Esquisse d’une Théorie critique de la consommation éthique

1 C’est une luxuriante théorie de la consommation qu’a produite l’École de Francfort, tout particulièrement dans les années trente à cinquante. La richesse de ses raisonnements comme de ses détails provient notamment de ce que beaucoup de ses auteurs, et tout singulièrement Adorno, accordent un primat à l’échange sur la production dans l’analyse du capitalisme. La représentation par Marx d’un mode de production faisant système et s’interposant entre tous les individus et entre toutes les choses, est transposée de la production à l’échange, donnant lieu à l’idée d’une médiation universelle de la forme échange, qui signifie réification universelle. De manière de plus en plus appuyée à partir de leur séjour en Californie, Adorno, Horkheimer et Marcuse décrivent comment la société fordiste s’abîme dans la consommation, pointant du doigt la création de faux besoins qui assurent la croissance du marché. Le rapport au monde institué par la consommation est tout particulièrement observé par le prisme de la culture. L’industrie culturelle produit pour la masse des créations artistiques qui sont d’emblée des marchandises ; ne pouvant être reçues par les individus qu’en qualité de consommateurs, elles abolissent l’autonomie de l’œuvre d’art, et la vident de sa teneur de vérité.

2 Dans les années quatre-vingt, dans Théorie de l’agir communicationnel, Habermas appréhendera sous la même rubrique de la réification la manière dont le rapport au monde du consommateur se substitue à celui du citoyen ou du travailleur. L’intrusion des impératifs du système de l’économie dans la reproduction symbolique du monde vécu entraîne l’assimilation des relations sociales et des expériences vécues à des objets qui peuvent être manipulés, tandis que les espoirs d’autoréalisation et d’autodétermination, détachés du monde du travail et de la vie publique, sont canalisés dans les rôles de consommateur et de client [1].

3 Ces analyses ne semblent plus guère susceptibles de nous apprendre quoi que ce soit, d’une part, parce qu’elles constituent, aujourd’hui, une vulgate de la critique du capitalisme, d’autre part, parce qu’elles paraissent datées en de nombreux aspects. L’idée de les mobiliser pour saisir un phénomène aussi contemporain que la consommation éthique peut alors paraître bien curieuse. Les nouvelles manières de se rapporter au marché et aux marchandises, dessinées par une pluralité de pratiques de consommation – telles que payer un « juste » prix, s’abstenir de certains types d’achats, acquérir au contraire certaines marchandises parce qu’elles respecteraient des normes éthiques relatives aux êtres humains ou à la nature – semblent éloignées de l’hubris et de l’ostentation qui sont au cœur des manières de consommer des descriptions francfortoises.

4 On trouve bien une brève récusation de l’idée de frugalité par Adorno, dans le célèbre aphorisme de Minima Moralia qui s’achève par l’affirmation qu’il n’y a pas de vie juste dans un monde faux : « la masse des biens de consommation est potentiellement devenue si abondante qu’aucun individu n’a plus le droit de se cramponner au principe de leur limitation. » L’idée de modération n’a plus de sens selon lui car dès lors que « la propriété privée n’appartient plus à personne [2] », la forme et le volume de l’appropriation capitaliste des choses ne sauraient être corrigés ou transformés par l’action singulière ou même par l’addition de plusieurs. Par-delà l’objet de sa charge, la sobriété, c’est aussi la logique individualiste de la consommation éthique qui est ici pointée du doigt, par avance, par Adorno. C’est pourtant bien peu pour fonder une théorie critique de cet ensemble de pratiques.

5 Toutefois, si elles ne recèlent pas de lecture critique du volume et de la nature de ce qui y est échangé, les thèses de l’École de Francfort permettent, nous semble-t-il, de mettre au jour les contours et les manques de cette critique du capitalisme que constitue la consommation éthique. Nous en discuterons dans cet article deux éléments.

6 D’une part, la consommation éthique repose sur le postulat qu’il est possible et nécessaire d’injecter des normes morales dans le marché, posé comme en étant dépourvu. Or la question de savoir si le marché est arraché aux normes, ou s’il s’en donne simplement l’apparence, est le lieu d’un débat ancien et complexe au sein de la Théorie critique. Déplier les arguments avancés, y compris dans leurs oppositions, aide à comprendre comme nécessaire le désajustement des intentions morales des consommateurs et de leurs effets sur le monde.

