La différence anthropologique dans la paléoanthropologie
Introduction
1 La différence anthropologique désigne dans le discours philosophique ce qui distingue l’humain du non-humain, souvent énoncé sous la forme de « propres de l’homme ». La paléoanthropologie, qui étudie l’évolution de la lignée humaine à partir de ses vestiges fossiles, opère dans le cadre continuiste et anti-essentialiste de la biologie de l’évolution, dans lequel ne sont admises ni discontinuité ni différence de nature entre humain et non-humain. Pourtant, cette discipline scientifique s’emploie à retracer les processus de différenciation de « l’humain », au sens le plus large que l’on puisse donner en extension à ce terme – l’ensemble des formes plus proches des humains actuels que des chimpanzés et bonobos actuels avec lesquels nous partageons un dernier ancêtre commun. Elle s’intéresse à l’émergence des caractéristiques distinctives de l’humain, aux différents niveaux taxinomiques de la tribu Hominini, du genre Homo et de l’espèce Homo sapiens. La philosophie s’est curieusement peu intéressée à la paléoanthropologie, en comparaison de l’anthropologie sociale et culturelle. Pourtant, cette anthropologie qui naturalise l’humain, en l’appréhendant comme une espèce biologique, ne se limite pas à répéter des « propres de l’homme » identifiés dans la tradition philosophique ; elle offre d’autres pistes pour réviser la notion de différence anthropologique.
2 L’objectif de cet article est double. Il s’agit tout d’abord d’analyser l’injonction contradictoire qui traverse la paléoanthropologie. Située au croisement des sciences de la nature et des sciences humaines, cette discipline nourrie par la théorie darwinienne de la descendance avec modification fait de l’humain une espèce comme les autres, dont l’origine et l’évolution peuvent en grande partie s’expliquer par les mêmes mécanismes que pour les autres espèces vivantes. Fondamentalement anti-anthropocentrique, elle est pourtant anthropocentrique par définition, puisqu’elle place l’humain au centre de ses recherches et s’emploie à restituer l’origine et l’évolution d’une espèce qui n’est pas comme les autres, en ce sens qu’elle est la seule survivante d’une diversité d’espèces éteintes [1].
3 Il s’agit ensuite de montrer que la paléoanthropologie, précisément parce qu’elle est traversée par cette injonction contradictoire, fournit à la philosophie des ressources pour penser l’humain sans l’arrimer à une nature biologique susceptible d’expliquer chacun de ses traits ni le placer en surplomb d’une nature comprise comme objet. Au lieu d’une hominisation conçue comme la transformation graduelle d’un ancêtre simien en humain, l’hypothèse actuelle d’un buissonnement d’espèces susceptibles d’avoir coexisté dans la lignée humaine conduit à repenser la différence anthropologique comme différenciation entre des formes humaines. En questionnant la manière dont l’évolution humaine donne à repenser la différence anthropologique, cet article interroge aussi les usages que la philosophie peut ou doit faire de la paléoanthropologie.
Réductionnisme biologique et anthropocentrisme philosophique : un faux débat
L’humain des paléoanthropologues : un animal comme les autres ?
4 Les sciences de la nature réduiraient l’humain au statut d’animal comme les autres, tandis que la philosophie, avec les sciences humaines et sociales, resteraient attachées à la notion d’exception humaine héritée de Descartes. Cette thèse défendue par Jean-Marie Schaeffer dans La Fin de l’exception humaine a alimenté en France le débat sur l’humain et l’animal [2]. Nous voudrions pourtant montrer les limites de cette alternative entre réductionnisme biologique et anthropocentrisme philosophique à travers l’exemple de la paléoanthropologie, en tant que ce champ disciplinaire est travaillé par une injonction contradictoire. D’une part, en effet, contre l’anthropocentrisme des glorieuses conceptions de l’humain développées dans la philosophie mais aussi dans l’histoire naturelle, cette science évolutionniste affirme la continuité des espèces biologiques, l’humain y compris, celles-ci étant conçues comme des entités historiques dont les caractéristiques varient au cours de l’évolution et ne peuvent donc être définies par des attributs essentiels [3].
