Entretien avec Jean-Marc Lévy-Leblond
1PHILIPPE LACOUR : Vous êtes professeur émérite de physique et ancien directeur de programme au Collège international de philosophie. Vous avez publié plusieurs ouvrages, fondé la revue Alliage (culture, science, technique) et dirigé la collection « Science ouverte » au Seuil. Plutôt que comme vulgarisateur, vous vous définissez notamment comme « critique de science [1] » : pourriez vous préciser ce que vous entendez par ce terme ?
2JEAN-MARC LÉVY-LEBLOND : Depuis le xixe siècle, la modernité suppose que toute œuvre de culture s’accompagne – doit s’accompagner ! – d’un travail critique. Le mot est à prendre, bien sûr, au sens le plus positif du terme, à savoir non d’un rejet ou d’une contestation, mais d’une réflexion et d’une évaluation portant sur la signification et l’originalité de l’œuvre, littéraire, musicale ou artistique. Car la création contemporaine, par essence, de par le projet de nouveauté qui la caractérise, ne se prête pas immédiatement à une assimilation collective, et demande une médiation qui permette sa saisie ou au moins sa prise en considération par un large public, au-delà d’une minorité d’amateurs éclairés. Or, la recherche scientifique, si elle dispose de procédures collégiales internes propres à évaluer la validité disciplinaire de ses résultats, manque singulièrement de moyens dès lors qu’il s’agirait d’apprécier leur intérêt épistémique, leur portée philosophique et leurs effets sociaux. Par conséquent, les profanes, au nom et dans l’intérêt supposé desquels sont menés ces travaux, sont dans l’incapacité de porter à leur égard un jugement de valeur et de se prononcer sur leur pertinence pour l’ensemble de la société.
3Ainsi donc, l’activité scientifique échappe-t-elle largement à une intégration satisfaisante dans le champ culturel, préalable nécessaire à sa maîtrise démocratique. De plus, cette déficience (une défiscience [2]) inhibe la réflexivité critique des scientifiques eux-mêmes et maintient souvent, au sein même des disciplines les plus actives, des archaïsmes conceptuels et des désuétudes langagières qui constituent autant d’obstacles épistémologiques. Je plaide ainsi pour une « critique de science » (à bien distinguer d’une critique de la science, même si elles ont partie liée), allant au-delà de la simple médiation des connaissances [3]. De plus, la critique de science doit être d’abord autocritique, dans la mesure où les concepts forgés par un développement théorique novateur ne naissent jamais que marqués par l’état même du savoir (structure théorique, terminologie spécifique) qu’ils vont renouveler [4]. Un processus critique permanent de réaménagement, de refonte, au sens bachelardien, est donc nécessaire [5]. Il existe heureusement des pionniers en la matière, parmi lesquels on peut citer Stephen Jay Gould, auteur d’une abondante œuvre critique dans les sciences de la vie. Et nombre des travaux de ces dernières décennies en matière d’histoire des sciences et des savoirs contribuent de manière décisive à cette perspective [6].
4P. LACOUR : Pour commencer à échanger sur la pertinence épistémologique de la notion de clinique, j’aimerais introduire un auteur qui en fait un des thèmes de sa réflexion. Gilles-Gaston Granger disait que l’unité de la science n’est pas de méthode (encore moins d’objet) ni de « langage » mais d’intention (connaître objectivement le réel [7]). Êtes-vous d’accord avec cette définition qui insiste plus sur le principe (l’esprit scientifique, hérité de Bachelard) que sur les règles (les procédures effectives), trop variées pour prétendre à une quelconque identité ?
5J.-M. LÉVY-LEBLOND : Il me semble qu’à élargir ainsi le champ de la scientificité, on perd complètement de vue la question spécifique de sa nature. Car bien des activités humaines ne reposent-elles pas également sur une connaissance objective du réel, en particulier les pratiques techniques ?
6P. LACOUR : Certes, mais la science poursuit un but de connaissance, tandis que la technique a une finalité d’intervention. D’autre part, le fait que la technique repose sur la science est assez récent : cela ne confirme-t-il pas la définition de la science par l’« intention » d’objectivité ?
7J.-M. LÉVY-LEBLOND :J’ai du mal à accepter une définition de la science qui soit universelle dans l’espace et dans le temps. Il est certainement vrai que la science grecque, par exemple, a un « but de connaissance ». Encore faudrait-il peut-être ajouter que si les atomistes, pour s’en tenir à eux, cherchent sans doute à comprendre le monde, c’est avec un objectif métaphysique et même éthique qui va bien au-delà de la seule quête du savoir pour lui-même. Mais surtout, la science au sens moderne, depuis le xvie siècle, n’a pas grand chose de commun avec les sciences de l’Antiquité, ni dans ses méthodes (expérimentales !) ni dans son organisation sociale. Et, comme l’explicite Descartes, elle vise à nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » et assume donc sa « finalité d’intervention ». L’« intention d’objectivité » apparaît alors plus comme un moyen permettant une action efficace sur le monde que comme une fin en soi. Certes, cette ambition ne se concrétise guère avant la fin du xviiie siècle, mais en tout cas la science moderne se voit d’emblée affectée d’une perspective pratique, même si elle ne s’y limite pas. Les xixe et xxe siècles verront un couplage de plus en plus serré entre la connaissance scientifique fondamentale et l’activité technique, au point qu’aujourd’hui la distinction est devenue essentiellement fictive. La technoscience contemporaine, où le développement technique, accaparé par le marché, a largement pris les rênes du développement scientifique, au détriment de la recherche spéculative et désintéressée, montre à l’évidence la difficulté d’une définition purement épistémologique de la science.
8Tout ceci demande donc de renoncer au mythe d’une « unité de la science », qui permettrait de formuler des normes méthodologiques et épistémologiques universelles auxquelles devrait se conformer, au moins en principe, toute investigation qui voudrait mériter le label « qualité science ». Déjà, l’évolution historique des critères de scientificité dans les sciences les moins contestables fait justice de l’idée selon laquelle il serait possible de formuler de façon intrinsèque et absolue de tels critères.
