Stratégies pour l’architecture : pratiques bruitistes et structures de détermination

I – Sens

1 Dans une intervention de Ray Brassier [1] à propos de la stratégie généalogique en philosophie, il utilise cette citation de Fredric Jameson à propos de la contestation que la « théorie » (comprise ici dans le sens anglo-saxon de « théorie critique ») oppose aux ambitions totalisantes de la philosophie :

2

C’est pourquoi la dialectique appartient à la théorie plutôt qu’à la philosophie : celle-ci est toujours hantée par le rêve d’un système autosuffisant infaillible, un ensemble de concepts imbriqués qui sont leur propre cause. Ce rêve est bien sûr l’image décalée de la philosophie en tant qu’institution dans le monde, en tant que profession complice de tout dans le statu quo, dans le royaume ontique déchu de « ce qui est. »

3 Ce paragraphe de Jameson caractérise une conception classique de la philosophie comme un ensemble de « concepts imbriqués », ayant l’ambition d’une unité finale dont la suffisance est de plus contestée par un autre type d’unité – celle qui joint la théorie à la praxis, telle que Jameson la comprend en citant Marx et Freud.

4 Tout comme la « théorie », le bruitisme considéré comme une forme radicale d’empirisme sonore peut être opposé à une telle image de la philosophie. Il a d’ailleurs été fréquemment présenté de cette manière, comme un négatif du sens, un excès, le non-identique, le non-pensé dans la pensée. Sous cette forme, le bruit a été un espace réservé pour le défi à la suffisance du sens, dont la philosophie serait la gardienne par excellence. Si le bruit est le négatif du sens, qu’en est-il des différentes morphologies que l’on peut observer dans différents projets et types de pratiques de création de bruit ? Le harsh noise wall de Vomir, les sons perçants du premier Whitehouse, les textures sonores denses de Zbigniew Karkowski et les timbres métalliques de K2 peuvent-ils être considérés comme des gestes purement négatifs, contre le sens ? Qu’est-ce qui est alors responsable des différentes architectures sonores que présentent ces œuvres ?

5 L’objectif de cet article est d’aborder ce problème en examinant l’intégration, en tant que matériau sonore, de l’entropie par la musique bruitiste, permettant ainsi une compréhension plus intime de la noise dans son imbrication avec la structure. Peut-être sera-t-il possible de produire une image différente de la relation entre structure et bruit qui pourra déborder vers la philosophie en tant qu’architecture conceptuelle. Afin d’atteindre cet objectif, nous ferons un détour par le domaine de l’ontologie de l’œuvre musicale, plus précisément par l’idée de morphologie de l’œuvre musicale développée par Valério Fiel da Costa, en lien avec la problématique de l’indétermination présente dans l’œuvre de John Cage et dans la tradition expérimentale post-cagienne. Ce passage par la morphologie doit permettre de mettre en évidence un modèle d’intégration du bruit, lequel apparaît non seulement comme matière à être organisée par la structure, mais aussi comme indétermination qui affecte la structure elle-même. Cette indétermination ne doit pas être fétichisée comme une ouverture simple « à ce qui arrive » (comme le déclare d’ailleurs Daniel Charles [2]) mais comme un mode d’organisation du matériau dans sa relation aux bruits externes à la morphologie. Nous reviendrons en conclusion sur le rôle que les différents types de formalisme présents dans la musique d’un côté et dans la pensée de l’autre ont en commun dans la constitution de ces différentes architectures.

II – Bruits

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Ce n’est pas comme si j’avais commencé à faire quelque chose puis que j’ai progressé, parce que j’ai commencé à faire exactement ce que je voulais faire et que ça a changé ici ou là, mais c’est plus ou moins la même chose, car comment le bruit peut-il progresser ? Difficile de faire plus de bruit si ce n’est que du bruit ! – vous ne pouvez que devenir moins bruyant, et plus musical ou plus structuré [3].

7 Cette citation de Boyd Rice illustre bien un certain parti pris envers le concept de bruit et son utilisation esthétique. Il est curieux que cela vienne d’un partisan de la musique bruitiste, mais souvent c’est justement ce caractère d’opacité attribué au bruit qui est le motif de sa mobilisation dans le cadre de la musique bruitiste. Le Harsh Noise Wall, notamment, peut être vu comme la mise en scène maximale de ce recours au bruit indifférencié entendu comme négatif de sens, et donc soustrait à l’élaboration structurelle.

