande adressée – la clinique est le lieu de cette adresse ; l’expérience du médecin lui confère une certaine adresse dans la réponse ; malade et médecin inaugurent une expérience objective et subjective qui prend l’allure d’une expérimentation. La clinique est aussi expérimentale au sens où ce qui s’y déroule n’est pas entièrement prévisible : la tentative est un essai, le laboratoire le lieu de son élaboration [27].
Les traits saillants de la clinique
10Ces précautions étant prises, proposons un bref aperçu des caractéristiques principales de la clinique [28].
Corps, demande, savoir
11Depuis le commencement, son champ est celui d’une réponse à la demande de l’homme souffrant [29]. Affirmer cet ancrage séculaire lui fournit une architectonique solide, peu sensible aux turbulences des modes réclamant sans cesse son aggiornamento. Quels en sont les traits les plus saillants ? Que s’y passe-t-il ? La clinique médicale est une manière spécifique de nouer ensemble trois fils « élémentaires » qui s’impliquent mutuellement : corps, demande, savoir. Des corps sont observés, scrutés, auscultés ; des demandes sont adressées, appelant une réponse, sollicitant le savoir. Cette simplicité d’exposition appelle des précisions.
12La clinique affronte le corps en tant qu’il est vivant, c’est-à-dire exposé à, et actualisant, la maladie, la souffrance, le vieillissement, la mort, mais aussi le plaisir et la jouissance : pris dans une économie libidinale, le corps obéit à d’autres lois encore que celles de la physiologie. Souffrance et maladie motivent une demande, parfois réduite à un cri, qui instaure une socialité minimale comme toile de fond de l’expérience : l’appel à l’autre [30], dont on pressent qu’il convoque, en deçà et au-delà d’une réponse concrète, la reconnaissance et l’amour. Aussi, ce que demande le malade fait-il partie intégrante de l’enquête clinique à mener. Adresser une demande, même pour satisfaire un besoin vital, suppose un autre qui réunisse deux traits : son aptitude à le satisfaire, et son bon vouloir à le faire. Si la demande interroge ce qu’on attend de l’autre, y répondre soulève la question de ce qu’on veut à l’autre. Nonobstant, répondre du mieux possible appelle au développement d’un savoir qui double la visée éthique d’une efficacité pratique. Visée de science qui reste subordonnée à la thérapie, c’est-à-dire un pouvoir bienfaisant qui opère sur le corps, nourrie inévitablement d’une doctrine, sauf à admettre contre Canguilhem qu’il existe une science de la santé [31]. Ce que d’aucuns pourraient souhaiter en médecine, c’est-à-dire n’avoir affaire qu’à de purs organismes, situés uniquement dans le registre du besoin de soin que le savoir sur le fonctionnement du corps permettrait de satisfaire, ne correspond pas à la réalité habituelle. Les connaissances de la biologie excluent une part essentielle de la vie corporelle, que le médecin praticien doit (au sens pré-moral du verbe « devoir [32] ») intégrer, non pas par « humanisme » ou politesse, mais tout simplement parce que cela fait partie du réel de la situation clinique. Ceci est particulièrement prégnant au point d’occuper presque toute la scène, quand on se trouve dans la situation, extrêmement fréquente, où à la plainte ne correspond aucun référent lésionnel. Faute d’appui épistémologique adéquat, médecin et malade préfèrent souvent rester « sourds à la demande plutôt que d’entendre le cri, le hurlement, qu’elle recèle [33] ». Mais le médecin n’a pas le choix d’inclure au rang des paramètres de la situation qui fait cas, des considérations généralement négligées, alors qu’elles font partie intégrante de l’énigme à résoudre : le malade ne dit pas tout, il prend des décisions contraires à sa santé, il peut se laisser aller à être malade, il attribue un sens bizarre à la survenue de sa maladie, il ne prend pas forcément les médicaments prescrits, il peut manquer de confiance et l’accorder à un charlatan, il suscite des émotions et des sentiments qui viennent perturber l’objectivité du médecin, etc.