5 D’autre part cependant, la paléoanthropologie a été marquée tout au long de son histoire par la tentation de l’anthropocentrisme, en accordant une place supérieure à l’humain dans la nature, que ce soit dans les représentations de l’évolution (l’arbre généalogique en forme de scala naturae chez Haeckel influence à la fin du xixème siècle la description de Pithecanthropus erectus comme chaînon manquant), les catégories taxinomiques (de l’ordre des Bimanes au xixème siècle à la famille des hominidés au milieu du xxème siècle) ou encore les critères d’interprétation des fossiles (comme le critère cérébral, plus flatteur que la bipédie). En outre, l’anti-anthropocentrisme n’a pas toujours été de mise dans la biologie de l’évolution. Ainsi, George Gaylord Simpson, l’un des principaux représentants de la théorie synthétique de l’évolution, affirme la « validité du point de vue anthropocentrique », balayant d’un revers de main la conception en vogue de l’humain comme animal, destinée à « épater le bourgeois [4] » (en français dans le texte). Au contraire, soutient le paléontologue et systématicien, « l’homme est l’animal supérieur. Le fait que lui seul soit capable de formuler un tel jugement contribue à fournir la preuve de ce que cette conclusion est correcte [5] ». On peut certes identifier dans la paléoanthropologie un mouvement historique qui conduit de l’anthropocentrisme (traduit par l’accentuation des différences entre hominines et humains) vers l’anthropomorphisme (traduit par l’accentuation de leurs ressemblances), comme l’illustrent les changements de représentation de l’homme de Néandertal. Toutefois, ces hominines qui seraient « inéluctablement nous [6] » ne reconduisent-ils pas un anthropocentrisme d’une forme nouvelle, car élargie ?
6 On peut en outre questionner un anthropocentrisme structurel et littéral dans la paléoanthropologie, qui met l’humain au centre pour mieux faire émerger ses caractéristiques spécifiques. Cette science se trouve très concrètement confrontée à la question de ce qui fait l’unicité de « l’humain », à ses différents niveaux taxinomiques ; elle emploie des critères de définition de l’humain, nécessaires à l’interprétation des fossiles. Prenons l’exemple de la bipédie, qui s’est imposée au xxème siècle comme une adaptation fondamentale permettant de marquer l’origine de la lignée humaine et d’établir qu’un individu y appartient [6]. Lorsqu’elle désigne l’humain comme le primate qui s’est redressé sur deux pieds, la paléoanthropologie ne vient qu’en un sens nier la glorieuse image de l’humanité ; elle consacre aussi la bipédie comme ultime « propre de l’homme », comme la propriété possédée par tous les représentants de la lignée humaine et uniquement par eux. Faut-il dès lors conclure que la paléoanthropologie ne procède qu’à une temporalisation de la différence anthropologique, en nous donnant à voir le passage de la nature animale à la culture humaine ? Ou bien la question de la différence anthropologique est-elle ici rouverte d’une manière tout à fait nouvelle ?
La philosophie condamnée au zoocentrisme ?
7 Au lieu de concevoir l’humain comme un être extranaturel ou métaphysique, séparé des autres vivants, le tournant naturaliste qui marque la philosophie contemporaine s’est employé à naturaliser l’humain, c’est-à-dire à le réinscrire dans la nature, en s’appuyant sur les connaissances issues des sciences de la nature [7]. La philosophie serait ainsi sommée de ne plus voir en l’humain qu’un animal comme les autres, en se pliant au « zoocentrisme » ambiant qui place l’animalité au centre de notre humanité [8]. La paléoanthropologie apporte cependant des ressources qui permettent de contourner cette alternative, en abordant différemment la question de la démarcation entre humain et non-humain.
