Kant face aux inéducables
« On me prend pour un idiot,
et pourtant je suis intelligent
et ils ne s’en doutent même pas. ».
1En 1962, le réalisateur américain Arthur Penn retrace l’histoire vraie d’Helen Keller, une enfant souffrant de cécité, de mutisme et de surdité, et qui, malgré l’amour et la compassion de ses parents, est dans l’impossibilité d’atteindre la moindre forme de culture. Elle survit dans un état obscur de dépendance physique et psychique, incapable d’accéder au langage et de communiquer, sans rien apprendre ni comprendre du monde. Alors que sa famille ne semble pas loin de renoncer à l’éduquer, arrive une gouvernante, Anne Sullivan. Elle réussit à l’apprivoiser, mais au prix d’une lutte violente, lutte d’abord contre le préjugé de son inéducabilité. Cette jeune-femme, elle-même mal-voyante, démontre ainsi que, malgré les apparences, se trouve chez cette enfant sauvage une intelligence qui ne demandait qu’à se développer et s’exprimer.
2Son éducation a donc commencé par le refus de son inéducabilité. Ce terme désigne-t-il alors une limite réelle à l’éducation de l’homme ou renvoie-t-il plutôt à un préjugé posé pour masquer une forme d’échec éducatif ?
3Notre hypothèse de recherche est qu’au fondement de ce miracle éducatif comme de toute victoire sur une apparente « inéducabilité », se trouvent certains des principes kantiens. Ceux-ci ne seraient pas des prescriptions ou des solutions socio-pédagogiques mais le socle philosophique d’une pensée en faveur de l’éducabilité de tout être.
4« Inéducable » est un adjectif substantivé renvoyant à deux réalités distinctes : les enfants impossibles à éduquer et ceux qui se révèlent être très difficiles à éduquer.
5Dans un cas, il s’agit de ne plus reconnaître l’humanité en devenir de l’enfant qui est alors simplement contenu, voire en termes technico-économiques « géré ». Mais refuser l’éducabilité et donc l’humanité d’un être humain serait, pour reprendre la célèbre phrase de Claude Lévi-Strauss [1], croire en la barbarie – ou ici en l’inéducabilité de certains – et donc être soi-même barbare.
6Dans l’autre cas (plus probable dès lors qu’on se soucie de pédagogie), il s’agit de comprendre ce qui peut freiner l’éducation et d’accepter de suivre un parcours éducatif adapté mais certes plus lent. Le long développement de l’intelligence d’un être en devenir devrait être poursuivi coûte que coûte. En effet, selon Kant, la raison est d’abord garante de liberté comprise comme autonomie, capacité à se donner soi-même sa propre loi (nomos en grec), se fixer ses propres fins, développer ses dispositions pour accéder à l’âge adulte, s’humaniser par le langage, la culture. Refuser à un individu cette capacité à être éduqué serait donc en termes rousseauistes « renoncer à sa qualité d’homme ».
7L’histoire des enfants ou adolescents dits « inéducables » renvoie à des réalités très différentes : idiot congénital, incurable, cas de déviance juvénile, inadapté, handicapé… Ces cas sont souvent pris en charge par les mêmes instances qui cherchent soit à réprimer, soit à soigner, soit à inclure. L’éducation s’y trouve prise entre deux impératifs opposés : la volonté de faire entrer des individus dans le « moule » des institutions par une discipline normative et une attention spécifique et créative leur permettant de s’en émanciper.
8Consciente de cette exigence paradoxale et soucieuse d’une éducation concrète, la pédagogie kantienne semble fournir quelques « garde-fous » contre le préjugé d’une inéducabilité.
