Entretien avec Raphaël Imbert et Julia Robert

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Crédit photo : Rudy Étienne

1 Julia Robert est une musicienne éclectique : altiste de formation (au Conservatoire National de Lyon), elle a également fondé la Compagnie Leidesis et le quatuor impact. En 2017, elle intègre l’o.n.c.e.i.m., et entame en 2019 une démarche de performance avec fame, sa première création en solo. Elle y déploie ses talents de comédienne, de chanteuse, d’arrangeuse et de créatrice sonore.

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Crédit photo : Muriel Despiau/Cie Nine Spirit

2 Raphaël Imbert est saxophoniste de jazz, compositeur et membre fondateur de la Compagnie Nine Spirit. Musicien et pédagogue, il dirige L’inseamm, l’établissement public regroupant le Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille, les Beaux-Arts de Marseille et l’ifamm. Il est également l’auteur de l’ouvrage Jazz Suprême. Initiés, Mystiques et Prophètes, publié en 2014 aux éditions de l’Éclat, et plus récemment d’un libelle aux éditions du Seuil, « Pour ou Contre les Conservatoires » (2023).

3 Raphaël Imbert et Julia Robert évoluent dans des univers musicaux très différents. Il et elle se sont rencontrés pour la toute première fois le 3 février 2022, à la Médiathèque Musicale de Paris, dans le cadre d’un séminaire de recherche du Collège international de philosophie mené par Joana Desplat-Roger. Le but de cette rencontre n’était pas de souligner leurs différences esthétiques respectives afin de mettre en lumière une apologie des contraires. Il ne s’agissait pas davantage de repérer des points communs dans leurs univers musicaux afin de mieux les réconcilier. Cet échange a été conçu comme une invitation à interroger la pertinence de l’opposition traditionnelle entre musique savante et musique populaire pour pouvoir appréhender la spécificité de leurs pratiques musicales.

4 JOANA DESPLAT-ROGER : Raphaël Imbert, pour te présenter rapidement, je commencerai par dire que tu évolues dans un genre musical bien identifié : celui du jazz. Dans mon travail de recherche, j’ai tenté d’établir que le jazz constitue un style musical très difficile à situer de part et d’autre de la distinction théorique entre musique savante occidentale et musique populaire[1]. Or, en un sens, tu me sembles parfaitement incarner cette difficulté.

5 Si la légitimité savante de ton travail n’est donc plus à établir, il me semble que tu ne t’es pourtant jamais éloigné de la dimension populaire portée par la musique africaine-américaine. Bien au contraire, ta réflexion sur la spiritualité du jazz explore sa dimension spéculative, sans jamais chercher à l’intellectualiser. Dans ton travail, le spirituel renvoie à la notion de « sacré » : or, ce terme de sacré ne décrit pas un rapport à la religion, mais il témoigne « d’un savoir-faire ancestral issu des pratiques du rite, de l’invocation et de la dévotion envers la nature, le corps et l’esprit[2]». Autrement dit, la dimension spirituelle du jazz décrirait, selon toi, l’impossibilité d’établir une ligne de partage entre les choses de l’esprit et les choses du corps ; entre l’universalisme d’un savoir et la mémoire de l’esclavage africain-américain. Ainsi, l’ensemble des dualismes traditionnels propres à la philosophie occidentale, et notamment l’opposition entre musique savante et musique populaire, ne me semble-t-il pas pouvoir résister au souffle de la spiritualité du jazz tel qu’il est décrit dans ton livre.

6 Si j’ai raison de penser que le jazz brouille les lignes entre le savant et le populaire, il me semble que ton œuvre, musicale comme intellectuelle, incarne particulièrement bien cette impossibilité fondamentale de situer ta musique d’un côté ou de l’autre de cette ligne de partage. Qu’en penses-tu ? Serais-tu d’accord avec cette manière de décrire ta pratique musicale ?

