Les conditions de la non-éducation et la répression de la sexualité
1 L’éducation est un droit de l’homme, et les hommes se trouvent, partout dans le monde, dans des situations de non-éducation. L’une des manifestations principales de l’emprise du néolibéralisme sur la vie des individus consiste dans la destruction des systèmes publics d’éducation ayant pour fonction de former le citoyen et d’émanciper l’homme [2]. S’agit-il seulement d’un échec des politiques d’éducation ? Ou non pas plutôt de projets de non-éducation ? Dans cette hypothèse, les conditions de la non-éducation de l’homme et du citoyen relèveraient d’un projet inhérent au monde capitaliste en dépit de ces discours normatifs et de la valorisation du concept d’éducation, voire même du concept « d’émancipation ». La philosophie de Theodor W. Adorno permet de penser les conditions d’une telle non-éducation en suivant une approche critique, négative et dialectique, qui contraste d’ailleurs avec celles de ses successeurs de l’École de Francfort comme Jürgen Habermas, et même Axel Honneth. Certes, le concept de non-éducation, que nous proposons ici, n’appartient pas à la terminologie d’Adorno. Mais son œuvre offre de nombreux éléments d’analyse pour envisager les obstacles qui s’opposent aujourd’hui au projet d’éducation humaine appréhendée comme accès à l’émancipation, à la majorité ou à l’autonomie.
2 Nous prendrons en compte, de ce fait, non seulement les textes où Adorno traite explicitement de l’éducation au sens strict de l’éducation scolaire, mais encore ceux où il appréhende l’éducation au sens large, c’est-à-dire l’éducation comme processus d’émancipation pour l’être humain d’une façon générale et au cours de toute son existence. Cela vaut pour l’ouvrage Dialektik der Aufklärung [3], écrit dans les années quarante, jusqu’aux textes de circonstances, articles ou émissions radiophoniques des années soixante, tels que Tabous sur le métier d’enseignant (1965), Éduquer après Auschwitz (1966) ou encore L’Éducation à la majorité (1969). En effet, Adorno développe, dans ces textes plus tardifs, un concept d’Aufklärung, de « Lumières », d’« émancipation intellectuelle », qui est étroitement lié au concept de l’éducation et de la culture. L’éducation se trouve définie, d’une part, comme possibilité pour les individus de devenir majeurs dans la société (ce qui n’est pas une question purement scolaire), et, d’autre part, comme possibilité d’éviter un retour à la barbarie, ou de sortir de la barbarie et de l’aliénation, en ce sens de débarbarisation (Entbarbarisierung), soit une forme de négation de la négation, une suppressions des obstacles qui s’opposeraient à l’émancipation. Dans le devenir-majeur, il est question d’une forme négative et critique d’éducation, car il s’agit de s’affranchir intellectuellement des formes d’autorité, et d’avoir le courage de ne pas suivre les autres (« nicht mitmachen »).
3 En revanche, nous ne discutons pas ici de ce qu’Adorno appelle la « théorie de la demi-culture » (Habbildung [4]). Ce concept s’applique en effet surtout au déclin de la culture au sens de la Bildung, un concept lui-même ambivalent, hérité du xixe siècle, de la métaphysique de l’esprit, et relevant d’un idéal d’ordre bourgeois. La « demi-culture » serait la transformation et la réification de la Bildung en biens de consommations dans les classes populaires. Adorno, dans son article sur la demi-culture traite peu de l’Erziehung (de l’éducation) et moins encore de l’éducation comme émancipation, de l’éducation à la Mündigkeit (majorité).
4 En revanche aussi, nous appréhendons, dans la suite de ce texte, plusieurs thèmes de la philosophie d’Adorno, en distinguant trois conditions de ce que nous appelons la non-éducation susceptibles d’éclairer la situation présente de l’éducation dans le monde : 1) la pensée mythique, 2) l’industrie culturelle, 3) les pratiques autoritaires. À quoi nous ajoutons ici une quatrième condition portant sur 4) les tabous liés à la sexualité.
5 Certes, lorsqu’Adorno traite d’éducation du point de vue de la Théorie critique, la question de la sexualité, ou de répression de la sexualité, n’apparaît pas au premier plan mais elle est présente, en particulier, à travers la notion freudienne de tabou. Car la psychanalyse est aussi une dimension intégrante de la démarche critique de l’École de Francfort, et le non-traitement de la question de la sexualité, en rapport à l’éducation et à l’Aufklärung, pourrait, au contraire, apparaître comme symptomatique. Comment la question de la sexuation peut-elle être abordée en suivant la perspective de l’émancipation définie par Adorno ? Permettrait-elle, d’autre part, de définir des limites du projet critique lui-même, ou d’éclairer de l’extérieur certains tabous qui lui seraient inhérents ? Lesquels pourraient refléter aussi certains tabous du monde enseignant aujourd’hui ?
