Entretien avec le philosophe et artiste Mattin
Il est plus facile d’imaginer la fin du monde qu’une alternative à l’individu libéral
Écoutez attentivement.
Le public est votre instrument, jouez-en afin de comprendre concrètement comment nous sommes généralement instrumentalisés.
Préparez le public à l’aide de concepts, de questions et de mouvements comme des moyens pour explorer la dissonance qui existe entre le narcissisme individuel promu par le capitalisme et nos capacités sociales ; entre la façon dont nous nous concevons comme des individus libres dotés d’un pouvoir d’action et la façon dont nous sommes socialement déterminés par les relations, la technologie et l’idéologie capitalistes.
Réfléchissez à la relation Je/Nous lorsque vous définissez la dissonance sociale.
Aidez le sujet collectif à émerger.
Introduction [1]
1 Social Dissonance est le titre d’une instruction de performance, en termes musicaux une partition, rédigée par l’artiste noise et philosophe Mattin. Elle a été interprétée à travers le monde, notamment à la Documenta 14 entre avril et septembre 2017, sur l’invitation du commissaire Pierre Bal-Blanc. À la Documenta, la performance était assurée par plusieurs interprètes (Dafni Krazoudi, Danai Liodaki, Smaragda Nitsopoulou, Ioannis Sarris et Eleni Zervou) qui ont « joué » du public, comme on jouerait d’un instrument, quotidiennement pendant une heure (sauf le lundi), six mois durant. Les membres du public avaient accès à la partition, ce qui signifie qu’ils pouvaient eux aussi jouer les interprètes en plus de leur propre rôle de participants. Toutes les sessions ont été diffusées en direct, enregistrées et mises en ligne sur Internet Archive et You Tube, le matériel ainsi obtenu étant libre de droits [2]. Les interprétations se sont d’abord déroulées à Athènes, puis poursuivies en simultané à Athènes et à Kassel pendant un certain temps, et enfin uniquement à Kassel. Pendant la période où la partition a été interprétée en simultané à Athènes et à Kassel, les participants ont pu interagir d’un endroit à l’autre via un connexion Skype et par grand écran interposé.
2 Les fondements et développements philosophiques du projet ont été publiés en 2022 chez Urbanomic/MIT Press, accompagnés d’une préface de Ray Brassier. Social Dissonance fait par ailleurs l’objet d’un compte-rendu d’Antoine Chessex, publié dans le présent numéro de Rue Descartes. L’entretien qui suit s’inspire de ma propre expérience et de ma participation à la partition Social Dissonance en 2022 au Café Oto, un haut lieu de la musique d’avant-garde à Londres, puis au Watershed à Bristol, à l’occasion du lancement du livre [3].
3 Actuellement, Mattin prépare en collaboration avec Anthony Iles l’édition de l’ouvrage Abolishing Capitalist Totality: What Is To Be Done under Real Subsumption? (Archive Books, Berlin). Il a également enregistré le LP The Forthcoming avec son groupe Al Karpenter’s sur le label ever/never (New York), avec la participation de Sunik Kim, Dominic Coles et Triple Negative, ainsi que le CD Slices of Life, avec Asha Sheshadri sur Flea (New York) et le LP regel #12 (Noise Rock), en collaboration avec le groupe Regler et avec la participation d’Alan Courtis, sur Nashazphone (Le Caire).
4 CÉCILE MALASPINA : Commençons par notre première rencontre au Café Oto en mai 2016. Peux-tu me parler de cet événement, ainsi que de la notion de « Partition de Réalisme Anti-Social », qui, pourrait-on dire, a constitué l’élément préalable au développement de la partition Social Dissonance ?
5 MATTIN : Cela remonte à une conversation avec mon grand ami Anthony Iles, il y a quelques années, où j’ai déclaré vouloir faire entrer le réalisme social dans l’improvisation. Anthony m’a répondu : « eh bien, il s’agirait plutôt d’un réalisme antisocial, vu que nous vivons dans une réalité antisociale » En 2016, j’ai alors organisé un atelier intitulé « Réalisme antisocial » à l’occasion d’une résidence au Café Oto - avec Rachel Baker, Danilo Mandic, Martina Raponi, Ami Clarke et Matt Earnshaw. Nous avons exécuté la partition en guise de concert final de la résidence. Au cours de l’interprétation de la partition, les interactions entre le public et nous ont donné lieu à une situation sociale étrange, car nous avons joué avec les conventions attendues d’un concert et les habitudes chères au public du Café Oto. Par exemple, ce soir-là, nous avons modifié la manière de s’asseoir : les gens devaient payer une livre de plus s’ils souhaitaient avoir une chaise, ce qui, au bout d’un moment, a fini par rendre la situation quelque peu tendue. Une personne du public a repoussé les limites de la situation en cassant des verres et en jetant des chaises. À la fin du concert, elle a exigé d’être payée pour son rôle actif et elle l’a été. De cette performance de la « Partition de Réalisme Antisocial » est née une technique, un dispositif pour l’interprétation de ce qui allait devenir ensuite Social Dissonance : relier l’impuissance que les gens ressentent souvent au cours d’un concert, parce qu’il faut y accepter les conventions sociales établies, avec l’impuissance générale qui est ressentie à un niveau structurel, lorsque nous essayons de changer les choses dans la société. L’idée est au fond de relier le sentiment d’être coincé dans un rôle passif (et le fait d’éviter de se sentir exposé) avec ce sentiment de ne savoir que faire dans une société, où il semble que nul ne sache où cela mène réellement.
6 C. MALASPINA : La partition Social Dissonance, de son côté, révèle la dimension collective de cette tension.
7 MATTIN : La partition explore les aspects fictifs de ce que nous considérons comme les frontières entre l’individu et le collectif. En novembre 2022, au cours d’une performance à Tilburg, une femme a dit : « C’est très bizarre, je sens profondément les limites de ma peau dans mon corps, mais en partageant cette sensation bizarre avec d’autres, je sens que je peux aller au-delà de ces limites. » L’improvisation de la partition Social Dissonance a pour but d’explorer ces limites, à la fois en termes corporels et par des voies conceptuelles. Je vois l’interprétation de la partition comme une forme incarnée de production de connaissances qui interroge ce qu’est l’incarnation.