La lutte contre l’inéducabilité
L’humain inachevé
9L’éducation permet de passer de l’état d’enfant, du latin « infans », « sans parole », à l’état d’adulte doté d’une raison qui s’exprime. Ce passage se fait progressivement par cette phase intermédiaire qu’est l’adolescence, du latin adolescere, « grandir », et qui donc permet de devenir « adulte », terme qui vient lui-même du participe passé latin adultus désignant celui qui a grandi. L’adolescence est une période spécifiquement humaine car seul l’homme nécessite d’être longuement accompagné entre sa naissance et sa vie autonome. « Cet inachèvement premier de l’être humain, qui a pour nom la néoténie, rend le bébé humain très fragile, vulnérable et environnement-dépendant. Pourtant, […] on peut imaginer que cet inachèvement initial est source de diversité [2]. » Éduquer consisterait donc à accompagner la jeunesse dans son évolution, mais jusqu’à quand ? 18 ans, majorité légale française depuis 1974 ? 25 ans, âge estimé de la maturité cérébrale ? Ou encore 28 ans, âge qui signe la fin d’un droit à la réduction d’une « carte jeune » dans les trains français de 2021 ? Quand sommes-nous adultes ? Biologiquement, cette jeunesse, dont l’éducateur prend soin, est marquée par la puberté, qui renverrait selon son étymologie (du latin pubes) à la pilosité notamment pubienne. Pour Kant, l’éducation ne peut se mener que jusqu’à l’âge de la sexualité qui permet d’être soi-même parent, à environ seize ans [3] (au-delà on ne ferait qu’apporter un complément intellectuel). Même si la maturité ne peut se réduire à des caractéristiques physiques, l’éducation, comprise comme développement de la raison, ne peut faire l’économie d’une conscience des métamorphoses corporelles.
Kant ou l’émancipation par le développement de la raison
10Kant commence son ouvrage Propos de pédagogie, par cette affirmation : « L’homme est l’unique créature qui doive être éduquée. Par éducation, nous entendons les soins (subsistance, entretien), la discipline, l’instruction doublée de la formation [4]. » Le problème de l’éducation est alors de réussir à concilier la nécessaire discipline exercée par la contrainte avec la faculté d’user de sa liberté. D’emblée, l’éducation se présente comme la rude tâche d’aider à devenir un homme épanoui, libre et intelligent et en même temps un citoyen intégré à la société, sans que l’éducateur ait à choisir entre être pédagogue ou républicain… Sont responsables de cette éducation, la famille mais aussi, de fait en France, les institutions, puisque, depuis 1933, le ministère de l’Instruction publique (en charge de la transmission des savoirs) est devenu celui de l’Éducation nationale (concernant la formation générale de l’homme).
11Dès lors, l’adolescent fait l’expérience de crises, de tensions entre une volonté de s’émanciper de son milieu et celle d’en assimiler les normes. La contrainte disciplinaire nécessaire à l’apprentissage ne doit pas, pour Kant, être seulement imposée de l’extérieur. La liberté gagnée se veut autonomie. L’éducation serait moins l’effet d’une répression imposée par la famille ou la société que d’une régulation intérieure issue du sujet lui-même. Or le sujet est constitué par la conscience et celle-ci se manifeste d’abord par le pouvoir de dire « je [5] », par le langage.
Deux cas d’accès différents au langage, Helen Keller et Victor de l’Aveyron
12L’étude des cas d’enfants sauvages nous éclaire sur ce qui pourrait résister à l’éducation. Le philosophe Jean-Claude Pariente oppose l’échec de Victor de l’Aveyron à la réussite d’Helen Keller dans l’acquisition tardive de la parole. Victor, trouvé vivant à l’état d’animal et recueilli par Jean Itard qui tente de lui apprendre à parler, finit par associer le mot « lait » avec la chose elle-même. Mais cette association est insuffisante pour constituer un langage car le mot n’exprime qu’un moment de joie après l’acquisition de l’aliment, toujours relié à « l’imminence de la chose [6] ». Le mot ne fonctionne pas comme un signe permettant la communication avec autrui. Si, comme le dit Hegel dans son Encyclopédie des sciences philosophiques, « c’est dans le nom que nous pensons », la résistance à l’acquisition du langage traduit l’impossibilité à élaborer une pensée. En revanche, le cas d’Helen Keller témoigne d’une possibilité même tardive d’accéder au langage, à la communication d’une pensée et donc à la culture. En effet, après avoir présenté tous les signes de l’inéducabilité, après de multiples essais, l’intelligence d’Helen découvre la véritable valeur symbolique des mots lorsqu’elle comprend enfin que les coups frappés d’une certaine façon dans sa main par sa gouvernante représentent l’eau indépendamment du contexte et des besoins. À partir de ce moment, elle ne cessera de vouloir accéder au savoir, devenant ensuite elle-même enseignante et écrivaine. Cette volonté tenace d’apprendre toujours plus, après ces années de brouillard intellectuel, semble incarner le courage d’un être qui aurait fait sienne la devise des Lumières déterminée par Kant comme étant « Sapere aude », « ose penser par toi-même [7] ». Si dans ces deux cas « certaines aptitudes perceptives » étaient acquises selon Pariente, il manquait cependant à Victor, pour avoir un véritable échange linguistique, un « réglage fin des relations avec autrui » par l’expérience renouvelée d’une communication et d’interactions avec les autres (savoir par exemple quand prendre la parole). Aujourd’hui, la pédopsychiatrie détecte de nouveaux symptômes de cette inéducabilité, en raison de l’abandon des enfants devant les écrans.