13Le lecteur l’aura deviné : chacun des trois fils élémentaires est trempé dans le langage. Il n’y a pas de corps vivant humain sans langage, à la fois faculté possédée et condition de possibilité [34]. La clinique a affaire à des corps vivants qui disposent du langage, à des locuteurs qui ont (et ne sont pas) un corps. Partant, la sémiologie médicale n’est pas seulement une sémiotique d’un genre spécial, mais aussi une sémantique et une herméneutique. Des corps se touchent et des mots s’échangent : la technique spécifique est toujours lestée d’une esthétique et d’une érotique. Le langage permet la communication de ses besoins, mais aussi l’expression du désir et la quête de reconnaissance qui s’entrelacent dans la demande et font souvent trébucher le savoir. Le récit met dans un certain ordre et un certain ordonnancement un mélange hétéroclite de réalité, de fantasmes, de souvenirs, de désirs, et tout cela donne forme à la situation telle que le médecin en prend connaissance. Le langage subjective celui qui parle (comme inauguration d’un sujet qui se sert de la parole et du discours pour se « représenter » lui-même, tel qu’il appelle l’autre à le constater [35].) mais conditionne aussi le répertoire dans lequel l’expérience vécue est transmise. La clinique, soucieuse de la fonction dénotative du langage, s’oblige, pour retenir ce qui renvoie au référentiel du fait morbide, à une écoute qui entend aussi ce qui renvoie au référentiel d’une expérience vécue, et ce qui n’est pas référentiel. Comme il n’est pas toujours possible de distinguer ce qui relève de la communication « simple » des phénomènes ressentis (comme si la parole ici ne servait que de canal qui ne rajoute rien de son cru), et ce qui relève de la parole en tant qu’expression de la subjectivité, l’écoute proprement médicale doit rester souple, naviguer entre les valences multiples des traces-indices, les multiples vies du corps, et les registres variés de la parole.
14Tel est le point de départ de la clinique : une intrication symptomatique, le symptôme du malade au sens large d’une synthèse maladive, d’un enchevêtrement singulier entre corps, demande et savoir. Cet enchevêtrement est contingent, et unique en son genre, mais ne serait pas analysable sans les agencements réguliers dans la nature des corps, et les règles de grammaire. C’est ce nouage qui fait cas (cas casus, ce qui tombe devant nous et qu’on ne peut pas ignorer) pour le médecin qui se trouve requis d’en débrouiller l’écheveau ou mis au défi d’y parvenir.
Deux opérations fondamentales
15La clinique mène alors deux opérations logiquement successives : le diagnostic et la détermination d’une thérapie. Nous nous bornons à en indiquer les caractéristiques essentielles pour notre propos.
16L’opération diagnostique est l’analyse critique, le dénouage, de la complexion symptomatique. sous contrainte temporelle de l’urgence vitale ou de la pression qu’exerce la demande. Préalable à la décision thérapeutique, sa justesse est donc cruciale pour le devenir du malade ; l’opération est ardue car elle se heurte à de multiples obstacles pour pouvoir extraire de la situation contingente les éléments qui serviront de matériau aux prémisses du raisonnement, lequel a été étudié sous tous les angles [36]. En fait le diagnostic s’apparente à un processus mental hétéroclite : on y dénombre une douzaine de pratiques épistémiques différentes [37] !