8 C. MALASPINA : On associe généralement l’idée de performance noise avec une énergie bruyante et transgressive, autrement dit une énergie typiquement virile, reliée avec une bonne part de l’avant-garde et de la contre-culture. Mais avec la partition Social Dissonance, les limites ne sont pas défiées, comme par exemple dans certaines performances américaines où le lieu est mis en pièces [4]. Au contraire, il se produit quelque chose de très subtil avec la gêne qui met ces limites à nu.
9 MATTIN : Oui, c’est ce que Ray Brassier désigne dans la préface comme la distanciation de l’expérience [the estrangement of experience]. Brecht cherchait à provoquer l’expérience de distanciation et à nous faire prendre conscience du caractère illusoire du naturalisme au théâtre en nous apportant la distance critique nécessaire pour être conscients de notre propre rôle au cœur de la pièce de théâtre et en abattant ce qu’on appelle habituellement le « quatrième mur », une technique théâtrale dans laquelle un mur imaginaire paraît séparer les acteurs du public. La partition Social Dissonance tente, pour sa part, d’abattre ce que j’appelle notre quatrième mur intérieur, qui se rapporte à la conception que nous avons de nous-mêmes : le mur invisible dressé entre nous-mêmes en tant que spectateurs et en tant qu’interprètes de notre « moi », entre notre conception de nous-mêmes, nous considérant des agents libres, et la réalité aliénée de notre expérience. Ici, l’expérience même est mise en question, dans la mesure où, dans l’art, la célébration de l’expérience tend à reposer sur une non séparation illusoire entre expérience et perception de soi. Les contextes sociaux, en particulier artistiques et musicaux, encouragent cette illusion qui prétend que notre expérience est avant tout individuelle, confortant ainsi l’idée que cette expérience nous appartient en propre. Dans la partition Social Dissonance, nous posons délibérément une mise à distance de cette expérience, pour montrer la perméabilité et la vulnérabilité de l’idée libérale de l’individu, la dénaturaliser afin de la ramener dans l’histoire, et donc la rendre apte au changement.
10 Quand j’ai commencé à m’engager dans le milieu noise et celui de l’improvisation, l’accent était surtout mis sur l’expérience, comme si celle-ci pouvait nous livrer quelque chose qui dépasserait le langage et nos aptitudes cognitives. La présupposée primauté de l’expérience sur le langage m’a toujours paru suspecte, car elle impliquerait une séparation entre les deux plutôt que leur interrelation. Peut-être parce que l’art conceptuel et la théorie m’ont toujours vivement intéressé, j’ai eu l’envie de remettre en question ces présupposés et de combiner cette approche critique avec ma pratique de l’art sonore et de l’improvisation. La rencontre avec Ray Brassier a été pour moi extraordinaire à bien des égards. Il a en effet très tôt établi une critique philosophique dévastatrice de la phénoménologie, que j’ai trouvée d’une grande valeur, notamment au regard de ce que j’étais en train d’essayer de faire : je remettais en question la référence évasive à l’immersion et au sublime, qui prévaut sur la scène noise, tout comme la foi dans l’expérience non médiatisée de l’improvisation.
11 C. MALASPINA : C’est sans doute pour cela que la partition Social Dissonance travaille davantage sur la fragilité liée à ce « quatrième mur intérieur » que sur la transgression des frontières ?
12 MATTIN : Je me souviens avoir lu dans une interview de William Bennett, du groupe de power electronics Whitehouse, qu’il cherchait à emmener l’auditeur « dans les bois », c’est-à-dire dans un lieu inconnu, effrayant et étrange. J’ai toujours pensé que la réalité est bien plus effrayante et bizarre que quelque « bois » composé par nos créations sonores. S’exposer à la bizarrerie de la réalité entraîne nécessairement un état de fragilité, car je ne pense pas que nous disposions des meilleurs atouts pour faire face à cette réalité.
13 C. MALASPINA : D’après ma propre participation à la partition Social Dissonance, je peux dire que l’expérience est véritablement déconcertante, mais d’une façon bien plus discrète et étrange que ce à quoi l’on pourrait s’attendre d’un concert noise. On se trouve d’abord dans un état de perplexité : la performance a-t-elle commencé ? Qu’est-ce qu’on attend de moi, de nous ? Le désarroi, provoqué par l’indétermination presque totale des instructions de la partition, donne lieu à des tentatives relativement imprévisibles d’interprétation de la part du public – oscillant souvent entre une léthargie sceptique (j’attends de voir ce que ça va donner) et un activisme spontané qui répond au besoin de polariser, d’activer ou autrement d’exécuter la partition. À première vue, chaque instanciation de la partition donne l’impression d’une performance maladroitement ratée.
14 MATTIN : Je crois que tu visais juste en disant que « chaque instanciation de la partition donne l’impression d’une performance maladroitement ratée ». La partition invite les membres du public à interagir les uns avec les autres, elle leur accorde une certaine liberté pour tenter des choses, mais en tant qu’individu, tu n’es pas sûr de ce que tu peux ou ne peux pas faire, car il n’y a aucun consensus clairement établi. Cela est dû au fait que la partition cherche à couper l’herbe des conventions sociales sous nos pieds. C’est pourquoi chaque personne doit explorer les limites de sa propre liberté au sein de l’autodétermination collective émergente. Peut-être que ce que tu as vécu comme une « performance ratée » est lié au fait d’entrer dans un espace en tant qu’individu supposé libre et de te voir ensuite confrontée à une situation dans laquelle il n’y a pas de feuille de route vers la liberté, dans laquelle cette liberté reste à construire – et tu ne peux pas le faire toute seule.
15 C. MALASPINA : Quel est exactement le rôle de la spontanéité dans l’exécution de la part indéterminée de la partition ?
16 MATTIN : La partition opère un peu comme un ouvre-boîte vis-à-vis de notre idée de nous-mêmes : elle ouvre une boîte de Pandore. Et une fois ouverte, la « dissonance sociale » retentit et la spontanéité surgit. Cependant, ici, la spontanéité ne signifie pas pur arbitraire de la volonté et ne suggère pas que quelque chose va se produire sans motif ou ex nihilo. La spontanéité revient dans ce cas à explorer les conventions non écrites et opaques qui sous-tendent notre comportement dans une situation sociale donnée et plus particulièrement les « règles non exprimées de l’improvisation » qui tiennent pour acquise la liberté de l’individu. La spontanéité dans l’exécution de la partition revient donc à faire l’expérience en toute conscience du conditionnement social et des règles auxquelles nous sommes assujettis.
