Paréidolie noise
Cependant ici comme dans d’autres cas, c’est la structure et non la forme qu’il faut considérer car celle-ci varie beaucoup.
1 La paréidolie est cette illusion qui consiste à reconnaître une forme chimérique dans la contingence du réel, à projeter du sens dans l’agencement asémantique d’éléments. Ainsi des profils de visages humains, des silhouettes d’animaux et autres figures devinées dans les arêtes des masses rocheuses, identifiées dans l’aspect d’une tâche, ou entraperçues dans l’éphémère des formations nuageuses. Elle est une perception, éventuellement partagée, procédant par transposition formelle et substitution signifiante. Toutefois, ces projections figurées ont également la particularité de relever d’un processus opérant par reconnaissance de formes familières. Il ne saurait y avoir de paréidolie, aussi déformée ou fantasmatique soit-elle, que du déjà-connu et du déjà-là ; il s’agirait même plus particulièrement d’un déjà-connu, spécifique ou générique, épousant les volumes ou l’agencement d’un déjà-là, disponible pour en accueillir l’empreinte imaginaire.
2 Si son expérience commune est le plus souvent associée à l’illusion visuelle, la paréidolie ne se réduit pas au sens de la vue et peut tout aussi bien apparaître dans l’écoute du réel. Ladite reconnaissance hallucinée émerge alors d’une déformation perceptive de bruits inopinés, de la rumeur ambiante ou de la persistance d’un son quelconque. Le récit narré par Lewis Carroll dans Les Aventures d’Alice aux pays des merveilles est un cas typique d’une telle « paréidolie noise ». À la fin du conte, Carroll dévoile en un bref paragraphe la nature onirique de l’histoire vécue par la fillette. Puis, dans un addenda faisant office de conclusion, l’expérience vécue est explicitée en détail par sa reprise même, non pas cette fois par Alice, mais par sa sœur venant d’écouter le songe insolite que lui a raconté la fillette à son réveil. La sœur aînée s’abandonne quelques instants à la rêverie et se met soudainement à son tour à voir défiler les étranges créatures : « […] bien qu’elle sût qu’elle n’avait qu’à rouvrir [les yeux] pour que tout la ramenât à la terne réalité. L’herbe ne froufrouterait plus qu’au seul souffle du vent, l’étang ne se riderait plus que sous la gifle des roseaux ployés ; le tintement des clochettes suspendues au cou des moutons remplacerait le tintamarre des tasses, et l’appel du berger les cris aigus de la Reine, tandis qu’à l’éternuement du Bébé, au cri du Griffon et aux autres bizarres bruits [all the other queer noises] du pays du rêve, se substituerait, elle le savait, la confuse rumeur de la basse-cour, et que le meuglement des bœufs dans le lointain remplacerait les longs sanglots de la Tortue “fantaisie” [1]. » Carroll souligne ici le rôle spécifique joué par les bruits alentour ayant accompagné le rêve, transfigurés par leur écoute les yeux fermés. Ainsi, les sons du vent, de l’étendue d’eau voisine, des animaux et de la vie sociale alimentaient-ils incidemment le récit hallucinatoire, œuvrant, dans le brouillard du signifiant propre au sommeil, à la reconfiguration du sens par le non-sense.
3 L’expérience d’écoute propre à la harsh noise m’a souvent semblé relativement proche de ce type de processus, où à la fois la physicalité sonore intense et la matière abstraite à laquelle est confronté·e l’auditeur·rice sont susceptibles d’activer dans leur conjonction ce que je propose d’appeler une « paréidolie noise ». Qu’entendons-nous dans ces bruits ? Que peut nous dire cette écoute, perdue dans la reconfiguration du sens, du processus de la pensée ? Et plus particulièrement de la pensée philosophique, alors même que s’éloignant de la clarté censée la définir, elle s’abandonne aux lignes de fuite de son brouillage ? Je souhaiterais dans cet article, au-delà du cas spécifique de la harsh noise, considérer l’écoute des musiques expérimentales bruiteuses, en situation de concert ou sous forme d’enregistrement, pour leurs potentialités paréidoliques dans le travail réflexif. Cet examen permettra d’esquisser le type de rapports critiques dont témoignerait l’invention de formes nuageuses propre à l’écoute des bruits et, en filigrane, leurs liens éventuels avec la fabrique conceptuelle.
