Variation sans temps. Une contribution à la métaphysique de la gravité quantique 2/2

  • La première partie du présent article a été publiée dans le numéro 100 de Rue Descartes

La seconde condition de toute variation physique serait qu’il existe toujours un passage continu entre deux états de variation (condition de continuité)

2 Si de A à A’ et de A’ à A’’, il y a effectivement changement d’état, il n’y aurait pour autant aucune solution de continuité entre ces deux états, aucun « trou », « saut » ou « écart » dans le changement ou passage lui-même : la distance séparant deux états de variation pourrait toujours être rendue infiniment petite, c’est-à-dire finalement réduite à néant, de façon à ce que rien ne vienne rompre la variation. Entre les xviième et xixème siècles, physiciens et mathématiciens ont donné une définition rigoureuse à ces vues intuitives dont l’aboutissement fut la construction des nombres réels et donc de la ligne réelle, c’est-à-dire, en termes cantoriens, de la « puissance du continu » dont sont dotés cette structure algébrique aussi bien que cet objet géométrique. Mais la source de ces développements mathématiques est d’abord un outil que Leibniz et Newton ont créé pour établir la puissance calculatoire de la mécanique naissante : le calcul infinitésimal. Or ce qui va bientôt devenir un champ distinct des mathématiques (l’analyse) est entièrement basé sur une hypothèse jamais interrogée avant l’avènement des théories de gravité quantique : l’hypothèse de la continuité du temps et, par voie de conséquence, de n’importe quelle variation qui arriverait en son sein.

3 L’idée que toute variation serait continue ne résulte nullement d’une évidence intuitive mais bien d’une construction théorique. Preuve en est qu’avant cette invention du calcul différentiel, la pensée se trouvait étrangement démunie face aux paradoxes de Zénon qui visaient à établir l’inconcevabilité fondamentale du mouvement. Ces paradoxes obéissent tous à la même logique implicite que Bergson a su analyser en détail : ils montrent que (1) tout mouvement est nécessairement décomposable en une infinité de positions immobiles et que (2) il est pourtant impossible de le recomposer à partir d’elles [1]. On sait que l’apport essentiel du calcul différentiel est de transformer l’indéfiniment décomposable en limites finies : lorsque la valeur d’une variable, par exemple la distance entre deux points tend vers 0, le rapport de cette variable à une autre (autrement dit la fonction qui les relie) tend lui-même vers une limite finie. Si Fermat avait anticipé la formulation moderne de la notion de limite, il revient à Newton et Leibniz d’avoir mis ce rapport au premier plan, en le concevant encore comme un rapport entre quantités infinitésimales s’évanouissant : δy/δx. L’interprétation ultérieure de ces « quantités » va alors montrer, rappelle Deleuze, que « le rapport δy/δx n’est pas comme une fraction qui s’établit entre quanta particuliers dans l’intuition, mais n’est pas davantage un rapport général entre grandeurs variables ou quantités algébriques. Chaque terme n’existe absolument que dans son rapport à l’autre ; il n’est plus besoin, ni même possible d’indiquer une variable indépendante [2]. » Or le calcul des « fluentes » (variables « graduelles ») et des « fluxions » (vitesses de variation des variables) de Newton et de toute la mécanique classique à sa suite tend pourtant bien à faire jouer ce double rôle incompatible à la variable temporelle, qui, quoique uniquement définie dans et par ce rapport, à titre de variable continue, existerait aussi indépendamment de lui, à titre de variable indépendante. Or si la limite du rapport entre variables assure la continuité des courbes se traçant au sein de la variable temporelle (une fonction n’étant continue en un point qu’à la seule condition d’admettre une limite en ce point), sur quoi pourrait se fonder la continuité de cette variable elle-même sinon sur ce même rapport, ce même calcul des limites ?