9Ainsi, en ce qui concerne la démonstrabilité, les mathématiques elles-mêmes montrent nombre d’exemples attestant que les preuves classiques de certains théorèmes fondamentaux, par des mathématiciens aussi révérés que D’Alembert, Euler ou Lagrange, sont aujourd’hui considérées comme manquant de rigueur démonstrative formelle. Un autre critère convenu de scientificité, celui de la reproductibilité des expériences, est de nos jours rendu largement caduc par la sophistication et le coût des processus expérimentaux qui rendent irréalisables la duplication de nombre d’observations et de mesures, dont la validation in fine repose plus sur la cohérence de leurs résultats avec d’autres travaux que sur leur répétition. Aussi doit-on reconnaître le caractère non seulement provisoire mais relatif de la notion même de « preuve scientifique ». C’est donc finalement l’idée qu’il existerait une connaissance scientifique distincte et séparée de toutes les autres formes de connaissance qui est ainsi ébranlée.
10A fortiori si l’on considère la diversité effective des disciplines et plus encore si l’on prend en compte certaines des pratiques des sociétés non-occidentales que l’on est bien obligé dorénavant de considérer comme scientifiques. Au fond, je ne vois guère aujourd’hui comment éviter de donner au mot « science » une définition essentiellement fonctionnelle et institutionnelle du genre : « doit être considérée comme scientifique toute activité qui se mène au sein du CNRS (ou autre organisme similaire) ». Serait ainsi évitée la tentation de donner une valeur hypostatique à la notion de science, ce qui est au principe aussi bien du scientisme que de l’irrationalisme.
11P. LACOUR : Selon Granger, la science entretient un rapport complexe au singulier. En effet, pendant longtemps (depuis Aristote), elle s’est définie par l’universel par opposition à l’individuel – c’est la raison pour laquelle, pour le Stagirite, l’histoire ne peut pas prétendre au rang de science : sa valeur est même moindre que celle de la poésie qui, elle, généralise. Mais à partir du xviie siècle (la révolution galiléenne), la science s’est plutôt définie par la mesure, instaurant une opposition entre le quantitatif et le qualitatif – Bergson hérite par exemple de cette division lorsqu’il assigne l’espace au quantitatif pour mieux en préserver la durée, règne des qualités. Pourtant, note Granger, la science contemporaine se définit davantage par le structurable (le formalisable, notamment par modélisation), de sorte qu’il devient possible de formaliser des qualités [8]. Granger observe (et encourage) d’ailleurs dans toutes les sciences humaines l’arrivée des mathématiques, notamment (mais pas uniquement) les disciplines de l’aléatoire (statistiques et probabilités). Il décèle dans cette transformation de la rationalité scientifique (de l’universel au quantitatif puis au structurable) une sorte de désir nostalgique pour l’individuel [9], que la science chercherait ainsi à sauver de son ostracisme initial. Et c’est pour approfondir ce mouvement qu’il complète le pôle formel de la connaissance par l’identification d’un pôle clinique (historique), dont l’importance est fondamentale pour les sciences de l’homme. Passeron soutient, quant à lui, que, du fait des limites des symbolismes formels, la science formelle manque ce qui fait la singularité de l’individuel, se limitant à des aspects particuliers : ce sont les langages naturels qui, de par leur propriétés pragmatiques, sont seuls capables de viser la singularité des individus dans tout le détail de leur contexte [10]. D’où le fait que les sciences sociales, qui les utilisent largement (quoique non exclusivement, puisqu’elles admettent aussi des moments formels), établissent un rapport privilégié au singulier. C’est par exemple toute la différence entre une analyse longitudinale, en statistique (dans laquelle on examine l’évolution dans le temps des variables retenues) et l’histoire qui, tout en opérant une certaine sélection, prend en charge la totalité d’un contexte dans sa complexité et ses interactions, et non seulement certains de ses éléments isolés en variables. Au niveau d’un individu, on ne s’intéresse pas alors au fait qu’il incarne certaines caractéristiques particulières, mais à son parcours singulier, au sens de son originalité exclusive, de son unicité. Autrement dit, les sciences empirico-formelles comme la physique connaîtraient des régularités universelles, toutes choses étant égales par ailleurs (ceteris paribus), tandis que les sciences humaines viseraient des singularités, dans des contextes différents, via certaines généralités (ceteris imparibus) – d’où leur proximité avec la méthode clinique. Que vous suggèrent ces analyses de Granger et Passeron concernant la place du singulier et de l’individuel en science ?
12J.-M. LÉVY-LEBLOND : Je ne suis pas certain que l’usage des langages naturels éclaire de façon spécifique la question de la connaissance du singulier. Car si ces langages sont certes indispensables pour permettre « de viser la singularité des individus dans tout le détail de leur contexte » – qu’il s’agisse d’ailleurs d’individus vivants ou aussi bien d’objets matériels –, leur nécessité est patente dès lors qu’il s’agit de comprendre, c’est-à-dire de penser et pas seulement de calculer, dans les sciences exactes déjà, à commencer par les mathématiques, comme l’expérience du xxe siècle l’a montré [11].
13L’idée que la science devrait parler une langue « bien faite », donc parfaitement logique et univoque, remonte évidemment à la conception, que nous ont léguée les Lumières, d’une Raison transparente et cohérente. C’est tout naturellement qu’elle aboutit, au début de ce siècle, au programme formaliste : une langue « pure », débarrassée de toute ambiguïté sémantique, de toute adhérence culturelle, ne peut qu’être un jeu de signes, une idéographie abstraite. Elle ne peut évidemment pas se parler, mais seulement s’écrire. Tel va être au début du xxe siècle, pendant quelques années, le dessein des mathématiques et de la logique modernes (Hilbert, Russell, etc.), justifié par la « crise des fondements » et les difficultés conceptuelles sur lesquelles avaient buté les mathématiciens vers la fin du xixe siècle. Il s’agissait de rien moins que de constituer les mathématiques en une discipline close, assurée de ses fondements et de ses méthodes, immunisée contre les incertitudes et les confusions de la langue et de la pensée communes. Tout en permettant des progrès considérables dans la compréhension des difficultés rencontrées, et le dépassement de certaines d’entre elles, cette tentative va échouer quand les techniques formelles qu’elle tenait pour toutes-puissantes vont elles-mêmes permettre à Gödel de démontrer l’incomplétude inéluctable d’une arithmétique formalisée et axiomatisée [12]… Dès lors, le compromis ne pouvait plus être refusé, et le projet de pouvoir se passer de la langue commune apparaissait comme le fantasme qu’il est. Il en va de même en physique, où l’usage des formalismes mathématiques les plus élaborés, dans des articles où l’on pourra trouver des centaines d’équations hérissées des symboles les plus abstrus, doit in fine laisser place à des commentaires et des exégèses en langue commune, tant il est vrai que tout concept a besoin d’être nommé et toute idée d’être exprimée – en un sens qui retrouve l’origine étymologique du mot d’ailleurs : faire sortir le sens du formalisme.