8 Quoi qu’il en soit, l’idée d’une morphologie de l’œuvre sonore fondée sur l’indétermination – c’est-à-dire sur ce qui serait censé ruiner toute morphologie – est importante dans ce contexte puisqu’elle corrobore le traitement du bruit par Rice et sa vision négative de l’indétermination comme lieu du non-sens.

9 De manière toute différente, James Pritchett, dans son livre sur la musique de John Cage, The music of John Cage[4], critique l’accueil par trop « philosophant » de son œuvre. Pour Pritchett, l’œuvre de Cage est considérée dans son ensemble comme le résultat d’opérations effectuées au moyen du hasard, c’est-à-dire comme aléatoire. Dans la mesure où nous ne pourrions, de droit, évaluer un acte accompli au hasard – sans aucune limite donnée par l’intentionnalité humaine – il serait inutile de considérer les apports singuliers de chaque œuvre. Ainsi, l’œuvre de Cage devient-elle un grand geste perpétuellement répété de refus des déterminations, d’’intention compositionnelle et d’ouverture à un Chaos caractéristique de la « nature » – « La fonction de l’art est d’imiter la nature dans sa manière d’opérer », dirait-il. Les œuvres deviennent des réalisations plus ou moins littérales de cette affirmation centrale. Cage se mue en philosophe dans la mesure où les constructions individuelles de chaque œuvre ne sont que des illustrations de cette « thèse » centrale. Contre cet état de choses, l’argument que Pritchett propose est convaincant : si les œuvres de Cage sont le résultat d’un hasard homogène, elles devraient toutes être assez similaires. Il ne devrait pas y avoir un trait individuel qui les distingue.

10 Ce n’est pas ce qui se passe. Pritchett nous propose d’examiner une liste d’œuvres : Music of Changes, Music For Piano, Winter Music, Cheap Imitation et One2, toutes des œuvres pour piano de Cage des années cinquante avec comme point commun l’adoption du hasard comme outil de composition. Et il nous demande : sont-elles similaires ou différentes ? Si elles sont différentes, quelque chose doit pouvoir expliquer cette différence, un filtre ou une intention doit être entré dans leur conformation morphologique pour les extraire du complètement chaotique. Qu’est-ce qui pourrait alors être responsable de cette individuation ? D’une part l’utilisation du hasard : dans Music of Changes, nous avons une partition entièrement déterminée dans ses détails d’instant en instant tout comme le serait une partition d’une sonate de Beethoven, à la différence près que les éléments qui la constituent ont été déterminés à partir des réponses fournies par le livre chinois des Mutations. D’autre part, l’indétermination quant au résultat comme dans Winter Music : une succession d’accords spécifiques est donnée à l’interprète mais ces accords ont plusieurs façons d’être lus, ce qui génère des résultats différents. La pièce peut être jouée par un jusqu’à vingt interprètes simultanément, chacun sur une page et sans synchronisation fixe, multipliant l’imprévisibilité du résultat sonore. Alors que dans Music of Changes il y a une partition fixe avec un résultat prévisible (quoique déterminé par des opérations aléatoires), nous avons dans Winter Music un cas d’indétermination du point de vue de Cage : le résultat est imprévisible dans ses détails, puisque susceptible d’être configuré de plusieurs manières, et capable même de surprendre son auteur. Cette différence est analogue à la distinction entre l’utilisation du bruit comme matériau interne de composition et une construction formelle fondée sur l’indétermination du bruit. Une approche analytique des relations entre la forme et son extérieur doit permettre de tirer des enseignements importants sur le processus de la pensée en général.

III – Morphologie

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En conséquence, il y a une différence fondamentale à penser l’identité d’une pièce musicale. Par exemple, les constituants de l’identité d’une pièce européenne sont les notes et leurs caractéristiques (hauteur, intensité, durée, etc., comme dans Boulez), ou les thèmes, leurs implications (harmoniques et mélodiques) et modifications, etc. D’un autre côté, ce qui constitue l’identité de Winter Music [de Cage], par exemple, est le fait qu’il doit y avoir des irruptions plus ou moins complexes du silence et que celles-ci doivent venir d’un ou de plusieurs pianos [5].