4 Newton reconnaissait ainsi encore que cette continuité intrinsèque du temps devait être explicitement affirmée, c’est-à-dire présupposée comme telle. La construction du corps des réels et la simple identification de la variable temporelle à une variable réelle, à la droite réelle, a depuis tendu à masquer cette présupposition. Les réels se définissent pourtant eux-mêmes par l’ensemble ordonné, commutable et complet des limites de suites de rationnels (dites suites de Cauchy), donc par une même mise en rapport sous-jacente de variables. Tous les outils mathématiques ultérieurement forgés pour saisir la continuité, garantir la possibilité de fonctions continues (topologie, métrique, etc.), continuent de s’appuyer sur cette présupposition implicite en étudiant les intervalles entre limites (notamment conçus indépendamment de toute notion de distance dans le cas de la topologie). La double révolution einsteinienne, qui est fondamentalement une révolution de la métrique (mêlant temps et espace – signature lorentzienne – puis incluant les effets de la matière-énergie – tenseur métrique), continue ainsi à concevoir l’espace-temps comme un continuum qu’encode mathématiquement l’idée de variété non seulement topologique mais aussi métrique, donc différentielle.

5 Cette mise en question de l’hypothèse de la continuité de l’espace-temps, donc notamment du temps n’aurait-elle pas cependant été opérée par la mécanique quantique ? À première vue, il n’en est rien car quantification ne signifie pas nécessairement discrétisation. Si la constante de Planck discrétise bien certaines variables ou opérateurs telles que l’action, l’énergie, etc. dont le spectre de valeurs ou états possibles devient dès lors encodé dans un espace vectoriel (espace de Hilbert), c’est-à-dire dans tel ou tel ensemble de vecteurs orthogonaux lui servant de base, la variable position qui détermine la localisation simultanée dans l’espace classique de ces états, ainsi que l’équation (différentielle) de Schrödinger qui détermine l’évolution linéaire dans le temps classique du vecteur d’état ou aussi bien des opérateurs, restent quant à elles parfaitement continues. Pourtant la mécanique quantique mobilise aussi deux principes fondamentaux qui tendent à affranchir les variations dont elle rend compte de cette condition de continuité. Premièrement, le principe d’indétermination, qui traduit la non-commutativité des variables dites conjuguées (notamment l’énergie et le temps) conduit à l’insertion incessante d’une discontinuité relative dans le continuum temporel, même brève (cette brièveté de la durée étant inversement proportionnelle à la quantité d’énergie spontanément créée, violant la loi de conservation, en vertu de cette relation d’indétermination – parmi d’autres – entre temps et énergie). Deuxièmement, le principe (plutôt qualifié de postulat) de la réduction du paquet d’ondes (traduisant la projection du vecteur d’état sur l’un de ses états propres) qui a lieu de façon instantanée, hors temps (contrairement à la décohérence qui a lieu progressivement, dans le temps), fait perdre à l’évolution de la fonction d’onde son caractère linéaire et introduit une contingence partielle sujette aux lois de probabilités (loi de Born). Chacun des cas montre que quelque chose peut varier de façon physiquement calculable et expérimentable sans varier de façon continue. Fluctuations comme réductions viennent en effet ici non pas simplement s’insérer dans le cadre temporel mais fondamentalement le déborder, les premières en violant la loi de conservation de l’énergie, les secondes la linéarité de toute évolution de variable dans le temps.

6 Si elle met ainsi le continuum spatiotemporel en tension, la mécanique quantique le conserve cependant bien comme support de ses événements – comme le prouve la théorie quantique des champs. Ce n’est qu’avec cette théorie quantique de la gravitation que constitue la théorie des boucles qu’un tel continuum va véritablement voler en éclats. La quantification de l’espace lui-même conduit bien cette fois à la discrétisation de ses mesures (distance, aire, volume, etc.). L’espace devient ainsi l’approximation lisse d’un tissage composé de réseaux de spin (évoluant eux-mêmes dans le temps en mousses de spin) dont la dimensionnalité, sans doute en droit et originellement infinie, serait de fait réduite à une triple relation de voisinages [3]. Mais quid alors de l’inévitable discrétisation corrélative du temps ? Cette idée de « temps atomique » est nécessairement nimbée d’un grand flou conceptuel. Elle comporte en effet un certain nombre de pièges à éviter. Le premier vient tout simplement du fait dont nous venons de retracer l’histoire, à savoir que la continuité du temps fait partie de sa définition même : le temps est une variable qui a été construite pour être continue et doter ainsi tout ce qui varie en son sein de la même continuité. Le deuxième piège à éviter est de croire que la quantification conserve toujours la nature de ce qui est quantifié. Or les réseaux de spin n’ont précisément rien à voir avec des morceaux discontinus d’espace. De même, d’éventuels quanta de temps (de la durée de Planck) ne pourraient nullement être assimilés à des morceaux discontinus de temps mais seraient nécessairement d’une autre nature que lui. De là l’importance de penser l’idée d’une variation plus fondamentale que le temps, dont la condition de continuité pourrait être levée sans contradiction, qui n’aurait aucune nécessité d’être rapportée à une variable réelle ou continue sous-jacente. Dans notre exemple, A, A’ et A’’ se présenteraient ainsi comme des « quanta de variation », le passage de l’un à l’autre étant irréductiblement discret. Mais le troisième piège est alors de considérer que cette discontinuité pourrait n’être pas radicale, pourrait autrement dit continuer de se réduire à de simples fluctuations ou réductions qui deviendraient celles de l’espace-temps lisse lui-même – idée en vérité contradictoire puisque fluctuations et réductions se définissent toujours par rapport à un cadre temporel continu qu’elles viennent interrompre partiellement et que l’on réintroduit ainsi subrepticement en prétendant pourtant s’en passer.