7 D’autre part, la consommation éthique fait appel à une forme de vertu qui serait à même de briser le fétichisme de la marchandise, engageant à ne pas oublier ce qui se tient derrière la relation entre des choses (des travailleurs, des personnes singulières, de la peine, etc.) dont l’illusion réificatrice est instituée par le marché. La discussion, par Theodor W. Adorno et Walter Benjamin tout particulièrement, de ce thème marxien du fétichisme permet de mettre en évidence l’insuffisance du geste éthique pour amender ou réformer le capitalisme.

Marché et normes morales

8 La question de la possible dimension morale de l’économie capitaliste, ou à l’inverse, de l’immunité du marché à tout ce qui n’entre pas dans sa logique de perpétuation et d’accumulation, et, en particulier les normes et considérations morales, constitue une ligne de fracture au sein de la Théorie critique.

9 Nombreux sont ceux qui considèrent que des normes sont sédimentées dans la sphère économique, semi-oubliées en tant que telles, souvent incapables de résister à un examen critique, mais toujours opérantes, tenant par exemple au genre de choses qu’il est possible d’échanger. Ce type d’arguments a surtout été défendu depuis une quinzaine d’années, par les représentants les plus contemporains de la Théorie critique, et généralement au moyen d’une discussion des thèses de Karl Polanyi [3]. Or la littérature sur la consommation éthique [4] est émaillée de références à Polanyi et à sa conception du marché comme normalement « encastré » dans des normes et des institutions non-économiques (telles que des représentations culturelles, des relations solidaires, des argumentations morales comme celles qui justifient le juste prix), qui posent des limites à ce qui peut être acheté et vendu, par qui, et selon quelles modalités. Ce fonctionnement habituel s’est trouvé selon lui entravé par l’essor, à partir du xixe siècle, d’un marché autorégulateur régi de manière immanente par l’offre et la demande et immun vis-à-vis de toute tentative de contrôle extra-économique, c’est-à-dire « désencastré ». Polanyi développe en effet, dans La Grande Transformation, une théorie des crises du capitalisme comme résultant moins d’un effondrement de l’économie au sens strict que de la désintégration des communautés, de l’éclatement des solidarités et du pillage de la nature. Leurs racines ne se trouvent pas tant dans des contradictions internes à l’économie, comme le veut la thèse marxienne de la tendance à la baisse du taux de profit, que dans un gigantesque repositionnement de l’économie par rapport à la société. Alors que les marchés ont toujours été encastrés dans les institutions sociales et soumis à des normes morales et éthiques, les tenants du marché autorégulateur ont cherché à bâtir un monde dans lequel la société, la morale et l’éthique seraient subordonnées aux marchés et modelées par eux : « au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique [5] ».

10 Or la consommation éthique paraît relever de ce que Polanyi nomme le mouvement de protection contre l’expansion et l’autorégulation du marché, dans la mesure où elle vise des dangers tels que « l’exploitation de la force physique des travailleurs, la destruction de la vie familiale, la dévastation des milieux, le déboisement, la pollution des rivières, la déqualification, la rupture des traditions populaires et la dégradation générale de l’existence, y compris le logement et les arts, aussi bien que les innombrables formes de vie privée et publique qui n’influent pas sur le profit [6] ». La moralisation du marché tentée par la consommation éthique peut bien être réinterprétée comme une tentative de « ré-encastrement » de celui-ci dans des normes non-économiques.

11 À bien y regarder, le concours de l’École de Francfort à l’entreprise polanyienne en est un dépassement. Car, souvent, et, en particulier chez Axel Honneth et Rahel Jaeggi, il ne s’agit pas simplement de soutenir que le système économique autorise des normes morales en son sein, mais de démontrer qu’il en dépend. Ainsi, pour Honneth, l’ensemble des institutions fondamentales de la modernité repose-t-il sur la précondition que les sujets les tiennent pour justifiées, car conformes à certaines normes morales, le marché inclus. Il met au jour chez Hegel l’idée que la coordination réalisée par le marché des calculs d’intérêts individuels ne peut être menée à bien qu’à la condition que les individus se soient préalablement reconnus les uns les autres, et ce, non seulement sur le plan juridique, en tant que partenaires d’un contrat, mais « sur le plan moral ou éthique, en tant que membres d’une communauté axée sur la coopération [7]». En d’autres termes, il y a bien sur le marché médiation des intérêts égocentriques par le recoupement de l’offre et de la demande, mais celle-ci présuppose, et ne peut avoir lieu sans, une forme de considération mutuelle liée au fait que tous œuvrent à la sécurité économique de tous, et donc une conscience de ce que chacun doit à autrui et de ce qu’il peut en attendre. Honneth reconstruit, pour se replacer lui-même dans cette tradition, une pensée alternative de l’économie, qui comprend outre Hegel, Adam Smith, Durkheim, Polanyi, ou encore Parsons, pensée qui se caractériserait par un même fonctionnalisme normatif, c’est-à-dire par la thèse selon laquelle l’institution du marché dépend de la préexistence de normes partagées, d’obligations acceptées.