17En revanche, la matérialité de ce qu’il faut organiser est moins étudiée. L’opération diagnostique s’appuie sur une pratique indiciaire [38]. Le signe médical est déchiffré au sein d’une multitude de marques corporelles mais la majorité des indices intégrés dans les prémisses du raisonnement diagnostique sont des fragments de discours. L’anamnèse est ce qu’il y a de plus précieux pour élaborer une hypothèse. La sélection des indices pertinents suppose d’interpréter des traces qui peuvent être insignifiantes pour le profane, des données marginales, des déchets ou détails triviaux. Les traces se voient attribuer une valence variable, depuis celle qu’on néglige jusqu’à celle qui permet une déduction solide, en passant par tous les degrés du vraisemblable. Le recueil des traces est toujours tendu entre le perceptuel et le conceptuel qui leste les sens d’une théorie interprétative, ce qui est particulièrement délicat quand il s’agit de faire la part de l’organique et du fonctionnel, mais dans tous les cas il faut s’efforcer d’articuler le témoignage du malade comme preuve et les autres formes de preuve obtenues. Il ne s’agit pas que d’associer dans un raisonnement des preuves matérielles et des éléments de discours : le malade lit (déchiffre et interprète) ses propres traces, et il peut survenir une hésitation ou un désaccord sur leur valence. Pour discerner ce qui rentre dans les variantes de la normalité et ce qui rejoint le canon des formes pathologiques, le médecin réalise aussi l’inventaire des « lieux » : ce qui concerne le corps dans son ensemble, les grandes fonctions physiologiques, les effets des médications prises, le cours évolutif des symptômes. Le conflit avec le paradigme scientifique qui a discrédité cette pratique indiciaire est donc mal posé : ce n’est qu’une fois les traces transformées en signes que les règles de la logique et l’application de la méthode scientifique classique ou probabiliste peuvent entrer en action. Ce qu’on a tendance à oublier, c’est que la qualité de cette enquête conditionne la validité du raisonnement ultérieur, lequel a beaucoup en commun avec une démarche rhétorique. Car en effet le médecin doit se persuader pour agir et persuader le malade que les propositions qu’il fait sont fondées. Ce qu’on attend du diagnostic, ce n’est pas la vérité, mais une vraisemblance suffisante pour être convaincu de devoir agir.
18La détermination d’une thérapie est en quelque sorte le dénouement de l’opération diagnostique de désintrication, en vue d’un nouveau nouage : la visée commune (au médecin et au malade) de l’acte médical, la finalité ultime de la pratique, est que le patient puisse renouer avec sa santé, c’est à dire avec sa propre normativité. Mais ce qui nous importe ici n’est pas tant son résultat que sa détermination, dont on attend un degré maximal de fiabilité. Or la thérapeutique reste une conjecture, c’est-à-dire une supposition fondée (et non pas gratuite) sur des probabilités (et non une certitude a priori) et qui n’est pas contrôlée par les faits. Ainsi l’association entre une variation génétique et la réponse à tel médicament reste-t-elle probabiliste [39]. Le fait qui validera ou infirmera in fine la supposition est encore à venir : c’est le résultat obtenu chez tel ou tel malade, après une prescription qui vaut comme la mise à l’épreuve de l’hypothèse diagnostique pour le cas individuel. Or celui-ci conserve, y compris dans les situations les plus ordinaires, une part d’inconnu. C’est pourquoi l’affirmation de Canguilhem reste valable : « soigner c’est toujours expérimenter [40] ». Restent valables aussi les deux raisons avancées : le caractère individuel de l’action thérapeutique se prête mal à une connaissance de type mathématique ; et le médecin ne peut dire à l’avance où passera la limite, variable d’un malade à l’autre entre le nocif, l’innocent ou le bienfaisant. Et c’est pour les mêmes raisons que le raisonnement pratique au sens d’Aristote [41] est plus adéquat que la simple application de la règle générale au cas qu’on a cru identifier, n’en déplaise à tous ceux qui ne prescrivent plus rien qui n’ait fait l’objet de « recommandations ».
Propositions conclusives pour une épistémologie de la médecine
19Si la clinique médicale apparaît alors comme une technique productive de remédiations diverses qui produisent des effets corporels objectifs, ces remédiations sont autant de dénouages/raboutages qui ne laissent pas forcément une trace visible, notamment quand elles passent la parole : praxis, poièsis et épistémè composent le canard-lapin d’une tekhnè dans un sens élargi, construit sur des esthésies (aisthèsis) nourrissant une expérience empirique (empeiria).