14Le contraste entre les sciences sociales et les sciences naturelles ne réside donc pas dans un recours aux langues naturelles qui serait particulier aux premières, mais dans le fait que ce recours est pour elles une évidente nécessité alors que les secondes le tiennent pour un embarras ou tout au moins négligent d’y travailler et sous-estiment les effets de sens des inévitables métaphores. Leur désinvolture langagière engage alors de sérieux malentendus lorsqu’on voit par exemple la physique utiliser sans précaution des termes comme « incertitudes », « trou noir », « supercordes », « big bang » et bien d’autres, dont une conscience linguistique plus aiguë montrerait alors les méprises qu’ils suscitent, non seulement chez les profanes, mais aussi chez les spécialistes eux-mêmes.
15Quant à distinguer les sciences de la nature par le fait qu’elles rechercheraient des régularités universelles, je crois que c’est leur faire un honneur immérité [13]. La physique, pour s’en tenir à elle, a certes une composante fondamentale qui s’efforce effectivement de dégager des théories universelles – mais tenues pour telles à titre provisoire ! –, comme, à l’heure actuelle, la théorie quantique ou la chronogéométrie (couramment, mais fâcheusement appelée théorie de la relativité [14]). Mais la très grande majorité des recherches en physique traitent de secteurs particuliers du monde matériel, où les outils conceptuels utilisés ont une portée locale et se raccordent souvent mal aux théories générales. La mécanique des fluides, si importante pour la météorologie comme pour l’aérodynamique, est sans lien direct avec les règles quantiques qui gouvernent le comportement des molécules individuelles. Et une immense partie des disciplines traitant de phénomènes à des vitesses faibles devant la vitesse-limite, qu’il s’agisse de la mécanique céleste ou de la physique atomique ne recourent nullement (sauf cas limites) à la conception einsteinienne de l’espace-temps et se contentent de son approximation classique (galiléo-newtonienne). Autrement dit, la plupart des travaux en physique, visent, pour reprendre votre expression, sinon des singularités, du moins des spécificités « dans des contextes différents, via certaines généralités (ceteris imparibus) ».
16P. LACOUR : En fait, il ne s’agit pas de nier que la langue intervient dans les sciences formelles ou empirico-formelles, mais plutôt de souligner qu’elle n’y revêt pas du tout la même importance. Vous avez certes raison de souligner que certains systèmes formels, comme les mathématiques (mais pas le calcul des propositions et des prédicats en logique) sont incomplets, mais Granger montre surtout que leurs propriétés les différencient des langues naturelles, caractérisées par des aspects « proto-logiques » (ce qu’il appelle la pragmatique « pure [15] »). Cela signifie que les sciences formelles et formalisées pensent la dimension non-actuelle de la réalité (par exemple, en dynamique classique, les concepts de vitesse, d’accélération, de masse), tandis que les sciences humaines (et déjà la biologie, même si Granger n’en dit rien) visent la réalité actuelle, pointée de façon indexicale (d’où le recours à la langue naturelle) : le combat de coq balinais (Geertz), le potlach amérindien (Mauss), le chômage des années trente (Keynes), la rationalité du capitalisme occidental (Weber), le dimanche de Bouvines (Duby), etc.
17J.-M. LÉVY-LEBLOND : Là encore, je crains que la distinction entre sciences humaines et sciences « inhumaines [16] » ne soit quelque peu exagérée. Tout d’abord, la catégorie des sciences “empirico-formelles” ne me paraît guère pertinente. Les sciences de la nature, si elles ont évidemment une composante empirique (mais n’est-ce pas le cas aussi des sciences humaines – de toute science ?), sont loin d’entretenir un rapport identique au formalisme. La physique (théorique) est de part en part formalisée, car, je l’ai déjà indiqué, elle est mathématiquement constituée. Mais la chimie, déjà, si elle recourt à des schémas moléculaires, des formules et des équations de réaction, n’est certainement pas formalisée au même degré de largeur et de profondeur. Les sciences de la Terre comme celles de la vie, sauf cas particuliers (recours à la géométrie en tectonique des plaques, à la statistique en génétique des populations, etc.), le sont encore moins.
18De toute façon, quel que soit leur degré de formalisation, je ne crois pas que les sciences de la nature puissent penser indépendamment de la langue naturelle dans laquelle le formalisme va s’enchâsser. Restons-en au cas de la physique. Les grandeurs de la mécanique classique que vous mentionnez n’atteignent leur statut de concept que par leur dénomination, qui exige, lors de leur mise en œuvre, leur spécification. Pour que les symboles F, m, γ qui figurent dans une équation telle que la loi de Newton F = mγ, puissent avoir une signification, il faut qu’ils aient été préalablement définis : « on note m la masse de l’objet sur lequel s’exerce une force, notée F, qui lui confère une accélération γ ». Une fois ces définitions adoptées, on peut laisser le formalisme opérer selon les règles calculatoires des théories mathématiques mises en jeu, ce qui justement évite d’avoir à penser. Encore faudra-t-il, à la fin de ces calculs, en revenir à la situation concrète étudiée et appliquer les résultats au mouvement de l’objet spécifique dont il est question, retrouvant ainsi le « pointage lexical » spécifique que vous mentionnez : il s’agira de la trajectoire de la Lune autour de la Terre (Newton) ou de la mise en évidence d’une nouvelle planète (Uranus, par Le Verrier), etc.