17 C. MALASPINA : Ce point rappelle la critique de la spontanéité de Louis Althusser : « Je n’ajoute qu’un mot sur cette idéologie « spontanée » : on verra qu’elle est « spontanée », parce qu’elle ne l’est pas [5] ». Il décrit cette prise de conscience comme une des « surprises de la philosophie » (p. 35), en d’autres termes, les intellectuels, les scientifiques (et les artistes, pourrait-on ajouter) s’appuient tous sur un « cadre défini par des lois qu’ils ne dominent pas » (p. 44), un cadre qui fait naître des convictions ou des croyances qui ne sont spontanées qu’en apparence. En réalité, il s’agit d’une forme de domination qui fait apparaître les croyances spontanées comme immédiatement « évidentes » (p. 102). Ce qu’il y a de si pernicieux dans « l’idéologie spontanée », pour Althusser, c’est que nous nous retrouvons sans « raisons de la percer » (p. 44). Pourrais-tu nous parler de l’espace qui s’ouvre vers une autocritique grâce à la gêne qui affecte la spontanéité des participants ?
18 MATTIN : La critique d’Althusser de la spontanéité comme expression involontaire de l’idéologie trouve son pendant neurocognitif dans la critique de Thomas Metzinger à l’égard d’une « forme spéciale d’obscurité » qui affecte la « transparence » perceptive : nous faisons l’expérience du monde de manière subjective, par le biais de divers mécanismes neurocognitifs et de schémas de représentation ; la « transparence » peut être comparée à la notion d’« évidence » d’Althusser, dans la mesure où elle se réfère à ces mécanismes et modèles perceptuels qui médiatisent l’expérience sans jamais être vécus comme des médiations. La partition Social Dissonance appréhende ces contraintes – qu’elles soient d’ordre neurocognitif ou idéologique – qui entraînent des phénomènes qui ne semblent spontanés que parce qu’ils ne le sont pas : elle rend perceptibles des mécanismes autrement transparents étayant une liberté illusoire ; une illusion fondée sur une idéologie libérale et sur une forme hypertrophique d’individualisme qui finit par produire des formes d’oppression. Les récits libéraux portant sur la liberté justifient des mécanismes politiques et économiques néolibéraux qui sont en définitive les complices de la reproduction de formes structurelles de non-liberté.
19 C’est pourquoi la partition bouleverse les bases de l’improvisation libre : plutôt que d’improviser librement, en entretenant l’illusion d’une libre capacité d’agir ex nihilo, tu es sommé de composer et improviser avec les mécanismes et contraintes idéologiques qui échafaudent vos croyances en l’individualité et en la libre capacité d’agir.
20 C. MALASPINA : Dirais-tu qu’une improvisation réussie de Social Dissonance est celle qui parvient, précisément, à rendre terriblement gênant tout recours à des actions ou réactions « évidentes », aux « règles non exprimées de l’improvisation » ?
21 MATTIN : La question intéressante qui se pose est de savoir pourquoi des actions évidentes deviennent terriblement gênantes lors de l’exécution de la partition Social Dissonance. La raison en est que le consensus qui fait qu’en temps normal les interactions du quotidien sont fluides, sans grande tension, devient le matériau pour l’improvisation : c’est-à-dire qu’on fait jouer le consensus à contre-courant, de manière non naturelle. Si ce consensus devient étrange, nous devenons à notre tour étrangers à nous-mêmes. Ceci étant dit, les personnes qui se ressentent habituellement une distance avec la réalité quotidienne se sentent souvent à l’aise lors de l’interprétation de la partition.
22 C. MALASPINA : Est-ce là le but des interprètes ? L’exécution de la partition, de fait, ne repose pas seulement sur le public qui l’interprète, mais aussi sur un petit nombre de personnes en possession de techniques auxiliaires mises à leur disposition et permettant de distinguer leur rôle dans l’interprétation de celui du public général/des autres participants. Pourrais-tu décrire certaines de ces techniques auxiliaires ?
23 MATTIN : Les interprètes jouant le public utilisent diverses techniques dans le but d’éviter que la situation ne tombe entre les mains de ce que nous avions appelé les « centres d’attention » (les gens qui veulent montrer à quel point ils sont intelligents ou cools) ou les « normalisateurs » (ceux qui veulent se débarrasser de la tension). Les techniques sont là pour empêcher que les gens pensent qu’ils savent d’emblée ce qui est en train de se passer et croient maîtriser la situation ou bien pensent qu’ils ne savent pas ce qui se passe, mais veulent se débarrasser de la tension ambiante. Pour la partition, la tension est productive car elle génère une ambiance où quelque chose de légèrement indéfini peut avoir lieu. Les techniques tentent de provoquer et de faire perdurer cette atmosphère indéfinie en laissant une grande place à l’improvisation. Parmi ces techniques, on peut citer : l’« arrêt lacanien » (lorsque la tension est élevée et que vous restez silencieux pour essayer de la maintenir) ; ou, quand quelqu’un tente de se faire remarquer, les interprètes désignés chantent « Ça ne te concerne pas » [It’s not about you] ; ou, quand quelqu’un adopte une attitude professorale, les interprètes désignés peuvent réclamer « Un cours, un cours, un cours ! » [Lecture, lecture, lecture!]. D’autres techniques nous amènent à partager nos comptes de réseaux sociaux en public, ou encore à montrer/partager tout ce qui se trouve dans nos portefeuilles. Généralement vers la fin de la performance, dans les dix dernières minutes, il nous arrivait de mener une réflexion très honnête sur ce qui s’était passé. Les moindres interactions avaient tendance soit à alimenter la tension pour de bon, soit à la dissiper en rétablissant un ensemble de dénominateurs communs qui venaient renforcer notre individualité, au détriment du partage d’une étrange ambiance commune.
24 C. MALASPINA : Comment décrirais-tu un « échec » de l’exécution de la partition, que ces techniques auxiliaires, à la disposition de l’interprète désigné, sont destinées à « prévenir » ?