La tentative « scientifique » de distinguer les éducables des inéducables par Binet et Simon
13Pour Kant, comme pour Anne Sullivan, le problème est de trouver une manière de contraindre la volonté sans la détruire. Pour le premier, il s’agit d’en rendre compte philosophiquement. Pour la seconde, il faut trouver des solutions pratiques immédiates. En effet, on peut dresser [8] un homme c’est-à-dire en faire un être « mécaniquement instruit » comme on peut le faire pour un animal, mais il ne sera pas en ce sens « réellement éclairé », il n’aura pas appris à penser. Or précisément certains enfants ou adolescents semblent résister : n’auraient-ils pas les bonnes dispositions ? C’est à cette question qu’ont voulu répondre scientifiquement Alfred Binet et Théodore Simon en mettant au point en 1905 des tests d’intelligence permettant de distinguer éducables et inéducables. Il s’agit d’établir l’âge mental, l’âge que l’enfant devrait avoir par rapport aux problèmes que l’ensemble d’une classe d’âge de plus 75 % est capable de résoudre. Le quotient intellectuel ou QI permet ainsi de déterminer les performances d’un individu. Le concept de norme qui vient du latin norma, « la règle, l’équerre », trouve ici tout son sens car il permettrait de tirer un trait ségrégatif entre normaux et anormaux. Binet parle de « mesure » par commodité, mais il s’agit en réalité plutôt de « classement [9] » et d’établir des degrés de retard sur une échelle entre les normaux, et ceux qui relèvent de « l’idiotie, l’imbécilité et la débilité ». De fait, même si Binet avait pour objectif de « perfectionner » les imbéciles [10], on a retenu de ces distinctions une manière de hiérarchiser des êtres humains, encourageant la stigmatisation des inéducables. S’appuyant sur des moyennes statistiques, on donne à ces tests une valeur d’objectivité pour identifier ce qui dans le comportement humain échapperait à son humanité même. En se fondant sur de tels tests pour identifier des inéducables, on serait dans la confusion dénoncée par Canguilhem [11] entre le normal (un fait régulièrement constaté) et le normatif (un idéal sociétal). Or la mesure d’un comportement dit « normal » par rapport à un comportement pathologique peut évoluer selon le contexte. La santé désigne pour Canguilhem la capacité à inventer de nouvelles normes, un luxe qui permet de se relever lorsqu’on tombe malade. Elle désigne davantage une qualité qu’une mesure quantitative établie selon une norme statistique. « Une normalité se contentant de se maintenir elle-même, hostile à la variation et incapable de s’adapter à de nouvelles situations ne correspond pas à la santé mais à la maladie [12]. » Vouloir définir des inéducables par le calcul exact de leur intelligence qui serait pathologiquement déficiente, serait les figer dans un certain état de leur développement considéré de manière réductrice par la moyenne établie d’un autre groupe et donc les condamner.