19Si vous me permettez une comparaison quelque peu risquée, le formalisme est un moyen de transport mécanisé des idées, comme le train, la voiture, etc., sont des moyens de transport mécanisés des choses et des corps. Pour vous déplacer au loin, par exemple pour aller de Paris à New-York, vous vous en remettez à l’avion, dans lequel vous ne vous déplacez pas. Mais il faut souligner que cette délégation à la machine ne peut être que partielle : le début de votre voyage (sortir de chez vous) et sa fin (arriver chez votre ami), se font nécessairement à pied, par vos moyens corporels propres. Il en va de même lors du traitement formel d’un problème de physique : l’énonciation du problème, et l’application de sa solution, ne relèvent pas du formalisme et ne peuvent se passer de la langue naturelle, parce qu’il s’agit précisément d’une situation singulière. L’avion peut aller n’importe où (encore que…), mais votre voyage est particulier.
20P. LACOUR : Un certain nombre de disciplines des sciences humaines revendiquent aujourd’hui une orientation « clinique » : psychologie, mais aussi sociologie et anthropologie notamment. L’approche clinique perd alors son acception exclusivement médicale (de soin), et son lien privilégié au pathologique, pour se recentrer sur le diagnostic entendu comme connaissance d’un individu en situation (les deux autres dimensions de la clinique, thérapeutique et pronostic, deviennent subsidiaires). Le terme de connaissance clinique, touchant l’individuel, ou le singulier, vous semble-t-il pertinent ? N’est-ce pas une tendance que l’on rencontre aussi dans certaines sciences fondamentales, lorsqu’il s’agit de penser des phénomènes complexes et uniques : telle éruption volcanique, tel ouragan, telle explosion d’étoile, sans parler de ce phénomène unique global qu’est le réchauffement climatique aujourd’hui ?
21J.-M. LÉVY-LEBLOND : Je comprends bien le souci qu’ont ces disciplines de mettre en évidence des recherches, des pratiques, des formations, etc. menées auprès d’acteurs engagés dans et intéressés par l’objet d’étude, donnant ainsi son plein sens à leur caractérisation comme sciences véritablement humaines et sociales, et prenant leur distance à l’égard des modèles objectivistes (ou mieux, désubjectivisés) proposés par les sciences de la nature. Quant au terme de « clinique » lui-même, il est à espérer qu’il puisse, dans son acception ainsi élargie, se détacher de son origine médicale et trouver quelque écho du côté des sciences de la nature.
22P. LACOUR : De quelle manière alors les sciences exactes, et en premier lieu la physique, se rapportent-elles selon vous aux singularités ?
23J.-M. LÉVY-LEBLOND : La physique et les sciences de la nature en général, comme toute entreprise de connaissance, ne peuvent faire autrement que de partir de phénomènes ou d’objets singuliers, voire uniques. Le géologue va commencer par s’intéresser à un certain caillou, l’entomologiste à un certain insecte, l’astronome à une certaine météorite, etc. Mais ces scientifiques n’auront de cesse qu’ils arrivent à faire de ces objets des instances particulières de catégories générales, assujettissant ainsi le singulier au collectif : ce caillou est un silex, cet insecte est une cétoine dorée, cette météorite est une achondrite SHE, etc. Ce n’est pas qu’ils nient la singularité de tel ou tel objet, mais plutôt qu’ils la considèrent comme contingente et échappant donc à leurs critères explicatifs : la forme particulière de ce silex, la légère asymétrie des antennes de cet insecte, les indentations de cette météorite, qui en font des objets sans aucun doute uniques, ne relèvent pas de la panoplie explicative des sciences convoquées. Au demeurant, comprendre – sinon expliquer – ces singularités exigerait une enquête d’une ampleur et d’une durée quasiment impossibles, pour un résultat d’un maigre intérêt du point de vue disciplinaire, même si cette question peut être absolument pertinente dans un autre cadre. Ainsi du silex : constater qu’il s’agit d’un artefact, qu’il a été taillé, emmène immédiatement l’objet du côté de la préhistoire – qui, au demeurant, tâchera également de le classer dans une de ses catégories : biface acheuléen ou racloir moustérien, etc. Il me semble donc que l’intérêt éventuel des sciences humaines pour le singulier et le désir de le comprendre ne relève pas de spécificités de méthode ou de langage mais tout simplement de leur orientation – humaine, de fait, car sauf rares exceptions (animaux domestiques ?), c’est bien en tant qu’individus humains que nos singularités personnelles nous intéressent.
24P. LACOUR : Pourtant, les sciences formalisées donnent souvent l’impression de ne s’intéresser qu’aux relations (« lois ») universelles entre objets virtuels ou abstraits (ainsi, en dynamique classique, la force correspond-elle au produit de la masse par l’accélération, ou la vitesse au rapport d’une distance par un temps), notamment par l’introduction d’invariants correspondant à certains paramètres de la réalité (ici, la masse), et d’en négliger les aspects concrets et individuels, sauf, via l’introduction d’un référentiel et l’utilisation du probable, sous la forme réduite d’une application locale (trouver une solution à un problème balistique, par exemple), ou d’une incarnation ponctuelle d’une propriété formelle [17]. Cette réputation vous paraît-elle justifiée ? Pourquoi ?
25J.-M. LÉVY-LEBLOND : Je ne suis pas certain que cette réputation soit fondée. Certes, la physique a longtemps été à la recherche de lois abstraites et universelles. Mais il est à remarquer que le terme même de « loi » a quasiment disparu de la terminologie des sciences physiques contemporaines [18]. Plus prudentes, et sans doute plus sensibles, fût-ce implicitement, au caractère provisoire et approximatif de leurs connaissances, elles se contentent, au niveau de leurs recherches les plus générales, par exemple en physique fondamentale, de parler de « théories » (au pluriel !), voire de « modèles », ou même de simples « règles », évitant ainsi d’affirmer l’adéquation absolue et définitive de leurs représentations du réel. Même lorsque le terme de « loi » reste utilisé pour caractériser telle ou telle relation entre grandeurs physiques, c’est le plus souvent un reliquat historique qui ne masque pas ou plus, la validité approximative, phénoménale, de cette relation. L’élémentaire « loi de Joule » en électricité (V = RxI) en offre un bon exemple, puisque la simple notion de résistance (R) n’y fait que décrire sommairement et approximativement une complexe propriété du comportement des électrons dans un matériau conducteur, que des investigations plus poussées relativisent et approfondissent.