25 MATTIN : Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon d’exécuter cette partition impossible, mais si elle ne produit pas de tension ni de réflexion, alors elle manque son objectif. Les techniques sont pensées pour jouer sur la tension produite par la « dissonance sociale » et l’amplifier, pour susciter une prise de conscience de l’aspect social de la « dissonance cognitive » de Festinger, et de « l’état mental du bruit [6] ». Leon Festinger entendait la dissonance cognitive comme la tension qui se produit entre deux cognitions contradictoires entretenues simultanément ou lorsqu’il existe une divergence entre ce que nous pensons et ce que nous faisons. La « dissonance sociale », quant à elle, est une dissonance cognitive qui surgit sur le plan collectif à partir de la contradiction, dans les sociétés libérales occidentales, entre ce que nous croyons et ce que nous faisons. La croyance en la liberté individuelle, l’égalité et la démocratie est dissonante par rapport à la reproduction d’un système économique fondé sur la non-liberté, l’inégalité et l’exploitation. Cette tension est de nature socio-politique et pas seulement psychologique. Elle se rattache à ce que Mark Fisher a appelé le « réalisme capitaliste » : « Le sentiment largement répandu que le capitalisme est non seulement l’unique système politique et économique viable, mais aussi qu’il est désormais impossible d’imaginer une alternative cohérente à ce système [7] ». Fischer trouve une parfaite cristallisation de cette idée dans les mots suivants de Jameson : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme [8] ». L’incapacité à échapper à la tension qui se dégage de la « dissonance sociale » est exacerbée par l’absence d’alternative au capitalisme. Pour apaiser cette tension, il semble que la seule chose que nous puissions faire est de nous auto-entretenir en tant qu’individus libéraux et de tenter de jouir des libertés minimes dont nous disposons.
26 C. MALASPINA : Vois-tu une relation pertinente entre la « dissonance sociale » et les « réactions catastrophiques » collectives, dans le sens attribué par Kurt Goldstein aux tentatives désespérées de la part des patients psychiatriques pour reprendre le contrôle sur une expérience bouleversante, mais qui ne font que l’aggraver [9] ? Viennent à l’esprit la résurgence des tendances nationalistes et autoritaires, ainsi que les théories du complot anti-vax ou le déni du changement climatique.
27 MATTIN : Je pense qu’une réaction catastrophique généralisée est précisément ce qui est en train d’arriver : avec le démantèlement de l’État-providence en toile de fond, les gens font l’expérience de désintégration de leur sentiment de soi selon le cadre de la conception libérale du sujet. De surcroît, le système de santé actuel n’est pas en mesure de répondre à la crise de santé mentale car, pour y parvenir, il devrait être profondément remis en question. C’est ainsi que nous pouvons voir les gens se replier sur des valeurs traditionnelles, la religion et la spiritualité, afin d’être réconfortés et de regagner une certaine assurance idéologique. Pourtant, comme il n’existe aucun dieu pour garantir l’harmonie cosmique, ni de plénitude perdue vers laquelle revenir, je ne pense pas que la tension provoquée par la dissonance sociale puisse être résolue, à moins d’une révolution.
28 C. MALASPINA : Une révolution peut-elle éviter le piège de la réaction catastrophique ?
29 MATTIN : Je dois avouer que la partition Social Dissonance puise ses origines dans les partitions d’instructions impératives de Fluxus, que je voulais remanier dans une visée révolutionnaire. Mais je me suis vite rendu compte que c’était un peu trop ambitieux. J’ai alors pensé que cette partition pourrait au moins sonder notre non-liberté et notre impuissance idéologique. La partition est ainsi devenue un laboratoire pour l’exploration de réactions autres que catastrophiques à un état mental collectif du bruit. Il est possible de voir dans la montée de l’extrême-droite une expression de la réaction catastrophique à un état mental généralisé de bruit. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement, ce sont les tentatives catastrophiques pour défendre une conception libérale clairement dysfonctionnelle de l’agir et du soi ainsi que le déni touchant la dimension idéologique de sa construction sociale.
30 C. MALASPINA : Qu’advient-il du sens de l’agir dans la situation d’indétermination (presque) totale instaurée par la partition ?
31 MATTIN : Ceux qui participent à une performance disent souvent qu’ils se sentent gênés et embarrassés. Les interactions induites par la partition se révèlent non naturelles et, dans une certaine mesure, théâtrales : nous y faisons l’expérience de la représentation de nous-mêmes. Un des retours les plus fréquents que je reçois de la part des personnes qui exécutent la partition est qu’après coup, une fois sorties du lieu de la performance, elles ont l’impression que tout le monde joue un rôle. C’est une chose qu’a étudiée de façon remarquable Ervin Goffman dans son ouvrage The Presentation of Self in Everyday Life (1956). Nous sommes socialement déterminés par des conventions que nous acceptons, en empruntant des attitudes de façade et des accessoires, afin de nous fondre dans le décor. Le problème, pour reprendre les termes d’Althusser, est que nous n’avons pas de « raison [apparente] de percer » ce qui se présente comme immédiatement évident.
32 C. MALASPINA : Penchons-nous d’un peu plus près sur l’idée de jouer le consensus à contre-courant, qui n’est pas la même chose que de transgresser une norme ou de défier un consensus existant (c’est-à-dire que cette idée ne relève pas d’une opposition frontale). La partition Social Dissonance est-elle une mise en scène du bruit de la dissonance cognitive qui émane des contradictions entre la conception que nous avons spontanément de nous-mêmes comme des individus libres (dans laquelle nous plaçons l’authenticité la plus profonde de nos actions) et la main de fer des contraintes structurelles, qu’elles soient socio-économiques, neurobiologiques ou reliées à notre place dans la collectivité ?
33 MATTIN : Exactement ! Le but de la partition est de laisser la dissonance sociale retentir, de faire l’expérience de la porosité et de la fragilité de notre individualité, de révéler l’état mental du bruit, afin que nous puissions « déchiffrer », au sens de Sylvia Wynter, les limitations et les dissonances entre la compréhension de nous-mêmes en tant qu’individus, en tant que « soi », en tant que sujets. Une compréhension plus fine de ces concepts nous est nécessaire afin de mieux pouvoir saisir la réalité et nous voir contraints de la changer.
34 C. MALASPINA : Peux-tu développer le concept de « déchiffrement » de Sylvia Wynter et sa relation avec la vision de Frantz Fanon de la sociogénie ?
