Enseignants précaires : un malheur français
Il n’est pas possible pour un individu conscient de vivre dans une société telle que la nôtre sans vouloir la changer.
Agrégation
1 Après une maîtrise de Lettres classiques obtenue en 2003 dans l’actuelle Université Bordeaux Montaigne, je fus reçu à l’agrégation de cette même discipline en 2004. En trois années de recherches doctorales, je ne pus obtenir qu’un poste de demi-ATER [1], pour une année universitaire seulement. Boursier au mérite, j’étais pourtant à 23 ans le seul lauréat de ma discipline à Bordeaux. Un point me désavantagea : je fis le choix de quitter les Lettres classiques pour intégrer un laboratoire de recherches en Lettres modernes. Fort de ma culture classique, je souhaitais entreprendre une thèse de littérature de la Seconde Guerre mondiale à l’aune de l’héritage humaniste que j’avais tant aimé.
2 Je peux affirmer dès à présent ce qui fut une constante de mon parcours : aucune place n’est faite dans le système éducatif et institutionnel à la singularité d’un profil très qualifié mais appelé à suivre un chemin non programmé de recherche et de pratique professorale. Le milieu universitaire français se divise en chapelles repliées sur elles-mêmes : on y trouve davantage de courtisanerie que d’artisanat de l’esprit. Quiconque cherche vraiment prend le risque d’être précarisé.
3 Matériellement, c’est ce que je connus sans transition, de chercheur agrégé à travailleur manutentionnaire. J’ai en effet combiné, durant ces trois années qui ont suivi mon agrégation, des postes d’intérimaire avec mes charges de doctorant et d’enseignant vacataire : découvrant les affres des trois-huit rythmés par l’Intérim, je découvrais tout autant les gouffres de l’Université et ceux du Rectorat (j’intervenais aussi comme vacataire en collège), me demandant quel type de maltraitance, en termes de management diffus et sournois, pouvait bien l’emporter sur l’autre. En ce temps-là, le renard Sarkozy inaugurait la trilogie des petits présidents, apportant dans sa fourberie la trahison Pécresse, bien avant la débâcle Vidal [2].
4 En effet, le statut d’enseignant vacataire généralisé par Pécresse consiste en cela : surcharge d’heures et d’effectifs, donc de travail sous-rémunéré ; versements de salaire non mensualisés, intervenant environ trois fois dans l’année, sans échéancier précis ; pas de congés payés. Je précise que dans ma situation, en tant qu’enseignant vacataire, je n’ai jamais réussi à dépasser l’équivalent d’un Smic. Derrière le prestige de l’Université, une classe ouvrière intellectuelle est donc apparue, nombreuse, muette, exploitée, exsangue, au service d’un capital inculte et sans odeur. Quand Louise Michel affirmait que « la tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisation », était de « donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter », imaginait-elle la possibilité que ces mêmes enseignants, partageant un jour la condition précaire des classes populaires, et possédant pourtant les moyens intellectuels de se révolter, ne le fassent pas, ni pour elles, ni pour eux-mêmes ?
5 Lorsqu’au terme de mes reports pour études doctorales, je débutai en 2007 mon stage d’agrégation avec l’IUFM [3], je ne fus pas surpris de reconnaître le fléau grandissant du processus de marchandisation du savoir et de son management abêtissant, coupable de tant de servitudes volontaires. Pendant une séance inaugurale où il nous fut demandé de compléter un nuage de mots pour définir le métier d’enseignant, le verbe « Transmettre » que j’avais choisi fut rejeté. La novlangue de 1984 est souvent citée dans ces cas-là, mais jamais assez dans le détail : il s’agit d’une volonté délibérée de réduire le champ du lexique pour limiter celui de la pensée. Les modes, les jargons, les sigles de la pédagogie permettent cela : les Ministères successifs savent s’y employer, avec tout leur pouvoir. Il était soudain devenu interdit de transmettre, j’avais donc écrit le mot proscrit, j’étais identifié comme le porteur symptomatique d’une conception magistrale et pyramidale de l’enseignement, professeur hérétique. Devant ces nébuleuses de mots, de modes et de bêtises, je demeurai cependant d’autant plus arrimé à mon métier que je travaillais, dans le cadre de ma thèse, sur un écrivain qui fut également professeur [4]. Son témoignage me conférait donc une autorité intérieure et tranquille. Prisonnier de guerre durant cinq ans, il avait pris le temps de décaper, dans ses écrits, mille impostures et mille hypocrisies. Ce fut mon tuteur principal.
6 Le 1er mars 2008, je fus titularisé en tant que professeur agrégé de Lettres classiques, au lycée Montaigne de Bordeaux où je réalisais mon stage. Durant le même temps, occupé par un discernement personnel également lié à un très fort désir de transmission, je pris la décision d’entrer au séminaire au début de l’année suivante, pour me préparer à devenir prêtre. Alors affecté dans l’Académie de Versailles pour la rentrée 2008, j’obtins un congé pour convenances personnelles, que je renouvelai chaque année de ma formation jusqu’à mon ordination diaconale en novembre 2013.