7 RAPHAËL IMBERT : Il y aurait évidemment beaucoup à dire, mais je voudrais d’emblée rebondir sur un élément pour illustrer toute l’ambiguïté de la question. Tu sembles supposer que ma fonction de directeur d’un conservatoire enseignant majoritairement la musique classique me permet de représenter, en quelque sorte, l’institution savante ; pour autant je ne suis pas certain que cette position constitue un garant suffisant de ma conformité au milieu de la musique savante ! En réalité, il s’exprime encore beaucoup de résistances de la part de certains musiciens classiques – heureusement le plus souvent de manière amicale – concernant le fait que je sois directeur de conservatoire, alors même que je ne sais pas vraiment lire la musique. Je suis autodidacte et j’ai un parcours très atypique, ce qui ne m’empêche en rien de pouvoir analyser ce que j’écoute, de faire la différence entre deux élèves qui passent leur diplôme en jouant une sonate de Beethoven, et bien sûr, de les aider à aller au-delà de ce que représente la partition.

8 Alors, comment je me positionne vis-à-vis de cette distinction entre musique savante et musique populaire ? J’avoue avoir beaucoup de mal à répondre à cette question, car bien sûr, cela dépend des définitions que l’on peut en donner. Dans ma pratique, j’essaie toujours, comme c’est le propre de tout jazzman, de jouer avec cette opposition par une forme de transgression ludique. Lorsque je m’adresse à des musiciens classiques, par exemple, mon but premier est de leur montrer qu’ils sont, potentiellement, tout aussi populaires et improvisateurs que moi. À l’inverse, lorsque je suis allé dans le sud des États-Unis pour étudier les musiques populaires américaines, j’ai rencontré un grand nombre de musiciens et musiciennes dont la formation était très académique, et qui, en réalité, connaissaient très bien la musique savante occidentale. Je crois donc qu’il y a toujours une zone d’ombre, de flou, entre ces deux traditions. Je pense, comme toi, qu’il ne s’agit pas de leur trouver un point commun : j’aime beaucoup ce que tu disais en introduction sur le fait de ne pas chercher un accord, ni une confrontation entre les deux. Ce qui me semble intéressant, en revanche, c’est de prendre cette zone de flou comme une occasion, un prétexte pour créer autre chose, autant par la pensée que par la musique. Lorsque je travaille avec des musiciens dits savants, c’est-à-dire des musiciens classiques interprètes, des compositeurs de musique contemporaine, des électro-acousticiens, ou encore des musiciens qui évoluent dans le domaine de l’expérimental, j’essaie toujours de revenir sur l’histoire de leur musique. Je leur rappelle sans cesse l’importance du rapport au corps – surtout que la musique classique, à l’origine, est faite de danse et d’improvisation. Au fond, j’essaie de leur faire comprendre qu’ils sont, au même titre que moi, des jazzmen ! Cette position implique un jeu d’équilibriste permanent, qui me semble nécessaire lorsque l’on n’est ni populaire, ni savant – ou un peu des deux en même temps. Je me positionne toujours dans cet équilibre précaire, qui n’est pas très confortable en soi, mais que j’essaie de rendre fécond, puisqu’il me semble intéressant.

9 J. DESPLAT-ROGER : Tu n’es pas sans savoir qu’il existe une certaine grille de lecture théorique selon laquelle le jazz serait une musique populaire jusqu’à l’avènement du bebop, le bebop décrivant justement cette rupture dans l’histoire du jazz, le moment de son « devenir-savant ». Personnellement, je m’oppose à cette interprétation qui me paraît vraiment trop simpliste, d’une part, parce qu’elle suppose de diviser le jazz en deux sous-catégories que l’on pourrait opposer l’une à l’autre ; et, d’autre part, parce qu’elle repose sur une vision progressiste de l’histoire du jazz. Or les boppers n’ont jamais complètement rompu avec le jazz traditionnel : si le bebop opère très certainement un moment de rupture dans l’histoire du jazz, il s’agirait plutôt de penser cette rupture dans son rapport critique à la tradition jazzistique. La manière dont ton livre caractérise la « sacralité » du jazz me paraît pouvoir rendre compte de toute l’histoire du jazz, et ainsi de remettre en cause cette opposition fantasmée entre un premier moment populaire du jazz, et sa forme ultérieure devenue savante.