35 MATTIN : Son concept de déchiffrement ébranle radicalement les approches modernistes de l’autonomie en montrant comment le récit du gouvernement de soi est complice des procédés validant une idée spécifique de l’humain qui rejette constamment les autres. Pour Sylvia Winter, « déchiffrer » signifie comprendre ce que l’œuvre d’art fait réellement. Pour cela, elle interroge la manière dont une œuvre s’inscrit dans un certain récit de ce que signifie être humain et de ce qui est considéré comme ne l’étant pas, et la manière dont tout cela se rattache à des formes d’oppression. À l’instar de Wynter, j’essaie de déchiffrer la « dissonance sociale ». L’interprétation de la partition vise à déchiffrer ce qu’être humain signifie dans une société libérale.
36 Comme la notion d’humain, mise en cause par Wynter, la conception libérale de l’individu renvoie à des problèmes de sociogénie, ainsi que l’a analysé Frantz Fanon : tout en promettant une forme abstraite d’égalité entre les individus, à travers une certaine conception de l’humain, l’idée d’individu libéral a sans cesse produit de l’oppression sur un plan matériel, pour ce qui se rapporte au genre, à la race, la classe, au capacitisme et aux autres formes de discrimination. Fanon a utilisé le concept de sociogénie pour aborder les traumatismes, complexes et pathologies dont souffraient les personnes noires caribéennes vivant en France dans les années cinquante, qui ne pouvaient pas être compris purement en termes d’ontogénie de l’individu [10]. Pour Fanon, ces traumatismes étaient de nature sociale, culturelle, économique et historique, dans le sens où ils étaient les conséquences du projet colonial. De la même manière, je ne pense pas que la « dissonance sociale » puisse être comprise en termes purement psychologiques, comme Festinger le fait avec la « dissonance cognitive ». Ce que j’appelle « dissonance sociale » doit être compris comme émergeant de développements sociaux et historiques complexes, sans négliger le recoupement de ces derniers avec des mécanismes neurocognitifs que nous commençons à peine à saisir. C’est pour cette raison qu’il nous faut solliciter tous les outils existants et les champs de recherche à notre disposition pour comprendre la complexité de cette interrelation.
37 Si nous considérons un bruit au-delà de la scène musicale noise, et l’envisageons, comme tu le fais, en termes théoriques plus larges, la notion revêt à nouveau un intérêt. Le bruit devient en effet un concept pertinent pour étudier la distorsion de notre cognition et ses limites. Les chercheurs s’intéressent au bruit dans un large éventail de domaines empiriques, car il s’agit du concept le plus adéquat et le plus polyvalent pour décrire l’incertitude en jeu. C’est une idée que tu as, avec Inigo Wilkins, parfaitement exposée (depuis la pertinence du bruit vis-à-vis de la théorie économique et du statut des instruments financiers complexes ou du trading haute fréquence, jusqu’à la relation du bruit avec les processus entropiques complexes en biologie, et évidemment dans la sociologie des médias, où le bruit est lié à des phénomènes tels que la viralité des fake news, mais aussi en psychologie et en psychiatrie, avec les notions de dissonance cognitive et celle d’état mental du bruit). Nous vivons dans une réalité où le bruit représente la pierre d’achoppement de nos moyens rationnels. Pour pouvoir aborder cette réalité complexe, il faut que les sciences humaines adoptent une manière de travailler plus dynamique, plus collaborative et ouverte aux disciplines STEM. Je pense que, pour ce faire, l’improvisation peut véritablement nous aider, de par sa nature dynamique et collaborative, mais surtout compte tenu de son élan non téléologique : puisque production et réception opèrent de manière simultanée, l’improvisation n’avance ni ne projette aucun résultat.
38 C. MALASPINA : Ce qui semble en jeu, c’est la mise en avant du bruit en tant que dimension nécessaire à notre compréhension de ce que signifie être humain. Ce « bruit » de la sociogénie devient l’espace pour un possible déchiffrement des dynamiques non reconnues de la sociogénie des pathologies, complexes et traumatismes collectifs. Mais comment ce bruit de dissonance sociale affecte-t-il notre compréhension de nous-mêmes en tant que sujets ? Puis-je encore affirmer que je suis ce « moi » ou cette « personne » à laquelle j’attribue ma capacité d’agir ? Le médiéviste Alain de Libera a montré que la notion de sujet, bien que construction relativement récente, est en fait un réassemblage de composantes conceptuelles dont la formalisation scholastique se distribue à travers le Moyen Âge [11]. À la lumière de l’analyse historique de ce que de Libera appelle les « fétiches postmodernes » de la finitude de l’homme, du posthumanisme et de la mort du sujet, nous pourrions en venir à considérer le sujet du XXIème siècle non seulement comme le réassemblage le plus récent, mais dans ce sens aussi comme une subjectivité nouvellement construite et déjà en phase d’effondrement. On pourrait appeler le sujet du XXIème siècle – l’hyper-individu presque entièrement absorbé dans le simulacre des filtres Instagram [12] – un Einstürtzende Neubaut, si je puis me permettre de détourner le nom du groupe industriel dans ce contexte.
39 En ce sens, l’on pourrait dire que la partition Social Dissonance tente de déchiffrer, à partir du bruit de cet effondrement, ce qui reste du sujet une fois que sa déconstruction structuraliste et poststructuraliste est portée à un nouvel extrême par les sciences neurocognitives. Ce qui chez le sujet libéral nous apparaissait comme une évidence se révèle être un simulacre, généré par des processus neurocognitifs « transparents », ainsi qu’une réification du capitalisme, le sujet en tant que marchandise auto-promue, qui est à son tour pulvérisée par la précarité et l’injustice généralisées.
40 Me vient alors immédiatement à l’esprit la question suivante : qu’advient-il après l’effondrement de la nouvelle construction du sujet libéral, après les Einstürtzende Neubauten du sujet capitaliste ? Que reste-t-il du sujet après son aliénation de l’aliénation, sans espoir ni désir de retour vers une quelconque authenticité antérieure ou originelle imaginée ?
41 Suis-je encore un sujet ? Puis-je encore être considérée comme un « vrai » sujet, celui qu’Aristote définit comme la substance première et la plus éminente (Gr. ousíā prṓtē, ούσία πρώτη), qui produit les actes [13] ?