Ministère
7 En termes de pratique professionnelle, dans la dernière période de mon ministère de prêtre, lequel courut jusqu’au printemps 2018, j’entrepris d’exercer une activité salariée en marge de mes charges pastorales. Au cours des missions d’intérim que j’avais réalisées durant mes années de doctorat, j’avais découvert en effet l’œuvre de la résistante Simone Weil, notamment La Condition ouvrière, ouvrage publié chez Gallimard dans la Collection « Espoir » de Camus, où figure en particulier son « Journal d’usine. » Face à l’ensevelissement des consciences caractérisant si souvent le monde du travail, Simone Weil, agrégée de philosophie, opposait, telle un contre-feu, le choix volontaire de son enfouissement dans la vie de l’usine, devenant ouvrière parmi les autres, observatrice lucide des servitudes de son époque, mais riche également d’une fraternité indomptable, celle des solidarités à l’œuvre. Son enthousiasme durant le Front populaire, où elle compta parmi les grévistes de la joie, est extraordinaire, sans compter la lettre qu’elle adressa à son directeur d’usine, dans laquelle elle l’invite malicieusement à aller voir Les Temps modernes de Chaplin, qui venait alors de sortir. Simone Weil allumait pour moi le fanal dans lequel je reconnus ensuite le sillage des prêtres ouvriers dont j’eus l’honneur de rencontrer, à Paris et à Bordeaux, quelques pionniers. C’est ainsi que, grâce à leur témoignage évangélique, je résolus de tenir, dans les derniers temps de mon ministère, la rampe d’un travail parallèle : par exemple, deux fois par semaine, je fus agent de quai à Artigues, sur la rive droite de Bordeaux, pour assurer le chargement et le déchargement de camions. J’embauchais vers 4h du matin, et lorsque je débauchais vers 8h, j’arrivais à Bordeaux centre à l’heure de la rentrée des écoles. J’entrais dans un café de mon quartier, commandais un double espresso et un croissant, puis je lisais le Sud-Ouest parmi les éboueurs en gilet jaune qui venaient de terminer leur service. Je rentrais ensuite au presbytère me changer, ranger mon propre gilet jaune, et poursuivre ma journée de prêtre. À vrai dire, ce baptême matinal dans la vie réelle des gens, non seulement me rendait heureux, mais se révélait vital : devant les enjeux si nombreux de la solidarité, sur lesquels l’Église devrait se pencher jour et nuit, la paroisse, toutes voiles repliées, flottait comme un vaisseau fantôme aux songes sans rêve, chargée de trésors inutiles [5].
8 La précarité à laquelle j’avais d’abord été injustement et involontairement conduit en tant que jeune doctorant agrégé vacataire, était donc devenue pour moi le lieu d’une immersion cette fois consciente et volontaire. Sur ce terrain, des êtres aussi différents que Jack London, George Orwell, Robert Linhart et bien sûr Simone Weil, sans compter le peuple invisible des prêtres ouvriers, avaient, chacun à sa façon, fondé la grammaire de leurs combats. Je peux dire aujourd’hui que ces expériences d’immersion m’ont offert un bien important, celui d’une capacité de résistance face aux injustices de l’existence. Quand vous descendez les barreaux de l’échelle sociale et que vous voyez ce que vous voyez – pas seulement les misères, mais aussi les merveilles – vous vous retrouvez équipé d’une vision imprenable, digne d’un Magnificat : « Il renverse les puissants de leur trône / Il élève les humbles », ou encore, dans une citation rapportée par Jack London concluant son magnifique texte autobiographique de 1906 : « L’escalier du temps résonne à jamais du bruit des sabots qui montent et de celui des souliers cirés qui descendent [6]. » Le témoin qui plonge dans les iniquités du monde du travail éprouve en effet la nécessité viscérale de raconter pour transformer l’état des choses, en espérant opérer un retournement, une révolution, une remontée (comme un affleurement) des causes justes. Son engagement est naturellement politique, intéressant directement la vie de la cité. Il refuse qu’un dos soit brisé à 30 ans, qu’un abri de nuit pour chômeurs soit insalubre, qu’un management stupide dicte la vie des gens [7], et qu’un jeune agrégé doctorant de 23 ans, pour revenir à mon cas, se retrouve contraint aux trois-huit.
Vacataire
9 Cette précarité subie, je dus cependant de nouveau l’affronter lorsqu’au printemps 2018, je déposai devant l’évêque le ministère de prêtre dont j’avais reçu la charge : l’enseignement auquel je souhaitais revenir et pour lequel j’avais non seulement été formé, mais dont j’avais également déjà une expérience, en somme, mon métier, ne m’était plus accessible. En effet, le non renouvellement de mon congé pour convenances personnelles à l’occasion de mon diaconat m’avait fait perdre le bénéfice administratif de mon agrégation. En ces mois de mars et avril 2018, j’avais toutefois obtenu pour la rentrée de septembre la garantie inconditionnelle de vacations de Lettres à l’Université Bordeaux Montaigne : au DAEU [8] de la Formation Continue, pour l’enseignement du Français ; au département de LEA [9], pour des cours de Remédiation du Français en Licence 1, des cours de Méthodologie de l’Argumentation en Licence 2, et des cours d’Art oratoire en Licence 3 ; enfin, en Licence 1 de LLCE [10] Anglais, pour des cours de Grammaire et Expression du Français. Ce tableau prévisionnel, qui affichait tous les indices de précarité de l’enseignant non titulaire, telle qu’elle fut programmée par la loi LRU [11] de 2007, ne m’offrait comme horizon que celui d’un salaire équivalent par mois à environ 900 euros net. C’était pourtant la responsabilité de quelques 380 étudiants que l’on me confiait pour cette année 2018-2019, par groupes de 30 en moyenne, n’ayant aucun cours en amphithéâtre. L’insuffisance des revenus correspondants allait me conduire à la nécessité d’une activité complémentaire. Dans ces conditions de surcharge, comment donc assurer correctement mon métier d’enseignant ? Face à cette perspective, j’établis dès le mois d’avril un dossier de recours gracieux auprès du recteur de l’Académie de Versailles, selon les voies officielles qui me furent indiquées [12]. En lien avec le Rectorat de Bordeaux qui portait mon dossier, l’Université Bordeaux Montaigne qui allait m’employer, la Société des agrégés dont j’étais allé rencontrer la présidente à Paris, mon ancien directeur de thèse, Dominique Rabaté, qui joignait également une lettre de recommandation, je demandai ma réintégration dans le corps des agrégés ainsi que mon affectation dans l’Académie de Bordeaux, au titre de la reprise de mes charges de cours à l’Université Bordeaux Montaigne. Très rapidement cependant, je reçus de l’Académie de Versailles une réponse de greffier, où on m’invitait en trois lignes à repasser les concours.