Pensée mythique
6 Si l’on définit le processus d’éducation comme un processus d’Aufklärung, un processus d’émancipation intellectuelle, le premier obstacle qui s’y oppose est la présence du « mythe » tel qu’Adorno en a traité dans l’ouvrage Dialektik der Aufklärung. Par ce recours au concept de « mythe », Adorno examine, et en même temps contourne, sur un plan épistémologique, la question devenue aujourd’hui si présente, dans nos sociétés et dans les sciences humaines, de la « religion ». Le concept de « mythe » est un concept plus vaste, qui englobe non seulement les formes de ce qu’on peut appeler « religions », qui établit encore un lien avec les formes sociales archaïques et disparues, mais qui comprend également, et dans le même temps, les formes de rationalité les plus modernes, à commencer par la rationalité capitaliste, la rationalité libérale, et finalement l’Aufklärung elle-même. C’est pourquoi Adorno parle de « dialectique de l’Aufklärung », de dialectique des Lumières, ou de dialectique de la raison. La dimension dialectique de sa pensée consiste non pas à opposer les lumières au mythe ou à l’obscurantisme, de la même façon que la démocratie ne s’oppose pas simplement au fascisme, mais, au contraire, à comprendre la dimension obscurantiste présente dans les Lumières, dans la « démocratie », ou, à l’inverse, la dimension éventuellement rationnelle, moderne, voire encore éclairée du fascisme. Le plus grand danger n’est pas le fascisme opposé à la démocratie, mais le fascisme présent à l’intérieur de la démocratie, dans le fonctionnement même de ce qui se présente comme « démocratie [5] ». Dans les années soixante, en Allemagne, cela concernait moins les groupuscules se réclamant du fascisme – ceux que l’on identifiait comme fascistes – que la permanence des personnels et des structures dans le fonctionnement de ce qui se mettait en place comme démocratie, jusque, par exemple, dans les discours universitaires apparemment bien-pensants ou les institutions d’enseignement destinées à promouvoir l’idéal démocratique. Cela peut même valoir pour Adorno lui-même, à qui l’on a pu reprocher certains engagements théoriques douteux à l’époque du national-socialisme, ou certaines tendances conservatrices dans la période d’après-guerre.
7 Adorno ne procède pas pour autant à une réduction de la rationalité à la pensée mythique. Sa pensée ne relève pas d’une conception irrationaliste de la vérité, qui conduirait autrement à ce non-sens de la ranger parmi les anti-lumières. Au contraire, il maintient le principe de l’Aufklärung en tant que principe d’émancipation capable de surmonter sa propre négation. Et cela est particulièrement visible dans les écrits des années soixante sur l’éducation, par opposition à l’ouvrage Dialektik der Aufklärung, écrit dans les années d’exil. La définition des Lumières a changé entre ces deux périodes. Dans les interventions des années soixante, l’Aufklärung n’est plus comprise seulement, ou n’est plus comprise du tout, comme le processus de domination de la nature, le processus de la science moderne, décrit dans les années quarante, un processus pratique, administratif, économique, politique, ou même, au plan de la connaissance, comme une forme de pensée rationnelle, de systématisation des connaissances (c’est la traduction que fait Adorno dans Dialektik der Aufklärung de la définition de Kant). Adorno envisage, au contraire, de prendre Kant au pied de la lettre et d’actualiser son projet des Lumières comme un processus d’émancipation sans plus de distance critique. Il s’agit d’admettre que la rationalité consiste dans un mouvement d’autocritique, et ce projet émancipateur est possible, car il demeure toujours possible de dénoncer les éléments mythiques dans notre pratique de la raison. C’est en ce sens qu’Adorno procède à une réhabilitation du concept de l’Aufklärung : il s’agit de faire un retour sur soi, progresser dans le sens d’une société éclairée, quand bien même nous ne vivons pas présentement dans une société éclairée. Cette actualisation du projet kantien permet de donner une actualité au projet de l’émancipation entendu comme sortie de mythe et comme possibilité pour la Théorie critique.
