« … La plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier ». Stockhausen et le 11 septembre. Essai sur la musique et la violence. Lambert Dousson, (Éditions Musica Falsa, 2020)
« Si le cosmos tout entier n’a pas été fait pour moi, toute ma vie, mon existence, n’a aucun sens [1]. »
« Toute l’histoire de la musique (mythologique, philosophique, littéraire) est aussi une histoire de l’emprise de la musique sur les corps, qui sont aussi des corps politiques [2]. »
1 Stockhausen et le 11 septembre déploie une enquête linguistique, philosophique, esthétique, et politique sur des propos tenus par Stockhausen le 16 septembre 2001, soit 5 jours seulement après l’attaque terroriste du World Trade Center, lors d’une conférence de presse en marge du festival international organisé par la ville de Hambourg :
Ce qui est arrivé, c’est… c’est naturellement – et là il faut que vous tous, vous accomplissiez une révolution dans vos cerveaux – la plus grande œuvre d’art qui ait jamais été donnée. […] Et c’est la plus grande œuvre d’art possible pour le cosmos tout entier. Représentez-vous quand même ce qu’il s’est passé. Ainsi il y a des gens, qui sont tellement concentrés sur une représentation, et là, cinq mille personnes sont projetées vers la résurrection. En un instant. Ceci, je ne pourrais pas le faire. En comparaison, nous, en tant que compositeurs, ne sommes absolument rien [3].
3 Hélas, la révolution des cerveaux tant espérée par Stockhausen n’a pas eu lieu. Dès le 17 septembre, la décision est prise de supprimer ses concerts programmés dans l’édition 2001 du Festival international de musique de Hambourg. S’ensuit un mouvement de déprogrammations en cascade de ses concerts dans le monde entier, de parutions de grands titres dans les journaux sur le « dérapage » de Stockhausen. La condamnation éthique des propos du compositeur est unanime, et ce dernier ne parviendra que très difficilement à éteindre l’incendie, malgré sa tentative de justification dans un nouveau communiqué de presse quelques jours plus tard.
4 De cette déferlante médiatique condamnant les propos de Stockhausen, Lambert Dousson ne dit pas grand-chose, sans doute parce qu’il considère à raison qu’il n’est pas nécessaire de rajouter du bruit sur du bruit (ce que Schiller appelait de son temps la « kermesse du siècle [4] »). Sa perspective, annoncée dès l’introduction de l’ouvrage, est claire : sans remettre en cause la nécessité d’une condamnation morale des propos de Stockhausen, le livre entend parvenir à s’extraire du champ de l’éthique pour interroger la portée esthétique et politique de cette déclaration. Il s’agit, pour Lambert Dousson, de nous inviter à lire et à comprendre cette phrase de Stockhausen comme un « énoncé sur l’art », tenu par un musicien qui n’a jamais cessé de réfléchir au sens de sa pratique musicale. Se décentrer – et par la même occasion, nous décentrer – du choc moral pour faire dégorger le contenu de vérité de cette déclaration. Ce contenu de vérité est présenté en deux temps, qui composent les deux parties de l’ouvrage.
1 – La vérité esthétique (ou : « Le malentendu »)
5 Il ne s’agit pas de céder à la tentation d’une analyse esthétisante des attentats du 11 septembre : les tours qui s’effondrent dans les cendres ne sont pas l’expression du sublime kantien. D’emblée, l’auteur nous met en garde : parler de perfection technique ou de jouissance esthétique de cet acte terroriste relèverait d’un contresens total sur l’intention de Stockhausen, car sa déclaration ne relève pas d’un jugement esthétique. Par « vérité esthétique », Lambert Dousson cherche donc plutôt à déployer la position métaphysique – quasi-mystique – de la pensée de l’art de Stockhausen, cachée en creux de cette déclaration. Or, selon le compositeur, une œuvre musicale commence nécessairement par un anéantissement, par un « nettoyage par le vide », qui apparaît comme la condition de création d’un espace sonore :
Ce qui doit nécessairement être anéanti afin que « l’œuvre d’art » survienne et exerce sa force, c’est, précisément, l’ensemble des éléments qui composent ses « conditions » matérielles, c’est-à-dire artistiques, de production et d’action, ce que l’on pourrait désigner comme son matériau artistique [5].
7 Ainsi, ce que Stockhausen retient du 11 septembre – qu’il caractérise comme « crime », et non comme « terrorisme » – c’est sa force d’annihilation, sa capacité à tout détruire pour voir renaître un ordre nouveau, un monde nouveau (« et là, cinq mille personnes sont projetées vers la résurrection »). Le crash des deux Boeings, l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center ne constituent pas l’œuvre d’art en tant que telle, mais ils correspondent au moment qui précède l’œuvre – ce moment apocalyptique créateur d’informe, qui apparaît comme un préalable nécessaire pour la création d’une forme musicale totale. Précisons que si, selon Stockhausen, il n’existe pas à proprement parler de « musique apocalyptique », puisque la force d’annihilation de l’Apocalypse renvoie au moment de l’informe et non à celui de la forme, il y a bien, selon lui, une musique de l’après-Apocalypse, « celle du moment où il faudrait tout reconstituer, où les hommes devraient ramasser les morceaux [6] ». Et c’est cette expérience fragmentaire du cosmos qui suit l’anéantissement du monde que la musique peut reconstituer en l’informant, en lui donnant une forme communicable.