14Ainsi les dénominations et traitements des « inéducables » semblent dépendre davantage de normes sociales susceptibles de changer, que d’une science positive. Quelle pourrait être la réalité des inéducables et qu’est-ce que leur histoire nous révèle alors des conceptions pédagogiques de la société dans laquelle ils se trouvent ?
Petite histoire récente des inéducables révélatrice de normes sociales
15L’historienne Françoise Tétard se demande : « Comment est caractérisé “l’inéducable” ? Y a-t-il unicité de définition tout au long des xixe et xxe siècles ? Bien plus qu’une description cas par cas, c’est d’abord un avis par rapport au comportement dans le collectif qui est porté, tenant finalement peu compte des actes du mineur avant son placement et dans la vie civile mais s’appuyant surtout sur son attitude lors des différentes mesures dont il a été l’objet [13] ». Comment sont alors identifiés et traités ceux qui résistent à l’éducation ?
Les « délinquants », les « inamendables » ou les « pervers » en maison de correction
16En mai 1947, un événement a défrayé la chronique : la révolte des inéducables. De jeunes détenues, « provisoirement » depuis six ans dans la prison de Rennes puis dans celle de Fresnes [14], organisent une mutinerie d’une extrême violence. Ces jeunes-filles issues de maisons de « redressement » étaient considérées par le ministère de la Justice comme très difficiles, dangereuses, perverses et donc à isoler par peur d’une contamination. Or à l’origine [15], sur les 82 prisonnières, il y avait seulement trois condamnées (deux criminelles et une dénonciatrice de maquis), les autres étant placées pour vagabondage (les orphelines étaient fréquentes après la guerre), prostitution, vol ou incident en liberté surveillée… Ces adolescentes « inamendables », « mineures inintégrables à un système de “rééducation” ordinaire » que l’on cherchait à neutraliser, regroupaient des délinquantes mais aussi des jeunes-filles simplement très démunies dont on peut lire la souffrance dans la correspondance entretenue avec leurs éducatrices [16]. Leur révolte a permis de souligner l’échec d’une prise en charge exclusivement répressive.
17Un enfant violent, refusant des règles, basculait dans ce qu’on nommait la « déviance juvénile ». Dans son livre De l’enfant coupable à l’enfant inadapté, le sociologue Jean-Marie Renouard montre que ces délinquants étaient pris en charge par l’administration pénitentiaire. Et ce n’est qu’avec l’influence progressive de mouvements « post-philanthropiques », que le même type de comportement fera de l’enfant non plus un « coupable » mais une « victime », comme la pauvre « gamine », incarnée à l’écran par Paulette Goddard dans les Temps Modernes, qui risque la prison pour un bout de pain volé.
18Le terme « d’inadapté » s’est alors imposé, et justice et psychiatrie se sont associées pour promouvoir l’intégration socio-professionnelle de cet ensemble de cas très disparates. Mais de la culpabilité à l’inadaptation, on passait d’enfants hors la loi, à des enfants qui ont besoin d’aide pour s’intégrer socialement. Pour Renouard, on élargit « les frontières du champ jusqu’à couvrir, avec l’enfant “inadapté”, toutes les formes de déviances [17] ». Et il cite à la même page la définition de R. Lafon de 1949 : « L’enfance inadaptée va depuis l’abandonné ou l’orphelin jusqu’au criminel, en passant par le déficient, le difficile, l’anormal, l’enfant en danger moral, le prédélinquant ; c’est une zone frontière entre le normal et le pathologique, sans frontière précise cependant ». Les inéducables ne devaient plus seulement relever du judiciaire mais du psychiatrique.
Des « incurables » ou « dégénérés » à l’asile aux « malades mentaux » en hôpital psychiatrique
19Pendant longtemps la psychiatrie ne s’est pas occupée des enfants car la folie était envisagée comme une perversion « du sens moral de l’homme » selon le neuropsychiatre et psychanalyste Romain Liberman [18]. Un enfant ne pouvait être un aliéné, seulement éventuellement un imbécile. La psychiatrie le considérait comme un être « normal ou un idiot congénital [19] », mais sans troubles mentaux. Ce désintérêt de la médecine qui ne lui réservait pas de lieu particulier de prise en charge, était lui-même doublé d’un refus de l’Éducation nationale de « s’occuper de ces enfants dépourvus d’intelligence [20] ».