8 Cette discipline nous confronte en effet à des formes qui ne sont ni « animales » – comme l’est par exemple la tique chère à Jakob von Uexküll – ni « humaines » au sens où le sont les membres de l’espèce actuelle Homo sapiens. Nous abordons ici une zone incertaine, aux frontières brouillées, dans laquelle les plus lointains hominines (jusqu’à 7 millions d’années pour Toumaï) sont présentés comme nos ancêtres, tandis que les premiers membres de notre espèce sapiens semblent ne pouvoir qu’exagérément être dits « tels que nous », comme l’analyse l’anthropologue Tim Ingold à propos de la notion ambiguë d’« humain anatomiquement moderne [9] ». Au lieu d’être délimitée par une différence anthropologique fixant son domaine d’exercice, la paléoanthropologie ne cesse jamais de « négocier la frontière humain-animal [10] », une frontière perméable et instable qui se distend et se resserre au gré de mouvements d’humanisation des grands singes et d’animalisation des humains [11].
Extension du domaine de l’anthropologie
Un buissonnement d’hominines
9 Loin de réduire l’humain à l’animal, la paléoanthropologie étend le champ de l’anthropologie, en nous donnant accès à la diversité des formes humaines passées, venant s’ajouter à la diversité de l’humanité présente, ou récente, documentée par l’anthropologie culturelle et sociale. Une multiplication de découvertes fossiles a conduit les paléoanthropologues à décrire une quinzaine de nouvelles espèces, d’Ardipithecus ramidus en 1995 à Homo luzonensis en 2019. Au lieu d’une succession d’hominines de plus en plus humains, notre histoire évolutionnaire prendrait plutôt la forme d’un buissonnement d’espèces dont certaines ont pu coexister et s’hybrider [12]. Comment la philosophie peut-elle s’emparer de l’actualité de la paléoanthropologie ? Une certaine prudence est ici requise, non pour bannir la dimension spéculative de la philosophie ni restreindre celle-ci à une épistémologie critique, mais parce que la diversité dont il est ici question n’est pas une donnée directement observable : c’est une propriété conférée à un ensemble de spécimens à partir d’arguments quantitatifs et qualitatifs [13] et traduite par le nombre de taxons reconnus dans la lignée humaine.
10 Cette diversité est-elle réelle ou construite ? La paléoanthropologie n’a certes jamais cessé d’être traversée par des débats sur la diversité humaine du passé. L’homme de Néandertal est-il une espèce à part entière ou une variété archaïque de la nôtre ? La lignée humaine a-t-elle évolué par des ramifications multiples ou par la transformation continue de l’espèce ancestrale, comme le suggère au milieu du xxème siècle l’hypothèse de l’espèce unique [14] ? La diversité dans la lignée humaine a-t-elle été systématiquement sous-évaluée, comme le supposent la méthode cladistique (qui met en avant les caractères dérivés susceptibles d’être associés à de nouveaux taxons) et la théorie des équilibres ponctués (qui met en avant les épisodes de spéciation) ? Loin de faire actuellement consensus chez les paléoanthropologues, la diversité des hominines continue à être vivement débattue dans sa réalité et son ampleur [15].
11 Différents biais sont en effet susceptibles d’infléchir, dans un sens ou dans l’autre, l’estimation de la diversité. Ils tiennent à la méthode taxinomique et phylogénétique employée, aux contraintes inhérentes à la paléontologie (comment déterminer si une poignée de spécimens fossiles représente une nouvelle espèce ?) mais aussi à l’enjeu anthropologique, qui confère une forte résonance médiatique et académique à toute description d’une espèce présentée comme ancestrale à l’humanité actuelle et conduit à façonner le passé à l’image du présent. Le paléoanthropologue Tim White voit ainsi dans la multiplication d’espèces d’hominines l’effet d’un « zèle populiste en faveur de la diversité [16] », nourri par une confusion entre la diversité en tant que valeur politique et en tant que fait biologique.