12 Mais Honneth tient d’autant plus fermement embrassées économie et morale que, pour lui, non seulement des normes morales sont enfouies dans, ou à la bordure de la sphère économique, voire du marché, mais que l’économie est le lieu d’attentes morales et de réalisation de principes moraux. Les normes morales ne font pas qu’œuvre de justification et de facilitation – si l’économie capitaliste fonctionne de cette manière, c’est parce que les individus considèrent, au moins implicitement, qu’il est juste ou bon qu’il en soit ainsi – mais leur poursuite est conditionnée à l’existence ou au fonctionnement tel quel de l’économie. Certaines attentes morales ne peuvent trouver satisfaction que dans cette sphère, et par le biais de son mode opératoire. Depuis le début de son œuvre, Honneth juxtapose à l’idée d’attentes liées à l’activité de travail elle-même celle d’attentes liées à l’organisation sociale du travail, organisation modelée en vue de l’échange [8]. Mais ce n’est pas tout. Hegel lui a récemment fourni une clé pour circonscrire une dimension morale du marché en tant que tel, une idée qu’il développe tout particulièrement dans Le Droit de la liberté. Le marché des biens de consommation est érigé selon lui par Hegel, au fil de ses réflexions sur le « système des besoins », en médium abstrait de reconnaissance qui permet aux sujets de réaliser ensemble, à travers des activités complémentaires, leur liberté individuelle. « Les consommateurs reconnaissent que les actifs leur permettent de satisfaire leurs besoins, et les actifs, à l’inverse, reconnaissent que les consommateurs leur permettent de gagner leur vie [9]. » Dès lors, le consommateur n’est pas d’abord mû par un intérêt stratégique. Il est « un participant » au marché, il est constamment conscient de sa dépendance vis-à-vis de l’activité des producteurs, et il est disposé à la reconnaissance. Honneth reprend pleinement à son compte cette idée afin de souligner que consommateurs et producteurs ne se rencontrent pas seulement sur le marché en tant que représentants de l’offre et de la demande. Ils ont des exigences morales les uns vis-à-vis des autres, et vis-à-vis du marché en tant qu’institution, qui se manifestent par exemple dans des conflits comme les émeutes du pain ou dans les pratiques de boycott : « les consommateurs, à travers de telles prises de position, entendent rappeler aux producteurs qu’ils sont engagés dans une relation de reconnaissance générée par le marché, qui, pour recourir à des termes hégéliens, leur impose de prendre en considération les intentions de leurs vis-à-vis [10] ».

13 Or la reconnaissance est pour Honneth ce qui dans la modernité réalise la liberté, une liberté non pas simplement formelle mais pleine, une liberté qu’il nomme « sociale ». Celle-ci suppose que la réalité sociale soit fondamentalement structurée de manière à ce que chaque sujet humain perçoive dans la réalisation de la liberté de ses congénères l’indispensable condition à la réalisation de sa propre liberté. Dès lors l’entreprise de Honneth peut être lue comme la mise au jour d’une logique morale immanente au marché : il ne serait pas simplement complémenté ou préconditionné à des normes, mais il serait en lui-même, comme d’autres institutions de la modernité, porteur d’une promesse normative, tenant à la réalisation de la liberté sociale, et c’est au nom de cette promesse qu’il susciterait régulièrement critiques et revendications.