20Les associations de parents et de proches ont commencé à créer des lieux d’accueil pour ces enfants exclus. En 1958, le psychiatre Serge Lebovici crée une expérience pilote en hôpital de jour pour les accueillir. En 1960, une circulaire prévoit un service libre de neuropsychiatrie infantile. Progressivement, des structures psychiatriques pour les enfants se mettent en place et sont reconnues, comme la fondation créée à Gentilly par Hippolyte Vallée, un éducateur qui avait suivi les expériences pédagogiques d’Édouard Séguin sur les « idiots » de 1842 [21]. Les mentalités ont peu à peu évolué en passant d’expériences marginales à de nouvelles orientations psychiatriques comme celles de Roger Misès, jusqu’à obtenir une reconnaissance officielle par le biais de deux circulaires (en 1972 et 1974), à la base de la sectorisation psychiatrique infanto-juvénile. La nouvelle pédopsychiatrie incarne alors le refus de l’inéducabilité et la foi en la perfectibilité de chacun.
Les « handicapés » à l’école inclusive
21Progressivement, le terme très large « d’inadapté » est remplacé par celui « d’handicapé ». L’expression d’« enfance handicapée » est apparue pour la première fois en 1965 dans la revue Esprit pour désigner selon Bernard Durant les enfants « dont l’infirmité physique ou mentale ne relève pas actuellement d’une thérapeutique radicale, ceux qui auront besoin toute leur vie d’une aide particulière [22] ». D’un enfant coupable, on passe à un enfant victime puis à un enfant déresponsabilisé. Le terme d’inadaptation est repris dans le rapport Bloch-Lainé en 1975 (au fondement d’une définition éthique du handicap) mais Durand lui reproche de jongler de manière confuse avec les termes « inadapté », « invalide », « infirme » et « handicapé ».
22À travers la notion de « handicap mental », la pédopsychiatrie a récupéré aussi bien les cas de « malades mentaux » que de « délinquants » ou d’enfants « inadaptés » au système scolaire.
23Selon Liberman, la maladie mentale chronique s’est transformée progressivement en « handicap mental dont les effets sont quantifiables, mesurables en termes de coût et compensables en valeur argent ou insertion sociale [23] ». Il n’est plus géré par le ministère de la Santé mais par celui des Affaires sociales. Le handicap institutionnalisé et sectorisé est reconnu par des Maisons Départementales de Personnes Handicapées (MDPH) et pris en charge notamment par des Centres Médico-Psycho-Pédagogiques (CMPP). Le traitement du handicap consiste moins à guérir qu’à accompagner dans le temps, en aidant selon Céline Clément [24] à compenser des déficits ou des incapacités en vue de favoriser l’autonomie et l’intégration sociale.
24Les différentes prises en charge des inéducables incarnent différentes conceptions du soin. En passant des délinquants à corriger aux malades mentaux à hospitaliser, puis aux handicapés à scolariser, le soin désigne d’abord une normalisation et une sécurisation de la société, puis une aide thérapeutique pour devenir enfin un accompagnement bienveillant au sens donné par Francine Saillant « de souci, de préoccupation et de relation à un autre fragilisé [25] ». La réussite d’une « école inclusive » dépend du suivi personnalisé de ces différents « cas », sous peine de transformer le soin psychique en simple gestion des risques relatifs aux débordements de comportements par rapport à une norme sociale. Dès lors, pour éviter de revenir à une première conception du soin comme institutionnalisation dans laquelle l’école ne serait qu’une simple machine à éduquer (sans adaptation de ses propres normes aux marginaux), il conviendrait de redéfinir les principes moteurs d’une éducation qui ne renonce pas à l’éducabilité.
25Malgré la diversité des comportements de ce qu’on pourrait appeler des « inéduqués » au cours de l’histoire récente, ne peut-on pas poursuivre un même idéal éducatif reposant sur des principes communs ?