7 On ne peut en vérité insérer un écart irréductible entre deux états de variation, quels qu’ils soient, sans devoir en déduire des conséquences radicales – sans ouvrir par là un « monde » de ruptures incessantes, qui ne connaîtrait originellement aucune persistance d’aucune sorte, un monde qu’aucune équation différentielle ni variable réelle ne pourraient adéquatement décrire. Un monde qui, bien plus fondamentalement encore, perdrait toute nécessité, ne connaîtrait aucun enchaînement causal dont la contingence ne serait pas en droit radicale. C’est le monde sur lequel Hume a levé un voile en ruinant tout fondement de la nécessité liant une cause et un effet, que Kant, à son tour, pour d’autant mieux en conjurer la possibilité transcendantale, a parfaitement illustré avec l’exemple du cinabre changeant de couleur à chaque instant et que Quentin Meillassoux, renouant avec le « problème de Hume », explore aujourd’hui pour lui-même en partant du principe qu’aucune autre nécessité n’est pensable ni prouvable en dehors du seul fait de la contingence pour aboutir ainsi à l’idée d’« hyper-chaos » en vertu duquel notamment n’importe quoi peut succéder à n’importe quoi d’autre [4]. Une variation libérée de la condition de continuité constitutive de toute temporalité est donc nécessairement porteuse d’une telle contingence de fait toujours partielle, conditionnée, mais en droit radicale, inconditionnée.

La troisième condition de toute variation physique serait que ses états se produisent successivement sans jamais pouvoir coexister simultanément (condition de succession)

8 Si A devient A’ et A’’, cela signifie qu’il s’agit de trois valeurs d’une même variation donc d’une même variable. Or du seul fait qu’elles sont distinctes, ces valeurs ne pourraient que se succéder. Quand bien même les deux premières conditions supposées de toute variation sont levées, quand bien même une variation est conçue comme pouvant varier sans le moindre invariant ni la moindre continuité, une troisième condition restrictive peut et semble même devoir malgré tout subsister en tant que telle : la « condition de succession ». Cette condition constitue sans doute la propriété la plus fondamentale et la plus inextricable du temps. Même l’hyper-chaos de Quentin Meillassoux comme principe de contingence radicale semble ne pas y échapper : des états de variation ne dessinant plus aucune ligne de continuité possible, faisant disparaître toute subsistance temporelle, n’en continueraient pas moins en ce cas de se succéder le long d’un temps (sans contenu, purement formel) auquel un tel hyper-chaos reste finalement assimilé. Or qu’implique fondamentalement le fait que des états de variation se succèdent ? Et qu’est-ce qui s’opposerait au fait de penser une variation non pas seulement successive mais d’abord et plus fondamentalement superposée ?