12 Faut-il alors considérer la diversité des hominines comme une construction théorique, sans réalité biologique ? Un ensemble cohérent d’indices fossiles soutient au contraire l’hypothèse d’une diversité synchronique significative dans la lignée humaine. Toutefois, ces biais indiquent que la diversité n’est pas seulement une donnée quantifiable, mais aussi un problème, qui met en jeu dans son versant biologique les concepts de diversité et de variabilité. Selon une objection récurrente à la multiplication des taxons d’hominines, la sous-estimation de la variabilité de l’espèce conduit à la surestimation de la diversité des espèces dans la lignée humaine. Il y aurait ainsi une confusion entre variation intraspécifique et interspécifique. Il existe en outre toute une variété de variations, celles-ci pouvant être de nature morphologique, comportementale, sexuelle, pathologique, écologique, géographique ou temporelle, mais aussi d’origine génétique (y compris dans l’hypothèse où elles résultent d’un processus d’hybridation), ontogénétique ou épigénétique. Quels sont alors les caractères les plus pertinents pour justifier la description d’une nouvelle espèce ? Des échantillons fossiles aux analogues vivants, quel est le cadre comparatif adéquat pour estimer la variabilité des taxons d’hominines ?
13 Une clarification du concept d’espèce permettrait-elle un dénombrement plus efficace des espèces d’hominines ? Le risque est ici de déplacer la difficulté de la diversité des espèces à la diversité des concepts d’espèce (dont une vingtaine de versions différentes a pu être recensée). De plus, il serait peut-être plus pertinent de se demander quel concept d’espèce peut (et non pas doit) être employé s’agissant de vestiges fossiles rares et lacunaires, pour lesquels le concept biologique de l’espèce, fondé sur l’interfécondité, est peu opératoire. Ainsi, le concept morphologique, fondé sur la ressemblance entre spécimens, est le critère dominant en paléontologie, bien qu’il puisse conduire à interpréter tout changement morphologique comme indice de spéciation ou à mettre en avant une morphologie présentée comme unique (à travers un mélange de caractères primitifs et dérivés différent des autres) pour justifier la description d’une nouvelle espèce [17].
14 Peut-on alors espérer que la génétique lève les incertitudes relatives à la diversité humaine du passé ? La paléo-génétique nous informe d’échanges génétiques entre Homo sapiens, Néandertaliens et Dénisoviens qui alimentent l’hypothèse d’hybridations entre ces lignées, dans un modèle réticulé d’évolution. Ainsi, l’espèce n’apparaît plus tant comme une entité séparée des autres et close sur elle-même que comme une lignée aux contours poreux. En outre, si la génétique permet de connaître les processus de l’évolution humaine, de retracer l’histoire des populations humaines, seule la morphologie donne accès aux résultats de processus d’évolution, donc à la diversité des anatomies et des modes de vie [18]. Enfin, les corrélations entre génétique, morphologie et phylogénie sont loin d’être limpides. Il faut ainsi interroger le « postulat moléculaire » selon lequel « le degré de similitude moléculaire reflète le degré de relation évolutionnaire [19] », mais aussi explorer les bases moléculaires de la morphologie sous-jacentes au développement pour mieux comprendre la diversification des espèces d’hominines.
Identité et altérité
15 Ces incertitudes relatives à l’ampleur de la diversité dans la lignée humaine sont-elles de nature à suspendre l’effort d’assimilation des connaissances issues de la paléoanthropologie par la réflexion philosophique sur l’humain ? Nous ne le pensons pas, pour deux raisons au moins. D’une part, l’incertain est ordinaire dans la paléoanthropologie, en raison des données lacunaires dont dispose la discipline mais aussi des vifs débats qu’elle alimente. D’autre part, la reconnaissance et l’acceptation de la diversité humaine du passé – quelle que soit sa réalité biologique – est par elle-même signifiante et constitue un fait anthropologique, selon la relation spéculaire mise en évidence dans la première partie de cet article : la connaissance des hominines du passé dit aussi quelque chose des humains que nous sommes.