10 La perspective de devoir compléter mes vacations à la rentrée 2018 se confirmait donc. Entre-temps, je reprenais la manutention, pour assurer notamment le paiement d’un loyer depuis le mois de mai. Une nuit de juin, je répondis à une mission d’intérim au Stade Matmut Atlantique de Bordeaux, pour de la logistique événementielle avec port de charges lourdes, comme le mentionnait la fiche de poste. C’était pour moi une période de transition importante, et cet épisode me marqua particulièrement. À la fin des consignes, juste avant d’entrer sur le Stade, on nous demanda de bien prendre nos chasubles : c’était la première fois que je prêtais attention à ce terme, j’employais plutôt celui de gilet. Je songeai alors aux chasubles de prêtre que j’avais dû revêtir selon le médiéval apparat de l’Église, moins jaunes et plus dorées. Je perçus là un fil rouge qui m’interpella intérieurement : était-ce le fil de l’Évangile que j’essayais de suivre, envers et contre tout ? celui dont l’évêque, à mon départ, m’avait confié la garde ? Nous étions chargés de l’installation d’un concert des bien-nommés Guns N’ Roses : les armes, les roses, la beauté, la résistance… Un de mes collègues, tout frêle et osseux, un vieux de la vieille intérimaire passionné par ce groupe de rock, nous racontait, en pleine manutention, telle chanson, citait telles paroles, puis s’éloignait en sifflant quelques airs, revenait en chantant. En le regardant, je me rappelai la joie du savetier de La Fontaine [13], les sabots de Jack London. Tout aussi bien, je me remémorai tel passage du Magnificat, telle béatitude, heureux tout simplement d’avoir été, cette nuit-là, témoin de tant de joie.
11 À la fin du mois d’août, un ami auto-entrepreneur dans le bâtiment, intervenant également comme ouvrier paysagiste dans l’entreprise de ses frères, me proposa de travailler avec eux. Cet emploi fixe m’aida beaucoup. Je fis donc ma rentrée avec ce double statut : enseignant vacataire et ouvrier agricole. Ce fut une année pour moi sans week-end, car c’étaient les seuls jours où je pouvais préparer mes cours – les fonder surtout – et corriger mes copies. Ma semaine était répartie en deux temps : la première moitié à l’Université, la deuxième aux chantiers, et ce, jusqu’au printemps [14]. Après cela, en termes d’activité complémentaire, j’ai arrêté le travail agricole, et j’ai enseigné jusqu’à la fin du mois de juillet le FLE / FLI [15] dans une association pour les migrants primo-arrivants, sous contrat avec l’OFII [16]. Je dus me former sur le terrain. J’étais payé seize euros de l’heure pour des journées entières, samedis matin compris. De septembre 2018 à septembre 2019, sur les douze mois d’une année, j’ai ainsi cumulé seize bulletins de salaire, de trois employeurs différents, tout en restant inscrit à Pôle Emploi. Aux chantiers, j’ai dépierré les chemins de nouvelles résidences, ameubli et aplani les sols, soufflé les feuilles dans les villas et les fossés, déplacé des blocs de pierre, ravalé des façades au sablon, enlevé des clôtures, creusé, désherbé, conduit tel tracteur, manié tel taille-haies. J’ai découvert les mots du lexique de la terre. J’ai déroulé des ganivelles et je les ai plantées, ces belles clôtures en bois qui entourent les jardins et courent les océans. J’ai également appris que la terre avait un prix, qu’elle coûtait cher : il existe un marché, un marché de la terre, la noire, celle qui salit les mains.
12 À l’Université aussi, le marché est entré, il s’est même installé. Je l’ai malheureusement constaté quand j’y suis revenu. Des étudiants de plus en plus précaires, le travail salarié parallèle, le mal-logement, la détresse alimentaire, l’intervention d’un étudiant en gilet jaune en plein milieu de mon cours, bouleversé par la mort d’un de ses collègues livreur à vélo, qui venait simplement nous dire les choses, comme moi aujourd’hui j’essaie aussi de témoigner, pour ne pas oublier, et agir en conséquence. Sur ce point, il faudra prendre la mesure de ce qui s’est passé au Ministère des Finances de la République française, quand Uber est entré par effraction démocratique, et a trouvé son banquier, soi-disant philosophe pour ajouter au pire [17].
13 J’aime travailler avec mes étudiants un texte de Michel Serres au sujet de la précarité, intitulé La Rue. La distinction que fait le philosophe entre deux types de capital me leur fait rappeler une chose importante : il existe en effet un capital plus précieux que la finance, la culture, bien culturel, universel, qui règlemente l’autre, impose des limites, réforme les sociétés, les élève au partage et à l’égalité, au respect de la Terre et de la galaxie, écoute leurs révolutions, transforme le monde, et juge les corrompus. La fonction de l’enseignant est de mettre en lumière ce principe constitutif de notre société humaine, dont personne, pas même le faux sophiste des puissants, ne peut se départir. Ce texte, je l’enseigne en particulier au DAEU, où je rencontre chaque année des étudiants en voie de reconversion, qui veulent obtenir l’équivalent du Baccalauréat pour bâtir un nouveau projet. Lorsque je fis ma rentrée à Bordeaux Montaigne en septembre 2018, j’eus d’ailleurs la surprise de trouver une jeune secrétaire enthousiaste qui me confia qu’elle avait fait le DAEU, qu’elle avait adoré. Elle avait donc pu accéder à ce poste qui faisait que c’était elle qui m’accueillait, maintenant, à l’Université. Ne me connaissant pas, elle m’offrit ce jour-là une parole qui m’encouragea beaucoup, dans ce temps de reconversion qui était désormais le mien : « On a besoin de professeurs comme vous. »
14 Ainsi, après un intervalle de dix ans, j’étais à nouveau professeur. Je me souvins de l’expérience de Fray Luis de León, poète, professeur et théologien, sur lequel j’avais fait un mémoire lors d’un Erasmus de théologie à Salamanque : enfermé par ceux de son Église – qui est aussi la mienne – pour avoir notamment osé traduire en castillan le Cantique des cantiques, poème érotique biblique, il endura jusqu’à cinq années de captivité. Lorsqu’il fut réhabilité et retrouva sa chaire, il commença en s’adressant à ses étudiants par ces mots devenus célèbres : « Decíamos ayer [18]… ».