10 R. IMBERT : Oui, tout à fait ! Il est clair que déterminer une rupture chronologique entre un jazz populaire et un jazz savant est totalement ridicule, et que la notion de « sacré » traverse toute l’histoire du jazz. Cette notion s’est imposée à moi, alors même que je ne suis pas croyant ; je cherchais seulement à appréhender cette expérience du spirituel et du mysticisme, qui a toujours été primordiale dans le jazz. Prenons l’exemple des funérailles à la Nouvelle-Orléans : il s’agit sans doute du moment le plus rituel, le plus intellectualisé, mais aussi le plus poétique de l’histoire du jazz ! Cet exemple montre bien que les fondamentaux du jazz s’inscrivent dans le contexte le plus populaire que l’on puisse imaginer. Ces funérailles se composaient en effet d’orchestres mixtes au sein desquels il n’y avait plus vraiment de frontière culturelle, sociale, ethnique ou même de genre… Les musiciens dits savants (ceux qui jouaient avec partition) côtoyaient les improvisateurs ; tous devaient se réunir pour jouer, car seule la meilleure fanfare obtenait le droit de jouer lors des funérailles suivantes. Pour pouvoir y participer, il fallait donc que les musiciens soient aussi exemplaires que créatifs ! Il y a dans ces funérailles un paradoxe extraordinaire : si elles s’ancrent dans une ritualité et une tradition, elles requièrent également beaucoup d’innovation et de créativité. On retrouve ce paradoxe dans toute l’aire des Antilles et de la créolité, dont la musique mélange plusieurs représentations : une représentation traditionnelle et rituelle, une représentation sociale extrêmement cadrée et codifiée, et, enfin, une immense créativité. C’est ce mélange qui a donné lieu à des phénomènes de rencontres véritablement populaires de très haut niveau, comme dans les Second Line. Et si on suit l’historique, on peut dire que l’on retrouve exactement le même phénomène avec Duke Ellington. Il est un musicien lié à l’industrie culturelle et au divertissement ; et pourtant, dès le départ, son intention était de développer une musique classique, dans un contexte qui était tout sauf classique, celui du Cotton Club. Sur ce point, je suis en totale opposition avec la plupart des musicologues, qui, à chaque moment de césure, d’évolution ou de révolution au sein de l’histoire de jazz, affirment que « ce n’est pas du jazz », que ce n’est pas du « vrai » jazz, ou que c’est la « fin » du jazz. On retrouve exactement la même chose avec le free jazz, qui encore aujourd’hui, est considéré par beaucoup comme quelque chose d’intellectuel, d’avant-gardiste, voire de spécieux. Certains avancent que cet intellectualisme aurait tué le jazz… Pourtant, le free jazz est un phénomène éminemment populaire ! Il faut bien comprendre que lorsque les jazzmen mettent en avant le rapport de leur musique à un imaginaire spirituel, c’est une manière de se positionner au sein d’un contexte de ségrégation et de domination. Dès le départ, les intellectuels, les artistes et les musiciens africains-américains se sont définis comme les héritiers d’une antiquité mythologique, mythique et initiatique à travers l’Égypte ancienne. Quoiqu’on en dise, cette dimension spirituelle n’est pas une invention afro-centriste des universitaires des années quatre-vingt, ou une création des free jazzmen des années soixante ! Elle est présente dès le début ; et comme tout syncrétisme lié aux cultures de la créolité, elle s’est mélangée à des pratiques religieuses, parfois très strictes, catholiques, baptistes, méthodistes… C’est également cette dimension qui a mené à l’émergence de croyances totalement nouvelles : je pense par exemple à Sun Ra, qui a récupéré les codes du gospel, des croyances et des religions afro-américaines pour créer une nouvelle religion grâce à la musique.

