La nature et ses possibles. L’expérience humaine selon Whitehead
La limite anthropologique
1 La philosophie de Whitehead se présente comme une vaste enquête spéculative sur les héritages contemporains du concept de nature et les conditions de sa transformation. De ses premières œuvres philosophiques, Les Principes de la connaissance naturelle et Le Concept de nature, à sa dernière, Modes de pensée, en passant par Procès et réalité et La Science et le monde moderne, la philosophie de Whitehead se définit par une remarquable constance dans le projet qui l’anime. La question, au centre de son œuvre, est de savoir comment repenser, sur un nouveau sol, le projet d’une philosophie de la nature, la plaçant dans une proximité étonnante avec des philosophies telles que celles de Spinoza et de Schelling. D’un bout à l’autre de son œuvre, ne cessent de se poser des questions d’un nouveau genre qui en forment les différentes articulations : Comment s’est constitué le concept de nature tel que, nous modernes, en avons hérité ? À quelles nécessités, notamment expérimentales, correspondent les gestes et les opérations dont proviennent les oppositions qui ont régi la modernité, les oppositions du réel et de l’apparent, du naturel et du construit, de l’objectif et du subjectif ? Comment les abstractions qui donnaient au concept de nature sa consistance se trouvent-elles aujourd’hui confrontées à des changements dans la composition de ce qui relevait du domaine de la nature et des pratiques de savoir qui y étaient associées ? La nature, dans son œuvre, n’y occupe plus la place d’un domaine particulier, formant un objet dont les contours pourraient être établis par contraste avec d’autres dimensions de notre expérience. Elle forme la matrice de toutes les formes d’expérience, l’élément donnant consistance à nos savoirs et le lieu de constitution des principales catégories de la métaphysique. Ainsi, à la fin de l’introduction de Procès et réalité, Whitehead définit la fonction de la philosophie comme une construction systématique visant à exprimer les formes actuelles et les puissances potentielles de la nature :
L’utilité de la philosophie consiste à contribuer à la systématisation la plus générale de la pensée civilisée […]. La philosophie est l’union de l’imagination et du sens commun réfrénant les ardeurs des spécialistes tout en élargissant le champ de leur imagination. En fournissant les notions génériques, la philosophie faciliterait la conception de la variété infinie des cas spécifiques qui demeurent irréalisés dans le sein de la nature [1].
3 La philosophie y est donc présentée comme une activité systématique visant à rendre compte des plus grandes généralités, c’est-à-dire à déployer des notions génériques, nous permettant d’interpréter la « variété infinie des cas spécifiques », actuels ou potentiels, de la nature. Le projet, célébré par des philosophes aussi différents que Bergson, Merleau-Ponty, Wahl ou encore Deleuze, implique un véritable décentrement de l’expérience humaine, dont il s’agit d’établir les contours et les limites afin de laisser de la place à la multiplicité des formes d’expérience dans la nature. On pourrait exprimer la fonction que Whitehead attribuait à la philosophie dans des termes similaires à ceux que Deleuze utilisait pour parler de celle de Bergson : « nous ouvrir à l’inhumain et au surhumain (des durées inférieures ou supérieures à la nôtre…), dépasser la condition humaine, tel est le sens de la philosophie [2] ». Whitehead s’était en effet, de son côté, longuement attardé à montrer l’influence des évidences propres à notre « condition humaine » dans la formation des cadres de l’ontologie et des principales catégories de la métaphysique. Ainsi, il décelait deux présupposés anthropologiques de la métaphysique, d’autant plus efficaces qu’ils resteraient le plus souvent implicites. Le premier relève d’une survalorisation de l’expérience perceptive, essentiellement visuelle, dans la constitution des catégories de la métaphysique. Whitehead nomme « présentation immédiate » un mode d’expérience très élaboré, requérant des fonctions biologiques de différenciation des canaux de perception et de la distinction dans le champ perceptif. La présentation immédiate est « la perception familière du monde tel qu’il est au moment présent. Celle-ci s’opère en projetant (dans l’univers) nos sensations immédiates, de manière à déterminer ce que sont pour nous les propriétés des entités physiques, contemporaines de ces sensations. Cette catégorie de contenus constitue notre expérience du monde extérieur, tissu de données sensibles, dépendant des états immédiats des régions respectives de notre corps [3] ». Elle implique une capacité de simplification du champ perceptif et la projection des modalités de nos sensations sur le monde environnant. Whitehead montre que, loin de rompre avec l’expérience perceptive, la métaphysique en fut au contraire le plus souvent la généralisation. Ainsi, dans le choix de ses exemples qui valorisent implicitement la « permanence des choses : la solidité de la terre, les montagnes, les rochers, les pyramides d’Égypte, l’esprit humain, Dieu [4] », dans les qualités qu’elle donne aux éléments ultimes du réel (identité, simplicité et analogie), nous retrouverions les qualités de l’expérience perceptive familière aux sujets humains. Le second présupposé anthropologique, Whitehead le situe au niveau du langage, et plus particulièrement de la forme « sujet-prédicat ». Cette structure aurait, selon lui, déterminé l’ontologie et les principes de la pensée grecque. Il écrit :
La philosophie grecque a recours aux formes communes du langage pour exprimer ses généralisations. Elle a découvert l’énoncé type : « cette pierre est grise », et en a conçu la généralisation suivante : le monde actuel peut être considéré comme une collection de substances premières déterminées par des qualités universelles [5].