14 Rahel Jaeggi a, quant à elle, développé la thèse que l’économie serait un ensemble de pratiques parmi d’autres, et à ce titre inévitablement, et de part en part, normées. Les pratiques, outre par leur caractère routinier et leur dépendance vis-à-vis d’une interprétation et d’une compréhension, sont définies par Jaeggi comme dotées d’un telos intrinsèque et régulées par des normes immanentes. « Elles sont organisées autour d’une idée essentielle de ce que signifie “satisfaire” cette pratique, c’est-à-dire agir en accord avec les attentes normatives impliquées par une certaine pratique : si vous n’essayez pas au moins de vous cacher, alors nous ne jouons certainement pas à “cache-cache”. Mais il y a aussi des normes qui régulent ce qui doit être considéré comme une bonne manière de satisfaire une pratique : si vous n’examinez pas vos patients attentivement, alors vous n’êtes pas un bon médecin [11]. » Les pratiques économiques sont des pratiques sociales ainsi définies, qui s’agrègent à d’autres types de pratiques sociales, dénuées d’objectifs économiques, et elles les façonnent autant qu’elles sont façonnées par elles. Les pratiques d’échange sur le marché reposent sur des normes et des règles qui constituent un tissu d’interprétations qui est aussi le tissu des pratiques non-économiques. Ce qui signifie que, « contre les interprétations dominantes, on peut dire que pour que l’institution du marché fonctionne il faut bien plus que la “maximisation des préférences” [12] ». Jaeggi cherche bien sûr à établir par-là que les acteurs économiques ne sont pas exempts de considérations éthiques, d’habitudes et d’inclinations, c’est-à-dire qu’ils n’échappent pas à la « vie éthique » [Sittlichkeit]. Mais en décrivant l’économie comme un ensemble de pratiques sociales, elle pose que la normativité de l’économie, son entremêlement à une éthique ne prend pas la forme d’une influence extérieure, d’un jeu depuis les marges ou par en dessous. Comme Honneth, mais pour d’autres raisons, elle refuse d’envisager cet entremêlement comme la combinaison plus ou moins difficile de deux logiques originairement étrangères l’une à l’autre. Pour elle, chaque pratique est intrinsèquement constituée par des normes, et les pratiques économiques comme les autres ont des conditions normatives de succès, des « normes éthico-fonctionnelles » indispensables à leur propre fonctionnement, et tenant à la bonne manière de les réaliser. Dès lors, « l’ethos qui consiste à abolir les relations et les restrictions éthiques substantielles, comme celles qui se sont rompues au cours du développement des institutions économiques “modernes” ou capitalistes (qui sont tout à la fois une condition préalable et un effet de telles relations), est encore un ethos, l’ethos du capitalisme[13]. » Même l’apparente imperméabilité du marché à la morale reste un positionnement moral.

15 La consommation éthique peut être interprétée comme une sorte de mise en œuvre de certaines convictions de la Théorie critique ; elle s’emploie à restaurer ou à réorienter une dimension morale du marché qui aurait été longtemps négligée. Elle montre alors toutes les failles de ces convictions. Car il semble difficile de faire abstraction du fait qu’un nombre infini de tentatives d’empêcher certains torts vis-à-vis d’êtres humains, de la nature, etc. par le biais du marché soient l’origine d’une multitude de torts pour d’autres « autres ». Ainsi la demande en énergie verte a-t-elle été à l’origine depuis le début des années 2000 de l’acquisition massive de terres dans diverses régions du monde par des entreprises étrangères pour la production de biofioul, ce qui a provoqué une augmentation de la toxicité de la terre et de l’eau dans les zones entourant les plantations, mais aussi, parfois, la transformation d’un territoire national souverain en un « territoire entièrement voué à l’usufruit [14] ». De même, les renouvelables (qu’ils soient commercialisés avec ou sans subsides publics) s’ajoutent aux fossiles qu’ils concurrencent, au lieu de les remplacer [15]. Le développement de la viande synthétique, à partir de cellules et de protéines produites artificiellement afin d’éviter toute cruauté vis-à-vis des animaux pourrait bien peser défavorablement sur l’empreinte écologique d’un repas. La demande grandissante de papier recyclé entraîne une augmentation de l’usage d’énergies polluantes comparativement à ce que requerait la production de papier vierge, etc. Ces phénomènes sont si nombreux et si massifs qu’ils ne peuvent être congédiés comme de simples manqués, bévues ou maladresses, mais doivent être appréhendés comme des symptômes d’un désajustement structurel, d’un mal-fondé des pratiques « responsables » dont ils naissent.

16 Peut-être qu’alors le positionnement de Jürgen Habermas sur cette même question des normes morales et du marché se révèle plus éclairante.

17 Empruntant à la théorie des systèmes de Niklas Luhmann [16], Jürgen Habermas a développé dans Théorie de l’agir communicationnel et les ouvrages qui le suivent immédiatement une théorie de la société moderne reposant sur une partition des sphères d’activités humaines. Elle oppose le monde vécu, au sein duquel les individus coordonnent leurs actions en se référant à des formes de consensus intersubjectif explicite ou implicite à propos des normes, des valeurs et des fins, consensus nés et perpétués dans l’interprétation et la discussion, au système, au sein duquel le langage ordinaire devient superflu. Il est remplacé dans sa fonction de coordination de l’action par des médiums comme l’argent et le pouvoir, qui évitent les processus de communication orientés vers la recherche du consensus et se passent de l’arrière-plan normatif offert par le monde vécu [17]. Les actions des différents agents sont coordonnées par l’entrecroisement fonctionnel de conséquences non recherchées, et les dispositions motivationnelles à l’action sont dépourvues de puissance causale. De surcroît, en imposant une conversion de la communication aux médiums de l’argent et du pouvoir, et en refoulant l’orientation vers l’intercompréhension, le système oblige les acteurs à adopter une attitude objectivante vis-à-vis des autres. Le marché capitaliste en est l’exemple par excellence. Il résulte de la scission entre monde vécu et système qui, lui, est absolument vide de normes éthiques – Habermas parle de la « socialité sans normes [18] » du système économique –, et, en particulier imperméable aux normes, dispositions et arguments moraux. Habermas dénie même par avance toute pertinence et toute efficace à ce qui constitue le ressort de la consommation éthique, le principe d’une responsabilité morale individuelle : une coordination de l’action arrachée au monde vécu et disjointe de tout consensus n’exige pas que les participants soient des acteurs responsables [19].