Electronic Voice Phenomena
4 L’écoute de voix hallucinogènes n’a rien d’un phénomène isolé et accompagne même l’histoire des médias et des technologies de reproduction sonore depuis leur invention. Comme le rapporte Jonathan Sterne, l’imaginaire qui entoure les débuts du phonographe a partie liée avec l’importance culturelle que possède alors la conservation des morts en Occident, la voix de ces derniers semblant enfin pouvoir survivre à la disparition des corps par le truchement de la technologie. L’appareil est vanté pour ses qualités conservatrices et sa capacité à projeter dans le futur des voix défuntes, alors même qu’en pratique les premiers cylindres en étain sont particulièrement fragiles et constituent des enregistrements relativement éphémères dont la compréhension s’avère délicate à la réécoute. Que l’on discerne ou non les voix des premiers enregistrements parmi les bruits du médium, la reproduction sonore comprise comme « tombe résonnante » se construit dès ses débuts à travers le fantasme d’une technique d’« embaumement » des voix qui nous renseigne culturellement sur sa dimension projective ou programmatique [2]. D’autre part, l’intérêt pour le royaume des morts qui caractérise l’époque où les premières technologies audiovisuelles voient le jour explique en partie qu’il ait été tentant pour leurs contemporains de passer du fantasme de la conservation des voix disparues à celui de la communication pure et simple avec un inaudible au-delà [3]. Thomas Edison contribua lui-même à la fin de sa vie à la conception et à la réalisation, non aboutie, d’une « machine nécrophonique » supposée permettre d’entrer en contact avec des âmes défuntes [4]. C’est toutefois au milieu du XXème siècle que l’écoute des voix errantes devint un véritable champ d’études avec le travail appliqué du peintre, archéologue et ancien chanteur d’opéra Friedrich Jürgenson. La légende raconte que c’est au détour d’une prise de son de chants d’oiseaux, lors de vacances dans sa maison de campagne suédoise en 1959, que Jürgenson enregistre par inadvertance ce qu’il identifie à la réécoute de la bande comme étant une parole humaine venue de nulle part : « J’entendis un bruit, retentissant comme un orage, où l’on ne pouvait percevoir qu’au loin le gazouillis des oiseaux. J’ai d’abord pensé que certains tubes avaient été endommagés. J’ai néanmoins remis l’appareil en marche et laissé la bande tourner. De nouveau, j’ai entendu ce bruit bizarre et le gazouillis lointain. […] Soudain, une voix d’homme s’est mise à parler en norvégien. Bien que la voix ait été assez grave, je pouvais clairement entendre et comprendre les mots [5]. »
5 Le souvenir que Jürgenson livre de cette première expérience est particulièrement significatif. Le son imprévu est d’abord envisagé comme un dysfonctionnement technique, une production de l’appareil lui-même. Après examen, le preneur de son amateur ne s’explique cependant pas l’origine de ce bruit persistant et dont l’omniprésence et la puissance [vibrating like a storm] relèguent au second plan le chant des oiseaux vers lesquels était pourtant tendu le microphone. Sans que nous puissions jamais connaître les raisons précises du bruit inattendu, la description qu’en donne l’auditeur dérouté semble fort s’apparenter soit, en effet, à une défaillance de la machine – inscrivant de fait Jürgenson dans la longue tradition noise de l’exploration heuristique des « anomalies » techniques –, soit à ce à quoi tout amateur de field recording s’est retrouvé confronté un jour, à savoir la captation inopinée du vent tendant à saturer le signal d’entrée. Si les professionnels de la prise de son disposent de différents équipements et techniques pour réduire les effets indésirables des souffles d’air, ces derniers n’en demeurent pas moins de puissants générateurs de matière bruiteuse dès lors qu’ils passent à travers un dispositif qu’ils activent (par exemple les tuyaux d’un orgue ou le conduit d’une cheminée) ou qu’ils mettent en vibration (comme ici la membrane d’un microphone). Si nos oreilles filtrent en permanence les bruits alentours pour nous permettre de nous concentrer sur l’objet de notre attention, à l’instar des chants d’oiseaux de Jürgenson, le microphone n’opère quant à lui aucune sélection et recueille, dans les limites du spectre fréquentiel qui lui est propre, tout mouvement de la pression de l’air. Ainsi, sans qu’il soit nécessaire d’une tempête, la brise ambiante ou le simple bruit de fond, éventuellement inaudible à l’oreille nue, se trouvent-ils machinalement « captés » par le microphone et résultent en d’infinies « variations » de « bruit blanc » sur l’enregistrement. Qu’il s’agisse du vent ou d’un problème technique, l’écoute répétée des voix polyglottes à laquelle s’adonne Jürgenson à partir de cette date trouve ici le matériau propice à ses identifications. Usant au besoin des potentialités d’anamorphose de l’enregistrement en variant sa vitesse de lecture ou son amplification, l’audiophile travaille la matière et y façonne des bribes de signifiants surgis d’un autre monde. Au-début des années soixante, le procédé ne diffère pas en principe lorsque Jürgenson recourt à la friture hertzienne d’un poste de radio réglé autour de la fréquence 1485.0 kHz pour générer les ondes porteuses des voix fantômes [6]. Dans les deux cas, il s’agit d’écouter attentivement à travers un dispositif médiatique devenu médiumnique un bruit informe jusqu’à ce que l’attention soutenue elle-même dévoile une forme interprétée comme electronic voice phenomenon (EVP) [7].