16 Quels sont alors les changements que la connaissance de l’évolution humaine induit dans l’anthropologie philosophique ? L’hypothèse d’une diversité d’espèces d’hominines engage à repenser à nouveaux frais la différence anthropologique, désormais irréductible à l’identification de « propres de l’homme » dans l’histoire évolutionnaire humaine. Si l’essentialisation de caractéristiques variables au cours du temps est problématique, l’hypothèse d’un buissonnement d’hominines évoluant dans des lignées voisines suggère en outre que les caractéristiques traditionnellement considérées comme uniquement humaines, dont l’émergence tend à être pensée sous la forme d’un événement unique, peuvent avoir évolué plusieurs fois et sous plusieurs formes. Ainsi, la diversité des anatomies mise en évidence par certaines découvertes fossiles récentes pourrait indiquer une diversité des adaptations locomotrices dans la lignée humaine, si bien qu’il n’y aurait pas une bipédie, mais des bipédies [20].
17 Si la piste des « propres de l’homme » semble se dérober, faut-il pour autant renoncer à toute différence anthropologique ? Nous voudrions montrer au contraire que les connaissances actuelles de la paléoanthropologie requièrent de la philosophie qu’elle s’empare à nouveau de cette question. Loin de réduire l’humain à l’animal, la paléoanthropologie permet d’étendre le champ de la différenciation anthropologique, non pas en creusant une différence d’essence ou de nature, mais en explorant une autre différence – non plus entre humain et non-humain, sous la forme d’une séparation, mais entre des formes d’humanité, sous la forme d’une relation. Cette expérience de l’altérité ne consiste pas à se confronter à d’autres humains, mais bien à d’autres humanités ; la question n’est donc plus seulement celle de la différence anthropologique, mais aussi celle d’une diversité anthropologique nouvelle, qui engage la constitution d’une véritable paléo-anthropologie, dans le dialogue avec l’anthropologie sociale et culturelle.
18 À travers la confrontation à l’altérité d’autres humanités, une nouvelle voie s’ouvre à nous pour définir l’humain en contournant les difficultés relatives à la recherche de « propres de l’homme ». Il s’agit de se demander comment l’humain se définit non pas en soi, par des propriétés uniques, mais en tant que variation dans une famille de formes apparentées et cependant différenciées. Cette perspective nouvelle requiert de la philosophie qu’elle propose un schème conceptuel permettant d’appréhender la diversité humaine du passé aujourd’hui documentée par la paléoanthropologie, au prix d’un changement de paradigme.
19 Celui-ci passe d’abord par un changement de méthode, ou plus précisément par le renouvellement de la méthode comparative usuelle en paléoanthropologie, qui compare les spécimens fossiles avec les individus d’espèces actuelles, ainsi que les spécimens fossiles entre eux. Or la méthode comparative procède selon deux modes principaux : au mode typologique, qui rapproche ses objets d’un type constituant le point de comparaison, s’ajoute un second mode de comparaison, qui « ne repose pas sur la subsomption de divers cas sous une catégorie définie par un ensemble de caractéristiques communes, mais sur la définition d’un réseau de formes apparentées [21] ». Ce procédé, qui privilégie la définition de la variation à celle du type, a été mis en œuvre dès le début du xixème siècle dans la grammaire comparée et la biologie, puis comme l’a montré Gildas Salmon, dans l’anthropologie de Franz Boas. Or la pluralité des formes humaines du passé dans la paléoanthropologie requiert la constitution d’une anthropologie conçue comme « connaissance des réseaux de variantes [22] », en adéquation avec un modèle réticulé d’évolution qui représente l’histoire phylogénétique humaine sous la forme d’un réseau de lignées.