20Ce que nous enseigne le laboratoire de la clinique est que toute situation rencontrée mérite un examen approfondi, c’est-à-dire mérite d’être élevée au rang de cas, d’énigme à débrouiller en vue d’une thérapie. Tout ce qui est nécessaire aux deux opérations de la clinique (sciences de la nature, biotechnologies, technologies de l’information, sciences humaines et sociales, etc.) est de droit admissible : la pratique médicale mobilise un ensemble hétéroclite de savoirs et de facultés pour trouver des solutions aux problèmes concrets des gens qui lui adressent une demande. Mais tout cet équipement auxiliaire ne supprime pas l’incertitude inhérente à la détermination d’une conjecture (diagnostic et thérapie). Car la vie elle-même est incertaine. La pratique médicale se confronte aux achoppements du réel, qui désorientent aussi chacun dans son existence propre.
21Cette clinique est individuelle car chaque malade réalise une individuation maladive qui lui est propre. Quand on dit qu’il la réalise, on n’entend pas seulement que le sujet garde une marge de manœuvre, que le champ des possibles n’est pas restreint au destin moyen de sa catégorie, bref que son devenir est en partie son affaire, mais aussi que les déterminations qui ne dépendent pas de ses choix, de sa liberté, de sa volonté, sont elles aussi individuées et s’actualisent de manière singulière (si c’est en revenant au commun pré-individuel que certaines individuations maladives trop pesantes trouvent quelque soulagement, c’est que l’individuation n’est jamais définitivement fixée).
22Aisthèsis, empeiria, praxis, phronèsis : le cœur de la pratique médicale apparaît finalement infra-technique. Cette dimension délicate et fragile se trouve frappée d’oubli mais, n’est-ce pas la méthode appropriée pour faire la jonction entre les sciences biologiques et le traitement du particulier ? Le jugement médical est l’intermédiaire entre sensations et science – ou plutôt leur alliage, qui n’est paradoxal que par méconnaissance de ce qu’est véritablement une pratique. Ainsi, si faire usage des aisthèsis (mais aussi des émotions ou de l’empathie) permet de mieux connaître le malade, cet usage sera une composante à part entière de la tekhnè, et pas un simple accessoire que seul le devoir général d’humanité imposerait à une technique impersonnelle mais auto-suffisante. L’attention à la subjectivité n’est pas moins technique, comme la psychanalyse le montre.
23Finalement, s’il ne peut y avoir de continuité entre l’expérience vécue, imaginée et racontée, et les représentations savantes de la maladie, qu’elles sont irrémédiablement séparées, alors il faut conclure logiquement que la pratique médicale est installée dans la solution de continuité. Son camp de base est cette séparation, son socle est la fracture, la médecine est installée dans cet écart en tant qu’il suscite et module des demandes qui lui sont adressées. S’il n’y a pas de commune mesure, ni ontologique ni herméneutique, entre la singularité de l’homme souffrant et la physio(patho)logie du vivant générique, la médecine symbolise cette improbable connexion. Elle n’existe pas a priori, mais la clinique la réalise, c’est-à-dire la matérialise, la construit, l’effectue, même si ceci n’est vrai que durant le temps de son effectuation. Peut-être est-ce là sa production spécifique, s’il faut à tout prix dire en quoi elle est poïétique ? C’est une construction provisoire et individuée : un laboratoire éphémère.