26En chimie et plus encore dans les sciences de la vie, la découverte de la richesse toujours plus grande des phénomènes implique de façon plus profonde encore l’abandon de tout espoir de formuler des « relations universelles entre objets abstraits » qui suffiraient à sous-tendre et à expliquer l’ensemble des propriétés observées – même si l’établissement de quelques notions générales permet de donner sens et structure à de vastes pans du savoir, comme c’est le cas pour la réactivité chimique ou la génétique évolutive. Et si la construction de telles notions génériques reste l’un des objectifs de la recherche, elle ne dissimule ni ne contrarie l’intérêt porté aux « aspects concrets » de la réalité : la multiplicité des édifices moléculaires et les spécificités de leurs propriétés en chimie, la diversité extraordinaire des espèces vivantes et de leurs comportements en biologie ne cessent de requérir l’attention des chercheurs. Un exemple particulièrement frappant de cette prégnance active du singulier est fourni par l’astrophysique contemporaine. Les observations à l’aide des grands télescopes et les explorations menées par les sondes spatiales ont révélé l’inattendue diversité du monde planétaire. Tant les planètes de notre Système solaire que les innombrables exoplanètes gravitant autour des nombreuses autres étoiles de notre Galaxie qui se révèlent à nous, présentent des propriétés singulières si différenciées qu’elles exigent des analyses particulières : ainsi devons-nous comprendre pourquoi nos deux plus proches voisines diffèrent si considérablement de la Terre : alors que la température moyenne de notre planète est d’environ 15°C, permettant à l’eau de rester liquide et à la vie de se développer, il fait (en moyenne toujours) -60°C sur Mars et 460°C sur Vénus !
27P. LACOUR : L’épistémologue Jean Gayon [19] rappelait en effet qu’il n’existe pas de « loi universelle » en biologie, mais seulement des généralisations plus ou moins locales (à l’exception de la sélection naturelle). Mais, pour en rester au cas de la physique, est-ce à dire que l’opposition entre l’abstraction des sciences exactes et la singularité des individualités perçues n’a aucun sens ?
28J.-M. LÉVY-LEBLOND : Je ne vois effectivement pas d’opposition entre, d’une part, la construction par les sciences de la nature de concepts abstraits articulés au sein de théories générales et, d’autre part, l’étude par ces mêmes sciences de phénomènes particuliers et d’objets singuliers, que leur spécificité n’empêche nullement de pouvoir être, au moins en partie, saisis et analysés par ces théories. Bien entendu, il ne saurait être question de rendre ainsi compte de toutes les caractéristiques de l’objet en question, comme je l’ai déjà souligné touchant le cas du silex ou de la cétoine dorée. Nul géologue ne pourra expliquer la forme propre et les dimensions exactes de tel galet trouvé sur la plage, même s’il comprend les mécanismes d’érosion qui l’ont arrondi et aplati, de même que nulle zoologue ne pourra rendre compte du nombre précis de poils du pelage de votre chat, même si elle connaît l’origine et la fonction de cette fourrure. En ce sens, certes, les sciences de la nature manquent à saisir toute la singularité des individualités perçues. Mais nous avons d’autres moyens de nous intéresser à de telles spécificités : les arts, la poésie, la contemplation. Encore faut-il, avant de reprocher aux sciences leur incapacité à saisir ces traits singuliers, reconnaître que les approches esthétiques ne sauraient certes pas non plus les saisir intégralement, tant il est vrai que nombre de ces traits échappent à nos perceptions, qu’elles soient savantes ou naïves.
29Il n’en reste pas moins que les sciences de la nature gagneraient à adopter une « orientation clinique » plus explicite, sinon au niveau épistémique, du moins au niveau éthique – Bakounine adressait sur ce point un avertissement salutaire, en soulignant que la science ne s’intéresse qu’à des individus abstraits, et pas à Pierre ou à ce lapin [20]. Si l’exigence d’une attention portée à la question de l’individuel et du singulier n’autorise pas à porter un jugement de valeur négatif sur les méthodes et les résultats des sciences de la nature, elle permet au moins d’appeler ces dernières à plus d’autoréflexivité critique dans le choix de leurs sujets d’étude et dans l’évaluation des conséquences potentielles de leurs résultats. Il ne serait que trop facile de concrétiser ces remarques en examinant le développement de la physique nucléaire ou de la biogénétique.
30P. LACOUR : Au début de leur livre Objectivité, Lorraine Daston et Peter Galison [21] donnent l’exemple d’un physicien passionné par l’étude des éclaboussures et découvrant leur variation à chaque fois singulière à la faveur d’un passage à l’objectivité « mécanique », via l’utilisation de nouveaux instruments (photographiques). Est-ce à dire que la singularité des phénomènes physiques est toujours au bout de nos inventions techniques, comme la phénoméno-technique de Bachelard le suggère [22] ?
31J.-M. LÉVY-LEBLOND : Il est incontestable que l’amélioration des procédés d’investigation du réel, le perfectionnement des instruments d’observation, l’extension des domaines d’expérimentation amènent à mieux discriminer les phénomènes étudiés, qu’il s’agisse d’ailleurs de physique, de chimie ou de biologie. C’est le microscope qui permet de distinguer entre certaines espèces d’insectes à nos yeux semblables. C’est la spectroscopie télescopique qui amène à différencier des classes d’étoiles visuellement indiscernables. C’est le spectromètre de masse qui conduit à séparer les différents isotopes d’un même élément chimique. Mais je ne suis pas certain qu’il convienne de parler ici de singularisation, car ce processus d’analyse a pour réciproque un mouvement de synthèse qui conduit à regrouper au sein de catégories collectives les objets particuliers ainsi distingués. Cela est clair en zoologie où les individus, tous différents, sont assignés à des espèces, les espèces rassemblées en genres, etc. Cela est vrai en chimie où une connaissance plus approfondie des différences entre les propriétés de certaines molécules (disons par exemple la soude et la potasse) s’accompagne de la compréhension de leurs éventuels comportements communs et conduit donc à les rassembler en familles fonctionnelles (les bases dans le cas cité). Cela est vrai en astronomie où la diversité même de la composition des spectres lumineux des étoiles et de leurs températures permet de les classer en quelques catégories typées.
32Aussi, plutôt que de singularisation, préfèrerais-je parler de discrimination en couplant indissolublement ce processus à celui, inverse, de conglomération. Au fond, il n’y a rien là d’original. Car dans l’approche clinique, au sens médical strict d’abord, l’intérêt porté aux singularités concrètes du patient concerné n’a-t-il pas pour résultat de le considérer, non pas comme un individu unique et sans analogue, mais comme un cas particulier d’une classe spécifique ?