8 « Représentez-vous quand même ce qu’il s’est passé » : ce qu’il s’est passé le 11 septembre 2001 déborde de toutes parts le rêve de puissance démiurgique de Stockhausen, puisque son délire fantasmatique d’une « musique totale » capable de transformer l’Apocalypse (l’informe) en œuvre d’art (la forme) ne peut être réalisée que par le cosmos. « Ceci, je ne pourrais pas le faire. En comparaison, nous, en tant que compositeurs, ne sommes absolument rien. »
2 – La vérité politique (ou : « le sublime »)
9 Le second contenu de vérité de la déclaration de Stockhausen concerne l’« au-delà » de l’événement stupéfiant (inouï) du 11 septembre, l’« au-delà » des images diffusées en boucle de l’éventrement et de l’effondrement des tours jumelles – ce que Lambert Dousson résume en une phrase choc : l’au-delà de l’écran de télévision. Il nous faut alors imaginer les attentats du 11 septembre comme un « film en direct », un film « total », pour lequel les haut-parleurs et les postes de télévision ne seraient pas situés devant nos yeux et nos oreilles, mais bien à l’intérieur de notre tête.
Or, que « la plus grande œuvre d’art qui ait jamais été donnée » soit immédiatement et simultanément absorbée dans et par « la plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier » sans qu’on ait besoin de la composer, c’est ce que seul « un film » qui aurait « la dimension d’une vallée » pourrait réaliser, c’est-à-dire un film dont le matériau se confondrait avec la totalité de l’expérience, et engloberait ainsi la totalité de la nature. Un film total dans et par lequel la technologie audiovisuelle absorberait la totalité de la nature, se ferait nature, pure communication immédiate d’une expérience. Ars est celare artem [7].
11 Autrement dit, la « plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier » rêvée par Stockhausen ne pourra se réaliser qu’au prix d’un contrôle technologique absolu, lorsque la vie tout entière deviendra matériau sonore. Sa pièce, Helikopter-Streichquartett, nous en donne les prémisses : celle-ci met en évidence que l’essence de la musique ne repose pas sur la présence d’êtres humains, que le fait qu’elle soit interprétée par des musiciens incarnés relève de la contingence, de l’accident. Les musiciens sont eux-mêmes incorporés dans un dispositif de part en part technologique, car dans la perspective d’une œuvre d’art totale, absolument tout – y compris les êtres humains, musiciens comme auditeurs – peut être traité comme matériau musical :
Dans son principe même, la musique ne connaissait par conséquent en droit plus aucune limite, plus aucun début ni aucune fin, ni spatiale, ni temporelle, ni matérielle, jusqu’à ce qu’elle se confonde, au-delà du monde sensible, avec l’univers tout entier, cet Être total qu’il appelait « cosmos » et dont elle était l’expression [8].
13 Mais l’œuvre d’art totale de Stockhausen permet-elle véritablement de faire s’écrouler le monde de la marchandise ? Ou, pour le dire autrement, est-elle suffisamment totalisante pour venir transpercer l’écran de nos télévisions ?
14 Lambert Dousson oppose à la vision démiurgique de Stockhausen l’impossibilité de penser les attentats du 11 septembre en dehors du monde de la marchandise, celui-ci ayant intégralement façonné notre expérience traumatique de ce qu’il s’est passé ce jour-là. Alors que Stockhausen pense la politique comme si elle n’était pas elle-même configurée par l’esthétique de l’image cinématographique et télévisuelle, Lambert Dousson considère quant à lui que « la fascination, la sidération elle-même, ne va pas au-delà de ce que donne à voir la télévision, se heurte à l’écran cathodique [9]».
La musique de Stockhausen… et la politique
15 « …La plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier » / Stockhausen et le 11 septembre / Essai sur la musique et la violence : il semble pour le moins difficile de déterminer quel est le titre, quel est le sous-titre de cet ouvrage. Ainsi, avant même de commencer à lire, le lecteur se trouve emporté dans un effet de boucle, qui dépasse le pur effet de style (ainsi la référence à Apocalypse Now, que l’on retrouve à la fin de l’ouvrage, comme en écho au début). L’écriture philosophique de Lambert Dousson semble chercher à reproduire le mouvement de spirale démiurgique de la métaphysique de Stockhausen, que l’on retrouve aussi en jeu dans la musique du compositeur.