9 Notre problème n’est pas du tout d’interroger ici la réalité objective ou illusoire de la succession d’états distincts mais la nécessité même de leur succession. Un détour par le premier problème est pourtant nécessaire pour d’autant mieux appréhender la spécificité et la profondeur du second. Affirmer que les choses se succèdent réellement – et non illusoirement – revient à affirmer que du présent existe – mais non, nous l’avons vu, que seul le présent existe ni qu’un tel présent existe universellement. Or Bergson nous semble avoir une fois pour toutes montré pourquoi des états de variation se succèdent bien réellement : tout simplement parce qu’à l’instar d’une projection cinématographique sans pellicule, ils n’ont pas d’espace supplémentaire, de pellicule donnée, pour se déployer, s’étaler, ils doivent donc nécessairement se remplacer[5]. Rien n’est ainsi plus aisé que d’engendrer réellement un présent, c’est-à-dire de passer d’un ordre purement causal n’impliquant aucun point de vue présent (les séries B de Mac Taggart) à une série qui l’implique (les séries A [6]) : il suffit de penser une variation sans dimension supplémentaire, une variation qui ne peut varier ailleurs qu’en soi et fait donc que son dernier état remplace nécessairement le précédent.

10 Si décisif soit-il, l’argument bergsonien implique pourtant un présupposé aussi massif qu’imperceptible : pourquoi ces états devraient-ils en effet se succéder, se remplacer ? Pourquoi ne pourraient-ils pas s’ajouter les uns aux autres, se « sur-imprimer » en quelque sorte les uns sur les autres (coexistence dont Bergson fait justement une autre caractéristique de la durée conçue comme mémoire et non seulement comme variation en soi) ? Tout simplement en vertu du principe de contradiction dont son argument a implicitement mais impérativement besoin pour être opérant : ce n’est pas seulement parce qu’ils n’ont aucun lieu supplémentaire donné mais aussi parce qu’ils sont contradictoires, incompatibles entre eux, qu’ils ne peuvent exister simultanément et se remplacent donc nécessairement, produisant un effet de succession. On retrouve ainsi le rapport étroit entre le temps et le principe de contradiction que la philosophie a maintes fois mis en lumière au cours de son histoire. Dans la formulation qu’en donne Aristote, un attribut peut à la fois appartenir et ne pas appartenir à la même chose à condition que cette double attribution n’ait pas lieu en même temps[7], à condition, autrement dit, que ces deux propriétés contradictoires se succèdent, définissant précisément un devenir de la chose en question qui évite le caractère contradictoire du devenir héraclitéen. Le temps des classiques, libéré de tout devenir en particulier, endossera exactement ce même rôle, que Gödel a pu énoncer en ces termes : « le temps est le moyen par lequel Dieu a réalisé l’inconcevable que P et non-P soient tous deux vrais [8] ». Tant que la contradiction des termes (caractérisée au sens fort – impliquant en plus le principe du tiers-exclu – par l’alternative nécessaire entre les deux ou au sens faible par leur simple incompatibilité) a en quelque sorte « l’espace du temps » pour se déployer, le principe de contradiction est sauf. L’enjeu de la dialectique hégélienne ne sera dès lors pas tant de refuser le principe de contradiction que de réaffirmer son lien indissociable avec le temps : c’est la contradiction qui fonde effectivement toute temporalité, rend le devenir nécessaire, et le déploiement du temps qui assure en retour la véracité du principe de contradiction « instantané ».

11 Pourquoi cependant des états nécessairement alternatifs ou simplement incompatibles d’une même chose ne pourraient-ils pas coexister sans avoir nécessairement à s’exclure et se remplacer, successivement ou dialectiquement ? Si certaines logiques (dites para-cohérentes) tendent à nier le principe de contradiction, elles ne le peuvent qu’au prix de nombreuses contorsions (pour éviter le principe corrélatif dit « d’explosion » conduisant à pouvoir tout déduire d’une contradiction). Mais ce que la logique ne peut pas faire (ou seulement malaisément), la Nature elle-même le réalise sans difficultés. Le formalisme quantique contient en effet en son cœur un principe qui tend à violer le principe de contradiction, à savoir le principe de superposition. Ce principe qui découle naturellement des espaces vectoriels utilisés dans ce formalisme stipule qu’à l’échelle quantique, l’addition de deux ou plusieurs états distincts possibles d’une variable (appelée alors observable et prenant la forme d’un opérateur décomposant tout vecteur d’état d’un espace de Hilbert en une combinaison d’états propres) constitue également un état possible de cette variable. Ces états distincts sont donc dits superposés, autrement dit coexistent réellement[9] pour un système et une variable envisagés d’un point de vue qui leur reste toujours extérieur[10], et ce quelle que soit leur incompatibilité présumée en termes classiques (non quantiques) : spin up et spin down selon un axe de rotation choisi, position x, x’ et x’’, etc. pour une « particule » isolée, nombre 0, 1 et 2, etc. de « particules » pour un champ défini (mobilisant un espace de Fock, produit tensoriel d’espaces de Hilbert), etc. [11]. Toute superposition d’états peut donc être vue comme échappant en droit au principe de contradiction donc à la successivité du temps – et inversement. Mais toute superposition d’états n’en évolue pas moins aussi selon le temps, de façon successive et unitaire, en obéissant à l’équation de Schrödinger déjà évoquée. Tout système quantique constitue donc un ou plusieurs états (eux-mêmes superposés) de variation superposée (ce que les mathématiciens appellent un spectre) en partie soumis à des états de variation successive ou temporelle – ce qui indique en creux un double rapport au temps dont la contradiction n’est pas ici encore flagrante.