5 La philosophie moderne en aurait hérité implicitement, dans un nouveau langage, une nouvelle terminologie, mais qui ne pouvait rompre avec la différence du sujet et du prédicat : « toute la philosophie moderne tourne autour de la difficulté de décrire un monde en termes de sujet et de prédicat, substance et qualité, particulier et universel [6] ».
6 Plus encore que la réduction de la nature à la seule perspective humaine, ces deux présupposés sont, selon Whitehead, responsables d’un ancrage essentiellement anthropologique de la nature avec lequel il s’agirait de rompre, en en décelant tous les rouages, les formes implicites et les intérêts dont dérive leur généralisation, pour donner à la nature ses formes plurielles, dont l’expérience humaine n’est ni la finalité ni le modèle. Pourtant, dans son dernier ouvrage, Modes de pensée, Whitehead n’hésite pas à écrire, comme une sorte d’évidence acquise : « Lorsqu’on en vient au genre humain, la nature semble avoir fait éclater une autre de ses frontières [7] ». Comment comprendre cette réintroduction de l’expérience humaine qui semble aller à rebours de tout ce que Whitehead avait tenté jusqu’alors ? Quel statut donner à ces derniers mots selon lesquels nous aurions affaire avec le genre humain à l’éclatement d’une frontière de la nature ? Whitehead ne réintroduit-il pas subrepticement ce contre quoi il avait jusqu’alors lutté, à savoir l’instauration d’une différence ontologique entre l’homme et la nature ? Aucun doute pourtant n’est possible sur le fait que Whitehead, loin de rejeter l’expérience humaine, en fait un élément essentiel auquel doit tenir une philosophie de la nature. Ainsi, toujours dans Modes de pensée, Whitehead le confirme : « La distinction entre les hommes et les animaux n’est en un sens qu’une différence de degré. Mais l’étendue de ce degré fait toute la différence. Le Rubicon a été franchi [8] ». Essayons de comprendre le sens de ces passages fondamentaux pour comprendre les conditions d’une philosophie de la nature. Whitehead y affirme deux choses apparemment distinctes. Tout d’abord, il y affirme la continuité de la nature. L’homme ne s’extrait nullement de la nature, mais c’est elle dont il dit qu’elle semble « avoir fait éclater une autre de ses frontières ». Dans le deuxième extrait, Whitehead parle d’une simple différence de degré entre l’expérience humaine et l’expérience animale. Bref, dans ces deux passages Whitehead maintient très clairement l’idée d’une continuité absolue de la nature, sans ruptures et sans sauts. Des formes embryonnaires de la vie végétale aux organisations complexes des corps animaux, Whitehead ne voit qu’une continuité de fonctions et la tâche de la philosophie est de se rendre capable d’interpréter cette vaste continuité de la nature. À la manière de Lovejoy, il faudrait parler d’une « grande chaîne de l’être » où chaque existence poursuit, reprend, intensifie, sans rupture radicale, ce que d’autres portaient avant elle. Ensuite, Whitehead affirme, toujours dans ces deux passages, qu’il y a bien des changements qualitatifs – le Rubicon a été franchi – liés à la gradation de l’intensité de certaines fonctions. Tout se passe comme si l’intensification d’une qualité commune entraînait un véritable changement, le passage à une nouvelle forme d’existence, une nouvelle possibilité au sein même de la nature.