15 Quand je repris le DAEU, le roman 1984, depuis mon départ, était arrivé au programme. Je m’y intéressai d’autant plus que France Culture venait de faire une série d’émissions sur l’œuvre d’Orwell. Je commençai donc mon premier cours par la diffusion en classe d’un podcast intitulé « Politique de l’orgasme. » En effet, 1984 n’est pas seulement le roman de la novlangue et du télécran, il est aussi celui d’une histoire d’amour que la société interdit, tout comme le sexe et le plaisir. Quant à mon premier cours d’Art oratoire, je choisis à cette occasion de lire l’intégralité du discours de commémoration de la Libération de Paris, prononcé par Malraux au nom du général De Gaulle, le 24 août 1958. La force de ce discours réside dans le fait que, bien loin de se replier en panégyrique d’ancien combattant, il se déploie pour s’adresser aux générations nouvelles et à venir. L’auteur de L’Homme précaire [19], le résistant et Ministre de la Culture André Malraux, est une voix contemporaine, comme le sont toutes les voix de la Résistance, qui, ne séparant pas la lutte de l’esprit, défendent un modèle français gravement menacé aujourd’hui.
Un 8 mai non télétravaillé
Notre vie commence à s’arrêter quand nous gardons le silence sur les choses graves.
16 Alors que je devenais, à la rentrée 2019, contractuel à l’Université, j’obtenais un temps plein pour un salaire mensuel d’environ 1300 euros net. Quand je parle de temps plein, ce sont 480 heures annuelles réparties sur deux semestres. Dans mon cas, la répartition par semestre, tout à fait asymétrique, a été telle que, durant le second semestre, je reçus la charge de neuf groupes d’étudiants de Licence 2 en LEA, soit 300 étudiants environ, pour des séances hebdomadaires de 1h30 chacune ; et ce, sur la base de deux autres groupes de Licence 1 que je conservais depuis le premier semestre, pour des séances de 2h chacune, représentant environ 40 étudiants. J’avais également, tout au long de cette même année, trois groupes de stagiaires du DAEU en présentiel, soit environ 60 étudiants, pour des cours de 2h chacun. J’assurais enfin, pour ce même DAEU, l’enseignement à distance du Français, qui concernait un effectif de plus de 50 stagiaires, avec des déplacements en présentiel au pôle de Périgueux, et des samedis matin à Bordeaux Montaigne. Enfin, dans ce contexte de surcharge sous-payée, il me fallut compter cette année-là avec une direction de département de LEA particulièrement orwellienne.
17 À ce sujet, un fait m’a largement indigné, lequel m’a valu, au nom de l’Université Bordeaux Montaigne, les excuses de la direction de l’UFR Langues et Civilisations. En plein confinement, le matin du jour férié du 8 mai 2020, je reçus en effet par simple SMS la confirmation d’une réunion préparatoire de la rentrée 2020, fixée le jour même à 17h. Un premier mail à ce propos avait été envoyé seulement la veille au soir. Je refusai bien sûr d’y participer. En ce 8 mai, je lisais d’ailleurs un article publié par le site de l’Université en hommage aux 17 étudiants de la Faculté de Lettres tués pendant la 2nde Guerre mondiale, et en mémoire d’un professeur déporté. On y rappelait qu’au sein de la Faculté bordelaise, « les autorités administratives sont fortement acquises au maréchalisme. » En 1941, le doyen Émile Delage magnifia ainsi « le grand Chef chargé d’ans et de gloire. » À vrai dire, à la réception du SMS de ma direction, je perçus la sourde persistance d’un même mal, celui d’une petite chefferie. Le décalage provoqué par la découverte de ce SMS au moment de cette lecture me révéla le caractère indécent d’une telle convocation, attentatoire non seulement au Code du travail, mais également à la mémoire de celles et ceux qui ont lutté pour notre liberté, précisément celle de notre enseignement. L’atteinte me sembla d’autant plus grave qu’elle s’ajoutait à un épisode regrettable qui venait de la précéder. Le cours de Méthodologie de l’Argumentation des Licence 2 était validé par les étudiants au moyen de deux épreuves. Or, avec le confinement soudain de mars 2020, les étudiants se sont retrouvés en difficulté pour la validation de la seconde épreuve, et nous l’ont fait savoir par de nombreux mails. Leur inquiétude était légitime, le bouleversement étant considérable : sur fond de précarité et d’abandon de l’État (une chaise vide au Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche aurait paru plus occupée), ils allaient de déménagements d’urgence en ruptures numériques, et, tout en affrontant pour un bon nombre d’entre eux les urgences matérielles et alimentaires liées à la perte de leur travail salarié, perdaient en même temps l’accès aux espaces de travail de la Bibliothèque et à ses fonds documentaires. Ainsi, à l’occasion d’une concertation entre collègues, j’ai plaidé pour la banalisation de cette dernière épreuve. Mais au terme des discussions, je me suis retrouvé le seul à tenir cette position. La direction s’était en effet montrée particulièrement intraitable à ce sujet, et avait multiplié les pressions sur chacune et chacun pour imposer absolument une deuxième note. C’est donc au téléphone que j’ai finalement opposé un refus définitif [20]. À la suite de ces événements, l’entretien que j’eus avec la direction du département au sujet de mes services prévisionnels de l’année 2020-2021, se résuma à ces quelques éléments : sur les 264 heures qui me sont attribuées en LEA durant l’année en cours, seules 96 me sont proposées pour l’année suivante ; à mes demandes d’explication, on me répond que la collègue qui m’avait recruté n’est plus là, et que l’équipe doit se renouveler ; on ajoute, avec des termes très dignes, qu’on « regrette vraiment de devoir se servir des contractuels quand on en a besoin, et de les jeter ensuite, mais qu’il n’y a pas d’argent, et qu’on n’y peut rien. » Quant à la candidature que j’avais posée au département voisin de Lettres, elle resta lettre morte : je ne reçus aucune réponse de cette chapelle. Mon tableau prévisionnel ne me laissait donc espérer, pour l’année qui suivait, qu’un salaire mensuel de quelques 900 euros net. Le cap à franchir était sérieux, mais j’étais heureux de mes choix. Je souris même, lorsqu’à l’occasion de la téléréunion de programmation de la bibliographie du cours de Méthodologie, j’entendis sortir, d’un angle obscur de mon télécran, une voix qui rejetait ma proposition de l’ouvrage aux quatre chiffres : 1984. C’était la même voix qui, au téléphone d’un 8 mai piétiné, avait rappelé son pouvoir, par ce formidable aveu de faiblesse : « Moi, je suis maître de conférences, et je fais ce que je veux. » Le 8 mai 2020, aux 17 heures précises des connexions requises, je suis allé, maître de mon temps, faire un jogging. Ce fut, en quelque sorte, mon 1er 8 mai non télétravaillé : une vraie fête du travail, et un jour de victoire.