6 Quel que soit le degré de croyance guidant la pratique des amateurs de tels phénomènes hallucinatoires [8], la nature appareillée de cette écoute – auscultant les bruits produits et transmis par la reproduction sonore – n’est sans doute pas étrangère à l’intérêt que leur portent nombre de musiciennes et musiciens œuvrant dans le champ de l’expérimentation sonore, tels John Duncan, Leif Elggren, Carl Michael von Hausswolff ou encore Zbigniew Karkowski. C’est que les technologies de reproduction sonore devenues instruments de production exhibant leur conditionnement technique s’y trouvent investies comme autant de vecteurs susceptibles de livrer à l’écoute partagée, telle une survivance de l’inaudible dans l’audible, une problématisation de son processus même au sein de nos sociétés médiatiques. Mais en focalisant l’écoute musicale sur les potentialités paréidoliques des bruits machiniques, ces pratiques s’ouvrent simultanément sur, et, ce faisant, entraînent l’auditrice ou l’auditeur dans des processus de subjectivation autre, à la fois contraints du point de vue sociotechnique et exploitant néanmoins les failles susceptibles de s’y révéler.
Bruit et processus de (dé)subjectivation
7 Traquer des EVP dans un brouillage de fréquences peut être en ce sens considéré comme un cas symptomatique d’un certain rapport au bruit de l’expérimentation sonore, cristallisant en partie les enjeux à l’œuvre dans le penchant bruitiste de nombre de pratiques inscrites dans ce champ. Qu’il s’agisse d’amplifier, de saturer, de boucler un dispositif sur lui-même ou encore de jouer des transformations électroniques permises par un synthétiseur, il s’agit toujours de se brancher sur les lignes de fuite surgissant de la perturbation d’un signal. L’altération sonore interviendrait pour l’épaississement de la matière qu’elle induit, rendant chaque son isolé poreux à d’autres entités, interrogeant son identité musicale et entraînant éventuellement celles et ceux qui les activent dans un devenir perméable.
8 Lorsque les musiciens du groupe anglais d’improvisation libre AMM développent à la fin des années soixante un travail approfondi sur l’amplification de leurs instruments à des volumes extrêmes, il s’agit par exemple d’expérimenter le renouvellement du rapport à l’ensemble au sein d’un processus de création collective. La manifestation bruitiste est appréhendée comme tactique pour tenter de reconfigurer la relation entre les individus en présence et leur réunion en collectivité agissante. Durant la période qui entoure les improvisations documentées sur le disque The Crypt (1968), Keith Rowe, Eddie Prévost, Lou Gare, Cornelius Cardew et Christopher Hobbs creusent les potentialités sociales d’un instrumentarium électrifié en branchant, outre une guitare électrique et des dispositifs électroniques, des microphones de contact sur les instruments acoustiques et autres objets mobilisés [9]. La généralisation de l’amplification vise à produire une masse sonore telle que l’espace de jeu s’en trouve saturé, ne permettant plus de distinguer les qualités propres des contributions individuelles, ni même leur inscription spatiale dans l’agencement scénique. Selon les propos de John Tilbury, la musique créée collectivement submergeait l’écoute, obligeant les musiciens à « adopter, découvrir et inventer des moyens de survie musicale. Ils pouvaient ainsi combattre le Mur par un volume comparable, ou bien ils pouvaient essayer de se montrer plus malins que lui à travers le placement habile et subtil des sons les plus infimes [10]. » À la différence du traditionnel jeu de question-réponse entre musiciennes et musiciens qui régissait alors la pratique de l’improvisation, la création collective s’aventurait ici dans un processus de désidentification des individualités sonores, rompant avec l’écoute discrétisante et distanciée d’instrumentistes isolés dialoguant entre eux, pour y substituer l’expérience d’une communauté tactile, comprenant jusqu’aux membres du public présent [11]. L’écoute de cet entremêlement des intensités sonores semblait ouvrir, à travers l’expérimentation bruitiste, une brèche dans les devenirs, où l’atomisation des individus était susceptible de disparaître au profit de processus de subjectivation émanant du collectif compris comme bien commun.