Les possibles dans la nature
7 On l’aura compris, Whitehead rejette tout point de départ qui entraînerait une répartition entre ce qui appartiendrait à la nature, à ses qualités, aux êtres qui la composent, et à ce qui appartiendrait à l’expérience humaine, cherchant à en définir la spécificité. Cette manière de procéder est nécessairement vouée à l’échec et ne peut tout au plus que déplacer en permanence les frontières censées différencier des domaines distincts, dont l’existence ne proviendrait finalement que des découpages abstraits que nous y produisons. Ainsi, il nous faut changer de perspective. Ce n’est plus ni la nature, ni l’humain, qui doivent former le bon point de départ, mais des éléments de l’existence en général, des activités communes à l’ensemble des êtres, humains et non-humains, car la question est bien de savoir ce que l’expérience humaine exacerbe comme dimension de l’existence en général, sans jamais en être l’origine, l’humain se définissant par les qualités dont il intensifie le sens.
8 On pourrait s’attendre à ce que Whitehead privilégie, à la manière du naturalisme, des fonctions corporelles ou biologiques qui, à l’évidence, relieraient l’humain dans ses dimensions vitales, ou physiques, aux autres êtres. Il n’en est rien. Whitehead pointe une attention, un sens particulier, une dimension qui peut être plus ou moins intense et qu’on nommera « le sens du possible ». C’est le degré d’importance que les humains attribuent aux possibles qui définit l’expérience humaine. Ainsi, écrit-il, « l’entretien conceptuel d’une possibilité non-réalisée devient un facteur majeur dans la mentalité humaine [9] ». Ces possibilités non réalisées, ce sont toutes ces éventualités, ces alternatives, ces « would be » qui accompagnent chaque moment de notre expérience. Ce sens du fait – qu’il aurait pu, dans une situation, en être autrement et qu’il est toujours possible que les événements prennent une autre tournure – est pour Whitehead un « facteur majeur de l’expérience humaine ». C’est avec eux que s’invente une véritable « culture des possibles », un sens des dimensions hypothétiques des situations, une attention active aux possibilités qui accompagnent tout événement, une sensibilité inquiète quant aux dangers qu’ils recèlent. Whitehead le confirme :
dans son développement le plus élevé, cette attitude devient l’entretien de l’Idéal. Il accentue le sens de l’importance. Et ce sens se manifeste en diverses espèces, tels que le sens de la morale, le sens mystique de la religion, le sens de cette délicatesse de l’ajustement qui est la beauté, le sens de la nécessité de la connexion mutuelle qui est l’entendement, et le sens de la distinction de chaque facteur qui est la conscience [10].
10 Le terme technique que Whitehead utilise, pour parler de ce sens des possibilités non réalisées, est le terme « propositions ». Nous avons tendance à penser les propositions comme des formes langagières, des manières de parler, de nommer, d’indiquer ou de se référer, par le langage, à une réalité censée en être plus ou moins dépourvue. Il y aurait d’un côté l’espace des choses silencieuses, dépourvues de langage, formant la réalité à laquelle nous avons affaire, et d’un autre côté l’espace langagier qui trouverait son origine dans l’activité humaine et qui la définirait dans son exceptionnalité. Or, Whitehead, qui n’a cessé, au moins depuis les Principia Mathematica, de chercher le sens de la pluralité des modes de propositions (logiques, esthétiques, historiques, ontologiques), ne voit qu’une confusion dans l’identification des propositions à des formes langagières. Les propositions, chez lui, ne présupposent nullement le langage et il ne voit aucune raison de ne pas attribuer des dimensions propositionnelles à toutes les formes d’existence, des êtres physiques aux formes élaborées de la conscience, si bien que c’est tout l’univers qui est un faisceau d’êtres propositionnels.