Industrie culturelle
8 La deuxième condition de la non-éducation, ou le deuxième obstacle à l’émancipation de l’individu, que nous pouvons tirer des écrits d’Adorno, est « l’industrie culturelle » (Kulturindustrie), qui est définie comme l’Aufklärung sous la forme de « mensonge de masse [6]». Adorno renonce au concept de « culture », dans sa définition de l’industrie culturelle, pour maintenir une opposition entre ce qui relève des logiques capitalistes d’emprise sur les individus, d’une part, et ce qui relève des logiques d’émancipation esthétique ou politique, d’autre part. Les industries de loisir ne sont pas des lieux insignifiants, dont la Théorie critique n’aurait pas à se préoccuper. Elles sont, au contraire, précisément parce qu’elles ne se donnent pas pour tels, (c’est le même pouvoir idéologique que dans le mythe), comme les lieux de la contre-éducation appréhendée en tant qu’acculturation à l’ordre existant de la société, et donc comme des formes de soumission à la domination, des demandes permanentes d’acquiescement, et, par suite, comme des obstacles au projet d’une éducation à la majorité. L’éducation à la majorité consiste, en effet, ainsi que nous l’avons précisé, dans le pouvoir de résistance, dans le pouvoir de dire « non » à ce qui est. L’industrie culturelle serait en ce sens la fabrique de la non-éducation visant à rendre impossible l’éducation du citoyen, l’éducation à la majorité. Pourtant, l’industrie culturelle, de même que la pensée mythique, peut apparaître à la fois comme un obstacle à l’éducation et comme une possibilité de l’éducation. L’industrie culturelle recèle également une potentialité de Bildung, de formation, et d’Information. Adorno est également conscient de ces potentialités d’Aufklärung au sens émancipateur. Cela vaut en particulier pour la radio et la télévision, qui sont les nouveaux media apparaissant à cette époque. Adorno a lui-même participé à la diffusion de sa pensée critique à travers ces nouveaux media. C’est, d’ailleurs, grâce eux, plus qu’à travers ses livres, qu’il dut sa célébrité dans l’Allemagne d’après-guerre.
9 En quoi pourrait donc consister l’éducation à l’âge de l’industrie culturelle dans la perspective de la Théorie critique, si toutefois une telle éducation est possible ? Dans ses échanges avec son ami le juriste Hellmut Becker, – lequel dissimulait son passé national-socialiste – Adorno fait l’hypothèse d’une possible éducation par la télévision : comme forme d’accès non seulement à l’information et au savoir, mais également à la pensée critique. Il comprend que la question de l’éducation par la télévision ne concerne pas le contenu des émissions. Elle concerne plutôt la forme du medium, qu’il s’agit d’interroger comme medium potentiellement porteur d’émancipation intellectuelle ou sociale. Or, le medium télévisuel apparaît, au terme de ses enquêtes, comme inadapté à l’éducation. Adorno envisage donc une forme d’éducation à la télévision, c’est-à-dire à un usage du medium de la télévision, une façon critique de se rapporter à lui, plutôt qu’une éducation par la télévision, par ses contenus éventuellement formateurs. L’école a un rôle spécifique dans ces conditions. Elle apparaît comme le lieu où pourrait se développer le rapport critique à l’industrie culturelle et aux émissions télévisuelles [7] (ce qui suppose que l’école puisse ne pas être complètement soumise au pouvoir des capitalistes). Dans « L’éducation à la majorité », le philosophe imagine des séances dans lesquelles il s’agirait de montrer aux enfants ou aux étudiants l’inanité des programmes télévisuels, ou du contenu cinématographique ou musical de tel produit de l’industrie culturelle. On présenterait en classe des produits de l’industrie culturelle – et si possible ceux que consomment les élèves – afin d’entreprendre un travail critique sur ces produits, ou plutôt sur le medium et le traitement du medium qui est à l’œuvre dans ces produits [8]. Cela revient à appréhender l’industrie culturelle de façon dialectique à la fois comme possibilité et comme impossibilité de l’éducation appréhendée comme devenir-majeur.
10 Bernard Stiegler traite, de façon comparable, de la technologie numérique comme d’un pharmakon : à la fois possibilité d’émancipation mais surtout mode d’emprise capitaliste sur les sujets, destiné à leur abrutissement, dont la fonction est essentiellement celle d’un devenir-mineur du sujet, en particulier d’un devenir-mineur des adultes, des parents, dont le statut même d’adultes et de parents se trouve discrédité au profit d’un statut de consommateur [9]. L’éducation scolaire pourrait apparaître, dans ces conditions, comme possibilité de développer justement un rapport critique et de présenter une forme de contre-pouvoir à l’égard de l’industrie culturelle. Elle pourrait constituer l’un des espaces de possibilité pour la Théorie critique dans les conditions effectivement d’aliénation quotidiennes qui seraient les nôtres.
