1 Dans le cadre de la rubrique Cursus qui s’intéresse à la fois à la question de l’enseignement de la philosophie et à des parcours singuliers de philosophes, Yves Cusset a accepté d’échanger avec nous sur son expérience très riche. Elle l’a conduit à faire de la recherche en philosophie, à enseigner la philosophie à des étudiants et à des élèves de terminale, à former des enseignants ou des soignants, mais aussi à écrire différents types d’ouvrages en lien avec la philosophie et à créer des spectacles « Seul-en-scène » qu’il interprète depuis de nombreuses années, notamment dans le cadre du festival off d’Avignon.

2 RUE DESCARTES : Pour commencer, pourriez-vous nous raconter comment vous avez rencontré la philosophie ?

3 YVES CUSSET : Ce n’est pas sans rapport avec mon parcours par la suite. Assez classiquement, un professeur a suscité en moi quelque chose comme l’étonnement philosophique, un dessillement. Mais étonnamment, cet intérêt est né de son explication de la Critique de la raison pure de Kant et non d’un questionnement existentiel, qui aurait sans doute plus directement fait écho à l’égocentrisme métaphysique caractéristique des adolescents. Quand j’ai compris ce que signifiait le « transcendantal » cela m’a permis de saisir ce que pouvait être la philosophie comme création de concepts. À ce moment-là, je n’avais pas le projet de faire de la philosophie, je voulais plutôt faire du théâtre car j’adorais jouer. Mais mes parents ont fait blocage et je n’ai pas osé m’affronter à eux. C’est à ce moment-là que j’ai pensé à la philosophie et que je me suis orienté vers une classe préparatoire durant laquelle une professeure de philosophie m’a incité à continuer en me disant que j’avais un potentiel.

4 RUE DESCARTES : Comment analysez-vous rétrospectivement ce passage par les classes préparatoires, l’École Normale Supérieure et l’agrégation ? Est-ce que cela ne vous est pas apparu un peu limitatif ?

5 Y. CUSSET : Bien sûr, durant ces années, j’ai rencontré une certaine idée de la manière de faire et d’écrire la philosophie, et, avec elle, est apparu un surmoi corsetant. Si on se dit que philosopher c’est désapprendre, alors, on peut dire que j’ai mis du temps à m’en défaire. Pendant longtemps, j’ai « fait de la philosophie » et il m’a fallu du temps pour m’autoriser à « philosopher ». Cette façon d’apprendre et de faire de la philosophie est très propre à la France, marquée par la place originale de la philosophie et des classes préparatoires dans le système éducatif. Mais ce passage par un cadre contraignant a été évidemment important. Cela m’a donné d’abord des choses à désapprendre et aussi une aisance, une base solide qui m’a aidé à trouver ensuite une véritable liberté. Cela m’a aussi permis de découvrir des philosophes que je n’aurais pas lus sans cela. C’est par exemple le cas de Husserl, qui, à la différence de Descartes, va au bout d’une démarche radicale qui a libéré mon imaginaire. La phénoménologie husserlienne, c’est une autre manière de philosopher, sur une base finalement assez délirante. Il y avait une folie philosophique, une capacité de production d’un univers étanche, autonome, à partir de concepts entièrement construits, ce qui m’a impressionné.

6 RUE DESCARTES : Après ces années de formation, vous avez fait une thèse sur Habermas. Comment en êtes-vous venu à travailler sur l’œuvre de ce philosophe ?

7 Y. CUSSET : C’est plutôt lié à un concours de circonstances. Ce n’était pas trop ma « tasse de thé », c’est austère, ce n’est pas très littéraire, même si, bien sûr, c’est intéressant. Moi je voulais travailler sur Horkheimer et Adorno, mais mon directeur de thèse m’a orienté vers autre chose et, pour des raisons matérielles, je n’avais pas vraiment le choix.

8 RUE DESCARTES : Assez jeune, vous avez été aussi été amené à enseigner la philosophie à différents publics.

9 Y. CUSSET : J’ai d’abord enseigné à l’université, comme amn [1]. Il s’agissait de conditions idéales, je n’avais que trois ou quatre heures de cours par semaine et une grande liberté pédagogique. C’est très valorisant de construire un cours pour les étudiants alors qu’on a vingt-cinq ans et j’ai pris ce travail très à cœur. Ensuite j’ai été ater [2], mais je n’ai pas eu de poste universitaire et je me suis donc trouvé affecté automatiquement dans le secondaire en Bourgogne alors que j’habitais à Paris. Cette expérience de l’enseignement en terminale à Montceau-les-Mines et au Creusot a été décisive pour me donner le courage d’écrire et de me lancer vraiment dans le théâtre. Avec mes élèves, notamment ceux des classes technologiques qui, au départ, ne voulaient pas faire de la philosophie, j’ai ressenti une liberté inédite et mon « surmoi institutionnel » a disparu. Ensemble, nous avons beaucoup ri et beaucoup réfléchi. Il fallait faire autrement, utiliser l’humour et cela m’a incité à faire mon premier Seul-en-scène qui s’appelait « Le remplaçant [3] ».