42 MATTIN : Afin de rechercher la racine de la dissonance sociale, nous avons besoin de déconstruire ce que nous entendons par sujet, individu et le « soi » [selfhood]. Je mets en cause ici l’individu comme synonyme de la personne. Je vise en particulier l’individu libéral, en tant que construction idéologique qui repose sur une abstraction conceptuelle. Le « soi » ne désigne pas une chose, mais un processus phénoménal duquel émerge l’expérience subjective d’être un soi, à la fois sur la base de processus neurocognitifs (la constitution d’un modèle de soi qui est lui-même transparent, mais qui sert de médiateur dans le traitement conscient de l’information) et sur la base de la réification, où ce « soi » se constitue dans le capitalisme en devenant une marchandise parmi d’autres. La notion de sujet est la plus compliquée. Elle demande encore à être construite, si l’on pose la dimension du bruit comme un aspect intrinsèque de que c’est qu’être un agent capable d’autodétermination. Ce que nous pouvons dire, c’est que la présumée capacité d’agir du sujet ne peut pas être facilement détachée de la reproduction inconsciente des conditions d’aliénation existantes.
43 Quelle que soit la capacité d’agir collectivement que nous accordons aux humains, pour ce qui se rapporte aux effets écologiques de l’activité humaine sur autrui et sur la planète, nous ne pouvons pas penser le sujet sans tenir compte de l’imbrication des processus neurocognitifs préconscients avec des déterminants structurels et inconscients plus larges - le dispositif de médiation techno-capitaliste, le système financier, les réseaux planétaires d’extraction des ressources et de dématérialisation des supports, etc. – qui dépassent les considérations purement psychologiques de l’autodétermination subjective.
44 C. MALASPINA : Il semble donc que, pour comprendre ce qui vient après l’effondrement de la nouvelle construction de l’individu néo-libéral, après les Einstürtzende Neubauten du sujet capitaliste, nous devons revenir au détournement opéré par Marx de la dialectique hégélienne et au concept d’aliénation. Sur cette question, il est peut-être plus prudent de nous en tenir à la figure majeure de Max Stirner, que tu identifies dans Social Dissonance comme un catalyseur des approches tant anarchistes que néolibérales du sujet, et comme un caillou dans la chaussure de la critique marxiste : qu’apporte de nouveau la conception de l’individu anti-hégélienne et anti-feuerbachienne de Max Stirner ? Quel différend amena Marx à consacrer une part importante de L’Idéologie allemande à une critique de Stirner ? Et pourquoi cet affrontement particulier est-il si important pour le concept de « dissonance sociale » ?
45 MATTIN : On a tour à tour décrit Stirner comme le dernier hégélien, ou l’anti-Hegel ou même le premier poststructuraliste. Son ouvrage Der Einzige und sein Eigentum (traduit L’Unique et sa propriété) renferme une puissante critique de la conception de l’homme de Feuerbach (conception qui a influencé la notion jeune-marxienne de Gattungswesen ou être générique qui présuppose que l’activité consciente et libre constitue l’essence de l’homme). Permets-moi de rappeler dans les grandes lignes certaines des réflexions autour de l’aliénation menées en Allemagne à cette époque.
46 Pour Hegel, l’aliénation en tant que Entäußerung (extériorisation) est nécessaire à la réalisation de la conscience de soi de l’esprit. L’esprit s’extériorise/externalise, par exemple à travers la culture et l’art, devenant conscient de lui-même. Venant d’un stade qui n’est pas encore médié ou déterminé, l’esprit acquiert la conscience de soi à travers le processus dialectique de la médiation et de la détermination. En ce sens, le terme dialectique Entäußerung peut être compris comme constitutif de la liberté dans l’autoréalisation de l’esprit. Pour Hegel, l’extériorisation n’est pas seulement au cœur de la dialectique, en tant que forme de négativité médiée [self-relating negativity], mais elle est aussi la substance même du soi. Cette dynamique, impliquant une négativité dialectique [self-relating negativity], conduit à une compréhension de la substance bien différente de la ousíā prṓtē (ούσία πρώτη) d’Aristote, qui se réfère à un sujet entièrement positif, dont on peut affirmer ou nier les divers prédicats et qui n’est lui-même le prédicat d’aucun autre sujet.
47 Mais Hegel emploie également un autre terme pour l’aliénation : Entfremdung (étrangement). Italo Tesla dresse une théorie convaincante des divers usages de ces termes par Hegel. Alors que l’extériorisation se réfère à la réalisation de la liberté, l’étrangement se réfère au moment où un agent extérieur coopte cette liberté, par exemple par le biais de normes sociétales et d’institutions telles que l’État ou un système juridique. [14] L’accent mis sur l’interaction entre l’externalisation et l’étrangement nous aide à ne pas tomber dans des discussions du « tout ou rien » en matière d’aliénation. Comme le signale Ray Brassier, même si tout étrangement est une forme d’externalisation, toutes les externalisations ne doivent pas nécessairement être rendues étrangères [15].
48 Avant d’en venir à Stirner, intéressons-nous à présent à Feuerbach. Ce dernier, avec les hégéliens de gauche, a tenté de dépasser la dimension idéaliste de la notion d’esprit de Hegel en envisageant le sujet aliéné (entfremdet) à partir d’une perspective matérialiste. Le concept d’aliénation de Feuerbach tendait principalement à une mise en cause de la religion : nous projetons des attributs humains sur Dieu, nous aliénant par là même du concept d’homme, de notre essence sociale humaine (Gattungswesen).
49 Stirner, quant à lui, considère la conception même de l’homme de Feuerbach comme un spectre, une abstraction encore plus déplorable que la religion. Stirner développe son idée de der Einzige (l’ego ou l’individu unique), comme quelque chose de distinctif, non reproductible, irreprésentable et indéterminé qui n’est pas aliéné par des idées figées, telles que celles de dieu ou d’homme, ni par des institutions, telles que le système juridique, l’état ou même l’idéologie libérale. Pour Stirner, tout ce qui retire à l’ego une part de son pouvoir de maîtrise de soi est une forme d’aliénation.
50 Stirner publia son ouvrage en 1844, l’année où Marx écrivait ses Manuscrits de Paris. Et au moment où ils écrivent L’Idéologie allemande, en 1846, Marx et Engels avaient pris en compte la critique dressée par Stirner visant Feuerbach et sa notion d’homme et de Gattungswesen (être générique), qu’il voit comme une idée anhistorique et qui explique la référence aux spectres (der Gespenster). Mais de larges pans de L’Idéologie allemande sont également consacrés à la critique qu’apporte le matérialisme historique à la conception stirnérienne de l’ego singulier comme étant lui aussi un spectre, pour aboutir à la célèbre affirmation que « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience [16] ».