Pratiques autoritaires
11 La troisième forme de la non-éducation que nous proposons de distinguer, la troisième forme de négation du projet de l’Aufklärung, qui ferme la possibilité de l’éducation démocratique, c’est le développement des pratiques autoritaires, la soumission aux formes de l’autorité. Elle est d’ailleurs contenue dans les deux formes précédentes, c’est-à-dire dans le rapport au mythe, et dans le rapport au divertissement ou à l’industrie culturelle. La pensée mythique et l’industrie culturelle nous soumettent à un mode de pensée autoritaire en nous proposant des situations où nous ne pensons pas, où nous pensons à travers les autres, c’est-à-dire des situations où nous sommes empêchés ou dispensés de penser. Dans l’article de Kant « Beantwortung der frage : Was ist Aufklärung ? (Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?) », la condition de l’Aufklärung, c’est-à-dire la condition de l’émancipation – même si le mot n’est pas présent chez Kant – est un acte de courage intellectuel. Il consiste à refuser de se soumettre à l’autorité d’une autre pensée, que la société reconnaît comme une autorité, pour fonder un usage libre de la raison, une forme d’autonomie. Le processus de l’éducation consisterait, de ce fait, non pas à apprendre à obéir, à se soumettre à l’autorité, mais, au contraire, à s’y soustraire intellectuellement. La structure négative-critique du processus d’émancipation comme refus de l’autorité est en ce sens déjà présente dans le texte de Kant.
12 Le concept de l’autorité, néanmoins, est complexe. Dans les années soixante, Adorno précise la place que peut avoir selon lui le concept d’autorité dans le domaine de l’éducation en rapport avec ses études sur la personnalité autoritaire. En se référant à Freud, Adorno dit que le passage par l’identification à la figure paternelle chez l’enfant, s’il est suivi aussi d’une forme de distance à l’égard de l’adhésion à cet « idéal du moi », est la condition pour une attitude de résistance et d’opposition chez l’adulte. Telle est la marque de l’émancipation, de l’éducation réussie selon lui [10]. C’est-à-dire que le passage par la soumission, par l’autorité, permettrait, d’après le résultat des études empiriques, des formes d’opposition et de résistance. On peut souligner que la finalité, pour Adorno, est bien d’arriver à ces formes d’opposition et de résistance, en éducation, et non à des formes de conformisme et d’obéissance. L’une des objections que l’on pourrait faire à cette conception est qu’il faudrait considérer alors les pratiques autoritaires en politique comme des moments nécessaires dans le devenir majeur d’un peuple, qui correspondraient aux phases de soumission à l’autorité chez l’enfant. Elles sont à tout le moins le signe d’une forme de minorité dont il s’agit de sortir. Et, effectivement, l’un des enjeux est de penser le rapport entre question pédagogique et question politique. Le fait d’être libre, d’être citoyen, est quelque chose qui dépend d’une forme d’éducation, d’une éducation éclairée, qui nous permet d’user librement et audacieusement de notre intelligence, un apprentissage de la volonté. Ce n’est pas quelque chose de donné. Cela vaut aussi bien pour la formation des individus à devenir citoyens que pour le devenir des peuples dans leur apprentissage progressif de la démocratie. Honneth se situe encore dans la perspective d’Adorno et des politiques d’éducation à la démocratie dans l’Allemagne d’après-guerre, lorsqu’il défend l’idée que l’on ne peut séparer la philosophie politique et la philosophie de l’éducation, à partir du moment où l’on veut penser une forme de vie démocratique [11]. Cela rejoint le projet d’Adorno de penser conjointement l’éducation de l’individu et l’éducation ou la rééducation d’un peuple, à commencer par le peuple allemand au sortir de la monarchie et au sortir du national-socialisme. Mais l’idéal de l’éducation comme libre usage de la raison et comme forme de l’autoémancipation n’est pas nécessairement un idéal partagé dans la société en général et dans la philosophie de l’éducation en particulier. Adorno fait valoir, au contraire, que les parents, les enseignants, et aussi les théoriciens, voire les théoriciens de l’éducation, continuent d’aspirer à une conception autoritaire de l’éducation et à des pratiques de conformisme. Les parents comme les enseignants ne souhaitent-ils pas d’abord que leur enfant soit obéissant ?