Ce qu’aucune entreprise ne se permet, l’État le fait
18 À la suite de cette soudaine réduction de voilure dans mes services, il devenait plus qu’urgent pour moi d’assurer financièrement l’année suivante, avant la dispersion de l’été. Je ne pouvais plus me contenter de la perspective d’un salaire ne dépassant pas 900 euros net par mois, et je ne souhaitais pas non plus revenir aux chantiers et autres emplois complémentaires de l’année 2018-2019. Je décidai donc de me tourner vers le département de Lettres et Communication du Collège Sciences et Technologie de l’Université de Bordeaux, où j’avais enseigné en tant que vacataire durant mon doctorat. J’y reçus un accueil chaleureux et amical. Le collègue responsable que je retrouvai, agrégé de Lettres modernes, me garantit aussitôt l’équivalent des heures que je venais de perdre en LEA, en m’allouant des groupes de Licence 1 et 3. Je ne saurais décrire le soulagement qui fut le mien. Cependant, il me fallait à nouveau prendre le statut de vacataire : par une sorte de mise en abyme de la précarité, je restais en effet contractuel à l’Université Bordeaux Montaigne, avec autorisation de cumul en tant que vacataire au sein du Collège de Sciences. Être vacataire, pour mieux le rappeler, cela signifie être payé à l’heure avec des versements de semestre complètement aléatoires, donc l’impossibilité de planifier à l’avance son budget et d’employer à temps ses revenus pour des règlements aussi essentiels et réguliers que celui d’un loyer. Cela entraînait également, dans mon cas, des demandes intempestives de remboursement de Pôle Emploi où je restais inscrit, quand je recevais par exemple, après trois mois sans revenus, quelques 2000 euros.
19 À la fin de mon année universitaire 2020-2021, cette pratique honteuse de l’État, que l’on peut placer au rang de la maltraitance institutionnelle, et à laquelle recourent autant l’Université que le Rectorat de notre République – au point de scandaliser Pôle Emploi lui-même – se présenta pour moi sous son plus mauvais jour [21]. Juste avant la fermeture estivale des bureaux de l’Université de Bordeaux en effet, je dus réclamer, en faisant appel aux plus hautes instances de l’Université, le paiement des heures de l’ensemble de mon semestre de printemps, pour un salaire de presque 4000 euros. Le 23 juin, les services de la DRH m’assuraient que le paiement serait fait fin juillet. Le 27 juillet, à l’avant-veille de la fermeture définitive des bureaux et après mes relances, je reçus un courrier selon lequel « le paiement ne pourra[it] pas intervenir avant octobre au plus tôt. » Je pris alors directement le téléphone, qui sonnait déjà dans le vide à tous les étages de tous les bureaux, et, n’obtenant aucun résultat, j’eus soudain l’idée de faire le récit de ma situation à la standardiste, très sympathique, sur laquelle je tombais à chaque fin de chaque tonalité de chaque appel. Particulièrement indignée à l’écoute de mon récit, et alors que nous avions épuisé, tous les deux, toutes les ressources téléphoniques de toutes les lignes de tous les annuaires de tous les services, elle m’offrit, in extremis, un sésame inespéré : le numéro de portable du chef de service de la Direction des personnels, en poste aux services généraux de l’Université de Bordeaux. Lui-même ne répondit pas tout de suite à mon message vocal, mais le fait que je cite son nom par mail, en précisant avoir transmis l’historique des discussions et laissé un message sur son portable, fut apparemment suffisant. Nous étions donc le 27 juillet après-midi. Le 28 juillet au matin, en prenant mon café et en ouvrant l’application de ma banque, ma solde était virée, parole de vacataire.
Ah, mais vous êtes vacataire ?
20 À l’occasion de mon retour à l’Université, en 2018, je pus constater que mon statut d’enseignant vacataire me privait de quelques droits accordés aux titulaires, dont les plus symboliques. Je souhaite en parler maintenant, car je me suis promis de dénoncer un jour de telles absurdités, pour éviter si possible qu’elles ne se répètent pour d’autres collègues. Lorsque je fis fabriquer ma carte de personnel enseignant, le bureau des inscriptions m’orienta vers la salle informatique de l’Université pour la photographie qui était demandée. Quand je retournai au bureau qui m’avait envoyé, on me fit savoir que, pour les vacataires, la photographie n’était finalement pas nécessaire. Il existait donc, à l’Université Bordeaux Montaigne, deux types de carte, l’une avec photographie pour les enseignants titulaires, l’autre sans photographie pour les enseignants vacataires. Au bureau chargé des questions de transport, on m’avait renseigné sur la marche à suivre pour l’abonnement de tram, afin de recevoir la part d’indemnités que versait l’Université aux enseignants qui y souscrivaient. Quand je revins avec ma fiche remplie et tous les documents demandés, on m’informa que, vacataire, je ne pouvais pas bénéficier de cette convention. Ainsi, lorsque j’appris que les vacataires n’avaient aucun droit d’accès au parking des personnels, je redoublai d’indignation, mais sans surprise. Quand une pratique discriminante croise la bêtise bureaucratique, la bureaucratie s’abêtit davantage, et la discrimination, bêtement normalisée, se banalise. J’insiste sur la bêtise : il y va, étymologiquement, de la cruauté, de la sauvagerie ambiante, celle d’un libéralisme maquillé d’humanisme, qui précarise ses travailleurs, et donne des primes aux répétiteurs de système, toujours aussi nombreux dans l’administration.