51 Stirner reste une figure fascinante, non seulement en tant que catalyseur d’une critique matérialiste historique du sujet, mais aussi parce qu’il a inspiré autant les conceptions anarchistes que néolibérales du sujet. La partition Social Dissonance vise l’idée exagérée de l’ego chez Stirner, ainsi que l’amalgame néolibéral et anarchiste entre la singularité de l’individu et son autonomie et souveraineté présumées : mais si l’on laisse libre cours aux marchés, ces derniers vampirisent l’individu et détournent son autonomie pour leurs propres profits, par exemple via la collecte généralisée de données à des fins de manipulation algorithmique, ou bien via la dérégulation de l’industrie pharmaceutique qui a entraîné la récente crise des opioïdes aux États-Unis.
52 C. MALASPINA : Pour terminer, je souhaiterais reprendre la préface de Ray Brassier à ton ouvrage, Social Dissonance. Brassier commence par citer Fredric Jameson à propos de l’idée que la nouveauté se manifeste de manière indirecte, à travers la contrariété subite qui touche ce qui était jusqu’ici bien en place : « ce qui est nouveau dans le Novum, c’est moins le travail lui-même […] que les interdictions […] [qui] énoncent ce qui ne doit plus être fait ; ce que vous ne pouvez plus faire ; ce qu’il serait ringard de refaire […] pour des raisons que vous-même ne comprenez pas tout à fait et que vous ne saisirez peut-être jamais complètement. [17] » Qu’est-ce que le novum de ton livre, qu’est-ce que c’est que l’idée de « dissonance sociale », condamne à l’obsolescence ? Qu’est-ce qui n’est plus de mise à présent ?
53 MATTIN : Les démocraties occidentales continuent à se prendre pour le point de repère moral de l’humanité. Mais quand tu te retrouves en plein dans la jungle néolibérale de la « loi du plus fort », l’idéal démocratique d’égalité se voit vidé de sa substance. La « dissonance sociale » met en évidence que les revendications de cette référence morale sont pourries jusqu’à la moelle. Les clameurs autour de nos démocraties libérales, en plein milieu du bruit de la dissonance sociale, sonnent ringardes et dépassées. Les revendications de supériorité morale imputées à la démocratie ne sont plus de mise.
54 La « dissonance sociale » montre les contradictions intrinsèquement irréductibles du libéralisme : celui-ci promet la liberté individuelle et des droits inaliénables, mais en réalité, il reproduit un système qui place les individus sous le joug d’un présent extrêmement précaire et d’un avenir catastrophique. De quelle liberté s’agit-il ? Le droit à l’auto-extinction ?
55 À mesure que les algorithmes façonnent nos goûts, nos pensées et nos relations, il devient de plus en plus évident que l’autonomie, la capacité d’agir et l’autodétermination des individus sont entravées par des intérêts privés et politiques. À la lumière de cette prise de conscience, l’idée kantienne d’autonomie morale – selon laquelle nous sommes des agents rationnels libres ayant la capacité d’agir en conformité avec la moralité objective sans coercition extérieure – comporte un point aveugle qui est au cœur de la dissonance sociale. Elle fournit une compréhension de l’autonomie qui ne sait pas voir qu’en son fondement, il existe des déterminations « transparentes » qui ne sont pas seulement celles des cognitions transcendantales a priori : il existe des formes matérielles de déterminations biologiques, économiques et sociopolitiques, qui façonnent l’expérience intuitive sans être un objet d’expérience. Par conséquence, elles génèrent une forme de bruit cognitif qui imprègne et déforme l’autonomie. Il nous faut donc ajouter une tournure matérialiste à la propre humilité épistémique de Kant, afin de comprendre ce que j’appellerais l’« illumination déformée » [distorted Englightenment]. C’est la deuxième partie de ma réponse à ta question portant sur ce qui n’est plus de mise à présent. Ce qui n’est plus de mise, c’est de prétendre que nous savons retrouver notre chemin vers une Illumination sans distorsion. Nous ne pouvons plus nous considérer comme des agents rationnels sans bruit.
56 Dans le livre, je parle d’une forme d’« aliénation par le bas », dont même la tradition marxiste ne parle guère. Il s’agit de l’aliénation entre la conception ordinaire que nous avons de nous-mêmes (cette idée du soi correspondrait à l’« image manifeste » de Wilfried Sellars) et ce que la science neurocognitive contemporaine nous apprend sur la manière dont le soi est une illusion, produite par les mécanismes neurocomputationnels (ce qui correspondrait à ce que Sellars pourrait appeler l’« image scientifique » du soi). Cela conduit à une nouvelle compréhension de l’aliénation qui ébranle nombre de ses acceptions traditionnelles. La science montre clairement que nous ne savons pas vraiment qui nous sommes : ce que nous sommes reste à saisir. Qu’est-ce qui n’est plus à faire ? Nous ne pouvons plus espérer dépasser l’aliénation en retournant à une quelconque authenticité originelle, qui impliquerait un essentialisme illusoire.
57 La dissonance sociale est en rapport avec deux formes exacerbées de totalisation, nécessairement interdépendantes, fondées sur des abstractions (ou spectres selon le vocabulaire marxiste-stirnérien) conceptuelles problématiques :
- Le présupposé voulant que le capitalisme est le système suprême, sans alternative ni extériorité.
- La croyance que l’individu est d’emblée un sujet pleinement autonome et souverain.
58 Tandis que la première totalisation produit de l’impuissance, c’est seulement en apparence que la seconde nous donne du pouvoir. La partition Social Dissonance met en scène les failles de ces totalisations en tentant un exercice de subjectivité en open source : créer collectivement un sens à notre détermination sociale en explorant les codes de notre conduite et de notre conception de nous-mêmes. Comprendre la dynamique structurelle complexe de l’aliénation me semble une étape préalable nécessaire pour tendre vers une justice universelle faite d’agents non équivalents et non échangeables, qui seront capables de comprendre et d’exercer leurs potentiel social.
59 C. MALASPINA : Si le projet de Social Dissonance se poursuit dans la direction de ce que tu appelles une praxis constituante, visera-t-il une destruction ou un remplacement de la démocratie libérale, comme une chose dont on peut se débarrasser, parce que démasquée comme une prétention creuse, ou bien vise-t-il les concepts fondamentaux qui sont constitutifs de la démocratie, afin de donner à celle-ci une chance de s’en sortir dans une situation incandescente où les forces anti-démocratiques et anti-libérales se meuvent rapidement ?