24Le vœu scientiste répandu espère l’advenue du jour où le flou et le fragile seront expulsés de la médecine. Mais l’étude du laboratoire qu’est la clinique révèle la puissance normative du bricolage, comme conditions même d’un exercice qui ne réussit qu’en s’adaptant finement à son objet. Il s’agit d’en prendre soin, de le perfectionner, de l’amener à son plus haut degré de pertinence [42]. Canguilhem estimait que la médecine est arrivée au point où sa rationalité s’accomplit « dans la reconnaissance de sa limite, entendue non pas comme l’échec d’une ambition qui a donné tant de preuves de sa légitimité mais comme l’obligation de changer de registre [43] ». Nous avons tenté de montrer qu’il ne s’agissait pas tant de changer de registre que de réaliser l’entrelacs d’une pluralité de registres.
Notes
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[1]
G. Khushf, « A framework for understanding medical epistemologies », in Journal of Medicine and Philosophy, 2013, 38, 461-486.
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[2]
G. Canguilhem, « Puissance et limites de la rationalité en médecine (1978), in id., Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant le vivant et la vie, Paris, Vrin, 7e éd., 1994, p. 392-412.
-
[3]
J. Lacan, « La place de la psychanalyse dans la médecine, Conférence et débat du Collège de médecine à La Salpêtrière », Lettres de l’École Freudienne de Paris, 1967, n° 1 ; Cahiers du collège de Médecine, 1966, 12, p. 761-774.
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[4]
Cf. par exemple R. Fox, L’Incertitude médicale, Louvain-la-Neuve, L’Harmattan, 1988.
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[5]
J.-C. Weber, « Chasser le flou : vers une plus grande fragilité ? Le cas de la pratique médicale », in L. Nicolas (dir), Le Fragile et le flou, De la précarité en rhétorique, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 229-244.
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[6]
Id., « Menaces sur la phronésis : l’impact de la nouvelle gouvernance hospitalière sur la pratique médicale », in C. Lefève, F. Thoreau, A. Zimmer (dir.), Les Humanités médicales – L’engagement des sciences humaines et sociales en médecine, Paris, Doin, 2020, p. 61-69.
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[7]
G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique (1966), Paris, PUF, « Quadrige », 4e éd., 1993, p. 7-8.
-
[8]
J. Gayon, « Épistémologie de la médecine », in Dominique Lecourt (dir) Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, p. 430-439.
-
[9]
D.L. Sacket, W.M. RosenberG, J.A. Gray, R.B. Haynes, W.S. RichardsoN, « Evidence-based medicine : what it is and what it is’nt », in British Medical Journal 1996, 312, 71-2.
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[10]
X. Guchet, La Médecine personnalisée. Un essai philosophique, Paris, Les Belles lettres, 2016.
-
[11]
G. Canguilhem, « Les maladies », (1989), in id., Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2002., p. 33-48.
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[12]
Ibid., p. 44.
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[13]
Une des références fondatrices est l’article de G. L. Engel, « The need for a new medical model: a challenge for biomedicine », in Science, 1977, 196, p. 129-136.
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[14]
Cf par exemple S. S. Kim, S. Kaplowitz, M. V. Johnston, « The effects of physician empathy on patient satisfaction and compliance », in Eval Health Prof, 2004, 27, p. 237-51.
-
[15]
J.-C. Weber, « L’individualisation des soins : des modalités multiples », in Jean-Philippe Pierron, Didier Vinot, Elisa Chelle (dir), Les Valeurs du soin, enjeux éthiques économiques et politiques, Paris, Seli Arslan, 2018, p. 43-55.
-
[16]
P. van Spijk, « On human health », in Medicine Health Care and Philosophy, 2015, 18, p. 245–51.
-
[17]
G. Canguilhem, « Thérapeutique, expérimentation, responsabilité » (1959), in id., Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant le vivant et la vie, Paris, Vrin, 7e éd., 1994, p. 383-91.
-
[18]
R. Lewinsohn, « Medical theories, science, and the practice of medicine », in Social science & medicine, 1998, 46, 1261-70.