Dans le bureau de l’assistante sociale
21 Alors que j’étais en proie à des difficultés financières du fait des aléas de paiement de l’Université, on me conseilla un jour de rencontrer l’assistante sociale de Bordeaux Montaigne, pour une aide éventuelle. Il n’en fut rien. Mais je n’oublierai jamais ce dont je fus témoin : non seulement, le bureau de l’AS n’était pas dans le bâtiment de la présidence, mais on le trouvait au fond d’un petit réduit (je n’ai pas d’autre terme) dans lequel cette employée me faisait constater les dégâts au plafond causés par l’humidité et autres infiltrations. Je me suis alors rappelé une réflexion de Joël Bégueret, que j’avais connu comme président du Collectif « Les morts de la rue » à Bordeaux. Profondément scandalisé par l’état de dénuement du carré des indigents du cimetière de Bruges, il avait lancé à un Alain Juppé piqué au vif une réplique digne d’Antigone : « C’est à la manière dont elle enterre ses morts qu’on reconnaît l’humanité d’une ville. » La semaine qui suivait, des travaux d’embellissement étaient lancés. Aussi me suis-je dit en quittant ce taudis : c’est à la manière dont elle accueille les questions sociales qu’on reconnaît l’humanité d’une Université, surtout lorsque celle-ci prétend enseigner les Humanités ; tant que le bureau de l’assistante sociale ne sera pas voisin de celui de la présidence, le nom de Montaigne donné à cette Université sera une imposture.
Une nouvelle comptable vraiment charismatique
22 Durant le premier confinement de mars 2020, nous nous sommes retrouvés, enseignants au DAEU, avec des lots de copies corrigées à rendre à nos stagiaires. Il avait donc été convenu que les professeurs envoient par la poste les copies en question, et se fassent rembourser ensuite le montant engagé auprès de la comptabilité de l’Université. C’est ce que je fis pour ma part, en étant remboursé à hauteur de 100 euros environ : considérant que mon salaire mensuel était alors d’environ 1300 euros net, c’était pour moi une somme non négligeable. Durant le confinement suivant, je procédai de la même manière pour un montant quasiment similaire : je ne fus jamais remboursé. On me fit seulement savoir qu’était arrivée à la Présidence une nouvelle comptable qui, soucieuse d’imprimer sa marque (sic), n’avait pas souhaité suivre ce protocole de remboursement. Lors de mon expérience paroissiale, j’ai connu ce profil de personne en responsabilité, qui, de nature faible et sans gouvernail, impose soudain une décision hors-sol et purement arbitraire, dans le seul but d’asseoir une autorité, laquelle, par le fait même de cette précipitation sans maîtrise, n’a jamais existé. L’autorité se reçoit d’abord du service. Elle est, à proprement parler, ministérielle. Dans le service public de l’Université, elle se donne pour mission de répondre aux besoins des étudiants et des enseignants. L’administration n’a pas à être une hydre qui dévore ce qui fait le cœur même de notre métier : la transmission d’une copie notée et annotée, à laquelle chaque stagiaire du DAEU, dont certains peuvent travailler à temps plein, en EHPAD par exemple, ou comme maraîcher sur le Bassin d’Arcachon, a droit.
Avertissement
Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle, ni à l’une ni aux autres.
23 Sibeth Ndiaye, qui nous édifia tellement en tant que porte-parole du gouvernement durant la crise épidémique du Covid-19, fut, juste après son départ, directement propulsée secrétaire générale du groupe Adecco France, l’Agence de recrutement intérim. Elle n’eut même pas besoin de traverser la rue. Elle fut téléportée. Il fallut sans doute cela pour remercier celle qui joua le rôle, de manière si transparente pourtant, de cache-misère du gouvernement. Décidément, non, il n’y avait pas besoin de masque, le jeu était si mauvais. Adecco ? Je connais. Pointure : 44. État : Trouées. Je parle des chaussures de sécurité qu’on m’y avait données, et que j’ai gardées depuis : ces rangers de la manutention, ces godillots ferrés au cuir dur et épais, que j’ai pourtant fini par percer. Adecco ? Je connais aussi Adéquat, parce qu’en 2018, trouvant plus près de chez moi qu’Adecco à Cenon, j’ai littéralement traversé la rue, de mes deux pieds. Alors, je peux le dire : quand on traverse la rue pour trouver du travail, on ne trouve pas un travail, mais de l’exploitation. Très grande pénibilité, précarité salariale, insécurité alimentaire, horaires décalés, travail émietté, management sans limite, sont les termes du contrat que vous signez en traversant la rue. Avant de traverser la rue, il faut regarder. Sinon, vous vous faites écraser.