12 Elle le devient cependant avec la projection (objective) du vecteur d’état sur un vecteur propre (intervenant notamment lors d’une mesure), lequel, nous l’avons vu, fait perdre instantanément la linéarité mais aussi l’unitarité de l’équation de Schrödinger pour ne conserver plus qu’une valeur mesurée, autrement dit unique ou exclusive de tout autre. Or ce problème dit « de la mesure quantique » n’en est plus un si l’on comprend qu’il manifeste justement le croisement ou la rencontre d’une variation non soumise aux contraintes constitutives du temps avec un temps soumis à ces contraintes et notamment au principe de contradiction impliqué par la condition de succession. Chaque point d’espace-temps, porteur en quelque sorte du principe de contradiction, se présenterait ainsi comme un principe d’exclusion. Mesurer, c’est poser une question à un système (comme tout système le fait vis-à-vis de tout autre avec qui il interagit objectivement) et ainsi le contraindre à répondre à un moment donné, celui de la question qui lui est posée, le contraindre autrement dit à loger une réponse dans un instant donné, d’un point de vue spatio-temporel donné qui devient en quelque sorte interne au système que va former le système initial et ce qui le mesure (ou ce avec quoi il interagit). Si cette réponse peut dans certaines conditions (opérateurs qui commutent ou non) être multiple, elle sera, dans tous les cas, exclusive de toute autre qui lui était superposée. Inversement, dans le cas de l’équation de Schrödinger, aucune question exclusive n’est posée au système : on détermine d’un point de vue externe (celui du temps linéaire) l’évolution (dès lors unitaire) de son état de superposition. Mais on ne le contraint pas à se déterminer en et pour un temps (ou point de vue) donné, on ne lui assigne pas une détermination spatio-temporelle (« a local beable » disent les Anglo-Saxons) qui lui devient en quelque sorte intérieure et lui fait donc nécessairement perdre son unitarité [12].

13 D’autres observations résultant du formalisme utilisé (espaces de Hilbert et de Fock) confirment que les systèmes quantiques n’ont en eux-mêmes aucune assignation spatio-temporelle : telle est l’« intrication quantique » qui traduit simplement la non-localisabilité et la non-séparabilité des états d’un même vecteur d’état, ces états fussent-ils portés par deux « éléments » distincts (nommés par facilité sinon par commodité « particules ») qui peuvent être séparés aussi bien spatialement (particules dites EPR) que temporellement (expériences dites « à choix retardé ») sans interaction matérielle possible. De ce formalisme quantique qu’il assoit lui-même sur de nouvelles bases mathématiques, Alain Connes a ainsi pu conclure que les physiciens (mais aussi bien les philosophes des sciences) « se trompent quand ils essaient d’inscrire la variabilité quantique dans le cours du temps [13] » – autre manière de dire que la variation quantique, intrinsèquement non locale ni successive, ne doit pas se confondre avec l’espace-temps local et successif dans lequel elle s’inscrit lorsqu’elle est conduite à interagir et donc produire des effets mesurables. Ajoutons que les théoriciens des boucles poussent la même logique un cran plus loin en envisageant l’intrication ou non-séparabilité de droit des points d’espace (ou d’espace-temps) eux-mêmes et en s’efforçant alors d’engendrer à partir de là leur séparabilité de fait (donc l’espace-temps dans lequel nous vivons et se déploient à leur tour partiellement les systèmes quantiques).