16 Le livre ne se répète pas, il ne bégaye pas comme le ferait un disque rayé. Disons plutôt qu’il est composé d’un jeu de répétitions et de compilations, qui, en mimant la forme musicale de l’œuvre de Stockhausen, produit également une lente et progressive compréhension de la proposition de départ : penser l’événement tragique du 11 septembre comme « la plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier ». Sa forme cyclique, à cet égard, semble avoir une vocation esthétique et didactique : il faut dire que le lecteur a besoin d’un peu de temps pour s’habituer non pas à la conclusion de l’ouvrage, mais à son point de départ. Car il nous faut d’emblée accepter que cette phrase prononcée par Stockhausen, quelques jours seulement après le 11 septembre 2001, ne soit pas qu’un dérapage, une « provocation bon marché » du compositeur (ainsi caractérisée par Derrida dans Le « Concept » du 11 septembre [10]). Lambert Dousson requiert de son lecteur qu’il fasse l’effort de la lire et de la comprendre au prisme d’une « métaphysique de la performance ». À titre personnel, c’est seulement au moment de l’analyse de Helikopter-Streichquartett (p. 145 sq.) que le sens de cette phrase de Stockhausen a fini par s’éclairer. Que j’ai fini par céder à cette écriture en forme spiralée.
17 Mais au terme d’une lecture qui nous conduit, pas à pas, dans la spirale du délire mystique de Stockhausen, le choc moral initial (initiatique ?) a cédé la place à une forme de malaise politique. Le double fantasme d’une destruction / résurrection du monde qui habite la pensée de Stockhausen semble venir conforter la critique qu’Adorno adressait aux compositeurs de l’École de Darmstadt, dont le radicalisme musical aurait délibérément rompu avec l’histoire musicale, et avec l’histoire tout court. Composer, selon Adorno, doit se faire à coup de marteau, et non en faisant usage de la bombe atomique :
Il faut composer « au marteau », comme Nietzsche voulait faire de la philosophie au marteau, c’est-à-dire marteler légèrement les formes pour que l’oreille critique en détecte les parties creuses, mais non pas les briser en confondant débris et avant-garde, sous prétexte que ces débris font songer à des villes bombardées [11].
19 Une musique totale de l’après-Apocalypse ne se contente pas de donner des coups de marteau, mais elle repose sur l’idée d’une annihilation du monde qui permettrait, soi-disant, de laisser place à la résurrection d’un ordre nouveau. Selon la perspective adornienne, une telle musique ne se tient hélas plus dans un rapport critique à l’histoire – elle lui tourne même radicalement le dos.
20 Bien que Stockhausen ait lui-même été profondément marqué par la guerre (Lambert Dousson nous rappelle que le compositeur a été amené à devoir ramasser les morceaux de cadavres dans les champs), bien que son œuvre musicale soit empreinte de sons d’avions et de bombardements, la manière dont il refuse de concevoir le 11 septembre comme un événement historique nous apparaît en réalité comme symptomatique d’un regard proprement anhistorique et apolitique sur la création musicale.
21 Le décentrement de la perspective promis par Stockhausen et le 11 septembre. Essai sur la musique et la violence a bien eu lieu : la question que nous avons envie de poser à Stockhausen n’est plus d’ordre moral, elle ne concerne plus le sens de sa déclaration, ni la justification de son « dérapage ». Si le contenu de vérité esthétique, technologique et métaphysique de l’œuvre musicale de Stockhausen est brillamment éclairé par l’ouvrage, sa vérité caractérisée comme « politique » semble paradoxalement résider dans l’absence totale de réflexion politique de la part du compositeur. Alors que la perspective du livre de Lambert Dousson s’annonçait d’emblée comme politique, on reste pourtant, une fois la lecture achevée, sur un certain désespoir concernant l’absence flagrante de pensée politique du compositeur sur sa musique – et sur la musique en général. La proposition de l’auteur, qui consiste à ressaisir sa portée politique par « l’esthétisation de la politique » benjaminienne, ne suffit pas à redonner une place aux corps de celles et ceux qui jouent et écoutent la musique, ces corps politiques qui semblent complètement oubliés (effacés) par la musique et par le mysticisme de Stockhausen.
Notes
-
[1]
Karlheinz Stockhausen, Entretiens avec Jonathan Cott (1974), traduit de l’anglais par Jacques Drillon, Paris, Lattès, 1988, p. 24. Cité par Lambert Dousson in « … La plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier ». Stockhausen et le 11 septembre. Essai sur la musique et la violence, Éditions Musica Falsa, 2020, p. 78.
-
[2]
Lambert Dousson, op. cit., p. 217 (« Post-scriptum : Sur la musique et la mort »).
-
[3]
Retranscription de l’enregistrement de la conférence réalisé par Norddeutscher Rundfunk, publiée in MusikTexte, n° 91, novembre 2001, p. 76-77. Citée par Lambert Dousson, op. cit., p. 16.
-
[4]
Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, 1992, 2nde Lettre, p. 89.
-
[5]
Lambert Dousson, op. cit., p. 65.
-
[6]
Ibid., p. 83.
-
[7]
Ibid., p. 174.
-
[8]
Ibid., p. 26.
-
[9]
Ibid., p. 184.
-
[10]
Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le « Concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, traduit de l’anglais par Sylvette Gleize, Paris, Galilée, 2004, p. 141. Cité par Lambert Dousson, op. cit., p. 80.
-
[11]
Theodor W. Adorno, « L’opéra bourgeois », in Figures sonores. Écrits musicaux I (1959), trad. fr. Marianne Rocher-Jacquin avec la collaboration de Claude Maillard, Genève, Contrechamps, 2006, p. 32.