11 J. DESPLAT-ROGER : À présent, je souhaiterais que l’on s’intéresse plus spécifiquement à ton œuvre musicale. Il paraît évident, lorsque l’on est aussi sensible que toi à la « zone de flou » entre musique savante et musique populaire, qu’il n’y ait alors aucune raison de ne pas créer des disques ayant pour titre Bach/Coltrane [3], ou encore Mozart/ Ellington [4]. Mais je dois aussi avouer que j’ai un rapport ambivalent à ces deux projets musicaux : si je les trouve très réussis d’un point de vue esthétique (ce qui est sans doute le plus important !), ils me posent néanmoins un problème théorique. Car leur intention n’est-elle pas de proposer une forme de réconciliation entre deux traditions pourtant fondamentalement distinctes du point de vue de leur histoire ? Je voudrais donc te poser une question dont je sais à quel point elle peut apparaître comme provocatrice : ta démarche ne repose-t-elle pas sur une logique de compromis, pouvant donner lieu à un lissage des caractéristiques essentielles de traditions musicales différentes ? Ou, pour le dire autrement, ne risque-t-elle pas de gommer la spécificité de l’histoire africaine-américaine du jazz en l’inscrivant dans une tradition occidentaliste ? Voire, si je vais jusqu’au bout de la provocation – car il va de soi que je ne cautionne aucunement les termes qui vont suivre – un tel rapprochement entre Bach et Coltrane ne peut-il pas être interprété comme le signe que le jazz serait parvenu, à un moment donné de son histoire, à se « hisser » au même niveau que la musique savante occidentale ?

12 R. IMBERT : Je comprends parfaitement ton objection ; d’ailleurs, j’ai très souvent été confronté à ce type de critiques… Je vais donc commencer par présenter quelques éléments de contexte. Mon album Bach/Coltrane est issu de ma rencontre avec un organiste liturgique classique, André Rossi, qui, comme tous les organistes, fait partie de ces derniers musiciens issus de la tradition classique qui continuent à maintenir la tradition de l’improvisation. Or, quand un improvisateur rencontre un autre improvisateur, que font-ils ? Ils improvisent. L’histoire est aussi simple que ça : nous avions envie de jouer ensemble, et nous avons tout de suite compris que cela fonctionnait. Or, dès que nous avons commencé à improviser, nous nous sommes retrouvés, instinctivement, à utiliser des modes qui pourraient être issus de la tradition extra-européenne, d’Olivier Messiaen ou encore des traditions grégoriennes. Nous jouions avec ces modes sans jamais utiliser les fondamentaux de la musique tonale occidentale – il y a d’ailleurs là toute une histoire philosophique de la musique qui gagnerait à être connue davantage. À un moment, j’ai fait sonner mon saxophone sur un choral de Luther, et nous avons été frappés tous les deux par le fait que cela ressemblait à du Coltrane ! Et en réalité, ce rapprochement n’est pas si étonnant lorsque l’on sait à quel point Coltrane était féru de musique liturgique médiévale : cette musique-là faisait donc partie de ses influences, ce qui explique pourquoi le lien s’est fait instantanément. Plus tard, André Rossi m’a proposé de refaire la même chose, mais cette fois-ci sur une cantate de Bach ; et là encore, incontestablement, ça sonnait.

13 Ma démarche ne consiste donc pas à « hisser » un type de musique au niveau de l’autre ; je pense qu’il s’agit davantage, pour moi, de réhabiliter Bach en tant qu’improvisateur et Coltrane en tant que compositeur. Car on oublie trop souvent que Bach, de son vivant, était moins reconnu pour ses compositions que pour ses improvisations, et que ses contemporains le considéraient comme le plus grand improvisateur de son temps ! Quant à Coltrane, on retrouve exactement le phénomène inverse. Ce qu’on a retenu de lui, c’est le virtuose ; mais la dimension colossale de son improvisation nous a fait oublier qu’il était également un immense compositeur. Faire cet album nous permettait donc de restaurer le lien qu’entretient la musique savante avec l’improvisation, puisqu’il s’agit d’une histoire quelque peu oubliée. Et puis l’on retrouve aussi cette notion de sacré… Bach et Coltrane ont un imaginaire religieux et mystique extrêmement précis : il était donc très facile de trouver le lien entre les deux, en dépit de leurs trois cents ans d’écart et des deux continents de distance… Le compromis, dans ce cas-là, me semble parfaitement fécond. Mais il ne s’agit en aucun cas d’un lissage ; bien au contraire, nous avons essayé de rendre cet album d’autant plus créatif que nous avons joué un grand nombre de morceaux qui ne sont ni de Bach, ni de Coltrane. Par exemple, le morceau « He Nevuh Said a Mumbalin Word » est l’un des premiers negro spirituals. L’immense chanteuse américaine Marian Anderson en avait fait l’un de ses morceaux de prédilection, elle l’appelait sa « crucifixion ». Cette dimension mystique et religieuse était intéressante pour nous, car elle nous permettait de montrer que cette histoire de la Passion, très présente chez Bach, se retrouve également dans la tradition populaire africaine-américaine !