13 Dans l’entretien sur « L’éducation à la majorité », Adorno procède à une analyse des discours pédagogiques. Il s’intéresse aux philosophies qui déterminent les discours pédagogiques dans les manuels pour les écoles primaires. Il remarque que le concept d’autorité est un concept central pour ces théories de l’éducation conservatrices. Cela n’est pas étranger, selon lui, aux formes résiduelles des politiques autoritaires ou des politiques fascistes dans les sociétés d’après-guerre. De même que les formes d’aliénation et de régression prennent les apparences séduisantes et anodines du divertissement dans le domaine de l’industrie culturelle, de même les pratiques autoritaires, au plan pédagogique aussi bien que politique, se dissimulent dans les traités académiques en apparence bien-pensants produits par la philosophie de l’éducation traditionnelle, de la même façon que l’acceptation à l’ordre existant se trouve partagée d’une façon générale par la philosophie que ce soit la philosophie allemande ou la philosophie américaine. On a la possibilité, pour la Théorie critique, d’envisager effectivement les discours qui déterminent nos pratiques, à commencer par nos pratiques pédagogiques.
Tabous sexuels
14 Si l’on considère l’éducation comme émancipation, on devrait aussi se poser la question de son rapport à la sexualité comme voie de l’émancipation ou, au contraire, comme obstacle à l’émancipation et contribution à l’édification des personnalités et des politiques autoritaires. Il s’agirait de se demander dans quelle mesure l’éducation à la sexualité est possible, ou encore dans quelle mesure elle devrait intervenir dans le cadre de l’éducation à l’émancipation, et dans quelle mesure les pratiques sexuelles constitueraient, au contraire, un obstacle pour l’éducation et l’émancipation. On peut parler d’un tabou à l’égard du sexe dans le domaine de l’éducation, ou, au contraire, comme Michel Foucault, faire l’hypothèse d’une présence générale de la sexualité dans l’éducation. Cela pose, dans les deux cas, la question délicate ou difficile de la sexualité dans l’éducation et le discours éducatif. Il peut paraître paradoxal de traiter de cette question à partir de la référence à Adorno. D’autres penseurs de l’École de Francfort, à commencer par Herbert Marcuse, ont pu développer des théories plus consistantes et plus étendues de la libération sexuelle. C’est un point problématique, un peu obscur dans l’œuvre d’Adorno. Mais il est intéressant de se demander justement ce que pourrait vouloir dire une libération sexuelle selon lui, ou, au contraire, de se demander quelle est la part de tabou voire de répression dans sa Théorie, ou dans l’acte même de faire de la Théorie critique, et par suite dans notre propre pratique de la Théorie. L’École de Francfort, en effet, est fondée sur la référence à la psychanalyse, à cette hypothèse que l’on doit donner à la sexualité une place déterminante dans la Théorie pour penser la société. Elle est en même temps et indissociablement fondée sur la référence au marxisme. Or, comme le rappelle Adorno, la tradition marxiste considère la sexualité comme une question petite-bourgeoise ne relevant pas des problématiques de l’émancipation (de l’émancipation des travailleurs). La question du marxisme viendrait alors recouvrir celle de la psychanalyse pour faire disparaître la question. Dans Dialektik der Aufklärung, Adorno pose la question de la sexualité en rapport à Kant et à Sade [12]. Mais une approche aussi morale ne permet pas de développer une théorie de la sexualité comme telle, encore moins dans la perspective de l’émancipation et de la liberté sexuelle et du processus d’éducation. Cela n’est d’ailleurs pas le thème des « fragments philosophiques ». En revanche, dans le texte de 1964 sur « les tabous sexuels et le droit aujourd’hui [13] », Adorno envisage explicitement le rapport de la sexualité au droit et fait même des propositions de modifications du droit à partir d’une conception de la sexualité ou de la liberté sexuelle, ou de ce que pourrait être la « libération sexuelle » comme lieu d’une possible émancipation. La question est difficile dans la mesure où il y a d’autant moins de liberté ou de libération sexuelle qu’il n’y a pas de libération en général. Les modèles théoriques qu’offre Adorno paraissent limités sur la question. Il aborde surtout la sexualité du point de vue du droit. Il prend, par exemple, la défense de la prostitution, des prostituées. Cela demeure ambigu étant donnés les rapports entre la prostitution et le capitalisme d’une façon générale. La façon dont Adorno parle de la libération de la femme bourgeoise peut nous paraître tout aussi problématique et obsolète. Le fait d’avoir un boy friend et d’avoir une situation indépendante ne rend pas nécessairement anachronique le discours sur les tabous sexuels, et ses avancées ne résolvent guère la question de la libération sexuelle de la femme.