9 Quelques années plus tard et sur un autre registre, c’est également l’écoute du bruit pour sa puissance subjectivante qui intéresse le compositeur Alvin Lucier dans le travail sur synthétiseur qu’il mène autour de l’œuvre The Duke of York (1971). La pièce est composée pour un duo qui comprend un ou une vocaliste et un ou une musicienne au synthétiseur. Si les deux personnes se connaissent bien, l’interprétation doit leur permettre de renforcer leurs liens intimes. Si elles ne se connaissent pas, elle doit leur permettre de nouer des amitiés, ou de « découvrir des indices sur des liens de parenté cachés ou sur des identités antérieures [12]». La partition invite alors à la convergence d’un changement d’identité. Elle propose à l’interprète au synthétiseur de transformer par des manipulations électroniques la voix de l’autre afin qu’ensemble ils ou elles puissent se rejoindre sur l’identité sonore d’un souvenir potentiellement partagé. Toutefois, bien qu’il s’agisse d’un mouvement centripète, d’une tentative de rapprochement par le son, ce n’est néanmoins pas la fusion parfaite qui est recherchée mais l’altération de deux entités par leur frottement mutuel, une proximité telle qu’elles puissent se composer réciproquement, s’interpénétrer pour devenir autre. Dans une note de travail sur l’œuvre, Lucier écrit d’autre part à propos du synthétiseur qu’il l’envisage « comme le prototype d’un outil au devenir idéal, toujours en développement, jamais achevé [13] », autrement dit comme le pur vecteur d’un processus, d’un mouvement de transformation [14].
10 Dans la version enregistrée par Lucier et publiée en 1976 sur le disque Bird and Person Dyning, le compositeur se trouve pris dans une série de métamorphoses singulières, où l’altération électronique de sa voix se renforce à mesure que l’on avance dans l’écoute de l’œuvre [15]. Empruntant d’abord les habits d’un supposé ancêtre romain, Lucier devient tour à tour un chanteur d’opéra faustien, un crooner interprétant le tube Cry de Johnny Ray, puis enfin, durant une plage qui occupe à elle seule la moitié de la pièce et au traitement le plus hallucinatoire, un non-humain, en l’occurrence une baleine poussant de longs râles aigus, réverbérés et déphasés. Ce recours au synthétiseur pour se brancher sur un devenir cétacé ou celui d’autres créatures fantasmées nous renseigne plus largement sur les enjeux que le compositeur place dans l’altération bruiteuse de sa propre voix. Cette pièce s’inscrit en effet dans un ensemble de compositions pour voix écrites au tournant des années soixante, où différents dispositifs techniques (outre le synthétiseur, par exemple enregistrement sur bande, delay, vocoder, oscillateur, etc.) sont employés comme autant de procédés poétiques à visée thérapeutique, pour atténuer, étirer, altérer ou dissoudre le bégaiement qui caractérise son élocution depuis l’enfance. Mais par là même ces transformations interrogent simultanément le fantasme d’une individualité fixe et pérenne. En s’intéressant au « devenir-autre » que représente l’altération des voix par d’autres entités sonores, Lucier propose d’écouter les bruits produits par ses machines d’une part comme le vecteur d’une subjectivation alternative dans ses rapports aux technologies et aux médias, mais aussi aux non-humains, et d’autre part – tout comme AMM à leur manière – comme la promesse d’une désubjectivation, c’est-à-dire d’une tentative critique de se désassujettir de la forme stratifiée, historique du sujet à laquelle il appartient.
Nonsense et condition de possibilité du sens
11 Dans les deux exemples précédents, la paréidolie noise ne se réduit plus à la simple projection de formes illusoires, mais rend, de manière performative, lesdites formes actuelles. Ouvrant sur des processus de subjectivation alternative, elle conduit les auditrices et auditeurs rendus attentifs, c’est-à-dire disponibles à son apparition, à reconsidérer le bienfondé et la légitimité de formes instituées. Les pirouettes du non-sense qui parcourent les aventures d’Alice ne sont du reste qu’une critique, dans le jeu du langage, du sens admis, celui-là même qui domine et légifère au sein d’une société. Comme le souligne Sandra Lucbert dans sa déconstruction de la parole politicienne contemporaine, « ce qu’Alice découvre au pays des merveilles, c’est l’arbitraire des mises en sens de la réalité [16]. » À l’instar de cet arbitraire révélé par le pays des merveilles, les bruits des musiques expérimentales invitent non seulement à l’écoute du possible qui se dessine dans leur avènement, mais aussi dans le même temps à la réécoute critique de la clarté supposée de ce qu’ils altèrent et brouillent dans leur apparition, et dont dès lors ils s’émancipent. Dans son étude sur les sonorités du non-sense dans la littérature qui lui est dédiée, mais aussi dans les musiques populaires qui l’invoquent, Richard Elliott conçoit ainsi à juste titre le non-sense toujours « comme une interruption ou une irruption à l’intérieur d’un mode narratif [17] ». Le bruit compris ici comme agent sonore du non-sense intervient précisément à la fois comme rupture dans l’ordre établi des choses et redistribution du sens.