10 RUE DESCARTES : Il me semble que c’est aussi à cette époque vous avez écrit un roman, intitulé « Socrate de Montceau les Mines [4] » ?

11 Y. CUSSET : Oui, c’est une fiction, l’histoire d’un professeur de philosophie très parisien nommé dans cette ville. Il arrive avec des préjugés énormes sur les élèves et la région puis, progressivement, au contact de la Bourgogne, il perd la raison et ça ne se finit pas forcément très bien… C’était indirectement une façon de dire que moi je me suis libéré.

12 RUE DESCARTES : Ensuite vous avez participé pendant de nombreuses années à la formation des enseignants.

13 Y. CUSSET : Je n’avais pas de poste à l’université, donc j’ai candidaté sur des postes de professeur agrégé dans le supérieur, où la dimension de l’enseignement était valorisée et j’ai obtenu un poste en iufm [5]. Je ne connaissais rien à l’époque à la formation des enseignants, j’ai appris sur le tas. Au départ, je faisais de la philosophie assez classique en m’appuyant sur des auteurs étudiés en terminale, puis j’ai compris progressivement qu’il fallait faire un peu autrement.

14 RUE DESCARTES : Comment cette rencontre avec les enseignants en formation, pendant plus de quinze ans, s’est-elle nouée à votre parcours, à vos divers centres d’intérêt ? Comment vous êtes-vous appuyé notamment sur votre expérience du théâtre pour travailler avec les étudiants et stagiaires ?

15 Y. CUSSET : Quand j’allais voir les futurs enseignants en classe, notamment les professeurs de écoles, je leur parlais de leur corps, de leur expressivité, de leur personnalité. Cela rejoint finalement la philosophie au sens où se former comme enseignant, c’est de toute évidence apprendre à se connaître soi-même. Il s’agissait de leur faire comprendre qu’enseigner c’est un tout et que ce qui est en jeu, c’est un corps engagé, un corps parlant, un corps pensant, un corps expressif. Je suis convaincu que c’est d’abord à travers ce travail sur le corps qu’on apprend à aimer ce métier, à se sentir à l’aise avec les élèves et soi-même, à sortir d’une perception de l’enseignement qui en fait un combat face à un public hostile. À l’iufm de Créteil où j’enseignais, une collègue faisait des petits groupes de parole avec les futurs professeurs des écoles durant lesquels il apparaissait que la formation peut avoir une visée quasi thérapeutique, qu’elle suppose de prendre en compte l’inconscient et cela complétait bien le travail que je faisais avec eux sur le corps, sur la présence et la voix. À mes yeux, l’opposition souvent invoquée entre l’apprentissage de la pédagogie et celui des contenus est très réductrice : il n’y a rien de naturel à enseigner des savoirs, il faut travailler au corps les contenus à enseigner.

16 RUE DESCARTES : Pour prolonger ce que vous dites, on peut remarquer qu’aujourd’hui, dans le champ de la formation des enseignants, on parle de « lâcher prise », de l’importance d’aider les débutants à abandonner la posture fantasmée de ce que devrait être un professeur, pour trouver leurs propres marques dans le métier.

17 Y. CUSSET : Oui, c’est ce que j’appelle « trouver son clown ». Si on regarde un professeur à distance, on s’aperçoit que c’est très facile de le singer, les élèves passent d’ailleurs leur temps à faire cela ! Mais il faut se réapproprier son clown, ne pas le laisser aux élèves, sans quoi on risque de créer une coupure, un sentiment d’hostilité entre eux et le professeur. Mais pour y parvenir, il faut être capable de se moquer de soi-même. Il faut se déformer pour mieux se former et savoir se libérer de ses peurs et de ses représentations en les jouant. J’ai commencé à le faire avec des doctorants en science et en droit à l’université de Créteil. On faisait des sketchs comiques, où ils devaient présenter leur thèse avec un tic marqué ou en surjouant l’habitus universitaire pour mieux se libérer de la peur qu’ils pouvaient avoir d’incarner un rôle magistral. Cela leur faisait du bien, c’était une respiration par rapport à la pression et à la compétition universitaire. Ils étaient d’ailleurs étonnés qu’on puisse leur donner cette possibilité à l’intérieur de l’université. J’ai ainsi investi les espaces qu’on m’a laissés mais il n’a pas vraiment été possible de les institutionnaliser, c’est resté un peu à la marge. Pourtant, les universitaires qui mettent un nez rouge, ça change tout. C’est comme s’ils disaient : « vous pouvez rire de moi, mais on le fera ensemble ». Cela désamorce les peurs et les crispations.