14 En prenant appui sur la relativité générale pour la première et sur la mécanique quantique pour les deux autres, nous avons donc montré que chacune des trois conditions restrictives supposées de toute variation peut et doit même être levée pour tenir compte des enseignements profonds de ces deux théories sur la façon dont les choses se produisent, dont leurs variables et états constitutifs varient. Chaque fois la théorie exige de renoncer à l’une des propriétés constitutives de toute variable temporelle : une variation peut ne pas avoir de déroulement, premièrement, invariant, deuxièmement, continu, troisièmement, successif. Or lorsque ces trois éléments sont retirés, la notion de temps au sens minimal mais fondamental de variable temporelle perd tout sens, il n’en subsiste presque plus rien. Par contre, celle de variation reste encore à même de conserver une cohérence.

15 Ainsi lorsque les théoriciens des boucles s’efforcent de formuler la métaphysique correspondant à leur percée théorique qui les oblige notamment à repenser le temps présent dans les équations, il leur arrive d’envisager un temps qui serait à la fois dispensable / non mesurable, discontinu / fluctuant et superposé / décohérent. La gravité quantique conduit ainsi à lui attribuer des propriétés qui contredisent sa définition même, c’est-à-dire ce qu’il sert à définir et qui en retour le définit comme tel, à savoir la mesure (par différence avec une vitesse de variation variable ou ce qu’il faudrait appeler un rythme indéterminé), la continuité (par différence avec la discontinuité conduisant à l’irruption d’une contingence absolue) et la succession (par différence avec le simultané qui tend donc toujours à équivaloir à une contradiction effective). Pour échapper à cet usage contradictoire de la notion de temps, il serait donc préférable et même nécessaire d’abandonner toute référence, même indirecte, à ce dernier et de conceptualiser directement ce dont il est en ce cas réellement question, à savoir d’une variation sans intervalles déterminés ni déterminables universellement, sans passages continus ni déductibles nécessairement, sans états successifs ni non contradictoires ou identiques en soi.

16 Quelles conditions faut-il pour que varier sans invariance, ni continuité, ni succession puisse définir non pas seulement des aspects partiels de la réalité dont témoignent les meilleures théories physiques existantes mais son aspect global dont il revient à la métaphysique de penser l’unité ? Pour rendre ces trois premières propriétés compatibles et obtenir ainsi une vision cohérente de la variation, deux obstacles théoriques majeurs doivent être levés : (1) croire que la variation a toujours lieu dans quelque chose, (2) croire qu’elle est toujours la variation de quelque chose. Tout l’enjeu de notre parcours aura été de lever le premier obstacle, à savoir l’idée que toute variation aurait lieu dans un temps (la variation comme changement) et par là aussi un espace-temps (la variation comme translation) qui la sous-tendrait. Nous avons montré qu’il était non seulement possible mais en vérité absolument nécessaire d’inverser le rapport et de penser que tout espace-temps se produisait et déployait lui-même au sein de variations plus profondes qui le sous-tendent. Mais qu’en est-il du second obstacle ? En étudiant la première condition de toute temporalité, à savoir la subsistance d’un invariant (mesure ou substrat de toute variation), nous avons vu non seulement que la subsistance d’une mesure était un paradigme newtonien dépassé par la double relativité einsteinienne, mais en outre que la subsistance d’un substrat était un paradigme aristotélicien toujours prégnant dans la physique comme la métaphysique actuelles et beaucoup moins aisé à dépasser. Comment une variation pourrait-elle advenir et subsister en effet sans substrat, comment ne serait-elle pas toujours la variation de quelque chose qui lui-même ne varie pas (particule, champ, vide, groupe de symétrie, etc.) ?