- En cela, et comme le rappelle Robert Benayoun :
par non-sense, il ne s’agit nullement d’entendre, comme on peut s’y croire autorisé, absence de sens. […] le non-sense ne participe en aucun cas d’un défaut de signification : […] il en possède une, toujours, et pour plus mystérieuse, pour moins perceptible, parfois des plus profondes.
13 Et d’ajouter plus loin : « Ce que ne possède pas le non-sense, en définitive, c’est la Raison, ou ce qu’on nomme Sens Commun [18]. » Échappant à la doctrine du sens admis et raisonnable, le non-sense de la paréidolie noise se manifeste comme formulation d’un sens résolument autre et pourtant, comme indiqué en introduction, reconnu. Cette signification « plus mystérieuse, moins perceptible, parfois des plus profondes » qui lui serait propre consiste moins à ajouter un sens nouveau parmi ceux déjà disponibles et partagés au sein d’une communauté – simple proposition participant à l’accumulation de sens possibles – qu’à ouvrir le champ du possible du sens, ou plutôt à rappeler – c’est ici que prend corps la part de reconnaissance de la paréidolie – combien cette ouverture du champ est constitutive de l’élaboration de tout sens. L’alternative qui se façonne dans l’écoute des bruits des musiques expérimentales, et à partir de laquelle peuvent se développer des devenirs-autre, résiderait en premier lieu dans la mise au jour de l’arbitraire qui fonde la supposée naturalité du sens institué. La paréidolie noise serait en ce sens ce qui fait surgir à nouveau le champ du possible, soit, pour reprendre une expression utilisée par Hubert Damish pour qualifier les nuages, « un monde de formes en mouvement et que le mouvement déforme [19] ». Le bruit ne serait plus dès lors ce qui empêche le sens, le contredit ou l’annule, mais représente in fine sa condition de possibilité [20].
14 Prêter une telle oreille aux bruits ne consiste cependant pas à envisager cette expérience esthétique et les processus de subjectivation susceptibles d’y prendre forme comme pure puissance ouverte sur l’infini des possibles. La part de reconnaissance des formes apparaissant dans la paréidolie est aussi celle rappelant l’ancrage socioculturel des projections et des devenirs. Il est intéressant à cet égard de considérer l’ambivalence des commentaires donnés à l’écoute d’extraits de musiques expérimentales par des auditrices et auditeurs non coutumiers de ces pratiques sonores [21]. En 2004, le musicien Alessandro Bosetti entame un voyage au Mali et au Burkina Faso emportant avec lui une collection de disques expérimentaux (principalement occidentaux) l’ayant marqué personnellement en tant qu’artiste. Le projet, intitulé African Feedback, consiste à faire écouter au casque des extraits de ces musiques à des personnes rencontrées au gré de ses pérégrinations et d’enregistrer simultanément tout commentaire et retour sur leur écoute, ainsi que l’environnement sonore des séances, le matériau récolté donnant ensuite lieu à la composition d’une pièce radiophonique [22]. Les commentaires suscités à l’écoute d’Axel Dörner, de Ralf Wehowsky, de Cosmos (Ami Yoshida et Sachiko M) ou encore de Robert Ashley oscillent entre l’identification de sons machiniques, d’animaux et d’éléments naturels, de pleurs, de danses et de démons, mais aussi de musiques de funérailles ou jouées lors de rites dogons ancestraux. Dans tous les cas, et jusque dans les interprétations les plus imaginatives, ils rendent nécessairement compte de points de vue situés, ou, comme le dit avec justesse l’une des personnes interviewées à propos d’une séquence écoutée, de « la réalité des choses qui passe comme ça [23] », en l’occurrence une réalité où la puissance paréidolique des musiques bruiteuses se trouve prise dans un feedback postcolonial.