33P. LACOUR : Précisément, pas nécessairement. Face à un individu, deux approches semblent en effet possibles : la première consiste à tenter de le cerner par une somme (parfois évolutive) de caractéristiques, considérées comme des cas particuliers de propriétés abstraites ; c’est de ce point de vue que l’on peut vous considérer comme : enseignant, physicien, français, vivant dans le Sud, parlant anglais… Dans ce cas, la comparaison consiste à placer le cas considéré dans la série des autres cas semblables (sous le rapport caractéristique considéré) : par exemple, vous illustrez le fait d’enseigner, de connaître la physique, etc. L’important est alors la propriété abstraite et le fait qu’elle soit incarnée dans un certain nombre de cas (qu’on peut intégrer dans un calcul statistique ou probabiliste), non le fait que ce soit vous qui en soyez le porteur, plutôt qu’un autre (un de vos collègues physicien, par exemple). La seconde manière consiste à accentuer l’unicité de l’individu considéré, par un regard singularisant, donc en donnant un sens contrastif, exclusif à la comparaison avec d’autres cas. C’est précisément ce que tente Max Weber : d’un côté, il tente d’établir un lien causal (singulier) entre éthique protestante et capitalisme occidental (caractérisé par une rationalisation de la vie sociale) ; de l’autre, il essaie de montrer que ce lien n’existe pas entre les différentes éthiques religieuses (bouddhisme, judaïsme, hindouisme, tao-confucianisme) et l’économie des cultures respectives concernées. C’est ce qui explique, selon lui, le fait que le capitalisme soit né en Occident, et non ailleurs, à telle époque (et non avant). Dans pareille optique, on compare pour singulariser (s’étonner de l’unicité du capitalisme occidental), non pas pour mettre en série, au détriment de l’originalité spécifique du cas considéré (pour Weber, une règle universelle comme la « soif de l’or » n’explique rien [23]). Force est alors de constater une sorte d’inversion du vecteur du savoir : le concept abstrait (l’idéal-type) n’est pas le but de la connaissance, mais le moyen que celle-ci utilise pour affiner la singularité de son objet : mieux le décrire (ou le raconter), mieux cerner la causalité singulière qui l’a produit.
34J.-M. LÉVY-LEBLOND : Mais je ne vois pas bien en quoi ces deux approches seraient mutuellement exclusives. Car le « regard singularisant » va devoir justement établir quelles caractéristiques ne suffisent pas à spécifier l’objet étudié. Il faudra donc bien convoquer des catégories générales pour montrer leur carence. Cela dit, il convient de reconnaître que « l’unicité de l’individu » peut être affirmée de deux façons – non contradictoires d’ailleurs.
35D’une part, de façon négative, en établissant que ses propriétés connues ne peuvent épuiser sa singularité. Dans le cas d’un objet scientifique alors, on cherchera à lui découvrir une propriété abstraite nouvelle, qui n’aura d’intérêt que si elle se révèle suffisamment générale pour spécifier une catégorie dont le dit objet n’aura été que le premier découvert. C’est ainsi que le Soleil, objet singulier s’il en est, finira par être, du point de vue astronomique, un membre, au demeurant banal, de la catégorie des étoiles de type spectral G2V. Ceci n’empêchant pas de reconnaître son unicité du point de vue des sciences de la vie, de la climatologie, etc. Mais est-ce si différent de l’approche clinique en médecine ? Reconnaître la singularité sans précédent des symptômes présentés par un malade n’a d’intérêt que s’il devient le « patient zéro » d’une nouvelle maladie [24], ces symptômes ayant ensuite été identifiés chez d’autres individus.
36D’autre part, plus banalement d’ailleurs, en constatant que l’ensemble de ses particularités catégorielles ne se retrouve chez aucun autre individu. Certes, je ne suis sans doute pas la seule personne à être « enseignant, physicien, français, vivant dans le Sud, parlant anglais », mais suis à coup sûr la seule présentant ces caractéristiques et portant mon nom. On voit alors que la quête du singulier risque fort de déboucher sur une tautologie. La question n’est pas nécessairement dénuée d’intérêt pour autant, car elle peut servir à mettre en doute la pertinence d’une catégorie abstraite que l’on invoquerait pour caractériser l’appartenance d’un individu à une classe collective. Je pense ici à la notion de « génie », si difficile, et peut-être impossible à définir. Qu’est-ce qui permet d’affirmer que Léonard, Mozart, Hugo, etc., sont des génies, et qu’ont-ils donc en commun sinon le fait d’appartenir à la liste de ceux que nous reconnaissons comme des génies ? En ce qui concerne les sciences de la nature, il y a certes des situations, qu’il faut bien reconnaître comme exceptionnelles, où tel phénomène, tel objet, présente une singularité ou une rareté telles au sein de sa catégorie, qu’une étude détaillée s’en impose. Je pense par exemple et peut-être de façon paradoxale, aux propriétés encore mal comprises de l’eau (le fait par exemple qu’elle s’allège en se solidifiant (les glaçons flottent !), contrairement à l’immense majorité des liquides connus). Dans de tels cas, en effet, « le concept abstrait (l’idéal-type) n’est pas le but de la connaissance, mais le moyen que celle-ci utilise pour affiner la singularité de son objet ». On peut donc reconnaître que deux approches sont possibles, suivant que l’on s’intéresse aux généralités ou aux spécificités. Mais cette dualité ne me semble nullement discriminer entre les sciences naturelles et les autres.
37P. LACOUR : Précisément, l’ambition des sciences humaines ne me semble pas de faire ce constat « banal » qui ne les distinguerait pas du sens commun, mais de souligner et préciser la singularité des phénomènes historiques, par une méthode de comparaison contrastive (non sérielle) et de les expliquer (notamment par l’usage d’une causalité singulière) – c’est d’ailleurs du fait de cette vocation pour les singularités historiques que, selon Weber, les sciences sociales sont « toujours jeunes ».