17 C’est bien une telle voie que s’est efforcé d’ouvrir métaphysiquement Bergson en affirmant dans « La perception du changement [14] » l’idée d’un pur devenir sans substrat, du changement comme seule et unique substance existante – qu’il nomme durée. Ce concept de durée ne permet cependant pas de saisir la radicale nouveauté de sa perspective. Soit on assimile en effet la durée à une nouvelle version métaphysique du temps newtonien et kantien et on réduit alors le geste bergsonien au fait d’affirmer non seulement, à l’instar de Newton et contre Kant, l’absoluité objective de ce même temps, mais en outre, à rebours de l’évolution suivie par la révolution relativiste, la prééminence radicale du temps par rapport à l’espace : dans ce premier cas de figure, le temps n’est pas de l’espace et il n’est pas non plus le temps de quoi que ce soit, il est une durée en soi absolue. Soit on comprend, comme Bergson nous y invite lui-même en insistant longuement sur ce point, que la durée se distingue du temps physico-mathématique abstrait du fait qu’elle est toujours la durée de quelque chose, un devenir matériel, un temps chaque fois concrètement (quoique non nécessairement subjectivement) vécu : dans ce second cas de figure, la nouveauté de la perspective refusant tout substrat non changeant sous le changement est cependant perdue, la durée restant alors assignée à ce dont elle est la durée. Cette perspective ne peut en vérité apparaître dans toute sa nouveauté que lorsque l’on prend soin, comme nous l’avons fait, de distinguer temps et variation (dont la durée ne serait qu’un « mauvais mixte » pour utiliser la méthode bergsonienne contre sa propre théorie). Penser une variation qui serait en tant que telle inconditionnelle, qui ne serait donc pas initialement de quelque chose (mais le serait seulement secondairement) conduit à renverser l’image habituelle selon laquelle le temps n’appartiendrait à rien (toutes les choses en effet lui appartenant) tandis que la variation appartiendrait, quant à elle, toujours à quelque chose. C’est précisément l’inverse qui est vrai : la variation n’est en droit de rien (variation pure ou inconditionnelle) tandis que le temps est toujours de quelque chose (temps propre, durée matérielle).

18 Reste cependant à déterminer si ce pas en direction d’une variation pure ou inconditionnelle, qui sous-tendrait toutes ses manifestations concrètes nécessairement conditionnées, ne serait pas uniquement métaphysique : une variation qui ne serait de rien, qui n’impliquerait aucune subsistance sous-jacente ni conditionnement initial peut-elle en effet vraiment recevoir une signification physique, c’est-à-dire une traduction théorique sinon expérimentale ? Ne heurte-t-elle pas la logique même de toute théorie physique pour laquelle toute variation particulière constitue toujours l’explicandum et l’ensemble des invariants généraux, sur lesquels elle s’appuie pour cette explication, l’explicans ? Nous avons vu deux formes spécifiques prises par ces invariants (subsistance ontologique et mesure universelle) mais d’autres invariants génériques s’y ajoutent, tels que les constantes fondamentales découvertes par la physique (c, h, G et peut-être aussi N qui sert de base à kB) ou encore les lois qui déterminent la relation entre ces constantes et des grandeurs variables et consistent ainsi en équations (différentielles) dont la résolution suppose alors le choix de conditions initiales c’est-à-dire de valeurs initiales pour les variables. Or en voulant extraire et libérer la variation de toutes ces formes d’invariants, aussi fondamentaux fussent-ils, ne risque-t-on pas de se situer finalement au-delà des frontières de toute physique et même de toute science possible ? C’est pourtant un tel horizon que les théories de gravité quantique nous semblent à terme contraintes de découvrir et explorer. On y recherche en effet quelque chose qui serait à la fois plus fondamental que le contenant spatio-temporel lisse (qui n’en serait qu’un cas limite) et le contenu matériel quantique (qui n’en serait que la manifestation seconde). Ce double « quelque chose », certaines théories encore en gestation tendent, par divers biais, à l’identifier simplement comme « degré de liberté fondamental », autrement dit comme degré de liberté qui ne serait pas « de » quelque chose ni « dans » quelque chose mais manifesterait bien une « liberté en soi » dont pourraient et devraient résulter tant le contenant que le contenu de notre monde sans laisser elle-même de trace expérimentable [15]. N’est-ce pas dire qu’à l’instar de la métaphysique contemporaine, la physique contemporaine tend de plus en plus à prendre pour seul point de départ une variation pure ou inconditionnelle à partir de laquelle doit pouvoir être expliqué, c’est-à-dire à la fois produit et être compris, tout invariant quel qu’il soit (espace-temps, constantes, lois, groupes de symétrie, champs, particules, etc.) ?