15 Plus récemment les musiciens Christian Malfray et Jérôme Noetinger ont réitéré ce procédé d’enquête et de partage en s’intéressant cette fois au site du CHU de Saint-Étienne, et en particulier à ses unités de soin lié au psychisme, proposant l’exercice de l’écoute commentée aussi bien au personnel qu’à des patients et à leurs proches venus leur rendre visite [24]. Une nouvelle fois, les tentatives d’identification des sons écoutés occupent l’essentiel des discussions, où les bruits du quotidien le disputent à ceux de la faune ou à des sons liés à l’expérience hospitalière des personnes interrogées (par exemple tel son électronique est entendu comme émanant d’un électroencéphalogramme). Mais si les affects associés aux musiques proposées nous renseignent ici davantage sur les replis psychosociaux de l’écoute, ou du moins de ses discours, les retours sélectionnés par les musiciens dans leur montage n’en révèlent pas moins les conditions culturelles de la paréidolie [25]. À la différence de la pièce de Bosetti, il est par exemple notable que les commentaires réunis convoquent fréquemment des références cinématographiques de science-fiction, les brames de cerfs enregistrés par Marc Namblard se trouvant projetés à l’époque des dinosaures dans sa représentation hollywoodienne, quand telle séquence électroacoustique est amalgamée aux effets spéciaux de la saga Star Wars [26]. C’est que, à l’instar du conditionnement technique souligné dans l’écoute des voix fantômes, les formes mouvantes devinées dans les apparitions paréidoliques de ces extraits nous rappellent la part d’« entertainment mainstream » à l’œuvre dans le façonnement de l’écoute et des subjectivations à l’heure de nos sociétés médiatiques.
Duplicité des voix
16 L’écoute des bruits ne cesse de se nourrir de, et se déploie dans, l’équivoque propre à son matériau. Manifestant une puissance paréidolique à même d’ouvrir sur d’autres devenirs, elle est aussi celle qui en rappelle l’ancrage culturel, technique et sociopolitique. Une telle ambivalence se retrouve d’autre part dans les propos de certains musiciens noise sur l’objet ou les enjeux de leur pratique. À la lecture du Manifeste du mur bruitiste, rédigé par Romain Perrot, alias Vomir, acteur majeur de la scène harsh noise contemporaine, il est intéressant de constater combien le bruit produit par des machines célibataires et convoqué comme unique matériau, « sans dynamique, ni changement, ni développement, ni idée », traduit un refus explicite de la société contemporaine par le repli et la claustration, « refus de capitulation à la manipulation, à la socialisation, au divertissement », « annihil[ant] tout ce qui survient dans un repos menaçant » pour « devenir l’ombre de l’homme [27] ». Le mur bruitiste est ainsi perçu comme « la pratique ininterrompue du bruit mental », celui-là même que produit continuellement le capitalisme à travers ce que l’artiste Mattin nomme la dissonance sociale [28]. Et dans le même temps, au gré d’interviews et de commentaires explicitant l’état recherché à travers l’écoute de ce « bruit opaque, morne et continu [29] », l’expérience est décrite comme à même de produire « une décongestion, un arrachement à la vie commune […] pour créer un nouveau réel, une nouvelle présence au monde [30]. » Le « devenir-ombre » serait ainsi à la fois le produit d’un assujettissement irrévocable et la promesse d’une bifurcation subjectivante – c’est-à-dire non pas l’aboutissement d’une transformation, mais une tension permanente entre deux mouvements, l’un centripète et l’autre centrifuge.
17 Cette duplicité est au cœur de l’expérience de la paréidolie noise. Duplicité de ces bruits de fond devenus voix défuntes, duplicité d’une submersion par l’amplification de corps isolés devenus communauté tactile, duplicité d’une identité synthétisée s’ouvrant sur le vivant non-humain, duplicité d’une écoute prête à s’enfuir dans des apparitions hallucinées et rappelée à son conditionnement. Au détour d’une phrase de Logique du sens, Gilles Deleuze souligne cette duplicité en rappelant que ce « passage du bruit à la voix, nous le revivons constamment en rêve », ajoutant aussitôt que s’ils alimentent le songe dans leur déformation paréidolique, « les bruits parvenant au dormeur [sont aussi ceux qui] s’organis[ent] en voix prête à le réveiller [31] ». La duplicité se jouerait jusque dans l’équivocité de la fabrication du rêve et du réveil. Mais c’est qu’un rêve peut en cacher un autre, rendant indécis jusqu’au moment du réveil lui-même. Ainsi du tour que Twideuldeume et Twideuldie jouent à Alice dans De l’autre côté du miroir, lorsque, croisant le Roi Rouge assoupi au fond des bois, les jumeaux informent la fillette qu’elle n’est que le produit de son imagination, « une espèce d’objet figurant dans son rêve [32] » – pensée insoutenable qui fait fondre en larmes la jeune héroïne. Plus loin, c’est la disparition d’un bruit insupportable qui conduit Alice à faire l’hypothèse du réveil enfin venu :
Au bout d’un moment, le bruit, peu à peu, sembla décroître, et il régna bientôt un silence de mort. Alice, inquiète, leva la tête. Aux alentours ne se montrait âme qui vive, et tout d’abord elle pensa que le Lion, la Licorne et les bizarres messagers anglo-saxons n’avaient été que l’imagerie d’un songe. Pourtant, à ses pieds se trouvait toujours le grand plat sur lequel elle avait tenté de découper le quatre-quarts. “Donc, en fin de compte, je n’ai pas rêvé, se dit-elle, à moins que… à moins que nous ne jouions tous notre rôle dans un même rêve. Seulement, en ce cas, j’espère bien que c’est mon rêve à moi, et non pas celui du Roi Rouge ! Je n’aimerais pas appartenir au songe d’autrui”, poursuivit-elle d’un ton de voix plaintif ; “j’ai grande envie de l’aller éveiller pour voir ce qu’il arrivera ! [33]”
19 Le « réveil » auquel conduit la paréidolie noise ne serait dès lors autre que la réappropriation du « rêve », une reprise en main du possible seul à même de déconstruire l’arbitraire d’un état des choses cherchant à maintenir la fable de sa naturalité et de son inéluctabilité. C’est peut-être ici, dans ce processus duel, car à la fois critique et œuvrant à l’ouverture des possibles, que l’expérience esthétique de la paréidolie noise rejoint un certain travail de la pensée.