14 J. DESPLAT-ROGER : Dans ce cas, j’imagine que tu n’aurais pas pu faire le même projet musical à partir de n’importe quel compositeur de la tradition savante occidentale et avec n’importe quel jazzman… Tu n’aurais pas pu enregistrer un Wagner/Davis, par exemple ?

15 R. IMBERT : Alors là, tu ne crois pas si bien dire : je suis justement en train d’enregistrer un nouveau projet avec Jean-Guihen Queyras, dans lequel nous avons justement l’intention de jouer du Wagner ! Car il faut rappeler qu’harmoniquement, Wagner est bien présent dans l’histoire du standard de jazz de Broadway. Et nous jouerons aussi du Schubert… Mais comprends-moi bien : il ne s’agit pas d’un projet « crossover », dans lequel il s’agirait de mettre en lumière les points communs entre ces traditions. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’explorer le moment d’improvisation qui rend possible ce langage commun.

16 J. DESPLAT-ROGER : Je me tourne à présent vers toi, Julia Robert. Ta formation musicale est ancrée dans le champ de la musique savante, puisque tu as étudié la musique au cnsmd de Lyon. Mais tes différents projets actuels me semblent témoigner d’une grande liberté, voire d’une certaine extirpation – qui d’ailleurs n’est jamais totale ! – du champ académique de la musique savante. Ton duo « Exit » joue avec des consonnances pop expérimentales ; ton « Quatuor impact » témoigne d’une influence explicite de la musique de l’École de Darmstadt (que l’on peut considérer comme « le savant du savant » !), à laquelle tu confères une dimension très actuelle, exclusivement féminine. Enfin et surtout, ton nouveau projet intitulé fame, touche sans ambiguïté au « populaire » – mais encore faudrait-il s’accorder sur le sens à accorder ici à ce mot.

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Crédit photo : Rudy Étienne

17 Car fame n’est pas populaire au sens de la « popular music », qui désigne la musique de masse, diffusée à grande échelle. fame n’est pas populaire non plus au sens de la « folk music », qui désigne la musique traditionnelle. Voici alors mon hypothèse : fame ne serait-elle pas populaire au sens précis utilisé par Adorno lorsque ce dernier décrit la musique de Berg, et en particulier la pièce « Lulu » ? Adorno caractérise ce rapport au populaire comme relevant du kitsch, ou encore comme des éléments musicaux appartenant à la « untere Musik » (littéralement : « musique inférieure »). Or, contrairement à ce que l’on dit souvent sur Adorno, ce dernier valorise ces éléments kitsch au sein de la musique de Berg, justement parce que seule la radicalité du kitsch est selon lui capable de donner une voix à ce qui est véritablement « populaire », c’est-à-dire à ce qui reste de l’individu et qui n’a pas encore été détruit par la société marchande :

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C’est ainsi que parfois on retrouve dans cette musique si noble et si raffinée, inséré comme un corps étranger et pourtant tout pénétré par la finesse de sa texture, scandale permanent, un reste de conventions propres à la musique commerciale [untere Musik]. C’est seulement au dernier acte de Lulu, dans la scène du salon avec la chanson d’orgue de barbarie qui pénètre jusque dans la soupente, que cet élément aurait dévoilé son véritable visage, un visage surréaliste. […] Les puristes en matière de style s’imaginent être au-dessus de cela et parlent de kitsch là où ils sont choqués, afin de se protéger contre le choc du monde parental, afin de ne surtout pas succomber à une tentation qui n’a pas moins d’importance pour eux que pour Berg, mais à laquelle ils n’ont pas comme lui la force de céder sans cesser pour autant de rester maîtres d’eux-mêmes. […] Les plus hauts sommets de l’art n’excluent pas ses bas-fonds, mais allument, aux ruines fumantes de ce qui fut, la flamme de l’utopie [5].