12 Ce paragraphe de Cardew expose à la fois une différence et une continuité de l’œuvre indéterminée par rapport à l’œuvre musicale traditionnelle la différence se réfère à la mutation des conditions d’identification des œuvres singulières provoquée par l’apport de l’indétermination. La continuité traite du maintien des conditions d’identité de ces œuvres, en dépit de leur caractère « ouvert ». Dans son travail, Valério Fiel da Costa commence par chercher à comprendre les contextes de création des œuvres indéterminées de Cage en se basant sur des présupposés courants dans les études de ces œuvres : la scission claire entre les œuvres de la tradition, caractérisées par un profil morphologique clairement défini, et les œuvres de Cage qui questionnent les rôles des compositeurs, des interprètes et du public. Cette compréhension de l’œuvre de Cage suppose un renoncement à l’usage prescriptif de la partition et à la nécessité d’un résultat clairement défini.

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Si l’on juge que les œuvres de Cage sont uniquement des opportunités de libérer les forces du chaos, comme le compositeur lui-même semble l’affirmer, il semble inutile d’y chercher une impulsion créative, un mouvement vers l’ordre, une volonté de faire en sorte que des paramètres déterminés se comportent de façon plus ou moins invariable [6].

14 Toutefois, en dépit de cette tendance à voir dans l’approche de Cage une pure immédiateté non-structurée, il se tourne vers l’étude des moyens par lesquels une œuvre reste stable de performance en performance : les stratégies d’invariance. Le changement des fondements du cadre ontologique est clairement perceptible : l’œuvre est considérée non plus comme un objet stable caractérisé par la possibilité d’une identification univoque, mais comme un élément stabilisé par le biais de ces stratégies d’invariance.

15

[…] je proposerai le terme « invariance » en musique comme ce qui, du point de vue d’un projet compositionnel, doit être (ou finit par être) répété dans la pièce à chaque représentation. J’aborderai quelques cas dans lesquels les compositeurs ont utilisé des stratégies de notation différentes de la norme d’écriture musicale européenne (graphiques, instructions directes, scripts d’exécution, etc.) mais qui pourraient amener à penser qu’elles génèrent des résultats relativement invariants. Une telle approche nécessitera que nous remplacions la référence à des objets spécifiques par des régions de tolérance morphologique. L’hypothèse est que les objets musicaux d’une œuvre peuvent prendre des morphologies plus ou moins déviantes dans lesquelles des détails peuvent être remplacés ou assouplis sans nuire au projet compositionnel, tant que ces déviations n’extrapolent pas une certaine limite [7].

16 Fiel da Costa propose même qu’un cluster de piano, déterminé uniquement dans ses limites inférieures et supérieures, soit considéré comme objet strict d’une composition musicale : l’objet-cluster. Ceci représente la possibilité d’un ajustement de chaque objet d’après son type pour une œuvre qui s’adapte aux conditions d’identification qu’elle-même propose. Cet ajustement cherche à reconnaître les domaines d’imprécision propres à chaque objet sonore. L’exemple du cluster est significatif dans la mesure où même si l’on ne joue pas une ou deux notes à l’intérieur des limites posées, l’on reconnaît encore l’objet comme cluster : une agglomération de sons contigus produisant un résultat proche du bruit. Ainsi, la désobéissance à certaines déterminations ne suffit pas à entraîner la perte d’identité de l’objet. Ceci est généralisé, dans le contexte de l’étude de la morphologie, à l’ensemble de l’œuvre : quels éléments peut-on modifier sans que l’identité de l’œuvre se perde ? Ce qui revient à demander : quels sont les critères d’identification de tel ou tel objet sonore qui intègre l’œuvre ? Revenons encore une fois à la citation de Cardew et à la partition de Winter Music. Qu’est-ce qui fait que Cardew extrait de cette œuvre une identité caractérisée par « des irruptions plus ou moins complexes du silence » et qu’« elles doivent venir d’un ou de plusieurs pianos » ? Bien sûr, une lecture attentive de la partition pourrait fixer mentalement et de manière prospective le résultat. Mais imaginons que nous ne connaissions pas la partition et que nous écoutions cette pièce une seule fois. Peut-être penserons-nous, guidés par les habitudes de notre pratique musicale, que l’identité de la pièce consiste en ces sons tels qu’ils ont été joués, dans l’ordre présenté et avec ces durées. Imaginons encore que quelqu’un nous demande de prendre note de cette pièce : nous noterons alors toutes les relations entre tous les sons aux moments où ceux-ci seront joués et avec les rythmes que nous entendrons. Si nous écoutons la même pièce une seconde fois, nous percevons qu’il y a quelque chose de différent, et tout ce que nous avons pris pour essentiel n’est plus là. Écoutons une troisième fois. Quelque chose diffère et quelque chose demeure. Nous continuons à entendre des pianos, des accords suivis de silence. Peut-être reconnaîtrons-nous un accord ou un autre qui a été joué de la même manière dans les trois performances. Ainsi se constitue par la pratique le nexus morphologique d’une pièce musicale. L’utilisation des concepts d’invariance et de limites de tolérance permet d’unifier le champ d’étude des œuvres musicales sous l’idée de morphologie musicale.