24 L’Académie de Versailles, qui refusa en 2018 ma demande de réintégration dans le corps des professeurs agrégés, et désormais la plus déficitaire de France en nombre d’enseignants, organisa dans l’urgence de la rentrée 2022 un job dating de recrutement de personnels contractuels, sur la base d’un unique entretien de 30 minutes, d’un niveau Bac + 3 minimum, et d’une formation de 4 jours. La rectrice de cette Académie, Charline Avenel, est une ancienne camarade de promotion de l’actuel président de la République. N’ayant pourtant ni titre doctoral, ni habilitation à diriger des recherches – contrairement aux règles habituelles de recrutement des recteurs – elle bénéficia d’un décret passé quasiment inaperçu peu de temps avant sa nomination : libre à chacun désormais de juger l’arbre à ses fruits [22]. Quant à l’Académie de Bordeaux, elle s’est illustrée au même moment par son originalité dans le journal Sud-Ouest, en recourant à des petites annonces de recrutement de professeurs contractuels. Étant donné le niveau actuel de soumission de la Presse Quotidienne Régionale, je propose moi-même, en guise de légende : L’état de délitement du service public en France est proportionnel au degré de nuisance de l’État. Je le déclare ouvertement : c’est l’héritage du Conseil National de la Résistance lui-même qui est aujourd’hui démantelé pièce à pièce, dans chaque domaine de l’éducation, de la santé, des retraites, des énergies, des transports. Le caractère débridé et grotesque du recours au secteur privé et à des cabinets de conseil en est un symptôme effarant. Ainsi, le cabinet McKinsey, employé par le Ministère de l’Éducation Nationale pour la modique somme de 496 800 euros, a commencé de se mettre à vouloir réfléchir aux perspectives d’évolution du métier d’enseignant (bien sûr en termes de marché), en n’offrant à la rapportrice du Sénat qui l’interrogeait sur ses résultats, que du vent [23]. Le comble de l’indécence atteint désormais le sommet de l’État, pour ne pas dire son précipice, puisque les initiales du Conseil National de la Résistance sont honteusement reprises pour la création d’un soi-disant Conseil National de la Refondation, selon tous les codes marketing de communication politique de bêtas en col blanc, qui moquent le Parlement [24]. Quand cette comédie finira-t-elle ? « Lorsqu’un clown s’installe dans un palais, il ne devient pas roi, c’est le palais qui devient un cirque. » Quand ce proverbe cessera-t-il enfin de parler pour la France ? La macronnade est aujourd’hui devenue le nouveau nom de la mascarade, au point de défigurer tous les combats de la Libération et d’entacher le rayonnement international de notre pays. La première réunion du CNR du 27 mai 1943 était clandestine et présidée par Jean Moulin, lequel refusa de parler sous la torture – battu à mort, il expira dans le train qui le déportait en Allemagne – pour défendre jusqu’au bout l’édifice d’un modèle français qui allait émerger et surprendre le monde, celui des « Jours heureux. » Le plus bel exemple, à l’échelle de l’évolution humaine, en est l’invention de la Sécurité sociale. Dans son silence plus unique qu’un soleil, Jean Moulin, solitaire mais solidaire [25], représentait avec lui tous les combattants de la liberté, qui ont connu la trahison, la délation, l’enfermement, l’enchaînement, la prison, la soif, la faim, la fièvre, la mutilation, l’humiliation, les coups, les brûlures, la douleur, la peur, les larmes, la déréliction, le poteau d’exécution, la déportation, l’asphyxie, la décapitation, la crémation, la pendaison. Chacune, chacun, vivait dans la conscience d’un monde à rebâtir, plus libre, plus égalitaire, plus fraternel. Leurs lettres, leurs poèmes, leur vie même en témoignent. Et voici qu’un modèle inverse, libéral, crétin, corrompu, destructeur de lien social, sans politique écologique, violent, accélérateur de précarité, flatteur de l’extrême-droite, non seulement insulte leur mémoire, bafoue leur courage, mais se nomme CNR.
25 Aujourd’hui, je suis à nouveau professeur titulaire, lauréat en 2021 d’un CAFEP [26] de Lettres modernes, en poste à Bordeaux dans l’enseignement supérieur et dans le secondaire. Je suis lecteur de Jean Cayrol, qui fut éditeur, romancier, poète et résistant bordelais déporté à Mathausen [27]. Je sais, selon la vision lazaréenne qui était devenue la sienne à son retour, laquelle inspira également Malraux dans ses mémoires, que la marque du camp, l’ombre de servitude, exigent de nous attention et vigilance, esprit de combat, discernement du temps présent. J’ai également appris, avec Hannah Arendt, que le mécanisme du mal trouve ses premiers rouages dans la banalité d’un ordre bureaucratique aveuglé par la seule légitimité de sa légalité. J’ai découvert enfin, en écoutant Stéphane Hessel, que ce qui est légal n’est pas forcément légitime, et qu’il existe au fond de l’homme une ressource suprême, celle de sa capacité d’indignation : elle est un ressort ultime, un impératif auquel il se doit de répondre, là où il est, selon ce qu’il vit, voit ou espère ; injonction personnelle, ordre d’une émotion – pré-politique selon ses propres termes – qui refuse l’ordre établi d’un monde sans émotion, sans passion, où règnent l’indifférence, l’assoupissement des esprits, la désensibilisation des cœurs devant l’injustice, la démission de la raison [28].
26 Le 14 juin 1940, au moment de l’entrée des troupes allemandes dans Paris, l’anthropologue Paul Rivet, fondateur et directeur du Musée de l’Homme, placardait sur les portes du Palais de Chaillot, au Trocadéro, le poème If de Kipling, d’après la libre traduction d’André Maurois. Ce poème, que chaque enseignant pourrait transmettre à chacun de ses élèves, au même titre que la Lettre à une petite fille, de Georges Hyvernaud, fut le seul acte de résistance du seul monument de Paris ayant osé rester ouvert en ce jour noir. Ce même monument deviendra le foyer de l’un des tout premiers mouvements de la Résistance, baptisé « Réseau du Musée de l’Homme », en lien avec le Museum National d’Histoire Naturelle et des personnalités aussi solaires que Germaine Tillion [29]. Un mois plus tard, le 14 juillet 1940, Rivet écrit au Maréchal Pétain une première lettre ouverte, qui contient cette invective transposable aujourd’hui : « Monsieur le Maréchal, le pays n’est pas avec vous, la France n’est plus avec vous. » Le 19 novembre, après une quatrième lettre ouverte de la même trempe, il est démis de ses fonctions par le Ministre de l’Instruction publique, Georges Ripert. En février 1941, sous la menace d’une arrestation imminente, il s’exile en Colombie, d’où il maintient ses contacts avec la France libre.
Notes
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[1]
Pour rappel, un poste d’ATER (Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche) est un poste d’agent contractuel de l’Université, qui permet à un doctorant d’enseigner tout en poursuivant ses recherches, en assurant ainsi le financement de sa thèse. Un demi-ATER représente donc un mi-temps.