15 Adorno discute et condamne, en se référant à la doctrine de Freud, « l’abominable paragraphe » concernant la criminalisation de l’homosexualité dans la loi allemande. L’homosexualité était punissable, sinon pour les mineurs du moins pour les majeurs, du fait du paragraphe 175. Ce paragraphe concernait d’ailleurs directement Adorno, jeune homme, dans son rapport à Siegfried Kracauer. Adorno demeure silencieux sur sa propre expérience. La correspondance avec son amant elle-même demeure allusive sur la question de la sexualité en tant que telle [14]. L’homosexualité en général fait l’objet d’une condamnation indirecte d’Adorno dans la mesure où, lorsque celle-ci est théorisée, elle est ramenée à un danger fasciste. L’homosexualité est associée à l’« enthousiasme pour la virilité », qui s’associe « à l’ordre et à la discipline » et menace la liberté des intellectuels [15]. On pourrait objecter ici que les homosexuels ont été assassinés avec une étoile rose dans les camps de concentration plutôt qu’ils n’ont menacé les intellectuels. L’approche d’Adorno sur la question de la sexualité et du droit peut paraître de ce fait bien dépassée ou conservatrice. Son texte recèle néanmoins des potentialités pour penser la question de la libération sexuelle, sa possibilité ou son impossibilité. Si Adorno considère, en effet, que la libération sexuelle (« Befreiung des Sexus ») n’est qu’une apparence, il n’écarte pas pour autant l’hypothèse répressive, puisqu’il écrit que, dans les sociétés rationnalisées, il s’agit de réprimer le désir comme étant contraire au principe du travail et de la domination. En même temps, les principes d’abstinence des sociétés patriarcales sont dépassés. Le sexe est aussi bien « suscité » que « réprimé » : il est « orienté et exploité sous les formes innombrables de l’industrie matérielle et culturelle, est absorbé, institutionnalisé, administré par la société – pour mieux le manipuler [16] ». La question est donc moins celle de la répression que de la manipulation du sexe dans les sociétés contemporaines. Le libéralisme suscite la liberté sexuelle (et, de ce fait, aussi potentiellement une première forme d’aliénation) en même temps qu’il désexualise la sexualité (et ouvre une deuxième potentialité d’aliénation), par opposition à ce qui serait vécu comme une sexualité libre. Adorno donne peu de contenu concret pour définir la sexualité libre, qu’il s’agisse des pratiques, des fantasmes, de la vie libidinale. Il ne semble d’ailleurs pas l’envisager comme une possibilité réelle. La question se déplace vers la définition des tabous appréhendés au sens freudien comme formes inconscientes de censure, de refoulement, de répression ou tout simplement comme interdits liés au puritanisme. « Les tabous sexuels sont de nos jours plus forts que tous les autres [17] ».
16 La question, pour le théoricien critique, en cela analyste, devient alors de savoir quels sont ces tabous et d’où ils viennent. Et cela, d’autant plus dans une société contemporaine qui favorise apparemment l’acte sexuel sous de nombreuses formes. Cela demeure une apparence selon Adorno. Car le sexe continue d’être intégré et détesté par cette société, qui le comprend plus que jamais comme quelque chose d’impur [18]. Les tabous demeurent forts à son endroit. Le sexe devient le lieu d’une répression d’autant plus importante que, comme le dit Adorno, « la souffrance sociale se trouve refoulée et reportée sur le sexe, cette souffrance ancienne [19] ». Plusieurs formes de tabous sexuels seraient ainsi à distinguer dans la société contemporaine. L’un des tabous concerne les « mineurs [20] ». Du fait de leur sentiment de culpabilité, les adultes ne peuvent se passer de cette compensation qu’ils appellent « l’innocence des enfants [21] ». Ils construisent un tabou d’autant plus fort autour du sexe, de la sexualité, des enfants que leur idéal érotique s’infantilise. Adorno prend les exemples de Lolita, puisque c’est un détournement de leur fantasme. Il ne s’agit pas de morale, mais l’analyse vise à comprendre ce qui se passe sociologiquement, à déterminer où se logent les tabous et les fantasmes, et comment les choses opèrent. En répondant à la question de savoir où nous en sommes de la révolution sexuelle, Marcella Iacub constate que nous assistons aujourd’hui à une criminalisation de la délinquance sexuelle des adultes beaucoup plus importante que dans les années soixante [22]. Les interdits se condensent plus encore autour des pratiques sexuelles. L’hypothèse par Adorno d’une pénalisation plus importante et de tabous sexuels plus forts dans la situation contemporaine demeure valable en ce sens.