-
[19]
A. Fagot-Largeault, Leçon inaugurale, Chaire de philosophie des sciences biologiques et médicales du Collège de France, Paris, Éditions du Collège de France, 2001.
-
[20]
G. Canguilhem, « Le statut épistémologique de la médecine » (1985), in id., Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant le vivant et la vie, Paris, Vrin, 7e éd., 1994, p. 413-28.
-
[21]
P. Virno, L’Usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, Paris, L’Éclat, 2016.
-
[22]
M. Weber, La Science, profession et vocation, trad. I. Kalinowski, suivi de Kalinowski Isabelle, « Leçons Wébériennes sur la science et la propagande », Marseille, Agone, 2005, p. 36.
-
[23]
J.-C. Milner, Le Juif de savoir, Paris, Grasset et Fasquelle, 2006.
-
[24]
V. Helfrich, J.-C. Weber, « Étude comparée des perspectives expérimentales en Sciences de Gestion et en Médecine : restitution d’un air de famille », in Vie et Sciences de l’entreprise,vol. 211-212, no. 1-2, 2021, p. 114-136.
-
[25]
J.-C. Weber, « Des biotechnologies à la pratique clinique : innovations et dommages collatéraux », in G. Le Dref, T. Droulez et C. Allamel-Raffin (dir.), Les Usages du Vivant : Enjeux des Biotechnologies, Strasbourg : Néothèque, coll. Futurs Indicatifs, 2011, p. 65-80.
-
[26]
Ma position va donc jusqu’à dire que ce n’est pas à la clinique de s’adapter à la médecine 4P, mais que cette dernière ne sera une médecine qu’à la condition de se plier aux règles de la clinique.
-
[27]
J.-C. Weber, « Expérience, expertise, expérimentation » in Eurocos, Humanisme et santé (éd.), Du malade passif au patient expert !, Paris, Éditions de santé, p. 173-185.
-
[28]
Id., La Consultation, Paris, PUF, « Questions de soin », 2017.
-
[29]
Id., «Traiter quoi? Soigner qui? », in Cahiers philosophiques, n° 125, p. 7-29.
-
[30]
Hilflosigkeit et Nebenmensch dans le langage de Freud, qui y décèle le motif secret de toute la moralité, comme d’ailleurs Levinas avec d’autres coordonnées théoriques.
-
[31]
G. Canguilhem, « La santé : concept vulgaire et question philosophique », in id., Écrits sur la médecine, op.cit, p. 52.
-
[32]
G. E. M. Anscombe, « Modern moral philosophy », in Philosophy, 1958, 33 (24), 1-19.
-
[33]
L. Israël, « La demande du malade », in Le Médecin face au désir, Toulouse, Erès Arcanes, « Hypothèses », 2007, p. 181-201.
-
[34]
P. Virno, Avere. Sulla natura dell’animale loquace, Turin, Bollati Boringhieri, 2020, trad. fr. J.- C. Weber, Avoir. Sur la nature de l’animal parlant, Paris, L’éclat, 2021.
-
[35]
É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, « Tel », 1966, p. 77.
-
[36]
Cf par exemple P. Croskerry, « Clinical cognition and diagnostic error: applications of a dual process model of reasoning », in Advances in Health Sciences Education, 2009, 14, 27–35.
-
[37]
G. Khushf, « A framework for understanding medical epistemologies », art.cit.
-
[38]
C. Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », in Le Débat, 1980, 6, p. 3-44.
-
[39]
X. Guchet, La Médecine personnalisée…, op.cit.
-
[40]
G. Canguilhem, « Thérapeutique, expérimentation, responsabilité », art.cit., p.389.
-
[41]
V. Descombes, Le Raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Paris, Seuil, 2007.
-
[42]
J.-C. Weber, « Prendre soin de sa technè », in Le Coq-héron, 2011/3, n° 206, p. 33-47.
-
[43]
G. Canguilhem, « Puissance et limites de la rationalité en médecine », art.cit., p. 408.