19 À la lecture de ce texte d’Adorno, on comprend que le kitsch serait donc le dernier vestige du populaire – et c’est cela que parvient à faire entendre le personnage de Lulu…

20 JULIA ROBERT : Merci pour cette comparaison de ma musique avec celle de Berg ! Je connais un petit peu Lulu. Lorsque j’ai étudié la musique dodécaphonique ou l’École de Vienne (Schönberg, Webern et Berg), j’ai senti que la musique de Berg était sans doute la plus accessible. On dit souvent d’ailleurs qu’il était le plus sensible des trois compositeurs, justement parce qu’il injectait d’autres aspects, comme la dramaturgie, à l’intérieur des codes extrêmement précis de la musique dodécaphonique. En revanche, je dois préciser que je ne me retrouve pas dans le personnage de Lulu ! Certes le personnage que j’incarne dans fame est provocateur, mais Lulu commet un meurtre auprès de l’homme qu’elle aime, avant de se prostituer… Ce n’est pas du tout ce type de personnage que j’essaie d’incarner.

21 J. DESPLAT-ROGER : Oui, bien sûr ! Ma comparaison concerne plutôt la forme musicale de la pièce, et non sa dramaturgie. Le parallèle me semble d’autant plus frappant que tu as, toi aussi, un certain attachement à la musique atonale et à l’École de Darmstadt…

22 JULIA ROBERT : Oui, c’est vrai que l’École de Darmstadt m’a beaucoup marquée. Tu en parlais tout à l’heure comme une musique qui relève du « savant du savant », or moi, ce qui m’a marquée à Darmstadt, c’est plutôt la notion de performance, ainsi que cette idée de briser les codes du savant pour être proche du public, sous plein de formes différentes. Souvent, les formes d’écriture de ce type de musiques sont très savantes, mais en réalité leur portée peut s’avérer aussi puissante qu’instantanée ! La spécificité de la musique de Darmstadt réside avant tout dans la forme de l’écoute et dans la forme de concert – ce qui remet complètement en cause cette idée de « musique savante ».

23 Et c’est vrai aussi que l’on retrouve dans la dramaturgie de fame la présence de personnages, ainsi que cette idée importante d’une voix donnée à l’individu. La pièce permet d’en entendre plusieurs : celles de Maria Callas, Jimi Hendrix… On entend aussi la musique de l’un des meurtriers qui a le plus terrorisé le monde : Charles Manson. J’explique en quoi il a autant marqué les esprits, et ce qui l’a mené à ces meurtres qui l’ont rendu célèbre. Je pense qu’il est important de démystifier la notion de « monstre » et de bien la différencier avec le fait de commettre des actes monstrueux ; c’est peut-être une dimension que l’on retrouve aussi, en effet, chez Lulu.

24 J. DESPLAT-ROGER : Ce qu’Adorno valorise dans le kitsch, c’est au fond son expression radicale – une radicalité qui selon lui ne peut s’incarner que dans une musique elle-même radicalement moderne, et donc dans la musique atonale. Autrement dit, Adorno considère que la souffrance de l’individu mutilé par la société administrée ne peut s’incarner que dans une expression radicalement savante et populaire à la fois (atonale et kitsch, dans le cas de la musique de Berg) : les deux en même temps, sans compromis possible. Adorno rejette donc complètement la possibilité d’un compromis affadissant entre musique savante et musique populaire, il s’agit toujours, pour lui, de penser les deux aspects dans leur expression radicale. Ne penses-tu pas que c’est justement cette radicalité de fame qui en fait une musique populaire ?