IV – Système

17 Le problème de la localisation du nexus morphologique n’est toutefois pas exclusif de l’écoute, il est le propre de la vie de l’œuvre c’est-à-dire de l’ensemble des performances au fil du temps. Même si celui qui propose la situation sonore s’intéresse au maintien morphologique de son œuvre, pour lequel il compte sur la pratique artistique constituée, il reste qu’au cours du temps, le nexus morphologique peut se transformer et l’œuvre peut devenir autre chose que ce qu’elle était. Pour Fiel da Costa, l’œuvre musicale est donc un système ouvert.

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Je lierai l’objet-travail à la notion de système. Dans ce modèle, des principes de travail intéressants pourraient être utilisés pour une meilleure compréhension du cas : la systémique renvoie à la notion de totalité – le tout, l’œuvre, serait plus que la superposition de ses parties, se constituant d’ailleurs en ses interrelations ; cet ensemble étant organisé selon un projet et une fonction ; avec des limites morphologiques capables de marquer une différence entre eux et un environnement possédant un trait distinct – ce qui n’est pas l’œuvre; cette altérité constituée par la différence de complexité entre les deux milieux [8].

19 Si, dans la pratique sonore expérimentale dans le sens post-Cagien, l’indétermination pose de façon élargie le problème de la morphologie, dans l’empirisme sonore bruitiste c’est le matériau sonore qui menace, par dedans la forme, l’intégrité structurelle du tout. Dans ce sens, la pratique sonore noise peut paraître à première vue mobiliser des « stratégies contre l’architecture » comme suggérait un titre d’Einstürzende Neubauten. Toutefois, les contraintes agissant comme limites structurelles d’une proposition sonore quelconque peuvent être pensées comme un diagramme de circuits d’actions. Par exemple un protocole métastable pour l’improvisation collective ou une suite spécifique de pédales de distorsion et les effets qui prédéterminent en quelque sorte les mouvements qu’un musicien bruitiste peut faire lors d’une performance, pourraient être les protocoles qui déterminent un champ de morphologies possibles pour une proposition sonore singulière. Dans ces cas, on voit une réversion des stratégies contre l’architecture en des stratégies pour des architectures, quoique jusqu’à un certain point, imprévisibles. Dans ce sens, les propositions tant de l’esthétique post-Cagienne que de l’empirisme bruitiste semblent bien adaptées à l’idée d’ordre à partir du bruit – celui-ci compris soit comme la contingence qui perturbe la mise-en-forme, soit comme le matériau sonore considéré a priori comme inintégrable à la forme musicale, ces deux concepts interrogeant le partage entre bruit et forme. Ce problème est présenté de façon très pertinente par Cécile Malaspina comme un carrefour conceptuel particulièrement important dans le contexte de la dispute entre deux conceptions différentes de l’information, avec d’importantes conséquences pour une compréhension de la relation entre système et environnement tel que nous l’avons posée, à savoir : d’une part Shannon et Weaver avec l’entropie informationnelle et d’autre part Norbert Wiener avec la néguentropie.

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[…] nous comparerons plus loin deux affirmations, celle de Warren Weaver dans son introduction à la Théorie Mathématique de la Communication de Shannon et celle de Norbert Wiener dans son livre Cybernetics (Wiener 1961). Ces deux déclarations montrent qu’il n’y a pas de désaccord entre ceux généralement reconnus comme les fondateurs respectivement de la théorie de l’information et de la cybernétique concernant la méthode de calcul de la probabilité de l’information ; mais elles révèlent aussi le fait que la même méthode mathématique justifie deux définitions d’information diamétralement opposées : l’une comme « entropie informationnelle », et l’autre, au contraire, comme « négation de l’entropie » [9].