Notes

  • [*]
    Erratum : dans le numéro 100, p. 125-126, à la place de : « dotés d’un "temps propre". Ce de référentiel invariant », il fallait lire : « dotés d’un "temps propre". Ce temps propre, invariant dans tous les référentiels mais strictement local, peut lui-même servir de référentiel invariant ».
  • [1]
    Voir notamment Bergson [1889], p. 82-86.
  • [2]
    Deleuze [1968], p. 223.
  • [3]
    Konokpa et al. [2006].
  • [4]
    Meillassoux [2006].
  • [5]
    « Où le film trouverait-il à se loger ? Chacune des images, couvrant l’écran à elle seule, remplit par hypothèse la totalité d’un espace peut-être infini, la totalité de l’espace de l’univers. Force est donc bien à ces images de n’exister que successivement ; elles ne sauraient être données globalement », Bergson [1922], p. 157.
  • [6]
    McTaggart [1908].
  • [7]
    « Il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose », Métaphysique, Γ, 3.
  • [8]
    Extrait des « Papiers Gödel » traduit et cité par Cassou-Noguès [2007], p. 47.
  • [9]
    Cette superposition n’a rien en effet d’un artifice mathématique décrivant la probabilité d’états possibles mais non existants avant toute mesure, c’est-à-dire toute réalisation supposément concrète d’une variable donnée ; il s’agit bien d’une superposition parfaitement réelle d’états produisant des effets expérimentables (par exemple les franges d’interférence dans l’expérience des fentes de Young menée à l’échelle quantique – en émettant un quantum à la fois – qui n’implique nullement de reconnaître la dualité onde-particule mais seulement de comprendre la superposition d’états de la variable ou de l’opérateur position du quantum en question) et bientôt utilisables pour effectuer des calculs (cas des qubits ou états superposés de 0 et de 1 à la base des futurs ordinateurs quantiques.
  • [10]
    On a pu en effet montrer que l’état de superposition apparaissait ou disparaissait en effet selon qu’était pris sur le système (et même en son sein sur la variable envisagée, elle-même conjuguée ou non, c’est-à-dire commutable ou non avec d’autres variables, les variables non commutatives définissant les relations d’indétermination de Heisenberg déjà évoquées) un point de vue (non pas subjectif) mais en quelque sorte « externe » ou « interne », voir Bartlett et al. [2005]. On rejoint ainsi l’interprétation relationniste généralisée de la mécanique quantique proposée par Rovelli [1997] et récemment reprise et étoffée dans Rovelli [2021]. Cette interprétation relationniste a le grand mérite de n’avoir rien de subjectiviste, d’envisager toute mesure comme une simple mise en relation objective entre deux systèmes. Or comme le note justement Carlo Rovelli, cette mise en rapport s’opère toujours en vérité selon un troisième point de vue. C’est ce point de vue qui nous semble pouvoir être interne ou externe à la première relation et conférer ainsi autant de réalité à la superposition quantique (point de vue externe) qu’à sa projection sur une valeur exclusive (point de vue interne, développée ci-après).
  • [11]
    La célèbre image du chat de Shrödinger qui serait à la fois mort et vivant (ou éveillé et endormi comme le propose Carlo Rovelli refusant qu’une expérience, fût-elle seulement de pensée, puisse mettre à mort un chat…) vise ainsi simplement à manifester macroscopiquement cette violation du principe de contradiction.
  • [12]
    Entre ces deux pôles (évolution unitaire ou mesure exclusive) se trouve le processus de décohérence, aujourd’hui expérimentalement attesté et finement mesuré, qui décrit la perte progressive de la superposition, c’est-à-dire des termes croisés, donc des superpositions propres de résultats (parmi les résultats possibles superposés), sous l’effet de l’intraction d’un système avec son environnement.
  • [13]
    Connes et al. [2013], p. 70. Et le personnage-auteur d’ajouter cette affirmation qui résume parfaitement tout ce que nous cherchons ici conceptuellement à démontrer : « Je pense que la variabilité quantique est plus primitive, plus fondamentale, que son inscription temporelle et qu’il faut inverser la hiérarchie avec la variabilité qui provient de l’écoulement du temps », ibid.
  • [14]
    Bergson [1934], p. 143-176.
  • [15]
    Voir Oriti [2021], notamment p. 23.