18 Pour ressaisir l’argumentation de Habermas en une formule, la consommation éthique est tout simplement une « erreur de catégorie [20] ». Son désajustement continu, la désactivation perpétuelle des intentions placées dans les pratiques qui la constituent indiquent qu’il n’y a pas de relation de cause à effet entre les normes et le marché. La puissance de l’effet devrait être proportionnée à la puissance de la cause et la multitude des exemples ci-dessus prouve qu’il n’en est rien.

19 Dans cette perspective, le rapport entre marché et satisfaction d’attentes normatives postulé par Honneth ne peut être qu’un rapport de couplage structurel, c’est-à-dire une forme d’organisation d’une simultanéité entre deux logiques qui restent hermétiquement closes, et entre lesquelles ne s’instaurent pas de relations causales [21]. Une même opération, par exemple un paiement, est en même temps une transaction économique et la réalisation d’une attente ou d’une aspiration normative, sans qu’il n’y ait de transfert de l’un dans l’autre, de déversement du contenu de la vie morale dans le marché.

20 Quant à l’interprétation de Rahel Jaeggi, selon laquelle toutes les pratiques sociales, y compris celles qui ont un objet économique, sont intrinsèquement constituées par des normes, et suivant laquelle ces pratiques ne font normativement problème que pour autant qu’elles sont sédimentées, et rendues indisponibles à la critique et à la transformation par cette sédimentation, on voit mal comment elle pourrait rendre compte de l’inefficacité de normes nouvelles, pleinement explicites, et faisant l’objet d’une utilisation particulièrement fervente par les consommateurs contemporains.

21 Ainsi, comme nous pouvons l’apprendre d’une relecture de la théorie de la consommation développée par Habermas dans les années quatre-vingt, la consommation éthique constitue une critique du capitalisme qui passe outre la logique fondamentale du marché. Mais ce n’est pas la seule de ses faiblesses.

Le fétichisme de la marchandise

22 La consommation éthique s’efforce d’empêcher des formes variées d’oubli qui sous-tendent l’échange marchand. Elle vise à créer un nouveau type d’échange, différent de l’échange instantané du marché entre preneurs de prix anonymes. Elle refuse le principe de transactions au cours desquelles, non seulement ni contestation ni marchandage ne sont nécessaires, mais encore pour lesquelles les acteurs n’ont pas besoin d’avoir des relations répétées entre eux et ne se connaissent qu’au travers des objets qu’ils apportent sur le marché. La personne importe ; ses qualités, son unicité, sa situation, ne sauraient être oubliées.

23 Il semble alors que l’élément du capitalisme auquel cherche à remédier la consommation éthique, soit ce que Marx a nommé le fétichisme de la marchandise.

24 Constitué de « toute une série de chimères » par lesquelles les acteurs du marché en viennent à percevoir les marchandises comme des « figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains [22] », selon la description du premier chapitre du Capital, le fétichisme de la marchandise voile le fait que le marché est un rapport entre êtres humains, et non entre choses. Les propriétés des produits concrets du travail et les rapports sociaux du travail (y compris la division en classes) disparaissent dans l’échange des marchandises, derrière leur caractère de valeur qui n’a aucun rapport avec leurs propriétés et leurs relations telles qu’elles sont accessibles à la perception. Plus que voiler d’ailleurs, le fétichisme « efface », ce qui esquisse le thème de l’oubli. L’idée de fétichisme renvoie moins, malgré l’homologie tracée avec la religion et l’allusion à des « lubies théologiques [23] », à un phénomène d’attribution d’une origine et d’une puissance quasi-mythique à certaines choses, relevant pourtant d’une logique parfaitement sociale, qu’à un biffage. Dans le passage de la valeur d’usage à la valeur d’échange, tous les caractères sensibles des choses sont effacés, leur transformation en marchandises est complète. Les travailleurs eux-mêmes, quand ils achètent des marchandises, ne les reconnaissent plus comme des produits de leur propre travail mais se rapportent à la marchandise comme à un « être sensible suprasensible » possédant des propriétés saisissantes, « qui nous surprennent plus encore que si, sans rien demander à personne, elle (la marchandise) se mettait soudain à danser [24] ».