Quelques garde-fous kantiens au préjugé d’inéducabilité
26Refuser l’inéducabilité d’un enfant serait reconnaître en lui sa disposition à se discipliner, à se civiliser et à se cultiver grâce au développement de sa raison toujours présente, pour devenir, en termes kantiens, un être moral capable de se fixer ses propres fins.
Le refus du dressage
27Dans ses Propos de pédagogie, Kant indique que pour résoudre le problème le plus difficile de l’éducation, à savoir de concilier la soumission à une contrainte légitime et le fait de savoir se servir de sa liberté, il faut être capable d’imposer une discipline qui fasse sentir la résistance de la société aux désirs individuels, que l’enfant apprenne combien il est difficile de subsister par soi-même, d’être indépendant. Mais cette soumission à la contrainte externe doit être intériorisée sous peine de devenir un pur « mécanisme ». C’est en cela que l’éducation se distingue du dressage que Kant analyse comme étant réservé aux animaux même si « le mot vient de l’anglais to dress, habiller [26] ». L’éducation ne consiste pas uniquement à modifier une apparence extérieure afin d’être conforme à une norme visible, comme le fait pour Helen de réussir à se tenir enfin correctement à table. En effet, cette première étape nécessaire ne dépasse pas le simple arrachement à son animalité. Il faut pour gagner son humanité en comprendre le sens, il faut apprendre à penser, à exercer sa « raison », faculté supérieure à la « mémoire [27] », allant ainsi au-delà d’une simple intégration mécanique de pensées déjà construites.
Le refus de la paresse
28Pour se faire, Kant prône les vertus du travail. Alors que les parents bienveillants d’Helen se contentent de ses premiers progrès, sa gouvernante appelle à plus d’efforts pour en faire un être réellement civilisé. « Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler [28] », sans quoi toute activité se ramène à un pur esclavage. Alexis Philonenko dans son introduction aux Réflexions sur l’éducation (autre traduction des Propos de pédagogie) intitulée Kant et le problème de l’éducation, montre que ce concept de « travail » permet de résoudre le problème d’une synthèse entre soumission et liberté. L’ennui n’a plus sa place là où l’éducation aide à trouver un sens à sa vie. Philonenko insiste sur la joie que produit l’éducation par le travail, joie pour l’élève mais aussi pour l’éducateur maïeuticien, joie qui consiste à devenir capable de se construire soi-même. En inventant les conditions de sa propre existence (invention à chaque fois spécifique et relative à l’origine de son « inéducabilité »), l’homme se distingue de l’animal. Il crée son humanité non seulement en tant qu’individu mais également en tant qu’être historique.
Le refus d’une séparation entre l’individu et le citoyen
29Selon Kant, la dignité de l’homme se rattache au respect de la personne (en autrui et en soi-même) en tant que fin en soi. Or ce qui caractérise la dignité humaine, même celle de l’enfant, est sa raison. L’éducabilité serait donc la reconnaissance de cette raison et vouloir fonder l’éducation sur la sensibilité risque de manquer l’objectif éducatif, la pitié risquant d’endormir l’intelligence. Kant reproche aux parents de se contenter pour leurs enfants d’une simple adaptation au monde présent [29], d’ajuster des moyens à son environnement proche, sans se fixer de nouvelles fins, sans conscience de leur destination citoyenne au progrès général de l’humanité. En cela, l’école inclusive devrait permettre aux « inéducables » de se confronter aux autres, à condition toutefois que leur statut d’handicapés ne les fasse pas basculer dans une stigmatisation et que les systèmes de compensation ne se contentent pas d’adoucir la contrainte extérieure au lieu de l’intérioriser. Une institution qui ne se préoccuperait que des moyens d’obtenir des comportements dont la manifestation serait en phase avec la contrainte sociale (comme pouvoir rester simplement assis), risque de ne plus se soucier de l’origine de cette attitude, autrement dit de savoir si elle relève bien de la volonté et de la raison de l’enfant. Le risque serait d’instrumentaliser toute technique pour « calmer » ces inéducables. Oublier les fins, la destinée humaine et morale renverrait à une gestion purement technocrate de ces êtres, qui seraient alors certes intégrés mais non pas inclus.