20 En effet, ce changement de paradigme passe également par un changement de modèle, c’est-à-dire de la manière dont la paléoanthropologie représente son objet. L’histoire de cette science est marquée par le passage d’un modèle linéaire et graduel, lointain héritier de la scala naturae et de la chaîne des êtres [23], à un modèle buissonnant pour penser la parenté et l’évolution. Or cette substitution du buisson à l’échelle ne peut sans naïveté être conçue comme l’horizon indépassable du progrès scientifique. L’échelle et le buisson ne sont-ils pas en définitive tous deux issus du même modèle arborescent, enraciné dans la théorie aristotélicienne de la différence que formalise l’arbre de Porphyre, et encore prédominant pour penser la différence anthropologique [24] ? Quel modèle imaginer alors pour appréhender la diversité des hominines ? Le concept de rhizome proposé par Deleuze et Guattari peut ici fournir une piste. « Les schémas d’évolution ne se feraient plus seulement d’après des modèles de descendance arborescente, allant du moins différencié au plus différencié, mais suivant un rhizome opérant immédiatement dans l’hétérogène et sautant d’une ligne déjà différenciée à une autre [25] », proposent les auteurs de Mille plateaux en analysant le rôle joué par les virus dans le transport de l’information génétique. Ce nouveau modèle pourrait être pertinent pour appréhender les échanges génétiques entre espèces dont la paléoanthropologie nous apporte des indices. Il ne s’agit plus alors de raisonner seulement en termes d’individualités historiques mais de relations que ces entités entretiennent avec des variantes, comme le fait une certaine tendance de l’anthropologie culturelle en se donnant comme objet d’étude la « circulation transversale entre des séries divergentes [26] ». Ici s’offre une occasion nouvelle de dépasser le clivage entre anthropologie biologique et anthropologie culturelle, entre sciences de la nature et sciences de la culture.
21 Sur le double plan de l’épistémologie et de l’ontologie, impliquant à la fois la méthode et l’objet de la connaissance, ce changement de paradigme touche la manière dont l’humain se saisit dans un système de représentation, mais aussi à la place de la paléoanthropologie dans le paysage intellectuel contemporain. Comment constituer véritablement la paléo-anthropologie comme anthropologie, dans le passage de la typologie à la variation et de l’arbre au rhizome ? Dans cette perspective nouvelle sur l’humain, Homo sapiens n’est plus seulement le point de comparaison, le type invariant à partir duquel distribuer les ressemblances et les différences ; il se découvre et se représente lui-même comme variante dans un ensemble de formes variantes d’humanité. De manière inattendue au regard des frontières disciplinaires, la paléoanthropologie entre alors en résonance avec un certain courant de l’anthropologie culturelle contemporaine, qui aborde d’une manière nouvelle les variations de schèmes conceptuels entre les peuples. Ainsi, écrit Patrice Maniglier à propos de l’anthropologie d’Eduardo Viveiros de Castro, la méthode comparative qui la caractérise consiste-t-elle à « faire apparaître le sujet de la comparaison comme une variante de ce qu’il croyait être son objet » et « à découvrir que le type lui-même est une variante, ce qui veut dire qu’il est défini par sa position dans un ensemble de transformations tout à fait précises [27] ».
22 Si ce changement de paradigme offre à la paléoanthropologie un schème conceptuel plus pertinent pour ses objets et une meilleure insertion dans l’anthropologie, il est indispensable d’identifier les différences irréductibles par lesquelles la paléoanthropologie et cette anthropologie culturelle varient l’une de l’autre [28]. La paléoanthropologie se présente ainsi comme une anthropologie sans symétrie ni réciprocité : si l’humain sapiens peut se connaître dans sa différence par rapport à des variantes humaines qui l’ont précédé, nulle réciproque n’est possible, si bien que l’opposition du sujet de la connaissance et de l’objet connu semble ici indépassable. Nulle confrontation n’est ici possible avec l’altérité vivante des concepts et des comportements de ces autres humains, d’où naît pourtant l’expérience de l’équivocité, si fondamentale dans la tendance de l’anthropologie culturelle que nous avons évoquée [29].
23 Mais cette absence de réciprocité est-elle seulement et irréductiblement une lacune ? Elle permet au contraire de faire l’expérience de ce que nous sommes en tant qu’espèce humaine en nous confrontant à une altérité radicale et cependant susceptible d’être appréhendée comme variation. La mise au pluriel de l’humain n’implique aucunement le nivellement des humanités par la négation de toute différence : la confrontation à l’altérité de formes humaines disparues apparaît au contraire comme une condition de l’identité et de la connaissance de soi, offrant de ce fait une voie alternative à celle du « propre de l’homme ».