18 RUE DESCARTES : Pendant toutes ces années, vous avez toujours continué à faire du théâtre, notamment en vous formant au clown. Pourriez-vous nous en parler plus précisément ?

19 Y. CUSSET : Oui, je me suis professionnalisé depuis 2005, j’ai participé au festival off d’Avignon quasiment tous les ans. Le clown, c’est un travail très profond, que m’a appris Jean-François Maurier [6], talentueux créateur de spectacles de clown. Il m’a appris à accepter le regard des autres et à être à l’écoute de tout ce qui se passe dans l’espace qu’on occupe, à ne rien laisser passer. C’est un travail sur soi extraordinaire et parfois totalement déstabilisant puisque tout ce qui nous fait réagir doit en même temps être exprimé. Cela met complètement à nu, un peu comme le chant et cela fait aussi ressortir la sensibilité. C’est ce que j’aime et ce que l’expérience m’a donné. J’ai tenté de le partager avec les professeurs car, dans la classe comme dans un spectacle de clown, il faut faire tomber le quatrième mur pour entrer en relation avec le public.

20 RUE DESCARTES : Même si les formateurs disent toujours aux futurs professeurs qu’il faut regarder et écouter les élèves en classe, c’est en réalité très difficile quand on débute, car on est très centré sur soi-même, on se regarde faire… Pourriez-vous préciser un peu plus le lien que vous faites entre l’expérience de la philosophie et celle du clown ?

21 Y. CUSSET : Pour le philosophe comme pour le clown, le point commun est l’étonnement. Il faut retrouver une forme de naïveté, un lien natif au monde, un degré zéro du rapport aux choses et aux autres. C’est bien sûr intellectuel en philosophie. Chez le clown, c’est la même chose, c’est aussi construit, mais c’est charnel, incarné. Le clown, c’est un corps d’adulte resté enfant. Il est complètement engagé et en même temps disponible pour ce qui est. Peut-être que le philosophe a un peu trop oublié qu’il avait un corps, en tout cas en Occident, car dans les philosophies pensées comme sagesses, ce n’est pas le cas…

22 RUE DESCARTES : Vous parvenez à tisser dans vos spectacles ces deux dimensions du clown et de la philosophie. Comment travaillez-vous, comment construisez-vous ces spectacles ?

23 Y. CUSSET : C’est un travail de désapprentissage. Cela correspond à ce qui m’a plu dans la philosophie à l’adolescence : s’autoriser un questionnement inédit. Car poursuivi jusqu’au bout, le questionnement philosophique en devient drôle, il a un potentiel comique. Dans mes spectacles, ce n’est pas du clown exactement car il n’y a pas de nez rouge, mais plutôt un humoriste sur scène dont le corps est très présent. Lorsque je me produis, ce n’est pas moi, c’est mon clown, mon « moi » adolescent ou enfant, plus abrupt. Lorsque je retravaille les références philosophiques sur la base de ce clown, mon but n’est pas de vulgariser la philosophie ou de proposer une autre approche didactique de la philosophie, mais il est de partager un rire et un étonnement, en m’appuyant sur le matériel de mon existence. Je me félicite d’ailleurs que certaines personnes viennent me voir comme humoriste et qu’elles me demandent ensuite : « Vous, n’auriez-vous pas fait de la philo par hasard ? ». Au fond, j’ai une position de « marginal sécant » dans le champ : entre la philo et l’humour mais n’appartenant ni à un milieu ni à l’autre.

24 RUE DESCARTES : Donc, si je comprends bien, votre but n’est pas de diffuser la philosophie autrement, mais c’est plutôt un travail théâtral qui se nourrit de votre rapport à la philosophie.

25 Y. CUSSET : Cela reste une manière de philosopher, une autre façon de faire vivre la philosophie que l’on peut appeler « l’humour philosophe ». Dans l’humour que je pratique, je suis toujours en train de philosopher. On pourrait dire que, grâce à mes spectacles, j’ai trouvé progressivement ma manière de philosopher. Cette façon de faire a existé dans le passé, où les philosophes occupaient l’espace public pour interpeller les personnes et pour les questionner directement. Dans tous mes spectacles en solo, il y a une place pour la réaction du public et j’aime beaucoup cela. Finalement je dis au public : « j’ai ce questionnement en moi et vous, est-ce que vous l’avez aussi ? Si non, pourquoi ne l’avez-vous pas ? ».

26 RUE DESCARTES : Je vous propose maintenant d’évoquer votre activité d’écriture. Vous avez beaucoup écrit, sous des formes différentes : des textes proches de la philosophie académique, des textes plus ouverts, très drôles et des essais plus récents autour de thématiques comme la fin de vie.