21 Cela signifie que, alors que chez Wiener, l’information est ce qui réduit le désordre, se détachant du milieu par un degré inférieur d’entropie, chez Shannon et Weaver l’information est ce qui a un degré d’entropie plus élevé par rapport au degré informationnel de l’environnement. Et le plus surprenant, c’est que les deux interprétations contradictoires renvoient au même formalisme mathématique de base. On pourrait comprendre cela comme captant différentes propriétés de l’information : d’une part, le fait qu’elle est déterminée par rapport à un haut degré d’entropie dans l’environnement ; d’autre part, le fait qu’elle corresponde à une nouveauté parmi le haut degré de redondance de l’environnement – une nouveauté qui est corrélée au degré d’incertitude du message. Cette liberté de choix n’est rien d’autre que l’ambiguïté des concepts non mathématiques. Selon Malaspina :

22

Ce n’est donc pas au niveau de la rigueur mathématique elle-même que naît l’ambiguïté sur la conceptualisation de l’information et du bruit, mais au niveau de la liberté de choix dans son interprétation discursive [10].

23 Cette distance de l’interprétation discursive par rapport au formalisme mathématique sera importante dans les sections qui suivent. Pour le moment on retiendra la différence du concept d’information pour Wiener et pour Shannon et Weaver dans les termes proposés par Malaspina :

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L’information est nulle s’il n’y a pas d’incertitude sur l’état du message. […] Pour Wiener, l’information est précisément la réduction de la liberté de choix, et donc la réduction de l’incertitude. L’information, dans la théorie cybernétique de Wiener, est une mesure de contrainte accrue, associée à des idées d’organisation et d’ordre, destinées à diminuer l’entropie. Ici l’entropie n’est pas une mesure de l’information, comme chez Shannon, mais, au contraire, une mesure de son contraire présumé, c’est-à-dire le désordre ou le bruit [11].

25 Pour ce qui nous concerne, cette différence entre un degré inférieur et un degré supérieur d’entropie assignée à l’information a des conséquences surprenantes pour certaines esthétiques bruitistes. Si celles-ci se caractérisent par une proximité de l’élément entropique en des termes qui côtoient une supposée absence ou rupture de sens, pour que sa présence soit notée elles doivent se détacher de l’environnement en tant que morphologie à traits spécifiques. Au même temps, l’utilisation du bruit blanc comme matériau risque de tomber dans l’informe d’une monotonie caractérisée par l’indiscernabilité de son articulation interne. Ceci correspond à l’idée, proposée encore par Malaspina, d’une entropie phénoménologique.

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[…] L’apparente simplicité de l’homogénéité entropique ne fait que masquer une indiscernable complexité, qui ne se révèle qu’au niveau microscopique, où l’incertitude est accrue si l’on devait prévoir le mouvement de ses éléments micro-constitutifs. L’égalité de probabilité correspond donc, malgré l’apparente simplicité du “bruit blanc”, à la plus grande incertitude possible dans laquelle se trouve l’observateur quant à la prédiction des micro-complexions d’un système physique […] Quand l’entropie est vue comme “simple” plutôt que complexe, en accord avec l’apparition du “bruit blanc”, il s’agit donc d’un cas d’astigmatisme phénoménologique [12].

27 Cela entraîne des conséquences importantes pour des propositions comme celles du Harsh Noise Wall, qui entendent maintenir l’opacité absolue de leurs constructions – ou nonconstructions – vis-à-vis du discours ou du sens, mais peut-être pas vis-à-vis de l’information. Or, un support sans changements, comme dans ce cas, est lui-même de l’information : plus on l’entend, plus les détails ressortent à l’intérieur du bloc textural proposé à l’écoute.

28 Cette ambiguïté dans la détermination du partage entre sens et non-sens est un élément essentiel de l’esthétique du bruit et suppose la transformation du bruit en information- c’est-à-dire, d’une forme perçue comme détachée de l’environnement en élément significatif, même si sa signification fait référence à sa possible absence de signification.