11 Mais comment comprendre qu’une entité physique ou biologique, indépendamment de toute puissance réflexive, de toute intentionnalité consciente, puisse être porteuse de propositions ? C’est que chaque être porte avec lui les traces de ce qu’il aurait pu être, les marques des alternatives qui auraient pu, à chaque moment de son existence, l’orienter dans une autre direction. Tout être porte en lui, dans sa matérialité même, les traces des possibilités que son existence a écartées. Ce qu’il est à un moment donné ne peut être pensé, sinon par un acte d’abstraction, du faisceau de possibilités qu’il incarne dans chaque partie de son existence. Whitehead l’exprime en une formule dont il fait l’une des caractéristiques primordiales de sa métaphysique : un être « porte les marques de sa naissance ; il se souvient, en une émotion subjective, de sa lutte pour la vie ; il retient l’empreinte de ce qu’il aurait pu être, mais qu’il n’est pas [11] ». Dans chaque être, aussi infime soit-il, aussi loin soit-il de toutes les qualités que nous attribuons à la conscience, à la réflexion, aux capacités de projection dans le passé et le futur, nous retrouvons les traces de ce qu’il aurait pu être et de ce qu’il pourrait advenir, un sens, certes inchoatif, mais non négligeable, des possibles qu’il porte avec lui. Ce qui aurait pu être, les choix qui se sont opérés et les sélections qui ont eu lieu, définissent tout autant un sujet que ce qu’il est actuellement. Le sentir porte avec lui tous ces « serait » (would be), ces éventualités qu’il a dû écarter dans son existence effective, toutes les alternatives qui se sont présentées à lui. Il « porte les marques de sa naissance » ; il retient « l’empreinte de ce qu’il aurait pu être, mais qu’il n’est pas ». Ce n’est donc pas avec l’humain que commence la question du possible, ni même de l’alternative. C’est en ce sens que nous devons comprendre ce que Whitehead veut dire par la dimension propositionnelle des êtres. Ils sont à la fois pleinement réels, mais leur existence est indissociable d’un faisceau de possibilités, de ce qu’ils auraient pu ou pourraient être. Nous voyons, dès lors, que les propositions, pour Whitehead, ne sont réductibles ni à des formes d’énonciation, ni à des jugements, ni à des modes de connaissance par lesquels nous rendrions compte des choses auxquelles nous avons affaire ; elles sont à l’intérieur même de ces êtres et se mélangent à leur constitution à un tel point que nous ne pouvons distinguer ce qu’est une chose des possibilités qu’elle porte avec elle.
La culture des possibles
12 Les propositions sont donc partout dans la nature, et elles n’attendent nullement l’homme ou une quelconque faculté pour exister. Mais l’importance qu’elles revêtent, pour chaque existant, varie. Et Whitehead, dans deux de ses ouvrages, Procès et réalité et Modes de pensée, a été jusqu’à proposer de repenser les domaines d’existence dans l’univers (le monde physique, végétal, animal et humain) selon le degré d’importance des dimensions propositionnelles des êtres qui les constituent. Fortement recouvertes dans les réalités physiques, elles sont intensifiées dans les réalités vivantes et célébrées pour elles-mêmes chez les humains. Il n’importe pas ici d’approfondir cette typologie des existants au centre de la cosmologie de Whitehead. Ce qui nous importe ici, c’est d’étendre la notion de propositions à des réalités aussi bien humaines que non humaines. Des corps inanimés aux humains, nous trouvons selon Whitehead, ces articulations de l’actuel et du potentiel, du fait et du possible. La nature n’est pas un ensemble de choses, reliées selon des lois fixant leur développement et leurs interactions, c’est pour Whitehead un immense tissus de propositions, d’articulations entre des actes en train de se faire et des possibilités qui les accompagnent. Nous voyons qu’il ne s’agit, somme toute, que d’une différence de degré et qu’il y a dans la matière inerte tout autant de possibilités, de dimensions propositionnelles, mais l’attention portée à celles-ci fait toute la différence. C’est chez les animaux que la question devient intense et vitale. Cultiver le sens de ce qui aurait pu être et de ce qui pourrait advenir fait partie des conditions mêmes d’existence des vivants ; il y va de leur survie. Le rapport qu’ils entretiennent à leur milieu, à ses fluctuations, à ses changements, est tout entier marqué par cette attention à ce qui excède le « simple donné de fait », à ces présences vagues, ces signes avant-coureurs d’un changement, ces réminiscences d’anciennes situations qui insistent dans leur présent. Whitehead en fait l’attitude primordiale des vivants. Ainsi, dans un passage du Concept de nature, il écrit : « Nous sommes instinctivement portés à croire que, moyennant une attention appropriée, on peut trouver plus dans la nature que ce qui s’observe d’emblée. Et nous ne saurions nous satisfaire de moins [12] ». Le « nous » dont il est question dans ce passage est indéterminé. Il concerne aussi bien les humains que les non-humains et ne peut se réduire à une attitude d’observation épistémologique sur la nature. L’animal en alerte face à un danger possible, inquiet face à de minimes variations de son environnement, attentif à des indices et signes le renvoyant à la présence possible d’un prédateur ou d’une proie, tout cela témoigne d’une attention primordiale à ces possibilités ancrées dans le fait présent, dans la factualité d’un moment particulier. C’est une question vitale, formant la condition même du maintien dans l’existence des vivants. Elle prend chez les humains une dimension accrue. L’alternative, la possibilité non-réalisée, le sens de ce qui aurait pu être ou de ce qui pourrait advenir, y acquièrent une place prédominante. À travers le langage, la mémoire, les transmissions des aventures d’une époque à une autre, le sens de la précarité des événements historiques, les idéaux qui les portent au-delà d’eux-mêmes, les humains se définissent par leur intérêt immodéré pour les potentialités des situations auxquelles ils ont affaire ; ils s’intéressent à « la variété infinie des cas spécifiques qui demeurent irréalisés dans le sein de la nature [13] ». Dans leurs relations à la nature, aux êtres, à leur histoire et à leurs institutions, les humains se caractérisent par leur attachement aux dimensions propositionnelles des événements auxquels ils ont affaire. Ils prolongent, en l’intensifiant, cette dimension animale de l’attention aux possibles, et la cultivent sur un mode propre. Nulle rupture, nul saut, nulle différence anthropologique, si du moins l’on entend par là une différence radicale dans les qualités qui animent les êtres, mais une intensification qui comporte des traits remarquables.