- [2]
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[3]
IUFM : Institut Universitaire de Formation des Maîtres, aujourd’hui appelé INSPE.
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[4]
Georges Hyvernaud (1902-1983), auteur notamment de La Peau et les os (1949) et du Wagon à vaches (1953). Lorsque je fis mon stage d’agrégation, cela faisait déjà quatre ans que je pratiquais le métier d’enseignant : « Le beau métier », selon le titre du dernier chapitre de La Peau et les os.
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[5]
« Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent, infiniment riches, mais condamnés. », Vol de nuit, Saint-Exupéry. Concernant la situation de l’Église, je fis en décembre 2017, peu de temps avant de quitter le ministère, une communication aux Facultés jésuites du Centre Sèvres de Paris, intitulée : « À quoi bon chez les morts chercher le vivant ? Joseph Wresinski ou la contre-enquête de l’Église. » En 2019, ce texte fut publié dans le cadre d’un ouvrage collectif portant sur le fondateur d’ATD quart-monde : À l’école du plus pauvre, Le projet théologique de Joseph Wresinski, « lumen vitae », Éditions jésuites.
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[6]
Jack London, Ce que la vie signifie pour moi, préface de Francis Combes, Éditions du Sonneur, 2015.
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[7]
Dans un article très intéressant de la Revue Projet, le rappel de l’étymologie du terme « management » est à lui seul éloquent : « Enraciné dans la langue du dressage équestre, ce terme désignait l’art de faire tourner les chevaux dans un manège. », in Durantin Pierre, Lamartine Paul, « Petit lexique critique de la langue managériale », Revue Projet, 2011/4 (n° 323), p. 76-78 ; https://www.cairn.info/revue-projet-2011-4-page-76.htm
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[8]
DAEU : Diplôme d’Accès aux Études Universitaires.
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[9]
LEA : Langues Étrangères Appliquées.
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[10]
LLCE : Langues, Littératures et Cultures Étrangères.
-
[11]
Loi LRU ou Loi Pécresse : Loi relative aux libertés et aux responsabilités des Universités.
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[12]
Le délai pour un recours administratif étant expiré, il ne me restait en effet que la voie d’un recours gracieux.
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[13]
Voici le début de la fable en question : « Un Savetier chantait du matin jusqu’au soir : / C’était merveilles de le voir, / Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages, / Plus content qu’aucun des Sept Sages. / Son voisin au contraire, étant tout cousu d’or, / Chantait peu, dormait moins encor. / C’était un homme de finance. »
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[14]
Cette alternance fut encore une fois une expérience étonnante, comme ce jour où je dus m’interrompre en cours parce que des ouvriers étaient en train de souffler les feuilles sous nos fenêtres : la veille au soir, de l’autre côté de la Garonne, j’étais à leur place – et cette place faisait de moi leur frère.
-
[15]
FLE : Français Langues Étrangères ; FLI : Français Langue d’Intégration.
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[16]
OFII : Office Français de l’Immigration et de l’Intégration.
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[17]
« Malheur à toi, pays, dont le prince est un enfant », L’Écclésiaste, 10, 16.
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[18]
« Nous disions donc hier… ».
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[19]
L’Homme précaire et la littérature, André Malraux, Gallimard, 1977.
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[20]
Ce que j’appliquai alors seul pour mes groupes – mais soutenu par le PCP (Plan de Continuité Pédagogique) de la Présidence, qui invitait les enseignants à l’allègement des validations – allait d’ailleurs devenir, dès la rentrée 2020, la règle pour l’ensemble de la Méthodologie de Licence 2, désormais validée par une épreuve unique.
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[21]
Si j’écris cet article, c’est dans l’espoir que cette pratique soit définitivement abolie.
- [22]
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[23]
Pour exemple : https://www.youtube.com/watch?v=mE1i2MkccFw ; ou encore, cette interpellation du gouvernement : https://www.youtube.com/watch?v=SR6wO5tznJE
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[24]
Doit-on rappeler en effet que le Conseil National de la Résistance se fédéra, en tant que germe d’assemblée constituante, contre l’infâme Conseil National du régime de Vichy, créé après la dissolution de l’Assemblée Nationale ? Le nom même de CNR fut donc choisi pour contrer celui de la Chambre d’enregistrement de la dictature pétainiste. Que dire alors d’un Conseil National qui aujourd’hui se créerait en coexistence avec le Parlement élu de la République ?
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[25]
« Solitaire – Solidaire » : expression phare d’un homme longtemps exilé, Victor Hugo.
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[26]
Le CAFEP est le CAPES de l’enseignement privé.
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[27]
En mai 2007, je fis une communication sur l’œuvre de Jean Cayrol à l’Université de Tartu (Estonie), dans le cadre d’un colloque international sur les camps : https://www.fabula.org/actualites/anthropologie-et-semiotique-des-camps-et-des-deportations_18616.php. Mon article figure dans les actes du colloque publiés depuis : « Dire le camp : principes d’une narration détournée dans les récits lazaréens de Cayrol » / « Telling the Camp : principles of a diverted narration in the lazarus stories by Cayrol », in Licia Taverna et Stefano Montes, Anthropologie et Sémiotique des Camps et des déportation s. L’expérience et la narration, Studia Romanica Tartuensia, n° VIII : Tartu University Press, 2009.
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[28]
Durant le premier confinement de 2020, j’eus l’occasion de publier un texte et trois poèmes sur le site des éditeurs de l’Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, « Indigène Éditions » : https://indigene-editions.fr/libre-et-librement/ ; https://indigene-editions.fr/aux-printemps-verts-et-vrais-poeme-de-paul-roussy/ ; https://indigene-editions.fr/trois-petits-presidents/ ; https://indigene-editions.fr/honte/
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[29]
Voir à ce sujet Des vivants, Simon Roussin, Raphaël Meltz, Louise Moaty : magnifique BD documentaire parue en 2021 aux éditions 2024, qui retrace l’histoire héroïque de ce réseau.