Le refus d’une éducation « scientifique » prodiguée par un éducateur « parfait »
30L’apprentissage de la liberté, la capacité à se gouverner soi-même et donc à être responsable de ses actes est incompatible avec la volonté de faire de l’éducation une science. En effet, l’éducation renvoie, avant même l’acquisition des connaissances, à l’art d’utiliser son jugement, l’art d’adapter à chaque nouvelle expérience sa capacité à se fixer des fins bonnes et à y attribuer les meilleurs moyens. L’éducation est alors ce que Philonenko appelle une « expérience orientée [30] ». Kant parle d’un accomplissement non pas seulement de l’individu mais de l’espèce humaine auquel l’individu ne peut que partiellement contribuer [31]. Ainsi l’éducation parfaite ne peut-elle exister, en dépit de l’idéal scientiste d’un contrôle total qui est tenté par exemple avec des tests quantitatifs de comportement auxquels on propose des solutions « physiques » donc prétendument « objectives ». Ainsi la Ritaline, appelée encore « pilule de la sagesse » parce qu’elle n’est prescrite que sur le temps scolaire, permet-elle certes de compenser rapidement le handicap de l’enfant agité ou « hyperactif », mais ne fait plus appel à la responsabilité de chacun des acteurs (enfant, parent, école). En passant de l’enfant coupable à l’enfant sous un tel traitement médical, on pourrait conclure avec Roland Gori et Marie-José Del Volgo que : « nos moyens de sanction ont changé, les récompenses et les punitions qui venaient valider positivement ou invalider négativement nos comportements se sont médicalisées [32] ». Le « fichage pédopsychiatrique et ses drogues licites [33] » seraient une réponse rapide apportée à l’enfant turbulent. La difficulté qui consiste à développer – certes plus lentement – sa raison pour pouvoir faire un bon usage de sa liberté, condition d’une éducation effective, se trouverait ainsi contournée, évincée, voire empêchée. Le soin porté à l’enfant risquerait de revenir à une simple normalisation. Parler d’inéducables serait alors inventer un terme pour se déresponsabiliser soi-même de leur éducation et confier à la chimie le soin d’en contenir les symptômes.
31Ainsi un être « inéducable » pourrait-il désigner aussi bien un délinquant, un enfant en souffrance psychique ou physique qu’un élève reconnu comme handicapé par les institutions. Ces réalités fort distinctes, qui ont pu un certain temps se rejoindre sous le terme d’inadapté, renvoient à des priorités sociétales derrière lesquelles se trouvent des conceptions pédagogiques différentes : « éduquer » pour protéger la société, pour aider les enfants en souffrance, pour inclure les exclus. Ces différentes approches peuvent se trouver limitées quand l’éducation semble impossible ou trop difficile. La philosophie de l’éducation de Kant permet de poser certains garde-fous, d’une part, pour ne pas tomber dans le préjugé barbare de l’inéducabilité entendue comme impossibilité éducative et, d’autre part, pour poursuivre l’idéal éducatif, art fondé sur une praxis visant à conquérir sa liberté par l’exercice renouvelé du jugement. Si cet exercice se montre difficile, c’est qu’il refuse la facilité du dressage et implique un travail, un effort tenace pour le développement d’une humanité dont la reconnaissance ne se situe pas tant chez l’individu que dans l’espèce. C’est là certes une approche exigeante, mais qui, même si elle néglige le rôle de l’affection dans l’éducation, pourrait se révéler un guide précieux pour soutenir ceux qu’on nomme un peu vite les inéducables. Ce terme n’en est pas pour autant factice. Il renvoie à une réalité non pas d’individus partageant les mêmes lacunes, mais à un regard globalisant sur l’enfant qui oblitère certains principes philosophico-éducatifs, à un phénomène doxique cherchant une solution standard à des difficultés avant tout singulières. Il n’existerait pas une catégorie d’inéducables mais bien un préjugé d’inéducabilité.