38J.-M. LÉVY-LEBLOND : Je vous accorde volontiers que la dimension historique, constitutive des sciences humaines et sociales, joue un rôle essentiel quant à la nécessité de reconnaître le singulier et l’impossibilité de le résorber. Mais une des caractéristiques nouvelles des sciences de la nature n’est-elle pas précisément l’irruption de l’historicité en leur sein ? Depuis le xixe siècle, nombre de disciplines se sont ainsi vues contraintes de prendre en compte leur dimension temporelle. La géologie nous a permis de découvrir à quel point l’état présent du monde est tributaire d’une histoire se chiffrant en milliards d’années. La théorie de l’évolution a montré comment le vivant ne se comprend que par son histoire, certainement contingente et donc singulière : qu’en serait-il si une météorite n’avait pas fortuitement heurté la Terre il y a 65 millions d’années, menant à la disparition des dinosaures et à l’avènement des mammifères ? Et la cosmologie moderne, depuis la découverte voici un siècle de l’expansion de l’Univers, est une science intrinsèquement historique. Si l’unification des sciences physiques (tenons-nous en à elles), en ce qui concerne leurs principes sinon leurs formes concrètes, au sein de théories de plus en plus générales (et hypothétiquement d’une théorie unique) est certainement l’une des visées de la recherche– mais loin d’être la seule –, rien ne permet de penser qu’elle puisse être menée à bout. Il me paraît, quant à moi, plus probable que de nouvelles découvertes viennent constamment remettre en cause les succès de ce programme. Je serais heureux que cette perspective, loin d’être pour moi une source de déception, permette aux sciences de la nature de rester, elles aussi, « toujours jeunes ».
39P. LACOUR : L’un des enjeux de la saisie scientifique du singulier tient selon vous au développement de la technoscience, qui occupe aujourd’hui une place toujours plus grande dans la société contemporaine et dont vous êtes un critique averti [25]. Comment la définiriez-vous ? Quelles sont les avancées qu’elle permet ? Quels sont les risques qu’elle induit ?
40J.-M. LÉVY-LEBLOND : Le vocable de technoscience, qui tend à s’imposer, à juste titre selon moi, désigne le mode actuel de production et d’application conjointes des connaissances. Il prend acte de la disparition, dans pratiquement tous les domaines de l’activité scientifique, d’une distinction essentielle entre recherche fondamentale et recherche appliquée. La science « pure », même si ce terme est fort suspect, disons en tout cas une recherche spéculative, non finalisée, est aujourd’hui largement marginalisée dans les sciences de la nature. C’est en aval, dans le choix même des sujets de recherche et dans l’organisation sociale des institutions scientifiques que joue l’influence, pour ne pas dire la mainmise, des pouvoirs politiques et économiques, et pas seulement en amont, dans les applications pratiques des connaissances acquises. Le « pilotage par l’aval » de la recherche publique elle-même a d’ailleurs été revendiqué par les décideurs.
41Une telle forme d’organisation permet sans aucun doute des gains de productivité dans la mise au point de produits technologiques destinés à la consommation et favorise le renouvellement de l’offre marchande. Mais il est permis de penser qu’il s’agit là d’un progrès pour les producteurs, dont les bénéfices se renouvellent ainsi par obsolescence programmée de leur offre, bien plus que pour les acheteurs. Quant à la connaissance scientifique en tant que telle, indépendante a priori de ses applications, elle ne peut que souffrir d’une telle mise sous pression. Le paradoxe est d’ailleurs que dans ce court-termisme imposé, certaines recherches potentiellement riches en applications prometteuses sont probablement reléguées à un avenir indéfini.
42P. LACOUR : La technoscience arraisonne aujourd’hui trop souvent la réflexion sur les normes de l’action, au prétexte de la faisabilité (puisqu’on sait le faire et qu’on peut le faire, faisons-le). Or on peut le critiquer pour des raisons normatives (éthiques, juridiques, politiques), mais aussi proprement scientifiques. Je pense en particulier au développement contemporain de l’intelligence artificielle (big data, deep learning), basé sur des technologies statistiques, qui parvient, notamment dans le profilage des individus ou le ciblage des singularités, à des résultats très féconds mais sans qu’on sache très bien expliquer comment (c’est l’effet boîte noire). Est-ce à dire que, dans ce cas, la technoscience devient une heuristique aveugle, au détriment de l’épistémologie et de son souci explicatif : une technologie sans science ? Ne risque-t-on pas alors de conférer à l’intelligence artificielle le rôle de se substituer à l’intelligence humaine, alors qu’elle visait originellement, de façon beaucoup plus humble, à mieux la comprendre [26] ?
43J.-M. LÉVY-LEBLOND : C’est un véritable régrès, pour reprendre le beau néologisme proposé naguère par Élisée Reclus, que l’avènement de la technoscience. Car elle débouche effectivement sur un effacement progressif de la theoria au profit (dans tous les sens du mot !) de la praxis. La science moderne avait pour ambition, depuis le xviie siècle, de comprendre le monde afin de le transformer – laissons ici de côté tout jugement de valeur sur ces transformations. La technique, bien plus ancienne dans l’histoire de l’humanité que la science, avait longtemps été indépendante d’elle. Les « arts et métiers » savaient agir sur la matière, inerte ou vivante, sans véritablement comprendre la nature de leurs opérations. À seul titre d’exemple, mentionnons la métallurgie, qui, après des millénaires de progrès empiriques, aboutira aux superbes « aciers de Damas » (Moyen-Orient, Japon), sans évidemment que leurs géniaux forgerons connaissent la nature des métaux, leurs formes cristallines, leurs diagrammes de phase, etc.
44Or nombre d’avancées technoscientifiques récentes restent mal comprises, voire pas du tout, au plan théorique : la supraconductivité à haute température, le clonage et sa faible efficacité, etc., sans même parler de découvertes fondamentales négatives comme la matière sombre et l’énergie inconnue qui constitueraient l’essentiel de la masse de l’Univers. Or, d’après les promoteurs de l’intelligence artificielle, on pourrait grâce aux big data arriver à produire des connaissances hypothétiques nouvelles sur la seule base de calculs de corrélations fondés sur l’exploration de la masse des données disponibles, sans qu’il soit aucunement nécessaire d’identifier d’éventuels mécanismes de causalité ou d’avancer des arguments théoriques innovants. Ce processus est même désormais érigé en nouvelle norme de scientificité : l’un des thuriféraires des big data n’hésite ainsi pas à écrire que le déluge de données rend la méthode scientifique obsolète [27].