27 Y. CUSSET : Dans mon parcours, au départ, il y avait des écrits séparés : universitaires d’un côté, autour de la philosophie politique et, de l’autre côté, des essais ouverts à un public de non spécialistes. Puis j’ai trouvé progressivement une forme hybride qui me correspond mieux. Par exemple, cet ouvrage sur la fin de vie [7] qui est né d’une rencontre. À la fin du spectacle intitulé « Rien ne sert d’exister [8] », un médecin est venu me voir et m’a demandé si je pouvais faire une formation sur l’accompagnement de la fin de vie à destination de personnels soignants. J’ai accepté et j’ai fait ces formations en toute liberté, où j’entremêlais une réflexion philosophique classique sur la temporalité de la fin de vie et des extraits de certains de mes spectacles. Comme j’improvisais à partir d’un canevas, la demande des soignants a été de garder une trace de ce travail, raison pour laquelle j’ai écrit cet ouvrage. J’y parle du fait que le rire est un des moyens d’apprendre à mourir. Dans ce texte intitulé « Les mortels et les mourants », il y a paradoxalement une légèreté dans le ton et je ne me suis pas trop encombré de références philosophiques.

28 RUE DESCARTES : On peut aussi évoquer la question des migrants qui vous a occupé dans vos écrits comme dans vos spectacles.

29 Y. CUSSET : Au départ, je voulais creuser cette question de l’accueil, peu travaillée dans la philosophie politique de Habermas, à l’époque. Or, en allant à Kinshasa pour parler de cela, j’ai vécu dans l’avion cette expérience de m’opposer à une reconduite à la frontière et de subir l’arbitraire et la violence policière. J’ai eu affaire à la justice pendant deux ans avant que les poursuites ne soient abandonnées. J’en ai fait un objet philosophique sérieux et, parallèlement, un objet humoristique : j’ai publié deux essais sur la question de l’accueil et deux textes humoristiques, notamment celui qui est intitulé « Cent façons de ne pas accueillir un migrant [9] ».

30 RUE DESCARTES : Vous avez aussi écrit des textes de théâtre.

31 Y. CUSSET : Oui, par exemple « L’amour est un enfant de putain [10] ». C’est une forme théâtrale plus classique. Ce sont de petites allégories philosophiques sous forme de saynètes. Ou encore « Le tout petit prince minuscule [11] ». C’est l’un des rares textes que j’ai confié à quelqu’un d’autre pour l’interpréter. C’est parti d’un questionnement ancien : philosopher, qu’est-ce que cela veut dire pour quelqu’un qui est supposé ne pas en avoir les moyens, comme un déficient intellectuel ? Je me suis plongé de façon imaginaire dans son cerveau qui est resté enfantin parce qu’il a connu un problème de développement de l’intelligence. Ce personnage dit plein de choses philosophiquement fortes sur la volonté, sur l’amour ou sur l’âge, ce qui émeut le public. C’est un texte auquel je suis très attaché, c’est encore une autre manière de philosopher.

32 RUE DESCARTES : Dans ce que vous dites, on voit apparaître progressivement le fil rouge de l’enfance.

33 Y. CUSSET : Oui, c’est évident que cette question est centrale dans mon travail et que ça m’occupe en permanence : qu’est-ce qu’il reste en nous de l’enfant quand on devient adulte ?

34 RUE DESCARTES : Vous avez maintenant quitté le champ de l’enseignement et de la formation pour vous consacrer pleinement au théâtre et à l’écriture. Mais comptez-vous y revenir un jour ?

35 Y. CUSSET : Je préférerais répondre à la Bartleby : « Je préférerais ne pas ». Le temps est serré et j’ai choisi de me consacrer au théâtre. Dans la formation des enseignants, ces dernières années, il y a de moins en moins de dimension collective et d’espaces de liberté, cela rend la chose de plus en plus ingrate. Donc la philosophie existe pour moi maintenant sous l’angle du partage dans les spectacles. Je ne pourrais pas être seulement écrivain. Il y a dans les représentations une jouissance du partage et une intensité d’expérience dont je ne peux me passer. Parfois, j’aimerais bien revenir en terminale, mais sous une autre forme, celle de l’action culturelle notamment. Par exemple, je proposerais bien des ateliers d’écriture humoristique pour les élèves, sous la forme de dissertations parodiques, un peu comme ce que j’ai fait en « déformation professionnelle » avec les doctorants. Ce serait très libérateur pour eux, car la plupart des élèves sont disposés à philosopher, mais l’écriture fait souvent obstacle. Je l’ai expérimenté dans des ateliers d’écriture humoristique avec des adultes, où il ne suffit pas d’écrire puisqu’il faut jouer pour tester ce qu’on écrit. Encore une fois, ce qui est important à mes yeux, c’est ce va-et-vient entre le temps intellectuel de l’écriture et le temps charnel de l’exposition aux autres.