17 Dans quelle mesure cette question concerne alors l’éducation ou la non-éducation ? Adorno a écrit ainsi un texte sur les « tabous » dans le métier d’enseignant que les traducteurs français ont intitulé : « le métier d’enseignant frappé d’interdit [23] ». Dans ce texte, il donne une définition du tabou comme la part des représentations « inconscientes ou préconscientes » de ceux qui se destinent à l’enseignement aussi bien que des enfants qui « frappent ce métier d’une sorte d’interdit psychique qui l’expose à des difficultés dont on a rarement conscience [24] ». Il s’agit d’expliquer les motivations pour lesquelles les futurs enseignants éprouvent une forme d’aversion pour le métier (ou la vocation) d’enseignant, alors même qu’ils s’y destinent. Si l’on considère les petites annonces matrimoniales (les ancêtres des sites d’applications de rencontre), on peut observer, selon Adorno, que les enseignants et les enseignantes prennent soin d’éviter de montrer qu’ils ou elles ne sont pas des enseignants types, pour rassurer les personnes avec lesquelles ils ou elles entrent en contact, qu’ils ou elles ne relèvent pas d’un profil d’enseignant, qu’ils ou elles ne sont pas des « maîtres d’école » (Schulmeister [25]). Adorno n’a pas mené d’enquêtes empiriques sur ce sujet, mais il propose des hypothèses pour expliquer cette forme de mésestime de soi originaire des enseignants. Il établit, d’une part, un lien avec la représentation de l’enseignant comme celui qui tape sur les enfants, qui prend la suite de l’enseignant-soldat. Il associe cela, d’autre part, à l’image opposée de l’enseignant comme la personne castrée, ou neutralisée érotiquement. Bref, Adorno fait plusieurs hypothèses. La question n’est pas de savoir comment répondre à ces hypothèses, mais de proposer une forme d’Aufklärung, une forme de critique nécessaire de tous ces tabous. La réflexion sur les tabous devrait en ce sens devenir une dimension de la formation de l’enseignant, quelque chose que l’on pourrait discuter avec les enseignants, voire avec les enfants. On pourrait parler de ces tabous, et parler de ces tabous, cela revient à s’en libérer par la mise en mots des représentations. Cela nous permettrait d’échapper également aux dérives possibles vers la personnalité autoritaire et ses conséquences politiques.
18 De ce fait, la question qui se pose n’est pas celle de libération sexuelle comme telle, la libération sexuelle des enfants, ou la libération sexuelle des enseignants, mais plutôt celle du discours critique et théorique autour de la sexualité, de sa présence ou de son absence, du mode conscient ou inconscient dans lequel les questions relatives à la sexualité sont traitées ou ne sont pas traitées dans le domaine de l’éducation. La question du tabou apparaît ici plus déterminante que celle de la sexualité. La situation de non-éducation serait, par opposition à la situation d’éducation éclairée – une éducation qui empêcherait de procéder à une telle Aufklärung, à une forme de critique par rapport à la sexualité. La non-éducation serait une éducation au tabou, une éducation dans laquelle il ne serait pas permis de parler de sexualité ; dans laquelle les enseignants ne se permettraient pas de parler de sexualité avec les enfants ; dans laquelle ils ne se poseraient pas non plus la question de la part du tabou (sexuel) dans l’exercice de leur métier. En mettant en lumière cette présence du tabou sexuel dans l’éducation, au contraire, la Théorie critique nous permet non seulement de penser les conditions de la non-éducation, mais aussi ce que serait une dimension d’Aufklärung, ou d’émancipation dans nos pratiques et la fonction qui pourrait être celle de la Théorie en tant que pratique purement discursive. Elle contribue à interroger et à lever nos propres tabous sur le métier d’enseignant. C’est aussi ce que nous avons tenté de faire ici.