Notes
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[1]
Lewis Carroll, « Les Aventures d’Alice au pays des merveilles », [Trad. H. Parisot], Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1990, p. 187.
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[2]
Cf. Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore, [Trad. M. Boidy], Paris, Philharmonie de Paris / La Découverte, 2015, p. 409-430.
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[3]
À ce propos, Sterne écrit : « La logique est imparable : étant donné que la reproduction sonore stratifie les vibrations de façon nouvelle, il est possible de parvenir à capter les voix défuntes à condition d’apprendre à “écouter” d’autres portions des vibrations du monde. Le journaliste oublie simplement de dire que la fréquence de vibration des morts est proche de zéro, ce qui les rend par conséquent difficilement audibles. » Ibidem, p. 412. Cf. également le chapitre 2 de Jeffrey Sconce, Haunted Media. Electronic Presence from Telegraphy to Television, Durham, Duke University Press, 2000.
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[4]
Sur ce point, cf. l’essai détaillé de Philippe Baudouin, « Machines nécrophoniques », in Thomas A. Edison, Le Royaume de l’au-delà, [Trad. M. Roth], Grenoble, Jérôme Millon, 2015, p. 7-81.
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[5]
Je reprends ici comme source la citation et traduction en anglais de Friedrich Jürgenson par Carl Michael von Hausswolff dans son article « 1485.0 kHz », Cabinet, Issue 1, Winter 2000, p. 60. À noter que la sixième édition de la publication du livre de Jürgenson, Sprechfunk mit Verstorbenen, dans sa traduction anglaise par Tom Wingert et George Wynne, Voice Transmissions with the Deceased, diffère légèrement sur la description de ce qui est entendu. Il ne s’agit plus d’un « bruit retentissant comme un orage » [noise vibrating like a storm], mais d’un « son statique assourdissant ou chuintant, comme une averse » [roaring or hissing static sound, like a shower]. L’original allemand parle d’« einen sturmähnlich vibrierenden Brauseton » [une sonorité bruyante, vibrant comme une tempête]. Friedrich Jürgenson, Sprechfunk mit Verstorbenen. Praktische Kontaktherstellung mit dem Jenseits [1967], München, Goldmann Verlag, 1987, p. 15.
-
[6]
La fréquence 1485.0 kHz est aujourd’hui appelée « fréquence Jürgenson ». Sur les différentes expériences de Jürgenson, cf. l’article précédemment cité de von Hausswolff.
-
[7]
De manière contemporaine ou dans le sillage des recherches de l’archéologue suédois, d’autres chercheurs se sont spécialisés dans l’étude de ces phénomènes. Il convient notamment de citer Konstantin Raudive qui contribua pour beaucoup à l’analyse de ces procédés techniques, ou plus récemment le travail de Michael Esposito et ses diverses collaborations dans le champ des musiques expérimentales. Cf. entre autres Konstantin Raudive, Breakthrough: An Amazing Experiment in Electronic Communication with the Dead, Buckinghamshire, Colin Smythe, 1971.
-
[8]
Sur les implications de la croyance dans l’écoute des EVP, cf. Thibault Walter, Critique des dispositifs culturels et théologiques du son, du silence et du bruit, Thèse de doctorat, Université de Lausanne, 2012, p. 378-379.
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[9]
Cf. AMM, The Crypt [1968], Matchless Recordings, MRCD05, 1992
-
[10]
John Tilbury, Cornelius Cardew. A Life Unfinished, Essex, Copula, 2008, p. 284.