32Kant affirmait dans la seconde préface de la Critique de la raison pure, qu’il avait « dû supprimer le savoir pour lui substituer la croyance ». De même, contre toute vision scientiste d’une gestion technocrate et totalisante des enfants (niant leur diversité), sa conception de l’éducation reposerait davantage sur la foi en l’homme et en son avenir [34] que sur une science établie. En ce sens, l’éducation devrait rester un art.
Notes
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[1]
C. Lévi-Strauss, Race et histoire, (1952) Unesco, chapitre 3, p. 19.
-
[2]
B. Golse, (2021). « La question des classifications. L’enfant non conforme : l’idéal du pédopsychiatre ? », in C.Metz éd., L’Enfant non conforme : À l’épreuve des normes et des classifications (p. 13-34). Toulouse, France, Érès.
-
[3]
E. Kant, Propos de pédagogie, (1803), Gallimard, « La Pléiade », t. 3, p. 1161.
-
[4]
Ibid., p. 1149.
-
[5]
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, (1789), Gallimard, « La Pléiade »,p. 945.
-
[6]
J.-C. Pariente, « Le langage », in Notions de philosophie, I, p. 395.
-
[7]
Cette locution latine empruntée à Horace (Épitres, I, 2, 40) est reprise par Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ?
-
[8]
Kant, Propos de pédagogie, op. cit., p. 1158.
-
[9]
A. Binet et T. Simon, « Le développement de l’intelligence chez les enfants », in L’Année psychologique, vol. 14, 1908, p. 195, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9647203g/f211.item
-
[10]
Dossier : La grande histoire de psychologie, Alfred Binet (1857-1911). « Du droit à la réinsertion des imbéciles », B. Andrieu, Hors-série n° 7 - Septembre-octobre 2008.
-
[11]
G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF, « Quadrige », 2013, p. 108.
-
[12]
P. Ancet, « La santé dans la différence », in Philosophia Scientiæ, 12-2 | 2008, p. 35-50.
-
[13]
F. Tétard, « Punis parce qu’inéducables. Les “inéducables” comme enjeu des politiques correctives depuis le xixe siècle », in Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 2010.
- [14]
-
[15]
F. Tétard, « Fresnes 1947, la révolte des inéducables », in De la délinquance à la détention, Les cahiers de Vaucresson, n° 2, 1982.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
J.-M.Renouard, De l’enfant coupable à l’enfant inadapté, Bayard, « Païdos histoire », 1990, p.180.
-
[18]
R. Liberman, Handicap et maladie mentale, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2015, p.17.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Y. Pélicier, G. Thuillier, Edouard Séguin (1812-1880) « l’instituteur des Idiots ». Les méthodes de Seguin, qui refusait l’idée « d’inéducabilité » des « idiots », ont été généralisées par Maria Montessori à tous les enfants.
-
[22]
S. Lebovici, R. Diatkine, M. Soulé, Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, PUF, « Quadrige », 2004, I, B. Durand, « Psychiatrie de l’enfant et enfance inadaptée », p. 84.
-
[23]
R. Liberman, Handicap et maladie mentale, op. cit., p.3.
-
[24]
C. Clément, Le TDAH chez l’enfant et l’adolescent, Solal Editeurs, 2013, p.25.
-
[25]
F. Saillant (2007), Soins, Dans M. Marzano (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF, p. 877.
-
[26]
Ibid, p. 1158.
-
[27]
Ibid. p. 1180.
-
[28]
Ibid. p. 1177.
-
[29]
Ibid. p. 1155.
-
[30]
A. Philonenko, « Kant et le problème de l’éducation », introduction aux Réflexions sur l’éducation, Vrin, 2018. p.44.
-
[31]
Ibid. p. 1152.
-
[32]
R. Gori, M. J. Del Volgo, La Santé totalitaire, Essai sur la médicalisation de l’existence, Champs Flammarion, 2009, p. 19.
-
[33]
Ibid.
-
[34]
A. Philonenko, ibid., p. 55.