25 Le fétichisme fait oublier beaucoup de choses en même temps. Il fait oublier le travail déposé dans l’objet (« il importe peu que le lin ou les broches soient le produit d’un travail passé, pas plus qu’il n’importe à l’acte de nutrition que le pain soit le produit du travail passé du paysan, du meunier, du boulanger, etc. […] Dans le produit bien réussi, le travail passé dont l’intervention a produit ces propriétés utiles s’est effacé [25]. »), et avec elle la sueur de l’ouvrier, le bruit des machines, le mauvais sommeil du boulanger à même son pétrin, et des réalités moins charnelles telles que la sphère de la production, qui disparaît derrière les relations des marchandises entre elles et leurs mouvements sur le marché. Il fait oublier la « réalité » de la fabrication de la valeur (la valeur des marchandises semble venir d’elles-mêmes, et non du travail humain strictement quantifié où la situe Marx, elle semble fixée en elles). Il fait oublier les rapports sociaux entre producteurs – seules les marchandises semblent être en relation entre elles, tandis que la division entre propriétaires des moyens de production et travailleurs salariés qui organise la création de valeur reste hors de vue. Plus largement encore, le fait que le travail est socialement coordonné et organisé, que les êtres humains accomplissent chacun une part du travail social global disparaît ; ne percevant leurs travaux que comme des travaux privés réalisés indépendamment les uns des autres, ils « n’entrent en contact social que parce que et à partir du moment où ils échangent les produits de leur travail [26] ».

26 Le programme de la consommation éthique engage à prendre en considération le travail englouti, la réalité de l’œuvre de création de valeur et les rapports sociaux sous-jacents, ainsi qu’à déterminer les actions individuelles sur la base de ces mécanismes. Bref, il appelle à regarder à travers la brume fantomatique et à agir en conséquence. Mais peut-être faut-il affiner l’analyse afin de saisir ce qui, dans ce que nous venons de décrire avec Marx sous la rubrique du fétichisme de la marchandise, est précisément la cible de la critique du capitalisme que constitue la consommation éthique. Et c’est ici que l’École de Francfort se révèle à nouveau une ressource précieuse pour distinguer entre plusieurs compréhensions possibles du fétichisme.

27 Walter Benjamin décrivait les passages du Paris du xixe siècle comme l’expression d’un fétichisme exacerbé de la marchandise : dans les phases avancées du capitalisme, ce fétichisme se trouverait activement, consciemment, pris en charge et alimenté par le capital, devenant un principe de réorganisation du monde vécu quotidien dans sa totalité. L’échange marchand se met en scène, oblige par « la splendeur des distractions » qui entourent la marchandise, par des « artifices subtils dans la représentation d’objets inanimés [27] » à ce qu’on le regarde et on y cède. La forme de vie urbaine répond au xixe siècle à l’exigence d’établir la marchandise en son cœur et d’en renforcer le sortilège. L’enchantement se renforce dès lors, selon Benjamin, qui privilégie de toute manière dans son usage de l’expression « fétichisme de la marchandise » l’analogie religieuse avancée par Marx pour décrire des marchandises qui sont animées d’une vie qui leur est propre. Dans un texte de 1921 il définit le capitalisme tout entier comme une « pure religion culturelle » : « le capitalisme est la célébration d’un culte sans trêve et sans merci [28] ». Sous sa plume, le fétichisme devient un véritable envoûtement par les apparences de la marchandise. Benjamin emploie le concept de fantasmagorie, et le vocabulaire de la rêverie pour rendre compte d’un ensemble harmonieux d’artefacts qui dissimulent les traces de la production. « La propriété qui donne à la marchandise son caractère fétiche appartient à la société productrice de marchandises elle-même, non certes telle qu’elle est en soi, mais bien telle qu’elle se représente elle-même et croit se comprendre chaque fois qu’elle fait abstraction du fait que, précisément, elle produit des marchandises. L’image qu’elle produit ainsi d’elle-même, et qu’elle a continué à désigner comme sa culture, correspond au concept de fantasmagorie [29]. »

28 C’est peut-être alors l’exacerbation dont parle Benjamin, ce surplus de sidération qui est rompu par la consommation éthique. Elle invite à ne pas oublier la biographie, voire le visage du producteur, dont la photographie est parfois affichée dans les commerces « équitables », l’effort englouti, la souffrance animale sédimentée dans un produit, en déchirant le voile de la présentation de soi de la marchandise, en enjoignant à cesser de vivre la consommation comme une errance ludique, en exigeant de ne pas se laisser distraire par la profusion ou transporté par les propriétés magiques des marchandises. Elle privilégie la « forme fantastique » du fétichisme sur sa forme objective, c’est-à-dire le fait que les objets entretiennent réellement un rapport les uns avec les autres sur le marché.