Notes
-
[1]
Ce texte reprend sous une forme modifiée et élargie une conférence prononcée à l’université de Rio de Janeiro, le 16 septembre 2016, à l’invitation de F. Ceppas, publiée sous une première forme dans : Olivier, A. P., « Les conditions de la non-éducation », dans Illusio, 18, 2018 (De l’enfance au temps de l’humanité superflue. Vol. 1 : Émancipation, éducation, aliénation), p. 39-50. Le texte est ici augmenté d’une quatrième condition relative à la répression de la sexualité présentée au Centre Culturel International de Cerisy dans le cadre du colloque Théorie critique des crises contemporaines : invariants épistémologiques et nouvelles perspectives, le 12 juin 2018.
-
[2]
Cf. C. Gohier, M. Fabre (Eds), Les Valeurs éducatives au risque du néolibéralisme, Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2015.
-
[3]
T. W. Adorno, Dialektik der Aufklärlung. Philosophische Fragmente, Frankfurt a.M., Fischer, 1969 (Gesammelte Schriften, Band 3, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1984) ; Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974.
-
[4]
Cf. T. W. Adorno, “Theorie der Halbbildung” (1959), dans Gesammelte Schriften, Bd. 8, Soziologische Schriften I, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1972, p. 93-121. « Théorie de la demi-culture », dans Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques, trad. P. Arnoux, J. Christ, G. Felten, F. Nicodème, Paris, Payot, 2011, p. 184-220.
-
[5]
T. W. Adorno, “Was bedeutet : Aufarbeitung der Verangenheit”, dans Erziehung zur Mündigkeit, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1971, p. 112. « Que signifie : repenser le passé ? » dans Modèles critiques. Interventions-Répliques. Trad. M. Jimenez & E. Kaufholz, Paris, Payot, 2003, p. 115.
-
[6]
Adorno, “Kulturindustrie. Aufklärung als Massenbetrug”, dans Dialektik der Aufklärung, op. cit., GS, p. 141-191 – Dialectique de la Raison, op. cit., p. 129-176 (le concept d’« industrie culturelle », Kulturindustrie, est traduit par « production industrielle de biens culturels »).
-
[7]
T. W. Adorno, « Fernsehen und Bildung » [1963], dans Erziehung zur Mündigkeit, op. cit., p. 50-69.
-
[8]
Th. W. Adorno, « Erziehung zur Mündigkeit », dans Erziehung zur Mündigkeit, op. cit., p. 145-146.
-
[9]
B. Stiegler, Prendre soin de la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008.
-
[10]
Ibid., p. 140.
-
[11]
Cf. A. P. Olivier, « Théorie de l’éducation et philosophie politique selon Axel Honneth », dans Penser l’éducation, 35, 2014, p. 93-105.
-
[12]
T. W. Adorno, “Juliette oder Aufklärung und Moral”, dans Dialektik der Aufklärung, op. cit., GS, p. 100-140, trad. fr., p. 92-127.
-
[13]
T. W. Adorno, “Sexualtabus und Recht heute”, dans Kulturkritik und Gesellschaft II. Eingriffe. Stichworte. Anhang, GS, Bd. 10-2, 1977, p. 533-554. « Tabous sexuels et droit, aujourd’hui », dans Modèles critiques, trad. M. Jimenez et E. kaufholz, Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 89-110.
-
[14]
Cf. T. W. Adorno, S. Kracauer, Correspondance, 1923-1966, trad. W. kukulies, Lormont, Le Bord de l’eau, 2018. – Cf. J. von Moltke, Johannes, “Teddie and Friedel: Theodor W. Adorno, Siegfried kracauer, and the Erotics of Friendship,” dans Criticism, 2009, vol. 51: Iss. 4, Article 6. En ligne : http://digitalcommons.wayne.edu/criticism/vol51/iss4/6
-
[15]
T. W. Adorno, “Tabous sexuels et droit, aujourd’hui”, art. cit., p. 99.
-
[16]
Ibid., p. 91.
-
[17]
Ibid., p. 96.
-
[18]
Référence à l’exposé précédent.
-
[19]
Ibid., p. 96.
-
[20]
Ibid., p. 100.
-
[21]
Ibid.
- [22]
-
[23]
T. W. Adorno, « Tabus über den Lehrerberuf », GS, Bd. 10-2, op. cit., p. 656-673; trad. fr. : « Le métier d’enseignant frappé d’interdit », Modèles critiques, op. cit., Paris, Payot, 2003, p. 217-234.
-
[24]
« Le métier d’enseignant frappé d’interdit », trad. cit., p. 218.
-
[25]
Ibid.