13 La prégnance de cette culture des possibles se fait particulièrement sentir dans les rapports que les humains entretiennent à leur histoire, les récits qui constituent les événements historiques, le sens parfois dramatique des alternatives qui accompagnent les moments décisifs d’un changement d’époque : « Aucun fait de l’histoire, personnelle ou sociale, ne peut se comprendre tant que nous ne savons pas à quoi il a échappé, et de combien peu il s’en est fallu [14] ». Des événements politiques aux réformes religieuses, en passant par l’histoire des sciences et l’histoire de la philosophie, Whitehead n’a cessé d’interroger ces dimensions propositionnelles afférentes à tout événement. Pour chaque moment historique, pour chaque nouvelle abstraction, pour chaque nouvelle invention scientifique, il entend mettre en évidence à la fois la contingence radicale de leur genèse, c’est-à-dire le fait qu’il aurait pu en être autrement, et l’extrême précarité de leur existence. La « défaite de Napoléon », par exemple, n’est pas inscrite dans l’histoire de tout temps, comme une nécessité dont l’événement n’aurait été que l’actualisation ; elle aurait pu, au sens fort, ne pas avoir lieu et « les possibilités d’un autre cours de l’histoire qui aurait découlé de sa victoire sont pertinentes par rapport aux faits qui se sont réellement produits [15] ». Les éléments d’un événement « consistent donc en ce qui a été, ce qui aurait pu être, et ce qui peut être [16] ». Whitehead ne connaissait sans doute de Renouvier que les hommages que lui a rendus James. Pourtant les affinités sont fortes avec l’inventeur du terme « uchronie [17] », qui avait fait de cette question des alternatives, des possibilités non réalisées dont les événements portent la trace, une véritable méthode d’analyse des événements historiques. Présentant l’« uchronie » comme une « utopie dans l’histoire », Renouvier réécrivait l’histoire de l’Europe en imaginant ce qu’elle aurait pu être si les empereurs romains avaient banni les chrétiens d’Orient. Ce que Renouvier faisait à l’histoire, à savoir cultiver les alternatives enfouies dans les événements historiques tels qu’ils ont eu lieu, Whitehead le fait à tous les niveaux de l’existence humaine : l’histoire, les modes de la perception, la possibilité du choix et le sens moral, les relations aux autres êtres et à leur environnement.