25 J. ROBERT : Oui, il y a une forme de radicalité dans mon processus de création. Et c’est cette radicalité qui justement permet à un public assez large d’y avoir accès.

26 « Fame » est un tube de David Bowie, une chanson « populaire », par définition. J’ai choisi de retirer une grande partie des phrases de la version originale pour ne retenir que le mot « Fame », ce qui me permet d’établir un rapport très immédiat avec le public. Lorsque je chante le mot « Fame », le silence suffit à créer de l’écoute. C’est en ce sens que mon écriture est radicale : je reprends une chanson connue, que tout le monde est capable de chanter, que je détourne en y injectant une étrangeté – soit par l’introduction du silence, soit par le découpage des parties instrumentales en différentes bandes-son que j’envoie par petites touches, tout en transformant ma voix à l’aide d’un vocodeur. Par ce travail d’écriture, on pourrait donc dire que j’introduis du « savant » à l’intérieur d’un morceau « populaire ». Mais pour autant, ce « savant » intervient de manière extrêmement simple, d’autant qu’il est construit à partir de rappels de certaines musiques actuelles (en l’occurrence, le rap). Donc oui, je fais des choix radicaux, néanmoins je n’aime pas ces adjectifs qualificatifs « savant » ou « populaire », ni la tendance à les opposer. Car comme tu le disais au préalable, quel sens donner à ces adjectifs « savant » ou « populaire » ? Que signifient-ils réellement ? Pour moi, ces termes génèrent une distance et un cloisonnement. Décrire une musique par le terme de « savant » revient à la placer directement sur un piédestal, ce qui créé de facto un éloignement avec le public. Alors, si je devais décrire l’art ou l’artiste qu’était David Bowie, je dirais plutôt qu’il était « ingénieux ».

27 Un autre exemple : dans Fame, je superpose l’hymne américain revisité par Jimi Hendrix (cette improvisation anthologique qu’il a présentée lors de son concert mythique à Woodstock en 1969, par laquelle il a manifesté son opposition à la guerre entre les États-Unis et le Vietnam) et un air d’opéra de La Wally chanté par Maria Callas, dans lequel on perçoit bien le lien entre l’histoire personnelle de la chanteuse et la dramaturgie de la pièce. Je les incarne physiquement, puisque je vais même jusqu’à mourir sur la scène. Car de mon point de vue, c’est la célébrité qui les a tués, au moins en partie. La scénographie illustre ce moment avec un drap en velours rouge symbolisant à la fois l’opéra, la couleur du sang et le red carpet d’Hollywood.

28 J. DESPLAT-ROGER : Te reconnais-tu dans cet usage que je fais, à partir de ma lecture d’Adorno, du terme de « kitsch » ? Ou, pour le dire autrement, y a-t-il dans fame une stratégie du choc, ou de provocation assumée ?

29 J. ROBERT : On peut dire en effet que j’introduis dans ma musique un grand nombre de petites touches kitsch simultanées. Même si je n’aime pas non plus tellement ce terme de « kitsch »… Je pense également que ma manière de concevoir la provocation diffère considérablement de celle d’Adorno. Car, en ce qui me concerne, je n’accepte pas de penser ma musique dans ce rapport avec le savant, la domination de classe ou encore celle de genre… Je pense que je casse tous ces codes tout en me nourrissant d’eux – en les explosant peut-être de manière assez radicale, en effet.

Notes

  • [1]
    Joana Desplat-Roger, Le Jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique, Paris, Éditions mf, 2022, « Le jazz, cette musique ni savante ni populaire », p. 47 sq.
  • [2]
    Ibid., p. 481.
  • [3]
    Raphaël Imbert Project, Bach-Coltrane, Zig-zag territoires, 2008.
  • [4]
    Raphaël Imbert, Heavens Amadeus & the Duke, Harmonia mundi, 2014.
  • [5]
    Theodor W. Adorno, « Alban Berg », in Figures sonores. Écrits musicaux I (1959), trad. fr. Marianne Rocher-Jacquin avec la collaboration de Claude Maillard, Genève, Contrechamps, 2006, p. 78.