29 Or la critique faite par Adorno de la notion de fantasmagorie de Benjamin donne à voir une compréhension beaucoup plus objective du fétichisme. Il lui reproche de la circonscrire à des contenus de conscience : pour Adorno, ce n’est « que si la fantasmagorie est prise comme catégorie objectivement historico-philosophique et non comme le « point de vue » de certains caractères dans la société [30] » qu’elle révèle quelque chose du monde administré ; loin d’être une altération des sens ou de la conscience, elle est bien plutôt une « forme » objective et généralisée.

30 Le fétichisme n’est pas un phénomène qui aurait lieu dans la conscience du sujet, faisant fonctionner les structures économiques auxquelles il prend part. D’une certaine manière, les agents voient les choses à l’envers – et Marx utilise un schéma visuel, celui de l’excitation du nerf optique résultant de l’impression lumineuse d’une chose, qui ne se donne pas comme une excitation, mais comme forme objective à l’extérieur de l’œil. Mais il l’écarte immédiatement pour faire ressortir l’originalité de la marchandise. Le caractère fantasmagorique de la marchandise n’a rien de physique, d’interne, il n’est pas un effet de la perception, d’une perception inadéquate, il est un effet social.

31 D’abord, comme l’écrivait Jean-Marie Vincent, « tout comme les rapports de production s’élèvent au-dessus des hommes comme une puissance qui leur est étrangère, les cristallisations intellectuelles qui donnent forme aux pratiques sociales rendues nécessaires par ces rapports de production se détachent de ceux qui les créent et s’opposent à eux. Il s’agit de ce que Marx appelle les formes intellectuelles objectives, parce qu’elles sont produites socialement et sans conscience [31]. » Mais de surcroît et surtout, les catégories de la marchandise sont des formes de pensée qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, même, les objets entrent réellement en rapports les uns avec les autres et entretiennent réellement des rapports sociaux : les rapports interpersonnels eux-mêmes viennent aux humains depuis les marchandises, ils ne peuvent exister pour les êtres humains que portés par des marchandises. Comme le formule Marx à propos de l’occultation du caractère social des travaux réalisés de manière privée, « quand les producteurs de l’habit, des bottes, etc., réfèrent ces marchandises à la toile, ou à de l’or ou de l’argent, ce qui ne change rien à l’affaire – comme équivalent universel, la relation de leurs travaux privés au travail social global leur apparaît exactement sous cette forme délirante [32]. » Ce n’est pas la perception ou la pensée qui s’efforce de saisir l’objet marchandise qui est délirante, c’est la forme elle-même des rapports sociaux, la forme-marchandise.

32 Dans cette perspective, le fétichisme de la marchandise n’est pas compris comme un biais cognitif qui serait le ressort d’une invisibilisation de l’ordre social réel ; il est bien plutôt un mécanisme d’effacement ou d’oubli, au sens de faire glisser à l’arrière-plan, derrière une « brume fantomatique », certains éléments du fonctionnement de la production marchande en leur refusant toute pertinence, toute autorité.

33 Dans la consommation éthique, ne pas oublier est le fruit d’un effort de vertu, celle de la clairvoyance. Il s’agit en réalité simplement de se déprendre du fétichisme supplémentaire, celui de l’abondance décrit par Benjamin, celui qui enfouit la réalité des rapports sociaux sous une épaisse couche de promesse de bonheur. Telle est par exemple l’intention derrière le refus de la livraison à domicile : il s’agit de lever les yeux vers les conditions de travail des livreurs et repousser la tentation d’un monde complètement à disposition et constamment à portée de main, tentation qui a été particulièrement forte pendant une pandémie qui réduit drastiquement le périmètre de ce même monde. Dans cette perspective, le fétichisme de la marchandise est le résultat d’un procès d’abstraction subjectif réalisé par les échangeurs eux-mêmes. Il est un enchantement au sens fort ; le rompre revient à instituer immédiatement un autre rapport aux choses, à la nature et aux autres humains. Il est donc postulé que la prise de conscience coïncide exactement avec l’assainissement moral du capitalisme, avec son domptage. Il suffirait de remettre la conscience en ordre pour qu’il en aille de même avec la société, et pour conférer une puissance causale au travail, aux rapports sociaux, etc.