60 MATTIN : La démocratie libérale, telle que nous la connaissons, fait partie du problème de la dissonance sociale, de la réaction catastrophique et du sombre avenir lié au changement climatique. Dans son état actuel, elle ne parvient pas à relever les défis, imbriqués l’un dans l’autre, du réchauffement planétaire et de la migration mondiale. Nous devons nous aliéner de l’aliénation capitaliste afin de parvenir à une reconsidération radicale de ce que peut être la démocratie. Mon expérimentation autour d’une subjectivité en open source, qui débarrasse l’individu de ses connotations libertariennes, tend à un futur où chacun peut « se saisir des leviers de la complexité [18] », pour que nous puissions appréhender le bruit de la dissonance sociale selon ses différents registres. Par praxis constituante, j’entends une exploration des manières de générer une autodétermination collective, comme un moyen d’abolir pratiquement les conditions matérielles de l’aliénation capitaliste.
Notes
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[1]
Tout en respectant le format d’un entretien, ce texte est en réalité la synthèse de plusieurs heures de conversation et de reformulation conjointe des questions et des réponses. Cette réflexion/écriture commune participe d’une certaine manière d’un exercice de désindividualisation de l’auteur. Cette rencontre intellectuelle est aussi un hommage indirect à Ray Brassier, qui a été une figure déterminante dans nos recherches doctorales respectives et qui reste, pour nous et pour bien d’autres, une immense source d’inspiration.
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[2]
https://www.youtube.com/channel/UCZN3mZD45YnZjD27prGoMjw/videos [Consulté le 21 novembre 022]
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[3]
De fait, bon nombre des idées contenues dans Social Dissonance ont nourri un dialogue de longue date qui sont également les travaux en cours de la Noise Research Union (N-R-U, https://n-r-u.xyz), un groupe de recherche actuellement constitué de Mattin, moi-même, Sonia de Jager, Miguel Prado, Martina Raponi et Inigo Wilkins.
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[4]
Voir C. Guesde et P. Nadrigny, The Most Beautiful Ugly Sound in the World, Paris, Éditions MF, 2020.
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[5]
Louis Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants, Maspero, Paris, p. 35 (souligné par l’auteur).
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[6]
Les psychiatres Steven Sands et John Ratey ont observé un état complexe et éprouvant d’encombrement mental et de confusion qui rend difficile pour certains patients psychiatriques le fait de supporter et de structurer leur existence. Cela se rapporte à un état mental où la conception et la perception de soi risquent de se désintégrer et dans lequel les tentatives catastrophiques de reprendre le contrôle tendent à aggraver la confusion et les phénomènes psychotiques. Sands, S, et J. Ratey. 1986. « The Concept of Noise », Psychiatry, vol. 49, n° 4, p. 290–97. Voir aussi Mattin, Social Dissonance, p. 14 ; Cécile Malaspina, « The Mental State of Noise » in An Epistemology of Noise, Londres, Bloomsbury, 2018, 3ème partie.
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[7]
M. Fisher, Capitalist Realism : Is There No Alternalitve ?, Zero Books, 2009, p. 2.
-
[8]
Fredric Jameson, « Future City », New Left Review, May/June 2003, https://newleftreview.org/issues/ii21/articles/fredric-jameson-future-city
-
[9]
Sands et Ratey associent l’état de confusion intérieure et de terreur, qu’ils nomment « bruit », avec la « réaction catastrophique » observée par le psychiatre allemand Kurt Goldstein chez les soldats qui revenaient de la Première Guerre mondiale. Goldstein a été pionnier dans la réhabilitation des patients souffrant de lésions cérébrales, en interprétant la discordance de leur comportement à la lumière de la tentative désespérée des patients de limiter les stimulations et l’excitation interne : des comportements allant d’attitudes impulsives et chaotiques à la rigidité, de l’effervescence à la catatonie, contribuent à réduire le périmètre de l’expérience. Cependant, ce repli sur le « concret » d’une « atmosphère remplie de “similitudes” », par exemple via une obsession pour l’ordre ou des stéréotypes, qui correspond à une forme d’organisation de niveau inférieur et plus étroite, non seulement n’entraîne pas de comportements adaptatifs, mais sa rigidité exacerbe la peur de la désintégration. Sands, S, et J. J. Ratey, ibid. p. 291.
-
[10]
Freud avait transposé le concept d’ontogénie issu de la biologie – où il se rapportait à l’étude de la genèse et du développement d’un organisme à partir de sa conception – sur la psychologie, dans le but de chercher comment les traumatismes peuvent surgir à partir d’un événement survenu au cours de la petite enfance.
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[11]
Alain de Libera, L’Invention du sujet moderne. Cours du Collège de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2015.
- [12]
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[13]
André Lalande, « Sujet », Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Quadrige / Puf, 1926, p. 834.
-
[14]
Italo Tesla, « Spirit and Alienation in Brandom’s A Spirit of Trust: Entfremdung, Entaeusserung, and the Causal Entropy of Normativity », 2014, http://www.academia.edu/8867525/Spirit_and_Alienation_in_Brandoms_A_Spirit_of_Trust._Entfremdung _Entaeusserung_and_the_causal_entropy_of_normativity
-
[15]
Ray Brassier, « Strange Sameness: Hegel, Marx and the Logic of Estrangement », Angelaki: Journal of the Theoretical Humanities, Volume 24, Issue 1, 2019.
-
[16]
Friedrich Engels. Karl Marx, L’Idéologie allemande, http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/ideologie_allemande/Ideologie_allemande.pdf, p.17.
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[17]
[what is new about the Novum is less the work itself … than the prohibitions … [that] spell out what is no longer to be done; what you cannot do any more; what it would be corny to do again … for reasons you yourself do not quite understand and may never fully grasp], F. Jameson, Late Marxism: Adorno, or, the Persistence of the Dialectic, London and New York, Verso, 1990, 192. In Ray Brassier, Foreword, in Mattin, Social Dissonance, Falmouth, Urbanomic, 2022, ix.
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[18]
[seize the means of complexity]. Cette expression, emprutée à Anil Bawa-Cavia, est tirée d’une conversation avec Patricia Reed pour le podcast Social Discipline que je conduis avec Miguel Prado : https://soundcloud.com/socialdiscipline/sd13-w-patricia-reed-anil-bawa-cavia-modes-of-access-to-complexity