24 La question des usages possibles de la paléoanthropologie par la philosophie peut ici recevoir de nouveaux éléments de réponse. Cette dernière a-t-elle seulement pour fonction d’aider le paléoanthropologue – ou le préhistorien – « à élaborer une étude historique et critique de sa propre discipline [30] » ? Ou faut-il plutôt considérer, comme le remarque très justement Philippe Grosos à propos de la préhistoire, que la paléoanthropologie apporte à la philosophie des ressources permettant de repenser de manière profondément différente certains de ses concepts fondamentaux ? La mise en évidence d’une diversité humaine du passé permet un tel renouvellement : si le rapport à l’autre a toujours nourri l’anthropologie [31], la paléoanthropologie nous fait découvrir une altérité, étrange tant par son éloignement temporel que par les traces fossiles par lesquelles elle nous est connue, dévoilant un vaste champ d’étude qui reste encore largement à arpenter.
Conclusion
25 En questionnant l’actualité de la différence anthropologique dans la paléoanthropologie, cet article s’est attaché à démontrer que cette notion n’est pas la scorie d’un âge métaphysique dont seuls les philosophes, ignorant les développements de la biologie de l’évolution, se préoccuperaient. La différence anthropologique est une question qui travaille la paléoanthropologie, entre l’anti-anthropocentrisme de son cadre théorique et l’anthropocentrisme inhérent à son objet d’étude. Pourtant, cette discipline ne se limite pas à inscrire dans le temps long de l’histoire évolutionnaire des « propres de l’homme » déjà balisés par la tradition philosophique ; elle offre d’autres possibilités que nous avons parcourues à partir des indices fossiles d’une diversité de formes ayant évolué dans la lignée humaine.
26 La question de l’usage possible par la philosophie des données de la paléoanthropologie s’est alors posée, nous conduisant à mettre en question la conception de la diversité comme donnée empirique, livrée à nous avec les spécimens fossiles exhumés des couches géologiques. Au contraire, nous avons mis en évidence les difficultés relatives à l’évaluation de la diversité humaine du passé, pour caractériser la construction de la diversité sur le plan de la théorie biologique mais aussi de la représentation anthropologique. Cet effort de déconstruction nous semble être une étape préalable et nécessaire afin que la philosophie puisse assimiler cette diversité humaine du passé et s’en nourrir pour penser une autre forme de différence anthropologique, à partir des ressources de cette autre anthropologie qu’est la paléo-anthropologie.
27 Nous avons ainsi esquissé en quelques traits cette nouvelle différence anthropologique, qui ne se laisse pas concevoir comme un dépassement de l’animal par l’humain, mais plutôt comme un processus de différenciation entre des formes apparentées, qui permet de concevoir différentes manières de devenir humain, dans la confrontation à l’altérité d’autres humanités. L’anthropologie philosophique qui reste à construire à partir de la paléoanthropologie exige en ce sens une épistémologie susceptible d’expliquer ce que veut dire, pour l’espèce humaine, se connaître comme variation dans un réseau de lignées, au croisement de la diversité biologique des sciences de la nature et de la diversité anthropologique des sciences humaines et sociales.
Notes
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[1]
On pourra consulter sur ce point l’ouvrage du paléoanthropologue C. Stringer, Survivants. Pourquoi nous sommes les seuls humains sur terre, Paris, Gallimard, 2014.
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[2]
J.-M. Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007. Voir les objections avancées par F. Wolff, Notre humanité, Paris, Fayard, 2010, et E. Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, 2011.
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[3]
Voir H.-J. Glock, « The Anthropological Difference : What Can Philosophers Do To Identify the Differences Between Human and Non-human Animals ? », in Royal Institute of Philosophy Supplement, 70, 2012, p. 105-131.
-
[4]
G. G. Simpson, The Meaning of Evolution, Yale University Press, 1967, p. 283. Voir également R. Delisle, Les Philosophies du néo-darwinisme, Paris, PUF, 2009.