V – Descriptions

29 Le mathématicien René Thom est connu, entre autres, pour sa critique assidue de l’usage, selon lui illégitime, de la notion d’indéterminisme dans les sciences de la complexité. Or il base cette critique justement sur le passage théorique à effectuer entre la description mathématique et linguistique du gradient entre forme et environnement, évoqué plus haut. Le phénomène de l’astigmatisme phénoménologique, commenté par Malaspina, peut donc être éclairé par l’idée d’un passage par différents formalismes tels que ceux proposés par René Thom dans son « Halte au hasard, silence au bruit ! ». L’article est une polémique contre ce que Thom appelle « les tenants de l’ordre par le bruit », en particulier leur description du rôle du hasard dans l’évolution des systèmes physiques. Selon Thom, la perception d’un quelconque processus déterminé au hasard est le résultat des capacités descriptives des formalismes utilisés pour le décrire. Le phénomène de l’indétermination devient alors relatif aux moyens descriptifs utilisés. Ces différents systèmes de descriptions sont classifiés par Thom comme des systèmes linguistiques d’un côté et comme des systèmes mathématiques de l’autre. Comme il le dit : « On décomposera donc le réel observable en îlots descriptibles, soit linguistiquement- îlots (LN)-, soit mathématiquement- îlots (M). » Citons longuement le passage pertinent.

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Il existe, dans la réalité macroscopique à notre échelle, d’énormes blocs de phénomènes (des îlots LN), dont la description verbale est qualitativement très satisfaisante, mais pour lesquels une description mathématique rigoureuse de type laplacien serait non seulement très difficile, mais de plus non pertinente [..]. Il y a plus : il peut arriver qu’un système naturel admette une description mathématique précise, soit donc un îlot (M) ; alors les sous-objets du système, qui, dans ce formalisme peuvent être décrits linguistiquement, sont des objets de forme simple, ce sont des objets ‘géométriques’ pour ce formalisme. […] ; mais si l’on a affaire à un système de type récurrent […] au bout de peu de temps, les formes géométriques se contorsionnent dans l’espace au point de perdre leur caractère reconnaissable. Alors le formalisme linguistique perd toute efficacité pour décrire ces formes […]. Ainsi, pour conserver un certain contrôle du système, doit-on passer d’une description fine –microscopique – du système à une description grossière, globale, à caractère statistique [13].

31 L’idée centrale défendue par Thom est que l’évolution immanente d’un processus physique pourrait traverser le seuil de la description linguistique jusqu’à exiger, par sa morphologie même, la description mathématique. Ce phénomène d’une traversée d’un seuil descriptif se fait en raison des difficultés descriptives créées par l’objet lui-même. C’est le système physique lui-même qui se laisse décrire ou non par les systèmes de descriptions que nous utilisons.

32 Étant donné que « les systèmes (Ms) sont des systèmes différentiels qui ont la propriété de “sensibilité aux conditions initiales” » :

33

Pour ces systèmes (Ms), la descriptibilité linguistique perd rapidement toute efficacité et seule subsiste la description mathématique statistique du système ; le descriptible, telle la volute de la fumée, qui ne tarde pas à se fondre par diffusion dans toute l’atmosphère, devient proprement indescriptible, et l’on a parlé, à ce sujet, d’évolution chaotique [14].

34 Malgré le credo déterministe de son auteur, dans le cadre de cet article on peut rester agnostique quant à l’hypothèse d’un hasard ou déterminisme ontologique, soutenant toutefois avec Thom que l’adéquation et l’insuffisance des moyens descriptifs par lesquels le processus est représenté et l’information transmise peuvent être largement responsables de l’impression de désordre, de bruit et d’indétermination qui peut en découler.

35 En ce sens, notre jugement converge ici aussi avec celui de Valério Fiel da Costa quant au rôle du degré de résolution appliqué à l’objet sonore dans les propositions musicales indéterminées (voir l’exemple du cluster commenté ci-dessus), et son aptitude à éclairer le problème de l’utilisation du bruit dans la pratique sonore et l’astigmatisme phénoménologique commenté par Malaspina. Différents degrés de distinction se manifestent ; certains spécifiques à l’objet et d’autres dus aux moyens de reconnaissance disponibles- symboliques où sensibles.

VI – Normativités

36 Si la reconnaissance du bruit comme information et, inversement, de l’information comme bruit est corrélée à l’adoption d’un moyen de description plutôt qu’un autre, on pourrait défendre deux idées principales :

37 Que cette relativité par rapport aux moyens de description scientifiques vaut aussi pour les stratégies d’écoute employées par les auditeurs de la musique à bruits. Si la noise côtoie l’informe sans s’y abîmer, par ce geste même, dans ses meilleures réalisations, elle thématiserait le passage d’une forme de l’informe à une nouvelle forme qui puisse être captée par l’écoute. C’est ce qui est en jeu dans l’idée d’astigmatisme phénoménologique.

38 Que l’emploi de différents moyens descriptifs n’a pas des conséquences seulement pour la réception ou description de morphologies déjà constituées, mais qu’il est aussi déterminant par rapport à la production des systèmes sonores.