Conclusion
14 Les possibles sont partout dans la nature. Chaque être, chaque action, chaque événement, est entouré d’un halo de possibilités insistantes indiquant ce qu’il aurait pu être et ce qu’il pourrait à présent advenir. Ces possibles ne sont pas extérieurs aux êtres qui les portent, mais ils les définissent tout autant que les formes actuelles de ce qu’ils sont. Des formes les plus élémentaires de la matière aux événements historiques, en passant par les sociétés qui composent les corps végétaux et animaux, Whitehead voit un immense tissu entrelacé de possibilités hétérogènes, irréductibles les unes aux autres. Il n’y a donc pas un seul être, une seule forme d’existence, qui ne se définissent par les possibles qu’il incarne. C’est pourquoi, Whitehead en fait l’un des principaux traits de l’existence en général et en donne la formule dans un passage de Procès et réalité : « L’actuel ne peut être réduit à une simple donnée de fait, séparée du potentiel [18] ». Les humains, en ce sens, ne forment pas un domaine à part, ne se définissent par aucune exceptionnalité. Ils sont, comme tous les êtres, porteurs de possibles ; leur existence est inséparable d’un potentiel qui accompagne chacune de leurs actions et définit leur attention aux milieux auxquels ils ont affaire. Mais l’intensité qu’il donne à ces possibles fait une différence, marque une nouveauté. Tout se passe comme si une fonction absolument naturelle et générique, commune à tous les êtres, le sens du possible, acquérait, par le langage, par le monde de l’hypothétique, par l’imagination détachée de tout ancrage actuel, par l’attention aux traces que laisse tout événement, par la mémoire, une consistance propre et devenait un domaine à part entière. Les possibles sont partout, mais l’attention accrue sur leur sens, ce que nous avons appelé dans ce texte, le développement d’une véritable « culture », c’est-à-dire d’une prise en compte des possibles en tant que tels, introduit une nouveauté dans la nature. C’est cette insistance sur des alternatives parfois enfouies dans les actions qui ont eu lieu et cette intensification du sens des actions à venir qui définit les humains. Whitehead l’exprime dans un passage quelque peu énigmatique et emphatique de Mode de Pensée : « Les hommes sont les enfants de l’univers, et nourrissent des entreprises folles et des espoirs irrationnels [19] ».
15 Mais cette « culture » n’octroie aux humains aucune vérité particulière, n’est la garantie d’aucune réussite en tant que telle. Comme l’écrit Whitehead : avec ce sens des possibles « une extravagante nouveauté est introduite, parfois béatifiée, parfois damnée [20] ». Combien de destructions, d’appauvrissements des situations et des milieux, d’effondrements ont été réalisés au nom de possibles qui, envers et contre tout, furent imposés et sont devenus par là des figures de la dévastation ? La manière en effet de caractériser les humains par cette attention n’implique nullement pour Whitehead d’en célébrer béatement les capacités, de les innocenter des désastres qui pourraient marquer leur rapport à leur histoire, à leur environnement et aux autres êtres. Aucune innocence dans cette « culture des possibles ». Les plus grandes tragédies peuvent se faire au nom de possibles s’imposant envers et contre tout, devenus de véritables puissances de destruction de cultures, de pratiques, d’attachements, au profit d’une vision censée en définir le destin et la vérité. À chaque moment se posent au sujet des possibles des questions qui ne peuvent jamais être tranchées une fois pour toutes, des questions qui impliquent une attention, une certaine inquiétude et qui demandent à être cultivées et problématisées : ces possibles viendront-ils enrichir, intensifier, donner de nouvelles perspectives, augmenter la valeur des êtres et des événements auxquels ils sont liés, ou au contraire deviendront-ils de véritables instruments de destruction s’imposant envers et contre tout ? Le sens des possibles est le problème dont héritent les humains et qui définit. Il est ce qui caractérise les humains, mais c’est aussi, selon Whitehead, le danger qui ne cesse de les guetter.
Notes
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[1]
A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. D. Janicaud et M. Elie, Paris, Gallimard, 1995, p. 67.
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[2]
G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 19.
-
[3]
A. N. Whitehead, La Fonction de la raison et autres essais, trad. fr. P. Devaux, Paris, Payot, 1969, p. 33-34.
-
[4]
A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 340.
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[5]
Ibid., p. 268.
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[6]
Ibid., p. 113.
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[7]
A. N. Whitehead, Modes de pensée, trad. fr. H. Vaillant, Paris, J. Vrin, 2004, p. 48.
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[8]
Ibid., p. 49.
-
[9]
Ibid., p. 48.
-
[10]
Ibid., p. 49.
-
[11]
A. N. Whitehead, Procès et réalité, op. cit., p. 364.
-
[12]
A. N. Whitehead, Le Concept de nature, trad. fr. J. Douchement, Paris, Vrin, 1998, p. 53.
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[13]
A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 67.
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[14]
A. N. Whitehead, Modes de pensée, op. cit., p. 111.
-
[15]
A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 307.
-
[16]
A. N. Whitehead, Modes de pensée, op. cit., p. 110.
-
[17]
C. Renouvier, Uchronie. Esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être, Paris, Fayard, 1988.
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[18]
A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 364.
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[19]
A. N. Whitehead, Modes de pensée, op. cit., p. 52-53.
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[20]
Ibid., p. 48.