45Il se pourrait donc bien que, après quatre siècles où la connaissance du monde et sa transformation allaient de pair, nous en revenions à une ère de développement technique à court terme purement empirique, en complète harmonie (si l’on ose dire) avec une évolution politique et sociale incontrôlée.
Notes
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[1]
J.-M. Lévy-Leblond, « Pour une critique de science », in La Pierre de touche, Paris, Gallimard, 1996, p. 149-164, et « La culture scientifique, pourquoi faire ? », in Le Tube à essais. Effervesciences, Paris, Seuil, 2020, p. 175-198. « L’amateur » éclairé convoque la science comme contre-expertise plutôt que comme argument d’autorité ; « flâneur » conceptuel, il interprète le savoir et réorganise modestement ses acquis en dissipant certaines confusions : cf. L’introduction (« Avant/ ») et la conclusion (« /Après ») de Aux contraires. L’exercice de la science et la pratique de la pensée, Paris, Gallimard, 1996. Sur la différence de cette approche par rapport à la tradition épistémologique, cf. « La chauve-souris et la chouette. Petite spectroscopie de la philosophie des sciences », in La Pierre de touche, op. cit., p. 269-285.
-
[2]
Id., Impasciences, Paris, Seuil, « Points », 2003.
-
[3]
M. Goldsmith, The Science Critic, Routledge & Kegan Paul, 1986 ; « Critique de science, une nouvelle profession ? », in Alliage n° 3, 1990, p. 3-7.
-
[4]
Contre les effets de « pétrification » conceptuelle, voir J.-M. Lévy-Leblond, « La nouvelle Méduse, ou la science en son miroir », in La Vitesse de l’ombre, Paris, Seuil, 2006, p. 217-231.
-
[5]
Pour le cas de la relativité einsteinienne, voir ainsi J.-M. Lévy-Leblond, « La relativité un siècle après », in La Recherche, 96, p. 23 (janvier 1979), 316, p. 83 (janvier 1999), 384 (mars 2005) ; préface à H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, Garnier-Flammarion, 2021 ; « Eu égale emme-cé-deux », in La Pierre de touche, op. cit., p. 309-322.
-
[6]
Voir par exemple D. Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, 3 tomes, Seuil, 2015.
-
[7]
G.-G. Granger, La Science et les sciences, PUF, 1993.
-
[8]
Id., Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier, 1960.
-
[9]
P. Lacour, La Nostalgie de l’individuel. Essai sur le rationalisme pratique de Gilles-Gaston Granger, Paris, Vrin, 2012.
-
[10]
J.-C. Passeron, Le Raisonnement sociologique. Un espace non-poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006 ; P. Lacour, La Raison au singulier. Réflexions sur l’épistémologie de Jean-Claude Passeron, Paris, Presses universitaires de Nanterre, 2020.
-
[11]
J.-M. Lévy-Leblond, « La langue tire la science » et « Parler science », in La Pierre de touche, op. cit., p. 228-265 ; « La méprise et le mépris », in La Vitesse de l’ombre. Aux limites de la science, Paris, Seuil, p. 139-154.
-
[12]
Si les théorèmes de Gödel sur l’incomplétude de l’arithmétique ont longtemps paru ne concerner que des cas hautement élaborés, les mathématiciens ont récemment mis en évidence certains énoncés indécidables qui se formulent en termes arithmétiques élémentaires. Voir J.-P. Delahaye, « Mesurer le temps en allumant des mèches », in Pour la science, n° 527, septembre 2021, 80-85.
-
[13]
J.-M. Lévy-Leblond, « La science est-elle universelle ? », in La Vitesse de l’ombre. Aux limites de la science, op. cit., p. 197-216.
-
[14]
Id., « Vrai/Faux » et « Absolu/Relatif », in Aux contraires. L’exercice de la pensée et la pratique de la science, Paris, Gallimard, 1996.
-
[15]
G.-G. Granger, « Les conditions protologiques des langues naturelles », in Formes, opérations, objets, Paris, PUF, 1994.
-
[16]
J.-M. Lévy-Leblond, « Des sciences sociales et inhumaines ? », in La Pierre de touche, op. cit., p. 128-137 ; « De l’utilité des sciences sociales et humaines pour celles qui ne le sont pas », in Le Tube à essais. Effervesciences, op. cit., p. 33-41.
-
[17]
G.-G. Granger, Le Probable, le possible et le virtuel, Paris, Odile Jacob, 1995, chap. 4, p. 99-128 ; Sciences et réalité, Paris, Odile Jacob, chap. 4, p. 139-172.
-
[18]
J.-M. Lévy-Leblond, « La Nature obéit-elle à des “lois” ? », in Le Tube à essais. Effervesciences, op. cit., p. 199-207. Sur ce thème, voir également B. Van Fraasen, Lois et symétries, Paris, Vrin, 1994.
-
[19]
J. Gayon, La Connaissance de la vie aujourd’hui, avec Victor Petit, Londres, ISTE Edition, 2018.
-
[20]
M. A. Bakounine, Dieu et l’État, Mille et une nuits, 1996. Passage reproduit dans Alliage (culture, science, technique), n° 40, septembre 1999, p. 7-14.
-
[21]
L. Daston et P. Galison, Objectivité, Paris, Les Presses du Réel, 2012.
-
[22]
Voir aussi I. Hacking, Concevoir et expérimenter, Paris, Christian Bourgeois, 1993.
-
[23]
M. Weber, Sociologie des religions, trad. J.-P. Grossein et introduction de J.-C. Passeron, Paris, Gallimard, 1996 ; L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 2003.
-
[24]
Voir L. Perino, Patients zéro, Paris, La Découverte, 2020.
-
[25]
J.-M. Lévy-Leblond, « La science à l’épreuve… de la société », in La Pierre de touche, op. cit., p. 25-89.
-
[26]
A. Bénel, « Modéliser ce qui résiste à la modélisation », in Revue Ouverte d’Intelligence Artificielle, Volume 1 (2020), no 1, p. 71-88, https://roia.centre-mersenne.org/articles/10.5802/roia.4/
-
[27]
C. Anderson, « The End of Theory », in Wired, juin 2008. On trouvera une vive et profonde critique épistémologique de cette idée dans l’article de C. S. Calude et G. Longo, « The Deluge of Spurious Correlations in Big Data », CDMTCS-488, University of Auckland, 2015.