-
[5]
G. G. Simpson, ibid., p. 286.
-
[6]
M. Lequin, Bipédie et origines de l’humanité, Paris, Hermann, 2019.
-
[7]
D. Andler, La Silhouette de l’humain, Paris, Gallimard, 2016.
-
[8]
E. Bimbenet, Le Complexe des trois singes, Paris, Seuil, 2017.
-
[9]
T. Ingold, « Tels que “nous” sommes. Le concept de l’homme anatomiquement moderne », Marcher avec les dragons, Bruxelles, Zones sensibles, 2013, p. 43-76.
-
[10]
R. Corbey, The Metaphysics of Apes. Negotiating the Animal-Human Boundary, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
-
[11]
Dans Primate Visions (New York, Routledge, 1989), Donna Haraway analyse le trafic de significations qui s’opère dans la paléoanthropologie entre les pôles de la nature et de la culture, de l’animal et de l’humain, du corps et de l’esprit, de l’origine et du futur.
-
[12]
M. Lequin, « Repenser l’anthropogenèse à partir de la diversité humaine du passé », in Bulletin d’Histoire et d’Épistémologie des Sciences de la Vie, 26(2), 2019, p. 209-226.
-
[13]
V. Maris, Philosophie de la biodiversité, Paris, Buchet Chastel, 2016.
-
[14]
E. Mayr, « Taxonomic categories in fossil hominids », in Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, 15, 1950, p. 109-118.
-
[15]
B. Wood et E. Boyle, « Hominin Taxic Diversity : Fact or Fantasy ? », in American Journal of Physical Anthropology, 159, 2016, p. 37-78.
-
[16]
T. White, « Early hominids – Diversity or Distortion ? », in Science, 299, 2003, p. 1994-1997.
-
[17]
C. Quintyn, « The naming of new species in hominin evolution : A radical proposal – A temporary cessation in assigning new names », in Homo – Journal of Comparative Human Biology, 60, 2009, p. 307-341.
-
[18]
R. Foley, 2005, « Species diversity in human evolution : challenges and opportunities », in Transactions of the Royal Society of South Africa, 60(2), 2005, p. 67-72.
-
[19]
J. Schwartz, « Systematics and Evolution », in Reviews in Cell Biology and Molecular Medicine, 2(3), p. 1-43, 2016, p. 5.
-
[20]
Sur la diversité locomotrice, voir W. Harcourt-Smith, William, « Early hominin diversity and the emergence of the genus Homo », in Journal of Anthropological Sciences, 94, 2016, p. 19-27.
-
[21]
G. Salmon, « Forme et variante : Franz Boas dans l’histoire du comparatisme », in Franz Boas, le travail du regard, dir. M. Espagne et I. Kalinowski, Paris, Armand Colin, 2013, p. 191-220, p. 198.
-
[22]
Ibid., p. 218.
-
[23]
A. Lovejoy, The Great Chain of Being : A Study of the History of an Idea, Harvard University Press, 1936.
-
[24]
Voir l’ouvrage de C. Cohen, Nos ancêtres dans les arbres, Paris, Seuil, 2021, pour une analyse des « métamorphoses de l’arbre » comme schème phylogénétique.
-
[25]
G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 17.
-
[26]
G. Salmon, ibid., p. 205.
-
[27]
P. Maniglier, « Dionysos anthropologue. À propos d’Eduardo Viveiros de Castro », in Les Temps modernes, 692, 2017, p. 143-144.
-
[28]
L’analyse de ces différences, qui excède l’ambition de cet article, n’est ici qu’esquissée.
-
[29]
Concernant le concept d’« équivoque » et son importance chez Viveiros de Castro, on peut se reporter P. Maniglier, ibid., p. 136-155 : p. 152-153.
-
[30]
P. Grosos, « Pour une philosophie critique de la préhistoire », in Esprit, 12, 2020, p. 147-156 : p. 148.
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[31]
Sur la relation entre anthropologie et altérité, on se référera à l’ouvrage de M. Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995.