39 Cornelius Cardew a réfléchi au caractère de système de l’œuvre musicale et au rôle des instructions de type verbal dans le texte séminal On the role of instructions in the interpretation of indeterminate music. Deux exemples musicaux y sont pris en considération : son propre Volo Solo et le fameux Arabic Numeral (any integer) for Henry Flynt, de La Monte Young. C’est la pièce de La Monte Young qui fournit les meilleurs moments du texte de Cardew. L’œuvre consiste dans le choix d’un numéro entier de coups de tam-tam, percussions ou clusters de piano, exécutés avec la plus grande régularité possible. Cardew propose quelques éléments susceptibles de tracer, selon lui, la topologie de la pièce – exemplifiant ainsi une investigation de type morphologique :

  1. Un son (cluster, tam-tam, sceaux pleins de boulons)
  2. Répétitions d’un son (uniforme)
  3. Un intervalle de temps (1-2 secondes)
  4. Une articulation de l’intervalle de temps (un silence relativement court entre les sons)
  5. Une dynamique (aussi fort que possible)
  6. (Pas pour la durée totale de la pièce, mais) nombre de sons
  7. Un nombre de performeurs (un).

40

Ces catégories et leurs relations constituent la matrice de la pièce. Les décisions relatives à b, c, d sont explicitement données par La Monte. Les décisions pour a et f sont laissées ouvertes, e et g ont été fixées, mais sans mention spéciale [15].

41 Et il poursuit, pensant non seulement à ce qui est fixe dans la topologie de la pièce, mais aussi à la mise en œuvre des instructions – en d’autres termes, à l’interprétation des instructions et aux choix effectués par l’interprète :

  1. Un son dense et lourd qui va en s’atténuant
  2. Répété aussi uniformément et régulièrement que possible
  3. À un intervalle d’environ 1-2 secondes
  4. Avec un court silence entre chaque répétition
  5. Le son est joué aussi fort que possible
  6. Un nombre de fois assez grand
  7. Par un interprète.

42 La pièce se veut une étude de régularité : les coups doivent se succéder de la façon la plus régulière possible en rythme, dynamique et timbre. Cardew se demande ensuite : quel est le modèle pour cette régularité ? On peut prendre le premier coup de la performance comme modèle pour tous les coups suivants, auquel cas on devrait garder en mémoire ce premier coup. Il y aura alors une variation progressive dans ces coups, provenant de notre incapacité physique à réaliser parfaitement la régularité requise et à se souvenir des paramètres initiaux qui étaient ceux du premier coup. Ou bien, on peut interpréter autrement la règle : chaque coup devient le modèle du coup suivant. À la différence de la première interprétation, la variation de la sonnorité des coups est intégrée en tant que réalisation de la règle et ne survient pas simplement comme résultat d’une incapacité. Quoi qu’il en soit, Cardew a raison dans sa lecture de l’œuvre : tandis que la régularité est exigée, c’est la différence qui est désirée. L’élément humain est construit à l’intérieur de sa proposition – la possibilité de l’erreur est incluse comme matériau.

43 Son exemple illustre à la fois un ensemble de stratégies d’invariance qui individualise un système performatif pour lequel le faible degré de résolution du langage naturel (selon Thom), génère un impératif vers la régularité qui, appliqué au système intentionnel humain (soit de l’interprète, soit de l’auditeur), produit en fait la différence. L’écart entre ordre et exécution dont arabic numeral est un exemple est une condition nécessaire pour le jeu renouvelé entre règle et erreur. Ce jeu prend son origine dans la relation établie entre le système de représentation – ici le langage naturel employé dans son mode impératif – et le « dehors » de l’œuvre - qui n’est pas « simple » dehors, mais une succession de transitions par des systèmes informationnels différents.

44

Réflexion avant une performance : une partition musicale est une construction logique insérée dans le chaos des sons potentiels qui imprègnent cette planète et son atmosphère [16].