-
[11]
Ces expérimentations intenses ne furent pas sans provoquer d’importants débats au sein du groupe et son premier cercle concernant l’idéologie dont l’amplification pouvait être porteuse. Sur la désidentification des individualités sonores et les débats idéologiques sur le recours à l’amplification, cf. Matthieu Saladin, « As loud as possible : remarques sur l’esthétique du volume, et quelques-unes de ses polémiques, dans les musiques expérimentales », revue L’Autre musique, n° 4, 2015, disponible en ligne http://lautremusique.net..
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[12]
Alvin Lucier, « The Duke of York. For voice and synthesizer(s) (1971) » [Score], Reflections. Interviews, Scores, Writings, 1965-1994, Köln, MusikTexte, 1995, p. 324.
-
[13]
« As the prototype of an ever-developing perfect-becoming tool never-to-be-completed. » Notes manuscrites, cahier de recherche sur The Duke of York (1971), Alvin Lucier archives, New York Public Library for the Performing Arts, Lincoln Center.
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[14]
En 1971, Lucier compose une autre pièce usant des ressources de l’électronique pour transformer des sons en profondeur. Il s’agit de Gentle Fire. Dans un entretien de 1995 avec Michael Parsons où cette composition est discutée, ce dernier la compare au principe de la paréidolie, évoquant le souvenir d’une nuit passée près d’une cascade où il pouvait imaginer toute sorte de sons à partir du bruit blanc produit par la chute d’eau. Alvin Lucier, « Beats that can push sugar. Interview with Michael Parsons » [1995], www.l-m-c.org [19/02/2003].
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[15]
Cf. Alvin Lucier, Bird and Person Dyning, Cramps Records, CRSLP 6111, 1976.
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[16]
Sandra Lucbert, Le Ministère des contes publics, Lagrasse, Éditions Verdier, 2021, p. 114.
-
[17]
Richard Elliott, The Sound of Nonsense, New York, Bloomsbury, 2018, p. 99.
-
[18]
Robert Benayoun, Anthologie du non-sense, Paris, J. J. Pauvert, 1957, p. 4-5.
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[19]
Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972, p. 33.
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[20]
Une telle conception du bruit rejoint par certains aspects l’épistémologie noise proposée par Cécile Malaspina lorsque la chercheuse analyse le bruit comme réservoir et dynamique des processus cognitifs. À l’inverse des poncifs opposant information et bruit, ce dernier prend ici un caractère pleinement positif, entrant dans des rapports de tension où il se révèle comme le corollaire nécessaire à l’avènement de toute complexité. Cf. Cécile Malaspina, An Epistemology of Noise, New York, Bloomsbury, 2018, p. 74-77.
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[21]
Bien que le cadre de cet article ne puisse le permettre, il serait intéressant de comparer les projets artistiques de feedback d’écoutes non familières des musiques expérimentales, dont il est question dans les lignes qui suivent, avec l’étude sur la structuration et la réflexivité de l’écoute, cette fois experte, de noise menée par Catherine Guesde et Pauline Nadrigny. Cf. Catherine Guesde et Pauline Nadrigny, The Most Beautiful Ugly Sound in the World. À l’écoute de la noise, Paris, Éditions MF, 2018.
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[22]
Cf. Alessandro Bosetti, African Feedback, Berlin, Errant Bodies Press, 2006.
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[23]
Ibid.
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[24]
L’expérience a été menée à l’automne 2019, puis a donné lieu à une composition en deux parties parue sur disque en décembre 2021. Cf. Christian Malfray et Jérôme Noetinger, J’entends pas de musique, CHUST, 2021.
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[25]
Ce qui n’empêche pas que de ces identifications puissent surgir par moments de véritables lignes de fuite, à l’instar du devenir-océan d’un homme sur lequel s’achève le disque, où le ressac des vagues s’entremêle progressivement à l’élocution particulière de la personne divaguant sur son écoute.
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[26]
À noter toutefois que la retranscription des entretiens qui complète la pièce sonore de Bosetti sous forme de livret révèle aussi quelques rares références cinématographiques parmi les retours des personnes interviewées.
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[27]
Romain Perrot, « Manifeste du mur bruitiste » [2008], disponible en ligne et consulté le 12 janvier 2022, http://www.reclusoir.com/vomir-hnw-manifesto/
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[28]
Mattin, Social Dissonance, Falmouth, Urbanomic, 2022.
- [29]
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[30]
Romain Perrot et Laurent Nerzic, « Métamusique et lettre morte », Revue et Corrigée, n° 130, décembre 2021, p. 27.
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[31]
Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 226.
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[32]
Lewis Carroll, « De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva », [Trad. H. Parisot], Œuvres, op. cit., p. 296.
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[33]
Ibid., p. 333.