34 Le problème est qu’en réalité la lutte contre l’oubli ne se résout pas dans un exercice de conscientisation. Car c’est la forme-échange tout entière qui nous contraint à faire « comme si », et qui est responsable du fait que les interactions médiatisées par le marché désamorcent toute intention morale.

35 Ainsi, c’est dans les lignes de front ouvertes au sein de l’École de Francfort, précisément par l’attention qu’elle a toujours prêtée à la forme généralisée de l’échange, que gisent des éléments susceptibles d’actualisation pour appréhender la consommation contemporaine. Elles permettent de rendre évidentes d’une part l’imperméabilité du marché aux normes et aux intentions morales, d’autre part l’insuffisance du paradigme de la prise de conscience pour venir à bout d’une forme (-échange) objective.

Notes

  • [1]
    J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 2, Paris, Fayard, p. 391 sq.
  • [2]
    Th. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 1991, p. 36.
  • [3]
    Cf. par exemple N. Fraser, « Marchandisation, protection sociale et émancipation. Les ambivalences du féminisme dans la crise du capitalisme », dans Revue de l’OFCE, vol. 114, no. 3, 2010, p. 11-28 ; N. Fraser and R. Jaeggi, Capitalism. A Conversation in Critical Theory, Cambridge, Polity Press, 2018.
  • [4]
    K. Wheeler, “Moral economies of consumption”, dans Journal of Consumer Culture, 19(2), 2019, p. 271–288.
  • [5]
    K. Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard (coll. TEL), 2009, p. 104.
  • [6]
    Ibid., p. 197.
  • [7]
    A. Honneth, Le Droit de la liberté. Esquisse d’une éthicité démocratique, Paris, Gallimard, 2015, p. 282.
  • [8]
    A. Honneth, « Travail et reconnaissance. Une tentative de redéfinition », dans Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, Paris, La Découverte, 2013, p. 262.
  • [9]
    A. Honneth, Le Droit de la liberté, op. cit., p. 310. Il s’agit d’un passage qu’il répète quelques pages plus loin (p. 324), et cette fois la reconnaissance se donne entre entreprises et consommateurs.
  • [10]
    A. Honneth, Le Droit de la liberté, op. cit., p. 314. C’est nous qui soulignons.
  • [11]
    R. Jaeggi, « L’économie comme pratique sociale et le capitalisme comme forme de vie », dans E. Ferrarese et S. Laugier dir. Formes de vie, Paris, Éditions du CNRS, 2018, p. 109.
  • [12]
    Ibid., p. 115.
  • [13]
    Ibid., p. 123.
  • [14]
    S. Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Paris, Gallimard, 2016, p. 114.
  • [15]
    D. Tanuro, L’Impossible Capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2012, p. 74.
  • [16]
    N. Luhmann, Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011.
  • [17]
    J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome II, Paris, Fayard, 1988, p. 300.
  • [18]
    Ibid., p. 338.
  • [19]
    Ibid., p. 202.
  • [20]
    La formule est de Timo Jütten, qui l’emploie pour sa part à propos de l’éthique des affaires. Cf. « Habermas and Markets », dans Constellations, 20, 4, 2013, p. 587–603.
  • [21]
    La formule est de Timo Jütten, qui l’emploie pour sa part à propos de l’éthique des affaires. Cf. « Habermas and Markets », dans Constellations, 20, 4, 2013, p. 587–603.
  • [22]
    K. Marx, Le Capital, livre I, Paris, PUF (Coll. Quadrige), 2019, p. 83.
  • [23]
    Ibid., p. 81.
  • [24]
    Ibid., p. 81.
  • [25]
    Ibid., p. 205-206.
  • [26]
    Ibid., p. 83.
  • [27]
    W. Benjamin, Paris capitale du xixe siècle, Paris, Cerf, 1997, p. 51.
  • [28]
    W. Benjamin, Le Capitalisme comme religion, Paris, Payot (Coll. Petite bibliothèque), 2019, p. 58.
  • [29]
    W. Benjamin, Paris capitale du xixe siècle, op. cit., p. 683.
  • [30]
    Th. W. Adorno, « Lettre du 10 novembre 1938 », dans Correspondance Adorno-Benjamin, 1928-1940, Paris, La Fabrique, 2002, p. 360.
  • [31]
    J.-M. Vincent, Fétichisme et société, Paris, Anthropos, 1973, p. 18.
  • [32]
    K. Marx, Le Capital, livre I, op. cit., p. 87.