45 Interprétant la phrase de Cardew, on pourrait imaginer qu’une morphologie résulte de trois éléments : le choix d’un système de représentation capable d’appréhender les aspects pertinents selon le projet compositionnel (ici prenant en considération les différences de résolution que nous avons appris de Thom) ; la structure spécifique qui compose l’œuvre en tant que constituée dans le système de représentation choisi ; le matériau externe – tout ce qui fait partie des éléments qui seront intégrés comme facteur pour la réalisation du projet – incluant les systèmes intentionnels intervenants. On pourrait généraliser les apports de la morphologie en intégrant par exemple les outils de construction utilisés par Neubauten, les chaînes de pédales de distorsion utilisés par Vomir, les logiciels à effets imprévisibles utilisés par Zbigniew Karkowski, comme constituant différents systèmes de contraintes et potentialités, c’est-à-dire, différents filtrages de matériaux pris à l’environnement, qui génèrent, par-delà le simple effet négatif bruitiste, des formes spécifiques intégrant de façon chaque fois singulière l’au-delà du son musical. Ces outils fonctionnent à la fois comme matériau, mais aussi comme systèmes de représentation et filtrage.

46 Il s’ensuit que selon cette interprétation, le caractère essentiel de l’entropie informationnelle pour toute entreprise intellectuelle est présent également pour les constructions systématiques de la philosophie, dans leur recherche du degré de résolution adéquat pour la description du matériau pré-philosophique qui constitue ce qui doit être pensé. Une philosophie gagne son unité d’ensemble en sélectionnant non seulement l’ordre logique de dérivation par laquelle un contenu de raisonnement succède à un autre, mais aussi par l’intégration même de ces contenus au travers du choix d’une résolution qui tantôt étend, tantôt restreint la portée des concepts qui constituent une philosophie. Celle-ci cherche les définitions à résolution optimale qui permettent la constitution d’un réseau d’implications entre des contenus pris à l’expérience. Cette dialectique est illustrée par la forme de cet essai par rapport à son sujet, à savoir, la relation entre sens et non-sens qui se fait discerner au seuil de la pratique bruitiste. La séquence peut être reconnue dans les titres des diverses sections qui constituent un parcours logique allant du sens (I) à sa négation par le bruit (II), puis la progressive unification du champ dans lequel cette opposition se fait présente sous la détermination de la morphologie (III), qui constitue des systèmes (IV) se détachant de leur environnement, qui sont individués par différentes formes de descriptions (V) à degrés de résolutions différenciés, explicites ou implicites ; qui sont enfin mobilisés dans des normativités (VI) génératrices de formes, qui sont l’affaire de la création esthétique.

47 En paraphrasant Cardew, on peut considérer qu’une philosophie est une construction logique insérée dans le chaos d’idées potentielles qui imprègnent cet univers – à condition que le « chaos » mentionné ne soit pas compris comme la fin de l’investigation ou le desideratum final d’une esthétique, mais comme un horizon à pénétrer par l’appareil sensible et rationnel.

Notes

  • [1]
    Brassier, Ray “Sophistry, Suspicion and Theory”, conférence en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=eAz8BlcMga8, visité en février 2022.
  • [2]
    Charles, Daniel. Gloses sur John Cage suivis d’une glose sur Meister Duchamp, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
  • [3]
    Entretien avec NON. in Vale, V. et Juno, Andrea. Re/Search #6/7 Industrial Culture Handbook, San Francisco,V/Search Publications, 1983, p. 55.
  • [4]
    Pritchett, James. The Music of John Cage, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
  • [5]
    Cardew, Cornelius. « Notation, interpretation, etc… » In: E. Prévost, Cornelius Cardew: a reader. A collection of Cornelius Cardew’s published writings, Essex, Copula, 2006, p. 7.
  • [6]
    Fiel da Costa, Valério. Da indeterminação à invariância, Thèse de doctorat, Campinas, Instituto de Artes, Unicamp, 2009, p. 44-45.
  • [7]
    Fiel Da Costa, Valério. Morfologia da obra aberta, Curitiba, Editora Prismas, 2016, p. 75.
  • [8]
    Ibid, p. 101.
  • [9]
    Malaspina, Cecile. An Epistemology of Noise, Londres, Bloomsbury, 2018, p. 16.
  • [10]
    Ibid., p. 18.
  • [11]
    Ibid., p. 17.
  • [12]
    Ibid., p. 83.
  • [13]
    Thom, René « Halte au hasard, silence au bruit ! », in La Querelle du déterminisme. Philosophie de la science aujourd’hui, Collectif, Paris, Gallimard, 1990, p. 66.
  • [14]
    Ibid., p. 67.
  • [15]
    Cardew, Cornelius. « Treatise Handbook », in Prévost, Eddie. Ibid., section intitulée « On the role of instructions in the interpretation of indeterminate music », p. 120-124.
  • [16]
    Ibid., p. 108.